QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE SLAVOV ET AUTRES c. BULGARIE
(Requête no 58500/10)
ARRÊT
STRASBOURG
10 novembre 2015
DÉFINITIF
10/02/2016
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Slavov et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Yonko Grozev, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58500/10) dirigée contre la République de Bulgarie et dont quatre ressortissants de cet État, M. Daniel Petkov Slavov, Mme Maria Plamenova Nenkova et MM. Daniel Danielov Slavov et Plamen Danielov Slavov (« les requérants »), ont saisi la Cour le 30 septembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes M. Ekimdzhiev et S. Stefanova, avocats à Plovdiv. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme A. Panova, du ministère de la Justice.
3. Dans leur requête devant la Cour, les requérants alléguaient en particulier que l’intervention des forces de l’ordre à leur domicile, le 31 mars 2010, leur avait causé un traumatisme psychologique s’analysant selon eux en un traitement dégradant. Ils estimaient en outre que la perquisition de leur logement et la saisie de divers objets personnels et moyens de communication constituaient une violation de leur droit au respect de leur domicile et de leur correspondance. M. Daniel Petkov Slavov (« le premier requérant ») se plaignait de multiples violations de son droit à la liberté et à la sûreté, d’une violation de son droit à la présomption d’innocence et d’une atteinte injustifiée à sa vie privée et à sa bonne réputation. Tous les requérants dénonçaient une violation de leur droit au respect de leurs biens en raison d’une confiscation prolongée des objets saisis lors de la perquisition de leur domicile. Ils se plaignaient enfin de l’absence de voies de recours internes susceptibles de remédier aux atteintes alléguées à leurs droits et libertés.
4. Le 26 mai 2014, les griefs tirés des articles 3, 5, 6 § 2, 8 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1968, en 1979, en 2003 et en 2006 et résident à Varna. Les deux premiers requérants sont époux. Les troisième et quatrième requérants sont les fils mineurs du couple.
A. Le contexte général de l’affaire
6. Le premier requérant est un homme d’affaires connu à Varna.
7. Entre décembre 2009 et avril 2010, le ministère bulgare de l’Intérieur effectua sur le territoire du pays plusieurs opérations policières qui visaient au démantèlement de différents groupes criminels. Au cours de ces opérations, la police procéda à l’arrestation de plusieurs individus, dont des hommes et des femmes politiques, ce qui fut largement relayé par les médias et suscita l’intérêt du grand public. Plusieurs hommes politiques, notamment le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur ainsi que différents procureurs et commissaires de police, furent régulièrement sollicités par les médias pour commenter ces arrestations et les poursuites pénales qui s’ensuivirent.
8. Les événements entourant l’une de ces opérations, baptisée « Méduses », se trouvent à l’origine de la présente requête et de la requête Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, 15 octobre 2013).
B. L’intervention de la police au domicile des requérants
9. Le 30 octobre 2009, le parquet de la ville de Sofia ouvrit des poursuites pénales contre X pour abus de pouvoir par un fonctionnaire et détournement de fonds publics ayant entraîné un préjudice important pour la société municipale des transports en commun de Varna. Les faits incriminés avaient eu lieu entre 2003 et 2007. Le 8 février 2010, le procureur général ordonna le transfert du dossier de l’enquête pénale en cause au parquet régional de Varna. L’instruction devait être menée par la police de Varna sous la direction et la surveillance du parquet régional de la même ville.
10. Dans le cadre de cette enquête pénale, le 31 mars 2010, vers 6 heures, une équipe d’agents de police pénétra dans la maison familiale des requérants.
11. Selon les quatre requérants, à cette heure-là M. Slavov dormait dans une chambre au deuxième étage de la maison familiale et Mme Nenkova et ses deux fils dormaient dans une chambre située à l’étage inférieur.
12. M. Slavov dit avoir été réveillé par une secousse et un bruit très fort venu du rez-de-chaussée de la maison. Il se serait précipité vers l’étage inférieur et, depuis l’escalier, il aurait aperçu derrière les fenêtres plusieurs hommes cagoulés et vêtus en noir.
13. Mme Nenkova et les enfants auraient également été réveillés par le bruit. Les deux garçons, pris de peur, auraient crié et pleuré. En sortant de la chambre à coucher de ses enfants, Mme Nenkova aurait vu la porte d’entrée de la maison être projetée à l’autre bout de la pièce au rez-de-chaussée.
14. M. Slavov et Mme Nenkova auraient ensuite vu plusieurs hommes cagoulés et lourdement armés pénétrer dans leur maison et braquer leurs armes sur eux en criant : « Ne bougez pas ! Halte ! À terre ! » M. Slavov aurait été plaqué face contre le sol et quelqu’un lui aurait menotté les mains derrière le dos. Plusieurs policiers auraient braqué leurs armes sur lui. Puis ils l’auraient emmené à l’extérieur de la maison et lui auraient fait prendre la même position sur le pavage devant la porte d’entrée.
15. Une demi-heure plus tard, les policiers auraient été rejoints par un caméraman. Celui-ci aurait allumé sa caméra, aurait placé les policiers et le requérant et leur aurait fait simuler l’arrestation. Les agents auraient ordonné : « Par terre ! Ne bouge pas ! Police ! » Le caméraman aurait filmé la séquence à deux reprises consécutives. Pendant ce temps, M. Slavov aurait entendu les pleurs de ses enfants et de son épouse. Il aurait prié les policiers de mettre fin à la mise en scène, mais ceux-ci se seraient emportés contre lui.
16. Plus tard, un autre groupe de policiers en tenue civile et en uniforme serait arrivé ; M. Slavov aurait alors été autorisé à s’habiller dans le salon puis il aurait été emmené par les policiers vers 12 h 30. L’autre groupe d’agents serait resté dans la maison jusqu’à 14 heures.
C. L’état psychologique des requérants après l’intervention de la police à leur domicile
17. Après le départ de la police, Mme Nenkova emmena ses deux fils chez leur grand-père. D’après elle, les enfants auraient été très stressés et auraient continué à pleurer. Durant les deux mois qui suivirent l’opération policière, ils auraient eu du mal à dormir et auraient eu peur de retourner chez eux par crainte du retour des policiers cagoulés.
18. Le 31 mars 2010, le médecin de famille se rendit auprès des deux enfants à la demande de leur mère. Il observa que les garçons étaient émotionnellement très affectés par ce qui s’était passé le matin même et que le fils aîné, Daniel, présentait un tic des yeux.
19. Le 8 avril 2010, Mme Nenkova fit examiner ses deux fils par un pédopsychiatre. Le certificat délivré à la suite de l’examen de Daniel, l’aîné, fait état d’une anxiété accrue et de la persistance d’un tic nerveux des yeux. Le médecin ne décela pas de complications particulières d’ordre psychologique chez le cadet, Plamen.
20. Mme Nenkova indique que, durant toute la journée du 31 mars 2010, elle avait été extrêmement stressée, qu’elle tremblait de peur et qu’elle avait des nausées. Elle ajoute qu’elle a pris des tranquillisants et qu’elle a passé les jours suivants chez son père à essayer de réconforter ses enfants.
D. Les perquisitions et les saisies effectuées le 31 mars 2010
21. Selon les informations figurant au dossier de l’affaire, le 31 mars 2010, entre 6 h 30 et 10 h 10, les policiers ont procédé à la perquisition de la maison des requérants et du véhicule de M. Slavov, en présence de ce dernier, de deux témoins et d’un expert. Les deux procès-verbaux dressés par les policiers mentionnaient que les perquisitions avaient été effectuées en vertu de l’article 161, alinéa 2, du code de procédure pénale bulgare (CPP), c’est-à-dire sans l’autorisation préalable d’un juge, au motif que c’était le seul moyen de préserver et de recueillir des preuves en lien avec la procédure pénale en cause. Les formulaires de procès-verbaux comportaient une phrase standard invitant le propriétaire des lieux et du véhicule, soit le premier requérant, à présenter aux policiers tous les objets, documents ou données informatiques contenant des informations relatives à l’enquête pénale no 128/10 menée par la direction de la police de Varna.
22. Dans différentes pièces de la maison, les policiers retrouvèrent et saisirent plusieurs billets de banque de différentes devises, trois téléphones portables, un pistolet de marque Beretta et des munitions pour celui-ci. Dans la voiture de M. Slavov, ils découvrirent et saisirent un autre pistolet de marque Beretta et des munitions pour celui-ci, quatre téléphones portables, deux permis de port d’arme au nom de M. Slavov et une carte SIM.
23. La première page de chacun des deux procès-verbaux porte le cachet du tribunal régional de Varna, le nom, le prénom et la signature de l’une des juges de ce tribunal et la mention « J’approuve ». Lesdites approbations sont datées du 31 mars 2010, à 17 heures pour l’une et à 17 h 10 pour l’autre.
24. Le 9 juin 2010, l’avocat de M. Slavov demanda au parquet régional de Varna de lui restituer six des sept téléphones portables qui auraient été saisis au domicile et dans la voiture de son client. Par une ordonnance du 22 juin 2010, le parquet régional rejeta la demande au motif que les téléphones portables en question faisaient l’objet d’expertises judiciaires. L’ordonnance mentionnait que le requérant pouvait faire appel devant le tribunal régional en vertu de l’article 111 du code de procédure pénale. Il ressort des éléments figurant au dossier que l’intéressé n’a pas intenté un tel recours.
25. Le 7 septembre 2010, l’avocat du requérant demanda la restitution de tous les objets saisis lors des perquisitions du 31 mars 2010. Cette demande n’a pas reçu de réponse des autorités.
26. Il ressort des informations fournies par les parties que, à la date du 28 novembre 2014, les objets en cause n’avaient pas été restitués au requérant.
E. La détention de M. Slavov et les poursuites pénales dirigées contre lui
27. Le 31 mars 2010, après la fin de la perquisition à son domicile, M. Slavov fut placé en détention pour vingt-quatre heures sur le fondement des articles 63 et 64 de la loi sur le ministère de l’Intérieur, au motif qu’il était soupçonné d’avoir commis une infraction pénale.
28. Le même jour, à 22 h 45, en présence de son avocat, le requérant fut formellement inculpé par un enquêteur des infractions pénales suivantes : a) participation, entre 2003 et 2007, à un groupe criminel, composé de fonctionnaires municipaux et de particuliers, dont l’activité aurait impliqué la passation de contrats préjudiciables pour la municipalité et l’abus d’autorité par un fonctionnaire, infraction réprimée par l’article 321, alinéa 3, point 2, du code pénal ; b) passation, en 2003, d’un contrat de livraison de vingt autobus pour la société des transports en commun de Varna, sous des conditions défavorables qui auraient considérablement porté préjudice à cette société, infraction pénale punie par les articles 220, alinéa 2, et 20, alinéa 4, du code pénal ; c) facilitation d’actes d’abus d’autorité par un fonctionnaire, commis entre 2005 et 2007 par le directeur de la société municipale des transports de Varna et par la chef comptable de cette entreprise, notamment la passation d’une commande en vue de la livraison de trente et un autobus à des conditions préjudiciables pour la société, infraction pénale relevant des articles 282, alinéa 2, et 20, alinéa 4, du code pénal ; d) incitation d’un de ses complices présumés à livrer de faux témoignages, infraction pénale punie par l’article 293, alinéa 1, du code pénal. Le même jour, l’ordonnance d’inculpation fut contresignée par un procureur du parquet régional de Varna.
29. Par une ordonnance du même jour, un procureur ordonna la détention du requérant pour soixante‑douze heures, à compter de 22 h 45, en vertu de l’article 64, alinéa 2, du CPP, afin d’assurer sa comparution devant le tribunal régional de Varna.
30. Le 3 avril 2010, au matin, le parquet régional de Varna demanda au tribunal régional de la même ville d’ordonner la détention provisoire de M. Slavov.
31. Le requérant comparut devant le tribunal régional de Varna le 3 avril 2010, à 12 heures. Il était assisté d’un avocat. À la fin de l’audience, le tribunal décida de placer le requérant en détention provisoire pour les motifs suivants :
« (...) Dans le cadre de la présente procédure, il faut répondre à la question de savoir s’il existe un soupçon raisonnable selon lequel le requérant a commis les crimes en question. Le tribunal estime qu’un tel soupçon existe, autrement dit, il ressort des preuves rassemblées à ce stade de l’enquête que M. Slavov est impliqué dans les crimes dont il est inculpé. Il s’agit notamment des dépositions des témoins, des dépositions de l’inculpé P., des procès-verbaux de perquisition et de saisie et plus particulièrement des documents saisis dans les bureaux de la société de M. Slavov qui concernaient le marché public de livraison d’autobus pour la société des transports en commun de Varna. Le tribunal estime également qu’il existe un risque que l’inculpé s’enfuie ou commette une infraction (...). L’inculpé pourrait vouloir se soustraire à la justice en raison de la gravité de la sanction prévue pour les crimes qu’on lui reproche (вменените му във вина престъпления). Le risque de commission d’une infraction pénale est également réel, compte tenu notamment des tentatives d’une partie de ses complices d’inciter des témoins à déposer de faux témoignages et à produire de faux documents. »
32. L’intéressé contesta la décision du tribunal régional devant la cour d’appel de Varna, qui, par une décision du 13 avril 2010, rejeta son recours. La juridiction d’appel constatait qu’il y avait suffisamment d’éléments pour soupçonner le requérant de la commission des actes qu’on lui reprochait. Elle estimait qu’il n’y avait pas de risque de fuite, mais souscrivait à la conclusion du tribunal régional selon laquelle il existait un risque de commission de nouvelles infractions, notamment d’infractions susceptibles de nuire au déroulement de l’instruction pénale.
33. Le 18 mai 2010, le tribunal régional de Varna rejeta, pour les motifs suivants, une demande de remise en liberté formée par le requérant :
« (...) En ce qui concerne les allégations selon lesquelles aucun crime n’a été commis dans cette affaire, le tribunal ne partage pas cette thèse de la défense. Il estime qu’une infraction pénale a été commise et il est toujours d’avis que l’inculpé est impliqué (има касателство) dans celle-ci, ce qui ressort des preuves contenues dans le dossier (...) Pour cette raison et étant donné qu’il existe toujours un risque de commission de nouvelles infractions, le tribunal décide, en vertu de l’article 65, alinéa 4, du CPP :
De rejeter la demande (...) »
34. Le 28 mai 2010, le tribunal régional de Varna répondit positivement à la demande du requérant et le remit en liberté sous caution. Le montant de celle-ci fut initialement fixé à 200 000 levs bulgares (BGN) (environ 102 258 euros (EUR)). Le 1er juin 2010, statuant sur l’appel du requérant, la cour d’appel de Varna réduisit le montant de la caution et le fixa à 100 000 BGN (environ 51 129 EUR). Le requérant paya la somme et fut libéré le même jour.
35. Le 14 juin 2013, un procureur du parquet régional de Varna décida d’abandonner une partie des charges initiales dirigées contre le requérant pour absence de preuves suffisantes. Cette ordonnance fut confirmée par le tribunal régional de Varna.
36. Le 13 novembre 2013, le dossier de l’affaire fut envoyé au parquet de district de Varna. À la date du 28 novembre 2014, la procédure pénale contre le requérant pour des infractions commises sous l’angle des articles 220, alinéa 2, et 20, alinéa 4, du code pénal était toujours pendante au stade de l’instruction préliminaire.
F. La couverture médiatique de la procédure pénale ouverte contre M. Slavov
37. L’opération policière « Méduses » reçut une large couverture médiatique. L’enregistrement vidéo de l’intervention policière au domicile des requérants, y compris l’arrestation de M. Slavov, fut livré aux médias, qui l’utilisèrent, en partie ou dans sa totalité, à plusieurs reprises dans leurs publications et reportages sur l’opération « Méduses ».
38. Le 1er avril 2010, le quotidien régional Cherno more publia des extraits d’une interview du ministre de l’Intérieur, Ts.Ts. Dans l’interview, celui-ci expliquait que les mesures d’instruction prises dans le cadre de l’opération « Méduses » se poursuivaient et qu’elles concernaient des marchés publics relatifs à l’importation d’autobus pour la compagnie municipale des transports de Varna. Il ajoutait que, selon les informations recueillies au cours de l’enquête, le montant réellement perçu par l’un des vendeurs à l’étranger était nettement inférieur à celui approuvé par le conseil municipal de Varna et que la différence avait été versée sur les comptes bancaires des suspects dans l’affaire en cause. Les propos du ministre de l’Intérieur concernant les relations existant entre le requérant – désigné sous son sobriquet, « Dankata », et l’un des autres suspects dans la même affaire, M. Gutsanov, furent cités mot pour mot dans l’article en cause :
« Le président du conseil municipal est lié à Dankata, ce qui est chose notoire à Varna. Ce lien n’a jamais été caché et ce qu’ils ont fait est une machination (схема) élaborée pendant plusieurs années, étant donné qu’il y a trois contrats pour environ deux millions d’euros et pour des autobus de seconde main. »
39. Le 1er avril 2010, le quotidien national Dnevnik publia un article intitulé « L’opération Méduses a secoué Varna », dont la partie pertinente en l’espèce se lit comme suit :
« Le procureur régional de Varna, Vl.Ch., a indiqué qu’il ne pouvait pas dire encore qui était à la tête du groupe criminel. « L’opération « Méduses » en est à son stade initial », a dit le procureur. « Le gros du travail reste à faire, il est donc trop tôt pour tirer des conclusions. Quand on aura des preuves, on fera savoir au public qui était à la tête du groupe. » Selon Ch., trois des contrats (...) qui concernaient la livraison d’autobus recyclés [remis en circulation après avoir été mis au rebut] en provenance d’Allemagne et de France avaient été conclus en 2003, 2005 et 2007. « Au moment des arrestations, les préparatifs pour la livraison suivante étaient en cours », a dit Ch. D’après lui, le schéma était simple : « La municipalité débloque 20 000 euros pour l’achat d’un autobus et délivre les documents nécessaires. Or le prix réellement payé n’a jamais dépassé 10 000 euros. » Selon Ch., pour chaque autobus acheté, il restait 10 000 euros pour les intermédiaires. « Je donne ces chiffres juste à titre d’exemple. Les éléments réels des transactions sont différents dans les trois cas de figure. » D’après le procureur Ch., les agissements de Gutsanov et des trois autres détenus ont causé un préjudice de plus de deux millions d’euros à la municipalité de Varna. »
40. Le 2 avril 2010, le quotidien national Standart publia un article consacré à l’opération « Méduses », dont la partie pertinente en l’espèce se lit comme suit :
« En réalité, les cinquante et un autobus achetés entre 2003 et 2007 avaient été mis hors circulation, mais on les faisait passer pour des autobus recyclés », a dit hier à Standart le procureur régional de Varna. [Le procureur] a expliqué que Daniel Slavov, l’homme d’affaires arrêté, a joué le rôle d’intermédiaire et qu’il contrôlait, par le biais de ses sociétés, les trois transactions en cause. Selon les enquêteurs, le montant de celles-ci s’élevait à deux millions d’euros et autant d’argent a été subtilisé. »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
41. Le droit et la jurisprudence internes pertinents en matière de protection de l’intégrité physique des individus au cours d’opérations policières, de perquisitions et de saisies, de préservation des preuves matérielles pendant les poursuites pénales, de placement en détention et de protection de la bonne réputation de l’individu se trouvent résumés dans l’arrêt Gutsanovi c. Bulgarie (no 34529/10, §§ 59-64 et 67-75, CEDH 2013).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
42. Les requérants soutiennent que l’intervention de la police à leur domicile les a soumis à des traitements incompatibles avec l’article 3 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
43. Les requérants se plaignent notamment que les modalités d’exécution de l’intervention policière en question les a soumis à une rude épreuve psychologique qui s’analyserait en un traitement dégradant. Ils précisent à cet égard que les policiers, qui auraient été cagoulés et lourdement armés, sont entrés par effraction très tôt le matin, et qu’ils ont braqué leurs armes sur eux et menotté M. Slavov.
A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
44. Le Gouvernement considère que ce grief doit être rejeté pour non‑épuisement des voies de recours internes, pour introduction prématurée et pour absence de qualité de victime des requérants.
45. Il indique, en premier lieu, que les requérants n’ont pas introduit une action en dommages et intérêts sur le fondement de l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État pour se plaindre des agissements des agents au cours de l’opération policière menée à leur domicile. Il soutient que la jurisprudence des juridictions internes en application de cette disposition a évolué d’une manière favorable aux requérants. À cet égard, il renvoie à quatre arrêts et décisions récents de la Cour administrative suprême (Решение № 1841/10.02.2014г. на ВАС по адм. дело № 13445/2012г.; Решение № 378/13.01.2014г. на ВАС по адм. дело № 2876/2013г.; Определение № 5907/25.04.2012г. на ВАС по адм. дело № 5506/2012г.; Решение № 2363/19.02.2013г. на ВАС по адм. дело № 4187/2012г.). Dans ces affaires, la Cour administrative suprême aurait estimé que les agissements des agents de police au cours d’arrestation, perquisitions domiciliaires et saisies relevaient du domaine de la fonction administrative et qu’ils étaient dès lors susceptibles d’engager la responsabilité de l’État en vertu de l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État. Or, en l’espèce, les requérants ne se seraient pas prévalus de la possibilité d’intenter une telle action.
46. Le Gouvernement observe ensuite que la procédure pénale menée contre M. Slavov est encore pendante devant les juridictions internes et en déduit que le grief tiré de l’article 3 de la Convention est prématurément introduit.
47. Il soutient enfin que l’opération policière mise en cause par les requérants ne visait en aucun cas à atteindre ceux-ci dans leur dignité ni à leur causer un quelconque préjudice moral et que, dès lors, elle ne peut s’analyser en un traitement incompatible avec l’article 3. Selon lui, les requérants ne peuvent donc se prétendre victimes d’une violation de leur droit garanti par cet article.
b) Les requérants
48. Les requérants contestent l’allégation du Gouvernement selon laquelle ils auraient omis d’épuiser les voies de recours internes. Ils soutiennent notamment qu’une action en dommages et intérêts engagée sur le fondement de l’article 1, alinéa 1, de la loi sur la responsabilité de l’État n’aurait eu aucune chance raisonnable de succès.
49. Les requérants contestent, en particulier, la thèse du Gouvernement selon laquelle les tribunaux internes auraient opéré un revirement de leur jurisprudence constante et auraient commencé à assimiler les agissements des agents de police lors des arrestations et perquisitions domiciliaires à des actes tombant dans le domaine de la fonction administrative. Ils indiquent que les arrêts et décisions cités par le Gouvernement à l’appui de sa thèse ne sont pas des actes juridictionnels sur le fond des affaires, mais des actes de renvoi à l’instance inférieure pour réexamen, et qu’ils ne témoignent pas de l’émergence d’une nouvelle jurisprudence constante de la Cour administrative suprême. Ils ajoutent que, dans un arrêt du 20 mai 2014 (Решение № 6728/20.05.2014г. на ВАС по адм. дело № 15766/2013г), la même juridiction a réitéré que les agissements des agents de police dans le cadre d’une procédure pénale ne relevaient pas de la fonction administrative et n’étaient pas susceptibles d’engager la responsabilité de l’État pour dommages en vertu de l’article 1, alinéa 1, de la loi sur la responsabilité de l’État. De plus, selon les requérants, les arrêts et décisions cités par le Gouvernement contredisent la jurisprudence bien établie et obligatoire de la Cour suprême de cassation en la matière, notamment avec un arrêt interprétatif de celle-ci (Тълкувателно решение № 3 от 22 април 2004 г. на ВКС по тълк. д. № 3/2004 г., ОСГК).
50. Concernant l’exception du Gouvernement tirée du caractère prématuré du grief, les requérants sont d’avis que l’issue des poursuites pénales pendantes à l’encontre de M. Slavov ne peut avoir aucune incidence sur le bien-fondé de leurs allégations de mauvais traitements de la part des policiers.
51. Les requérants allèguent enfin que leur grief n’est pas manifestement mal fondé et qu’ils peuvent valablement se dire victimes d’un traitement incompatible avec l’article 3 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
52. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il affirme que les requérants ont omis d’introduire une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 1, alinéa 1, de la loi sur la responsabilité de l’État. Il se réfère notamment à un revirement récent de la jurisprudence des tribunaux internes, et il indique que les agissements des agents de police aux cours des arrestations, perquisitions et saisies tombent désormais dans le domaine de la fonction administrative et qu’ils peuvent engager la responsabilité de l’État si le demandeur arrive à prouver leur irrégularité au regard du droit interne.
53. La Cour rappelle d’abord que la règle énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention impose aux requérants l’obligation d’utiliser en premier lieu les recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique de leur pays pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils dénoncent. Lesdits recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir parmi beaucoup d’autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 81, CEDH 2000‑VII, et İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 58, CEDH 2000‑VII).
54. La Cour rappelle ensuite qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de la convaincre que le recours suggéré par lui était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a bien été exercé ou que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de l’obligation de l’exercer (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).
55. La Cour rappelle également que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie, en règle générale, à la date d’introduction de la requête devant la Cour (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V). Elle observe à cet égard que, dans la présente affaire, les arrêts et décisions présentés par le Gouvernement font apparaître que le revirement de la jurisprudence interne en question s’est opéré progressivement entre 2012 et 2014 (paragraphe 45 ci-dessus), alors que l’opération policière au domicile des requérants s’est déroulée le 31 mars 2010 (paragraphes 11-16 ci-dessus) et que les intéressés ont introduit la présente requête le 30 septembre 2010 (paragraphe 1 ci-dessus). La Cour ne saurait dès lors reprocher aux requérants de ne pas avoir emprunté cette voie de recours. Par ailleurs, elle note que le Gouvernement n’a soumis aucun argument susceptible de justifier en l’espèce une exception à la règle selon laquelle l’effectivité des voies de recours interne s’apprécie au moment de l’introduction de la requête et qu’il n’a évoqué aucune autre voie de recours susceptible de remédier à la violation alléguée par les requérants.
56. Dès lors, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
57. Le Gouvernement soutient également que le grief tiré de l’article 3 de la Convention a été introduit prématurément au motif que la procédure pénale engagée contre M. Slavov serait toujours pendante devant les juridictions internes. La Cour n’aperçoit aucun lien direct entre la procédure pénale à laquelle le Gouvernement fait référence et le grief soulevé par les requérants : la procédure en question a pour finalité non pas d’établir si les agents de l’État ont respecté l’intégrité physique ou la dignité des requérants, mais de rechercher si M. Slavov est coupable des infractions pénales qu’on lui reproche (paragraphes 28 et 36 ci-dessus).
58. À supposer même que les autorités envisagent l’abandon ultérieur des poursuites pénales, ce qui donnerait à M. Slavov la possibilité d’introduire une action en dommages et intérêts en vertu de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, la Cour rappelle qu’une telle action ne permettrait pas de faire constater une violation du droit de ce requérant de ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants lors d’une opération policière conduite à son domicile (Gutsanovi, précité, § 96). Au vu de ces arguments, la Cour ne saurait reprocher aux requérants de l’avoir saisie avant la fin de la procédure pénale menée contre M. Slavov. Partant, le présent grief n’est pas prématuré et il convient de rejeter l’exception du Gouvernement formulée à cet égard.
59. Le Gouvernement conteste enfin la qualité de victime des requérants, soutenant qu’ils n’ont pas été soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. La Cour estime qu’il s’agit d’une exception qu’il convient de joindre à l’examen du fond du grief tiré de l’article 3.
Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
60. Les requérants soutiennent que la façon dont l’opération policière s’est déroulée à leur domicile est incompatible avec l’article 3 de la Convention. D’après les requérants, le 31 mars 2010, avant l’aube, un groupe de policiers cagoulés et lourdement armés a pénétré par effraction dans leur maison, et ce, d’après eux, sans autorisation préalable. Les agents spéciaux auraient braqué leurs armes sur M. Slavov, l’auraient immobilisé sur le sol et menotté puis l’auraient emmené à l’extérieur de la maison où il aurait été filmé à deux reprises. Mme Nenkova et ses deux fils auraient été présents dans la maison familiale lors de l’opération policière, et ils auraient été fortement marqués par les événements et par le traitement réservé à leur époux et père.
61. Les requérants estiment en outre qu’ils sont des gens respectables et bien connus dans leur ville, et que rien ne justifiait de planifier et d’exécuter l’opération policière de cette façon. Ils n’auraient pas d’antécédents judiciaires et il n’y aurait eu aucune raison de s’attendre de leur part à une résistance aux forces de l’ordre. La perquisition de leur domicile n’aurait pas pu relever d’une mesure d’instruction urgente fondée sur l’article 161, alinéa 2, du CPP. D’après les requérants, tous ces éléments dénotent une véritable intention de les intimider, de porter atteinte à leur dignité et de susciter chez eux un sentiment d’impuissance face aux agissements des forces de l’ordre.
62. L’action des policiers aurait ainsi eu un impact psychologique néfaste sur les requérants. En particulier, Mme Nenkova et ses deux fils mineurs auraient été soumis à une pression psychologique considérable, dont les effets auraient été attestés par leur médecin de famille et par un pédopsychiatre. M. Slavov, qui serait un homme d’affaires respecté, aurait été victime d’une arrestation brutale et médiatisée, qui se serait inscrite, avec d’autres arrestations médiatisées, dans une campagne de propagande menée par le gouvernement en exercice à l’époque des faits. Les effets psychologiques des traitements dénoncés auraient été suffisamment sévères pour dépasser le seuil requis par l’article 3 et relever de traitements dégradants.
b) Le Gouvernement
63. Le Gouvernement combat la thèse des requérants. En premier lieu, il conteste l’allégation de Mme Nenkova selon laquelle elle-même et ses deux fils étaient présents dans la maison familiale au cours de l’opération litigieuse. Il affirme qu’à cette époque, ils se trouvaient tous les trois à l’étranger. Il présente à l’appui de sa thèse une lettre de la direction régionale du ministère de l’Intérieur contenant un relevé des passages enregistrés de Mme Nenkova et de ses deux fils mineurs par les points d’entrée et de sortie du territoire national entre le 1er janvier 2010 et le 31 décembre 2010. La vérification dans le système automatisé du ministère aurait révélé que Daniel et Plamen avaient quitté le pays à trois reprises en 2010 : le 10 janvier, le 31 octobre et le 21 décembre. Concernant Mme Nenkova, le système aurait enregistré une entrée en Bulgarie le 10 janvier 2010, et deux sorties du territoire, le 14 janvier et le 21 décembre 2010. La lettre en question mentionnait que, depuis la date d’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne, à savoir le 1er janvier 2007, le contrôle des sorties du territoire national et des entrées dans celui-ci des citoyens bulgares était effectué selon le principe « appréciation du risque ». Par conséquent, les données contenues dans le système informatique automatisé du ministère relativement aux voyages des citoyens bulgares à l’étranger depuis cette même date auraient été incomplètes.
64. Le Gouvernement indique ensuite que l’opération policière dénoncée par les requérants avait fait l’objet d’un plan d’intervention préalablement élaboré par la direction régionale du ministère de l’Intérieur et approuvé par le parquet régional. Ce serait en vertu de ce plan que les agents du service de lutte contre le crime organisé du ministère de l’Intérieur étaient entrés dans le logement des requérants le matin du 31 mars 2010. Les enquêteurs et les agents du ministère de l’Intérieur auraient procédé à l’arrestation de M. Daniel Slavov et à la perquisition de la maison familiale des requérants. Le plan en cause, dont le Gouvernement présente une copie, mentionnait que M. Slavov possédait une arme à feu et il enjoignait aux agents impliqués dans l’opération de respecter les règles de la législation interne durant l’intervention.
65. Le Gouvernement admet ensuite que ces mesures ont inévitablement eu un impact sur la sphère privée de M. Slavov. Cependant, à ses yeux, les effets psychologiques de l’opération policière ne sont pas allés au-delà du seuil minimum de gravité requis pour que les agissements des policiers puissent être considérés comme des traitements incompatibles avec l’article 3 de la Convention.
66. À cet égard, le Gouvernement est convaincu que l’intervention policière a été effectuée de manière précise et avec toute l’attention requise pour préserver la dignité des personnes concernées. La contrainte employée par les agents du ministère aurait été strictement proportionnée et n’aurait pas dépassé ce qui était nécessaire pour atteindre l’objectif de l’opération, à savoir l’arrestation d’une personne soupçonnée d’avoir commis des infractions pénales. Par ailleurs, les requérants n’auraient pas démontré, à l’aide de preuves convaincantes et suffisantes, avoir été blessés au cours de l’intervention policière à leur domicile ou avoir été psychologiquement affectés par les agissements des agents du ministère de l’Intérieur.
2. Appréciation de la Cour
67. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence : elle dépend de l’ensemble des données de la cause et, notamment, de la durée du traitement, de ses effets physiques ou psychologiques ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. La Cour a jugé un traitement « inhumain » notamment parce qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu’il avait causé des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques et morales. Elle a par ailleurs considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000‑IV). Elle rappelle en outre que la souffrance psychologique peut résulter d’une situation où des agents de l’État créent délibérément chez les victimes un sentiment de peur en les menaçant de mort ou de maltraitances (Hristovi c. Bulgarie, no 42697/05, § 80, 11 octobre 2011).
68. L’article 3 ne prohibe pas le recours à la force par les agents de police lors d’une interpellation. Néanmoins, le recours à la force doit être proportionné et absolument nécessaire au vu des circonstances de l’espèce (voir, parmi beaucoup d’autres, Rehbock c. Slovénie, no 29462/95, § 76, CEDH 2000‑XII, Altay c. Turquie, no 22279/93, § 54, 22 mai 2001). À cet égard, il importe par exemple de savoir s’il y a lieu de penser que l’intéressé opposera une résistance à l’arrestation, ou tentera de fuir, de provoquer blessure ou dommage, ou de supprimer des preuves (Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 56, Recueil 1997‑VIII). La Cour tient à rappeler en particulier que tout recours à la force physique par les agents de l’État à l’encontre d’une personne qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le comportement de celle-ci rabaisse sa dignité humaine et, de ce fait, constitue une violation des droits garantis par l’article 3 (Rachwalski et Ferenc c. Pologne, no 47709/99, § 59, 28 juillet 2009). Ce critère de stricte proportionnalité a également été appliqué par la Cour dans des situations où les personnes concernées se trouvaient déjà sous le contrôle des forces de l’ordre (voir, entre autres Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 30, série A no 269, Rehbock, précité, §§ 68-78, et Milan c. France, no 7549/03, §§ 52‑65, 24 janvier 2008).
69. La Cour rappelle enfin que les allégations de mauvais traitements, contraires à l’article 3 de la Convention, doivent être étayées devant elle par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25). Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII).
70. La Cour constate que, dans la présente affaire, les faits relatifs à l’opération policière conduite au domicile des requérants n’ont fait l’objet d’aucun examen de la part des juridictions internes. Elle rappelle que, lorsqu’elle a été confrontée à des situations similaires, elle a procédé à sa propre appréciation des faits tout en respectant les règles fixées par sa jurisprudence à cet effet (voir, à titre d’exemple, Sashov et autres c. Bulgarie, no 14383/03, § 48, 7 janvier 2010).
71. En l’espèce, la Cour constate qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que l’intervention policière au domicile des requérants a été effectuée très tôt le matin, le 31 mars 2010, par des agents spéciaux du ministère de l’Intérieur qui étaient masqués et armés. Ceux-ci ont immobilisé de force et menotté M. Daniel Slavov. Peu après, ce requérant a été emmené à l’extérieur de la maison, allongé face contre le sol et filmé par un caméraman. L’enregistrement a été transmis aux médias, qui l’ont utilisé à plusieurs reprises, en partie ou dans sa totalité, dans leurs publications et reportages sur l’opération « Méduses » (paragraphes 12, 14, 15 et 37 ci‑dessus).
72. En revanche, les parties sont en désaccord en ce qui concerne la présence des trois autres requérants au domicile familial lors de l’opération policière du 31 mars 2010. Le Gouvernement allègue que Mme Nenkova et ses deux fils mineurs étaient à l’étranger, tandis que la partie requérante soutient que l’épouse de M. Slavov et leurs deux enfants mineurs se trouvaient dans la maison ce jour-là (paragraphes 60 in fine et 63 ci-dessus).
73. La Cour observe que le Gouvernement a présenté une lettre émanant du ministère de l’Intérieur et attestant, entre autres, que les enfants Daniel et Plamen étaient sortis du pays les 10 janvier, 31 octobre et 21 décembre 2010, et que leur mère, Mme Nenkova, était entrée en Bulgarie le 10 janvier 2010 et en était sortie les 14 janvier et 21 décembre 2010. Le Gouvernement en déduit que les enfants et l’épouse de M. Slavov ne se trouvaient pas dans la maison familiale à Varna le matin du 31 mars 2010, lorsque les policiers ont arrêté leur époux et père. La Cour ne partage pas cette position du Gouvernement.
74. En effet, force est de constater que ladite lettre ne contient aucune information sur les dates auxquelles Mme Nenkova et ses enfants sont rentrés en Bulgarie après leurs premières sorties du pays, respectivement le 10 janvier et le 14 janvier 2010. De surcroît, la lettre fait apparaître que l’information contenue dans la base de données du ministère de l’Intérieur sur les déplacements des citoyens bulgares en dehors du territoire national est incomplète en raison notamment de la méthode sélective de contrôle utilisée par les agents de la police bulgare des frontières depuis l’adhésion du pays à l’Union européenne (paragraphe 63 in fine ci-dessus). À la lumière de ces circonstances, la Cour estime que la lettre en question ne démontre pas que ces trois requérants étaient absents de leur domicile à Varna le 31 mars 2010.
75. En revanche, la version des faits des requérants est corroborée par les autres pièces du dossier, notamment les documents délivrés par le médecin de famille et par le pédopsychiatre ayant examiné les enfants peu de jours après l’opération policière (paragraphes 18 et 19 ci-dessus). La Cour estime donc suffisamment établie l’allégation de la partie requérante selon laquelle Mme Nenkova et ses deux fils étaient présents à leur domicile lors de l’opération policière du 31 mars 2010.
76. La Cour observe que l’opération litigieuse poursuivait le but légitime d’effectuer une arrestation, une perquisition et une saisie et qu’elle avait pour objectif d’intérêt général la répression d’infractions. Elle doit s’assurer que, dans les circonstances de l’affaire, un juste équilibre a été respecté entre les exigences de l’intérêt général de la société et la sauvegarde des intérêts fondamentaux de l’individu. Elle relève que, même si les quatre requérants n’ont pas été physiquement blessés au cours de l’intervention policière contestée, celle-ci a nécessairement impliqué un certain recours à la force physique : M. Slavov a été immobilisé par des agents cagoulés et armés puis menotté et emmené de force à l’extérieur de la maison. La Cour se doit donc d’établir si ce recours à la force physique était proportionné et absolument nécessaire en l’espèce.
77. Le but de l’intervention policière au domicile des requérants ce jour-là était d’appréhender M. Slavov, suspect dans une affaire pénale de détournement de fonds publics, et d’effectuer une perquisition afin de rechercher des preuves matérielles et documentaires dans le cadre de cette même enquête pénale. Il ressort des pièces du dossier que l’enquête en cause avait été ouverte cinq mois auparavant, qu’il y avait plusieurs suspects dans cette affaire et que les autorités soupçonnaient l’existence d’une organisation de malfaiteurs (paragraphes 9 et 28 ci‑dessus). Toutefois, la Cour note qu’il ne s’agissait pas expressément d’un groupe d’individus soupçonnés d’avoir commis des actes criminels violents.
78. Pour ce qui est de la personnalité de M. Slavov, la Cour observe qu’il était un homme d’affaires connu à Varna. De surcroît, aucun élément du dossier ne permet de conclure qu’il avait des antécédents violents et qu’il aurait pu représenter une menace pour les agents de police amenés à intervenir à son domicile.
79. Il est vrai que M. Slavov détenait légalement une arme à feu et des munitions à son domicile. Ce fait était connu des services de police (paragraphe 64 in fine ci-dessus). C’est sans doute un élément pertinent qui a dû être pris en compte par les agents lors de leur intervention. La Cour considère cependant que la présence de l’arme au domicile des requérants ne saurait suffire à elle seule à justifier le recours à une équipe d’intervention spéciale ni le recours à une force aussi imposante que celle employée en l’espèce.
80. Il est vrai que M. Slavov n’a pas subi de lésions physiques importantes lors de l’intervention en cause. Cependant, la Cour estime particulièrement frappant le fait que les forces de l’ordre ont procédé, à deux reprises, à la reconstitution de l’arrestation de ce requérant, devant ses proches et dans le but d’obtenir un reportage vidéo qui a été livré par la suite aux médias (paragraphes 15 et 37 ci-dessus). La Cour considère que rien en l’espèce ne justifiait de procéder à cette remise en scène de l’arrestation. Elle estime que M. Slavov a éprouvé des sentiments d’humiliation et de rabaissement à ses propres yeux suffisamment intenses pour que le traitement qui lui a été réservé par les forces de l’ordre soit qualifié de « dégradant » au regard de l’article 3 de la Convention.
81. La Cour note par ailleurs qu’il ressort des pièces du dossier que la présence éventuelle des enfants mineurs et de l’épouse de M. Slavov n’a jamais été prise en compte dans la planification et l’exécution de l’opération policière, et qu’elle n’a, en particulier, pas été mentionnée dans le plan d’intervention prévoyant le déploiement des agents de police (paragraphe 64 ci-dessus).
82. Certes, la Cour ne saurait aller jusqu’à interdire aux forces de l’ordre d’arrêter les suspects d’infractions pénales à leur domicile chaque fois que leurs enfants ou conjoints s’y trouvent. Elle estime cependant que la présence éventuelle de membres de la famille du suspect sur les lieux de l’arrestation est une circonstance qui doit être prise en compte dans la planification et l’exécution de ce type d’opération policière. Cela n’a pas été le cas dans la présente affaire et les forces de l’ordre n’ont pas envisagé d’autres modalités d’exécution de leur opération au domicile des requérants, par exemple retarder l’heure de l’intervention, voire procéder au redéploiement des différents types d’agents impliqués dans l’opération. La prise en compte des intérêts légitimes des trois requérants en l’espèce était d’autant plus nécessaire que Mme Nenkova n’était pas suspectée d’être impliquée dans les infractions pénales reprochées à son mari et que ses deux fils étaient psychologiquement vulnérables en raison de leur jeune âge – quatre et sept ans.
83. La Cour observe également que l’absence d’un contrôle judiciaire préalable sur la nécessité et la légalité de la perquisition en cause a laissé entièrement à la discrétion des autorités policières et des organes de l’enquête pénale la planification de l’opération et n’a pas permis la prise en compte des droits et intérêts légitimes de Mme Nenkova et de ses deux fils mineurs. Elle est d’avis que, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, un tel contrôle judiciaire préalable aurait pu permettre la mise en balance de leurs intérêts légitimes avec l’objectif d’intérêt général d’appréhender les personnes suspectées d’avoir commis une infraction pénale.
84. Pour ce qui est de l’effet psychologique de l’intervention policière sur ces trois requérants, la Cour rappelle que les opérations policières impliquant une intervention au domicile et une arrestation des suspects engendrent inévitablement des émotions négatives chez les personnes visées par ces mesures. En l’espèce, elle relève qu’il existe des éléments de preuve concrets et non contestés démontrant que Mme Nenkova et ses deux fils mineurs ont été très fortement affectés par les événements en cause. Durant toute la journée du 31 mars 2010, Mme Nenkova était extrêmement stressée, tremblait de peur, avait des nausées. Elle a également pris des tranquillisants (paragraphe 20 ci-dessus). Pendant plusieurs jours, ses deux fils ont eu un sommeil perturbé et ils ont eu peur de retourner dans leur maison par crainte d’un retour des policiers cagoulés (paragraphe 17 ci-dessus).
Le médecin de famille et le pédopsychiatre qui ont examiné les enfants ont également relevé les traces d’un traumatisme psychologique. Ces spécialistes ont constaté que les enfants étaient émotionnellement très affectés par ce qui s’était passé le 31 mars 2010 (paragraphe 18 ci-dessus) et que le fils aîné, Daniel, présentait un tic nerveux des yeux (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour considère également que l’heure matinale de l’intervention policière et la participation d’agents spéciaux cagoulés ont contribué à amplifier les sentiments de peur et d’angoisse éprouvés par ces trois requérants. Elle estime dès lors que le traitement infligé a dépassé le seuil de gravité requis pour l’application de l’article 3 de la Convention et que ces trois requérants ont été soumis à un traitement dégradant.
85. En conclusion, après avoir pris en compte toutes les circonstances pertinentes en l’espèce, la Cour considère que l’opération policière au domicile des requérants n’a pas été planifiée et exécutée de manière à assurer que les moyens employés se limitent à ceux strictement nécessaires pour atteindre ses buts ultimes, à savoir l’arrestation d’une personne suspectée d’avoir commis des infractions pénales et le rassemblement de preuves dans le cadre d’une enquête pénale. Les quatre requérants ont été soumis à une épreuve psychologique qui a généré chez eux de forts sentiments de peur, d’angoisse et d’impuissance, et qui, de par ses effets néfastes, s’analyse en un traitement dégradant au regard de l’article 3. Il y a donc eu en l’espèce violation de cette disposition de la Convention.
II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
86. Le premier requérant, M. Daniel Petkov Slavov, soutient que sa détention initiale n’a pas été ordonnée conformément à la loi, qu’il n’y avait aucun risque de soustraction à la justice ou de commission de nouvelles infractions, qu’il n’a pas été traduit aussitôt devant un juge, qu’il a été maintenu en détention pendant une durée excessive, qu’il n’a pas pu contester d’une manière effective son maintien en détention et qu’il n’avait à sa disposition aucune voie de recours interne susceptible de porter remède à ces violations alléguées. Il invoque l’article 5 §§ 1 c), 3, 4 et 5 et l’article 13 de la Convention. La Cour estime qu’il y a lieu d’examiner ces griefs sous l’angle du seul article 5, libellé comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...)
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.
4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.
5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
87. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le requérant n’a pas formulé ses griefs tirés de l’article 5 de la Convention devant les juridictions internes et qu’il n’a pas introduit, sur le fondement de l’article 2 de la loi sur la responsabilité de l’État, une action qui lui aurait permis, selon le Gouvernement, d’obtenir réparation de toutes les violations alléguées de l’article 5 de la Convention.
88. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner cette exception, car, en tout état de cause, les griefs soulevés sous l’angle de l’article 5 sont irrecevables pour les raisons exposées ci-après.
89. Invoquant l’article 5 § 1 c) de la Convention, le requérant se plaint, en premier lieu, que sa détention du 31 mars au 3 avril 2010 n’a pas été ordonnée selon les voies légales et qu’il n’y avait aucune raison de considérer qu’il existait un risque de fuite ou de commission de nouvelles infractions.
90. La Cour observe que le requérant ne conteste pas avoir été détenu à l’issue de l’opération policière conduite à son domicile pour vingt-quatre heures en vertu des articles 63 et 64 de la loi sur le ministère de l’Intérieur (paragraphe 27 ci-dessous). Le même jour, à 22 h 45, un procureur a ordonné sa détention pour soixante-douze heures en vertu de l’article 64, alinéa 2, du CPP (paragraphe 29 ci-dessus).
91. Le requérant ne conteste pas non plus l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions pour lesquelles il a été inculpé. Il allègue cependant que les autres conditions légales nécessaires à son placement en détention n’étaient pas réunies. En effet, selon lui, il ne présentait aucun risque de fuite ou de commission de nouvelles infractions. La Cour constate que, dès l’examen de la première demande de libération du requérant, le tribunal interne avait estimé que, en dépit de l’absence de risque de fuite (paragraphe 32 ci-dessus), l’intéressé devait être maintenu en détention au motif qu’il pouvait commettre de nouvelles infractions, notamment en altérant des preuves (paragraphes 32 et 33 ci-dessus).
92. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la détention initiale du requérant a été ordonnée en conformité avec les règles matérielles et procédurales du droit interne et dans le respect des conditions énumérées à l’article 5 § 1 c) de la Convention. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
93. Sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, le requérant se plaint également de la durée de sa détention provisoire.
94. La Cour note que M. Slavov a été détenu du 31 mars au 28 mai 2010, soit pendant près de deux mois (paragraphes 27 et 34 ci-dessus). Selon la jurisprudence constante de la Cour, la durée d’une détention se trouve justifiée si les raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction persistent, si les motifs adoptés par les autorités judiciaires pour justifier le maintien en détention se révèlent « pertinents » et « suffisants » et si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (voir, parmi d’autres, Labita, précité, §§ 152-153).
95. Le requérant ne conteste pas l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions pour lesquelles il a été inculpé et la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente sur ce point. Elle observe que les tribunaux ont motivé leurs décisions de maintenir le requérant en détention par l’existence d’un risque de commission de nouvelles infractions, notamment par altération des preuves (paragraphes 31‑33 ci-dessus). Elle considère qu’il s’agissait d’un motif pertinent et suffisant pour justifier le maintien en détention de l’intéressé pour la période en cause. Elle estime enfin qu’aucune pièce du dossier ne lui permet de conclure que les poursuites pénales n’ont pas été menées avec la célérité et la diligence requises au cours de cette même période de détention.
96. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
97. Dans ses observations du 21 novembre 2014, le requérant s’est plaint, sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, de ne pas avoir été traduit « aussitôt » devant un juge compétent pour examiner la légalité de sa détention. La Cour constate que ce grief a été introduit plus de six mois après la fin de la situation dont se plaint M. Slavov, puisqu’il avait comparu devant le tribunal régional de Varna le 3 avril 2010 (paragraphe 31 ci‑dessus). Il s’ensuit que ce grief est tardif et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
98. Invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, M. Slavov reproche aux juridictions internes de ne pas avoir procédé à un examen effectif de ses demandes de libération. Il leur reproche notamment de ne pas avoir répondu à ses arguments relatifs à la légalité et la nécessité de la mesure en cause.
99. La Cour observe que le requérant a contesté la légalité et la nécessité de son maintien en détention à deux reprises devant les juridictions de premier et deuxième degré. Dans leurs décisions, les tribunaux internes ont abordé les questions de savoir s’il existait des raisons plausibles de soupçonner l’intéressé de la commission d’une infraction pénale et s’il existait d’autres motifs justifiant son maintien en détention. À la lumière des pièces du dossier, la Cour considère que ces décisions ont été suffisamment motivées et que la procédure en cause a offert suffisamment de garanties contre l’arbitraire.
100. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
101. Invoquant l’article 5 § 5 de la Convention, le requérant se plaint de ne pas avoir obtenu réparation des violations alléguées de l’article 5 §§ 1 c), 3 et 4. La Cour rappelle qu’elle a déclaré irrecevables les griefs formulés par l’intéressé sous l’angle des articles 5 §§ 1, 3 et 4. Dès lors, le grief tiré de l’article 5 § 5 doit être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione materiae, en application de l’article 35 § 3 a).
III. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
102. Invoquant les articles 6 § 2 et 13 de la Convention, le premier requérant allègue que les propos du ministre de l’Intérieur et du procureur régional ainsi que les motifs des décisions du tribunal régional de Varna du 3 avril et du 18 mai 2010 ont porté atteinte au principe de présomption d’innocence et qu’il n’a pas pu défendre de manière effective son droit d’être présumé innocent. La Cour estime qu’il y a lieu d’aborder ces allégations sous l’angle du seul article 6 § 2 de la Convention, libellé comme suit :
« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
A. Sur la recevabilité
103. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique que M. Slavov aurait pu introduire une plainte pénale pour diffamation, couplée avec une action civile en dédommagement contre les personnes auxquelles il reprochait d’avoir violé son droit à la présomption d’innocence.
104. Le requérant invite la Cour à rejeter cette exception. Il affirme que la même exception d’irrecevabilité a été examinée et rejetée dans l’arrêt Gutsanovi (précité), qui aurait concerné les mêmes propos des mêmes magistrats et responsables politiques vis-à-vis d’un de ses complices présumés.
105. La Cour rappelle s’être déjà prononcée sur cette même exception d’irrecevabilité soulevée dans le cadre d’une affaire similaire contre la Bulgarie. Dans son arrêt récent Gutsanovi (précité, §§ 172-180), elle a rejeté cette exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement, estimant que l’effectivité de la plainte pénale pour diffamation dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire n’avait pas été prouvée : les magistrats du parquet et du siège bénéficiaient d’une immunité contre les poursuites pénales (idem, § 177) et il existait une incertitude au niveau du droit interne concernant la répartition de la charge de la preuve dans ce type d’affaires (idem, § 179).
106. La Cour estime que les mêmes considérations trouvent à s’appliquer dans la présente affaire et que le Gouvernement n’a apporté aucun élément nouveau qui lui aurait permis de conclure que la plainte pénale pour diffamation aurait constitué une voie de recours interne effective dans les circonstances de la présente affaire. Étant donné le caractère accessoire de l’action en dommages et intérêts dans le cadre de la procédure pénale pour diffamation, cette action ne constituait pas non plus une voie de recours interne effective en l’espèce. Il convient donc de rejeter l’exception d’irrecevabilité du Gouvernement.
107. La Cour estime par ailleurs que le grief tiré de l’article 6 § 2 n’est pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
108. Le requérant soutient que son droit à la présomption d’innocence a été violé à quatre occasions différentes. Il dénonce, d’abord, les propos du ministre de l’Intérieur publiés par les médias peu après l’opération policière « Méduses ». Il indique que le ministre a révélé des faits visés par l’enquête pénale menée à son encontre. Selon le requérant, les expressions employées par ce haut responsable politique l’ont désigné sans équivoque comme l’auteur incontestable de plusieurs infractions pénales graves.
109. Le requérant met ensuite en cause les propos que le procureur régional aurait tenus lors de la conférence de presse donnée le jour même de son arrestation.
110. Il dénonce enfin les motifs des décisions du 3 avril et du 18 mai 2010 par lesquelles le tribunal régional de Varna ordonnait son maintien en détention. Il considère que les juges appelés à se prononcer sur son contrôle judiciaire étaient censés établir s’il existait des preuves suffisantes pour le soupçonner d’avoir commis les infractions pénales qu’on lui reprochait. Or, selon le requérant, dans leurs décisions, ils avaient employé des termes exprimant leur certitude qu’il avait commis une infraction pénale. Ils auraient ainsi empiété sur son droit d’être présumé innocent jusqu’à l’établissement officiel de sa culpabilité.
b) Le Gouvernement
111. Le Gouvernement combat la thèse du requérant. Il soutient que les propos et les décisions judiciaires dénoncés par celui-ci n’ont pas porté atteinte au principe de la présomption d’innocence.
112. Le Gouvernement indique que les poursuites pénales engagées contre le premier requérant et ses complices présumés avaient attiré l’attention des médias et d’un large public. Il précise que, dans ce contexte, le ministre de l’Intérieur et le procureur régional avaient commenté devant les médias le déroulement de l’opération policière à Varna et l’enquête pénale en cours. D’après le Gouvernement, le ministre s’était limité à évoquer l’existence d’une suspicion à l’égard du requérant et à déclarer que celui-ci avait été inculpé de participation à un groupe criminel dont l’activité aurait causé un préjudice important à la société de transport en commun de Varna. Ni l’intervention du ministre ni celle du procureur régional n’auraient remis en question l’innocence présumée de M. Slavov.
113. Le Gouvernement argue que, par ailleurs, le ministre de l’Intérieur ne pouvait aucunement influencer ni l’issue de l’enquête pénale diligentée à l’encontre du requérant ni les décisions des procureurs appelés à travailler sur le dossier et des magistrats chargés d’examiner la question de savoir si le requérant était coupable des faits qui lui étaient reprochés. Il précise que, de surcroît, les articles parus dans la presse écrite et mis en cause par l’intéressé contenaient des interprétations par leurs auteurs des propos du ministre et du procureur régional et que, par conséquent, ces publications ne pouvaient pas engager la responsabilité de l’État au regard de l’article 6 § 2 de la Convention.
114. En ce qui concerne les motivations des décisions du tribunal régional de Varna du 3 avril et du 18 mai 2010, le Gouvernement expose qu’il s’agissait d’actes judiciaires établis dans le cadre de l’examen de la légalité et de la nécessité du maintien en détention du requérant, et que le juge du tribunal régional devait d’abord vérifier s’il y avait suffisamment d’éléments permettant de soupçonner le requérant de la commission d’une infraction pénale.
115. D’après le Gouvernement, les expressions employées par le juge dans les deux décisions mises en cause par le requérant soulignaient uniquement l’existence de données objectives suffisantes pour soupçonner le requérant de participation à des activités illégales préjudiciables à la société de transports en commun de Varna. Les motivations des deux décisions n’auraient pas concerné la culpabilité du requérant et elles n’auraient pas porté atteinte à son droit d’être présumé innocent.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
116. La Cour rappelle que la présomption d’innocence consacrée par le deuxième paragraphe de l’article 6 figure parmi les éléments d’un procès pénal équitable (voir, entre autres, Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 93, 12 juillet 2013). Ce principe se trouve méconnu si une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été légalement établie au préalable. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le magistrat considère l’intéressé comme coupable. Dans ce contexte, le choix des termes employés par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction revêt une importance particulière (voir, parmi beaucoup d’autres, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 41, CEDH 2000‑X). Ce qui importe, néanmoins, c’est le sens réel des déclarations litigieuses, compte tenu des circonstances particulières dans lesquelles elles ont été formulées (Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et 48319/99, § 44, 28 octobre 2004).
117. Une distinction doit être faite entre les décisions ou les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (voir, entre autres, Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002).
118. La Cour rappelle par ailleurs que l’atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge, mais également d’autres autorités publiques : le président du parlement (Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 49, 50, 53, CEDH 2002‑II), le procureur (Daktaras, précité, § 44), ou le ministre de l’Intérieur ou les fonctionnaires de police (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 37 et 41, série A no 308).
b) Application de ces principes en l’espèce
119. L’intéressé se plaint d’abord des propos du ministre de l’Intérieur publiés le 1er avril 2010 par le journal Cherno more. La Cour observe que le ministre a divulgué des informations concrètes qui avaient été recueillies au cours de l’enquête pénale et qui portaient notamment sur le mode opératoire du groupe de suspects. Le ministre a affirmé que l’argent détourné avait été versé sur les comptes de ces personnes (paragraphe 38 ci-dessus). Il a aussi indiqué que deux des suspects, à savoir M. Gutsanov et le requérant – qu’il a désigné sous son sobriquet, Dankata –, entretenaient des relations privilégiées et il a ajouté : « (...) ce qu’ils ont fait est une machination (схема) élaborée pendant plusieurs années, étant donné qu’il y a trois contrats pour environ deux millions d’euros et pour des autobus de seconde main. ».
120. La Cour observe que l’interview en cause a été donnée par le ministre le lendemain de l’arrestation du requérant et avant toute comparution de ce dernier devant un tribunal (paragraphes 27 et 31 ci‑dessus), qu’elle a été publiée à un moment où le public manifestait un vif intérêt à l’égard de l’affaire et qu’elle visait exclusivement le déroulement de l’opération « Méduses ». La Cour considère que, dans ces circonstances et compte tenu de sa position de haut responsable du gouvernement en exercice, le ministre de l’Intérieur était tenu de prendre les précautions qui s’imposaient pour éviter toute confusion quant à la portée de ses propos sur la conduite et les résultats de l’opération « Méduses ».
121. Elle estime que les propos contestés sont allés au-delà de la simple communication d’informations. En particulier, la phrase « ce qu’ils ont fait est une machination (схема) élaborée pendant plusieurs années (...) » visait expressément M. Slavov et l’un de ses complices présumés, M. Gutsanov. Elle indiquait sans équivoque que les opérations de malversation et de détournement de fonds publics avaient été effectuées par ces deux hommes. Compte tenu du court laps de temps qui s’était écoulé depuis l’arrestation du requérant et du vif intérêt manifesté par les médias et par le grand public à l’égard de cette affaire pénale, la Cour estime que ces propos du ministre étaient susceptibles de créer chez le grand public l’impression que l’intéressé faisait partie des « cerveaux » d’un groupe criminel ayant détourné des fonds publics importants.
122. Elle admet que les éléments dont elle dispose ne lui permettent pas de conclure qu’il s’agissait d’un acte prémédité de la part du ministre. Cela étant, elle rappelle que l’absence d’intention de nuire à la présomption d’innocence n’exclut pas le constat de violation de l’article 6 § 2 de la Convention et elle conclut que les propos du ministre de l’Intérieur ont porté atteinte à la présomption d’innocence du requérant.
123. Le requérant se plaint ensuite que le procureur régional de Varna, Vl.Ch., ait également porté atteinte au principe de la présomption d’innocence. Il dénonce notamment ses propos rapportés par deux journaux différents le 1er et le 2 avril 2010.
124. La Cour observe que le premier des deux articles dénoncés, publié par le quotidien Dnevnik le 1er avril 2010 (paragraphe 39 ci-dessus), contenait plusieurs citations des propos du procureur régional. Le procureur avait révélé des éléments d’information factuels rassemblés au cours de l’enquête en cause. Force est de constater cependant que le requérant n’a été mentionné ni par ses nom et prénom, ni par son sobriquet. De surcroît, l’article citait les propos suivants du procureur régional : « L’opération « Méduses » en est à son stade initial (...). Le gros du travail reste à faire, il est donc trop tôt pour tirer des conclusions. Quand on aura des preuves, on fera savoir au public qui était à la tête du groupe. » Ces propos indiquaient clairement qu’il ne s’agissait que d’hypothèses qui émergeaient au fur et à mesure de l’avancement de l’enquête et qui nécessitaient davantage de vérifications pour être confirmées ou démenties. Il est vrai que l’article se terminait par la phrase suivante : « D’après le procureur Ch., les agissements de Gutsanov et des trois autres détenus ont causé un préjudice de plus de deux millions d’euros à la municipalité de Varna. » La Cour constate cependant que ce sont des propos rapportés, qui émanaient de l’auteur de l’article et qu’ils n’indiquent pas clairement si le requérant faisait partie des personnes visées par cette phrase.
125. À la lumière de ces circonstances, la Cour estime que l’article en cause ne contenait aucun propos émanant du procureur régional susceptible d’être considéré comme ayant porté atteinte au droit du requérant d’être présumé innocent.
126. Concernant le deuxième article de presse mis en cause par M. Slavov, paru le 2 avril 2010 dans le quotidien Standart, la Cour observe que le passage qui faisait référence au requérant était rédigé sous la forme du discours rapporté (paragraphe 40 ci-dessus). Elle n’est pas en mesure d’établir quels étaient les termes exacts que le procureur avait prononcés et que l’auteur de l’article en cause a rapportés sans les citer expressément. Elle estime dès lors qu’il n’est pas établi, au-delà de tout doute raisonnable, que le procureur régional a porté atteinte au droit à la présomption d’innocence du requérant.
127. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 2 pour ce qui est des propos du procureur régional de Varna.
128. M. Slavov dénonce enfin les motivations des décisions du 3 avril et du 18 mai 2010 du tribunal régional de Varna ordonnant son maintien en détention. La Cour observe pour sa part qu’il s’agissait d’une procédure qui avait pour but de déterminer si le maintien du requérant en détention provisoire était justifié et nécessaire. Dans le cadre de celle-ci, le juge du tribunal régional devait s’assurer d’abord qu’il existait toujours des raisons plausibles de soupçonner le requérant de la commission d’une infraction pénale. Dans la décision du 3 avril 2010, le magistrat a répondu à cette question en employant les termes suivants : « Dans le cadre de la présente procédure, il faut répondre à la question de savoir s’il existe un soupçon raisonnable selon lequel le requérant a commis les crimes en question. Le tribunal estime qu’un tel soupçon existe, autrement dit, il ressort des preuves rassemblées à cette étape de l’enquête que M. Slavov est impliqué dans les crimes dont il est inculpé ». Bien que la deuxième partie de la deuxième phrase paraisse quelque peu ambiguë, la Cour estime que ces termes n’ont pas porté atteinte à la présomption d’innocence dès lors que l’on prend en compte la première partie de cette phrase, où il est mentionné sans ambivalence qu’« un tel soupçon existe ».
129. Dans sa décision du 18 mai 2010, le juge du tribunal régional s’est exprimé ainsi : « [Le tribunal] estime qu’une infraction pénale a été commise et il est toujours d’avis que l’inculpé est impliqué (има касателство) dans celle-ci (...) ».
130. La Cour considère que cette phrase, prononcée par un magistrat du siège, est allée au-delà de la simple description d’un état de suspicion et qu’elle s’analyse en une déclaration de culpabilité de l’intéressé prononcée avant toute décision sur le fond dans l’affaire pénale en question. Elle rappelle à cet effet qu’il existe une différence fondamentale entre le fait de dire que quelqu’un est simplement soupçonné d’avoir commis une infraction pénale et une déclaration avançant, en l’absence de condamnation définitive, que l’intéressé a commis l’infraction pénale pour laquelle il a été inculpé (Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 48, CEDH 2006‑X).
131. En conclusion, après avoir pris en compte toutes les circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour estime que ni les propos du procureur régional de Varna ni la motivation de la décision du tribunal régional de Varna du 3 avril 2010 n’ont enfreint le droit du requérant à être présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Elle estime, en revanche, que les propos tenus par le ministre de l’Intérieur dans l’interview publiée le 1er avril 2010 et la motivation de la décision du 18 mai 2010 du tribunal régional de Varna ont porté atteinte au droit à la présomption d’innocence de l’intéressé. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
IV. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
132. Invoquant l’article 8 de la Convention, les quatre requérants soutiennent que la perquisition opérée dans leur maison a constitué une atteinte injustifiée à leur droit au respect de leur domicile, de leur vie privée et familiale et de leur correspondance. M. Slavov estime en outre que les interventions médiatiques de différentes autorités au sujet de son arrestation et la divulgation par celles-ci d’informations concernant les poursuites pénales menées à son encontre ont porté atteinte à sa bonne réputation.
133. La Cour rappelle que la qualification juridique exacte des faits qui lui sont soumis par les parties relève de sa compétence exclusive (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil 1998‑I). Constatant que les quatre requérants se plaignent de ce que les agents de police aient pénétré dans leur domicile, y aient effectué une perquisition et y aient saisi un certain nombre d’objets personnels, elle estime dès lors opportun d’aborder ces griefs sous le seul angle du droit au respect du domicile que protège l’article 8 de la Convention. Il estime qu’il convient également d’examiner le grief tiré par M. Slavov à titre personnel d’une atteinte à sa bonne réputation.
134. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 8 se lisent comme suit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et (...) de son domicile (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Sur la recevabilité
135. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il affirme que les requérants ont omis d’introduire une action en dommages et intérêts en se fondant sur l’article 1 de la loi sur la responsabilité de l’État pour faire valoir leur droit au respect de leur domicile.
136. Les requérants rétorquent que le droit interne ne prévoyait aucun recours judiciaire qui leur eût permis de contester la légalité de la perquisition effectuée à leur domicile.
137. La Cour s’est déjà prononcée, dans une affaire similaire, sur la même exception d’irrecevabilité. Dans son arrêt Gutsanovi (précité, §§ 210‑211), qui concernait une perquisition effectuée au domicile de quatre autres requérants dans le cadre de la même opération policière, elle a notamment estimé que le Gouvernement n’avait pas étayé sa thèse assimilant une action civile engagée sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l’État à une voie de recours suffisamment établie en droit interne pour remédier aux violations alléguées du droit au respect du domicile en cas de perquisition et de saisie irrégulières. La Cour estime que le même constat s’impose dans la présente affaire. Il convient dès lors de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.
138. Constatant par ailleurs que ces griefs soulevés sous l’angle de l’article 8 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Grief relatif à la perquisition effectuée au domicile des requérants
a) Thèses des parties
139. Les requérants exposent que la perquisition de leur domicile et la saisie de divers objets n’ont pas été effectuées conformément à la législation interne. Ils allèguent également que cette perquisition constitue une ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de leur domicile et que celle-ci n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi.
140. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants et invite la Cour à rejeter leur grief. Il expose que la perquisition à leur domicile a été faite conformément aux règles de procédure pertinentes : elle aurait été menée dans le cadre d’une procédure pénale et approuvée par un juge dans les délais prévus par le CPP ; elle aurait eu pour but de découvrir et prélever des preuves de nature à établir les faits objets de la procédure pénale en cause et elle aurait été proportionnée à ce but.
b) Appréciation de la Cour
141. La Cour estime qu’il y a eu ingérence dans l’exercice du droit des requérants au respect de leur domicile : leur maison familiale a été perquisitionnée et les responsables de l’enquête pénale y ont saisi plusieurs objets et documents qui s’y trouvaient. Il convient dès lors de déterminer si cette ingérence était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou plusieurs buts légitimes et était « nécessaire », « dans une société démocratique », à la réalisation de ce ou ces buts.
142. La Cour rappelle que, en vertu de sa jurisprudence constante, les mots « prévue par la loi » imposent qu’une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 8 repose sur une base légale interne, que la législation en question soit suffisamment accessible et prévisible et soit compatible avec le principe de la prééminence du droit (voir, parmi beaucoup d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000‑V, Liberty et autres c. Royaume-Uni, no 58243/00, § 59, 1er juillet 2008, et Heino c. Finlande, no 56720/09, § 36, 15 février 2011).
143. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe que la perquisition litigieuse reposait sur les articles 160 et 161 du CPP (Gutsanovi, précité, § 59). Elle estime que ces dispositions législatives ne soulèvent aucun problème, s’agissant tant de leur accessibilité que de leur prévisibilité, au sens de sa jurisprudence précitée.
144. Concernant la dernière condition qualitative à laquelle doit répondre la législation interne, à savoir la compatibilité avec le principe de la prééminence du droit, la Cour rappelle que, dans le contexte des saisies et perquisitions, elle exige que le droit interne offre des garanties adéquates et suffisantes contre l’arbitraire (Heino, précité, § 40). Nonobstant la marge d’appréciation qu’elle reconnaît en la matière aux États contractants, elle doit redoubler de vigilance lorsque le droit national habilite les autorités à conduire une perquisition sans mandat judiciaire : la protection des individus contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par l’article 8 réclame un encadrement légal et une limitation des plus stricts de tels pouvoirs (Camenzind c. Suisse, 16 décembre 1997, § 45, Recueil 1997‑VIII).
145. Dans la présente affaire, la Cour relève que la perquisition au domicile des quatre requérants a été effectuée sans l’autorisation préalable d’un juge. Elle note que l’article 161, alinéa 2, du CPP permet aux organes d’enquête de procéder à de telles perquisitions dans des situations d’urgence où il existe un risque d’altération des preuves et que la rédaction de cette disposition laisse en pratique une large marge de manœuvre aux autorités quant à l’appréciation de la nécessité et de l’ampleur des perquisitions.
146. La Cour a déjà affirmé que, dans de telles situations, l’absence d’un mandat de perquisition pouvait être contrecarrée par un contrôle judiciaire ex post factum sur la légalité et la nécessité de cette mesure d’instruction (Heino, précité, § 45). Encore faut-il que ce contrôle soit efficace dans les circonstances particulières de l’affaire en cause (Smirnov c. Russie, no 71362/01, § 45 in fine, 7 juin 2007).
147. En l’espèce, conformément à l’article 161, alinéa 2, du CPP, le procès-verbal dressé à l’issue de la perquisition du domicile des requérants a été présenté à un juge du tribunal régional de Varna qui l’a formellement approuvé le même jour (paragraphe 23 ci‑dessus). Selon la jurisprudence des tribunaux bulgares, le juge statuant en vertu de l’article 161, alinéa 2, du CPP doit s’assurer que la perquisition a été effectuée dans le respect des conditions matérielles et procédurales prévues par le droit interne (Gutsanovi, précité, § 60). Force est de constater que le Gouvernement n’a produit aucune ordonnance par laquelle le juge aurait approuvé la perquisition effectuée au domicile des requérants et exposé les motifs de cette approbation. La seule trace écrite de l’approbation du juge se trouve sur la première page du procès-verbal : le juge y a apposé sa signature, le sceau du tribunal régional, la date et l’heure de sa décision et la mention « J’approuve » (paragraphe 23 ci-dessus). Or la Cour estime que ces éléments ne suffisent pas à démontrer que le juge a efficacement contrôlé la légalité et la nécessité de la mesure contestée. Elle rappelle par ailleurs que le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’un autre recours qui aurait permis aux requérants de faire examiner la légalité et la nécessité de la perquisition à leur domicile.
148. Le contrôle effectif de la légalité et de la nécessité de la mesure d’instruction en cause était d’autant plus nécessaire qu’à aucun moment avant celle-ci il n’avait été précisé quels étaient concrètement les objets liés à l’enquête pénale que les enquêteurs s’attendaient à découvrir et à saisir au domicile des requérants. Le procès-verbal dressé le 31 mars 2010 mentionnait uniquement que M. Slavov avait été invité à livrer tout objet, document ou support informatique contenant des éléments relatifs à l’enquête pénale no 128/10 menée par la direction de la police à Varna (paragraphe 21 ci-dessus). Par ailleurs, la portée très générale de la perquisition en cause est confirmée par le nombre important et la diversité des objets saisis et par l’absence de tout lien apparent entre certains de ces objets et les infractions pénales sur lesquelles portait l’enquête en cause. La Cour observe par exemple que les enquêteurs ont saisi, entre autres, deux pistolets et deux permis de port d’arme de M. Slavov (paragraphe 22 ci‑dessus), alors que les poursuites pénales en cause concernaient un détournement de fonds publics par le biais de l’achat d’autobus à des prix fictifs pour le compte de la compagnie municipale des transports en commun et qu’il ne s’agissait pas d’une infraction pénale impliquant l’utilisation d’une arme à feu (paragraphe 28 ci-dessus). Par ailleurs, l’enquête pénale en cause avait été ouverte cinq mois auparavant (paragraphe 9 ci-dessus), ce qui pose la question de savoir si les organes de l’enquête n’auraient pas pu demander la délivrance d’un mandat judiciaire avant de procéder à la perquisition du domicile des requérants.
149. Il est vrai que la perquisition litigieuse a été opérée en présence de M. Slavov, de deux autres témoins et d’un expert (paragraphe 21 ci-dessus). La Cour considère néanmoins que, en l’absence d’une autorisation préalable délivrée par un juge et d’un contrôle effectif a posteriori de la mesure d’instruction contestée, ces garanties procédurales n’étaient pas suffisantes pour prévenir le risque d’abus de pouvoir de la part des autorités d’enquête.
150. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que même si la mesure d’instruction contestée avait une base légale en droit interne, la législation nationale n’a pas offert aux requérants suffisamment de garanties contre l’arbitraire avant ou après la perquisition. De ce fait, les requérants ont été privés de la protection contre l’arbitraire que leur conférait le principe de la prééminence du droit dans une société démocratique. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’ingérence dans le droit des intéressés au respect de leur domicile n’était pas « prévue par la loi » au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
151. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.
2. Grief tiré d’une atteinte à la bonne réputation de M. Slavov
152. M. Slavov estime que les interventions publiques de hauts responsables politiques et de représentants du parquet dans le contexte de la large couverture médiatique dont ont fait l’objet son arrestation et la procédure pénale menée à son encontre ont constitué une atteinte injustifiée à sa bonne réputation et, dès lors, à son droit au respect de sa vie privée.
153. La Cour observe que les mêmes faits ont déjà été examinés sous l’angle de l’article 6 § 2 de la Convention et qu’elle a conclu à l’existence d’une atteinte injustifiée au droit du requérant à la présomption d’innocence à raison des propos tenus par le ministre de l’Intérieur au cours d’une interview publiée dans la presse écrite. Elle estime, par conséquent, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ce même grief sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
154. Les requérants se plaignent de la saisie des objets consignés dans les procès-verbaux de saisie et de perquisition du 31 mars 2010. Ils invoquent à cet égard l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, libellé comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
155. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
156. La Cour observe cependant que les mêmes faits ont déjà été examinés sous l’angle de l’article 8 de la Convention et qu’elle a conclu à l’existence d’une atteinte injustifiée au droit des requérants au respect de leur domicile. Elle estime, par conséquent, qu’il n’y pas lieu d’examiner séparément ce même grief sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
VI. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
157. Les requérants estiment enfin qu’ils ne disposaient pas de voies de recours internes effectives qui leur eussent permis de remédier aux violations alléguées de leurs droits garantis par les articles 3 et 8. Ils invoquent l’article 13 de la Convention libellé comme suit :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
158. Le Gouvernement considère que les intéressés auraient pu contester les actes litigieux des fonctionnaires d’État impliqués et demander une réparation pécuniaire sur le fondement de la loi relative à la responsabilité de l’État pour dommage.
A. Sur la recevabilité
159. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
160. La Cour rappelle que, à l’issue de son examen de la recevabilité du grief formulé sous l’angle de l’article 3 de la Convention, elle a constaté qu’une action en dommages et intérêts contre l’État n’aurait pu constituer une voie de recours interne suffisamment effective dans la présente affaire (paragraphes 52-56 ci-dessus). Elle rappelle également que, dans son arrêt Gutsanovi (précité, §§ 91 et 92), qui concernait la même opération policière, elle a conclu que, dès lors que l’infliction de souffrances psychologiques n’était pas érigée en infraction pénale par le droit interne, le dépôt par les requérants d’une éventuelle plainte pénale aurait été voué d’emblée à l’échec. Force est de constater que le Gouvernement n’a évoqué aucune autre voie de recours qui eût permis aux requérants de faire valoir leur droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants.
161. Ayant examiné la recevabilité du grief que les requérants ont formulé sous l’angle de l’article 8 de la Convention, la Cour a conclu que le Gouvernement n’avait pas étayé sa thèse assimilant une action civile engagée sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l’État à une voie de recours suffisamment établie en droit interne pour remédier aux violations alléguées du droit des requérants au respect de leur domicile (paragraphe 137 ci‑dessus). Le Gouvernement n’a suggéré aucune autre voie de recours à cet égard.
162. La Cour estime que ces mêmes motifs peuvent être retenus dans le cadre de l’examen des griefs soulevés sur le terrain de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention. Ces motifs sont suffisants pour l’amener à conclure que les requérants ne disposaient d’aucune voie de recours interne qui leur aurait permis de faire valoir leur droit de ne pas être soumis à des traitements contraires à l’article 3 et leur droit au respect de leur domicile, garanti par l’article 8.
163. Il y a donc eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention.
VII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
164. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
165. Les requérants réclament 82 000 euros (EUR) pour préjudice moral.
166. Le Gouvernement considère que cette prétention est exorbitante.
167. La Cour estime que les requérants ont subi un certain dommage moral du fait des violations constatées de leurs droits garantis par les articles 3, 6 § 2, 8 et 13 de la Convention. Elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à ce titre la somme de 40 000 EUR conjointement aux quatre requérants.
B. Frais et dépens
168. La partie requérante demande également 4 997,81 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, montant correspondant selon eux aux honoraires d’avocats à hauteur d’une somme forfaitaire de 9 388 BGN, auxquels s’ajouteraient 197,81 EUR de frais de poste et de traduction. L’avocat des requérants, Me Ekimdzhiev, demande que la somme accordée par la Cour au titre des frais de traduction et de poste soit entièrement versée sur le compte bancaire du cabinet d’avocats Ekimdzhiev, Boncheva et Chernicherska.
169. Le Gouvernement estime que la somme réclamée est excessive et que la demande n’est pas étayée.
170. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 4 000 EUR et l’accorde conjointement aux requérants.
171. La Cour accueille la demande voulant que la somme de 197,81 EUR, correspondant aux frais de traduction et de poste, soit versée directement sur le compte bancaire des représentants juridiques des requérants.
C. Intérêts moratoires
172. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de joindre au fond l’exception du Gouvernement concernant la qualité de victime des requérants quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention et la rejette ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 et de l’article 6 § 2 de la Convention, quant à ceux tirés de l’article 8 de la Convention, relatifs au respect du domicile des quatre requérants et de la vie privée de M. Slavov, ainsi que quant aux griefs tirés de l’article 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 en ce qui concerne les propos du ministre de l’Intérieur ;
5. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention en ce qui concerne la motivation de la décision rendue par le tribunal régional de Varna le 18 mai 2010 ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention en ce qui concerne les propos du procureur régional et la motivation de la décision rendue par le tribunal régional de Varna le 3 avril 2010 ;
7. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne le droit au respect du domicile des quatre requérants ;
8. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne le respect de la bonne réputation du premier requérant ;
9. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en ce qui concerne le respect du droit de propriété des requérants ;
10. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention ;
11. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares, au taux applicable à la date du règlement :
i) 40 000 EUR (quarante mille euros), conjointement aux quatre requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants sur cette somme, pour dommage moral,
ii) 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants sur cette somme, pour frais et dépens, dont 197,81 EUR (cent quatre-vingt-dix-sept euros et quatre-vingt-un centimes) à verser directement sur le compte bancaire du cabinet d’avocats Ekimdzhiev, Boncheva et Chernicherska ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
12. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 novembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Françoise Elens-PassosGuido Raimondi
GreffièrePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Paul Mahoney.
G.R.A.
F.E.P.
PARTLY DISSENTING OPINION OF JUDGE MAHONEY
1. I have been unable to agree with my colleagues as regards one of their conclusions in the present case, namely their finding (at paragraphs 129-131 of the present judgment and point 5 of the operative provisions) that the Varna Regional Court, on account of the language used in its decision of 18 May 2010 rejecting an application by the first applicant (Mr Daniel Petkov Slavov) for release from detention on remand, had infringed the latter’s presumption of innocence as guaranteed by Article 6 § 2 of the Convention.
2. The relevant passage of the impugned decision is set out at paragraph 33 of the present judgment. My colleagues (at paragraph 129 of the present judgment) rely on the following sentence:
“Le tribunal estime qu’une infraction a été commise et il est toujours d’avis que l’inculpé est impliqué (има касателство) dans celle-ci (...).”
My colleagues consider, to quote the words of the present judgment (paragraph 130), that:
“cette phrase, prononcée par un magistrat du siège, est allée au-delà de la simple description d’un état de suspicion et qu’elle s’analyse en une déclaration de culpabilité de l’intéressé prononcée avant toute décision sur le fond dans la l’affaire pénale en question”.
I respectfully disagree for the following reasons.
3. Only two paragraphs earlier in the present judgment (at paragraph 128), a passage is quoted from the Varna Regional Court’s previous decision of 3 April 2010 (that is, barely one and a half months previously) rejecting a similar request from Mr Slavov for release:
“Dans le cadre de la présente procédure, il faut répondre à la question de de savoir s’il existe un soupçon raisonnable selon lequel le requérant a commis les crimes en question. Le tribunal estime qu’un tel soupçon existe, autrement dit, il ressort des preuves rassemblées à cette étape de l’enquête que M. Slavov est impliqué dans les crimes dont il est inculpé.”
In this passage the Regional Court correctly identified the legal test to be applied as being whether a reasonable suspicion exists. It then explained that finding reasonable suspicion to exist in Mr Slavov’s case could be expressed by saying that “il ressort des preuves rassemblées que M. Slavov est impliqué dans les crimes dont il est inculpé” (emphasis supplied). In other words, “impliqué” is shorthand for the Regional Court for finding that a reasonable suspicion of commission of the offences charged existed in regard to Mr Slavov on the basis of the evidence before the court.
The chamber in the present case is unanimous that this formulation (on 3 April 2010) does not carry the implication that Mr Slavov was being said by the Regional Court to be guilty of the offences charged (paragraph 128 of the present judgment and point 6 of the operative provisions).
4. Unlike my colleagues I am not convinced that the same word (“impliqué) used six weeks later by the same court in exactly the same context of release of the same defendant can be taken to have a quite different implication. What is more, on 18 May 2010 the Regional Court said that it was “toujours” – that is, as it was on the occasion of its immediately preceding decision of 3 April 2010 – of the opinion that the applicant was “impliqué”. The Regional Court is thereby explicitly referring back to its previous understanding of the word “impliqué”, as being shorthand for “being reasonably suspected of”. The Regional Court may have said that a criminal offence had been committed, but it did not say that the applicant had committed the offence: it said that he was “impliqué” – which, given the reference back to the immediately preceding decision on possible release, is surely most sensibly to be taken as meaning, as before, that he was reasonably suspected of commission of that offence.
5. I am aware that a similar finding to the present one in relation to the use of similar language was taken by this Court in the case of Gutsanovi v. Bulgaria, no. 34529/10, ECHR 2013, which was concerned with the treatment of another suspect targeted by the very same police investigation (called Méduse) (see paragraph 8 of the present judgment). This doubtless explains why my colleagues felt the need, for the sake of consistency, to take the same approach in the present case. I was not, however, a member of the chamber in the Gutsanovi case and I feel free to make my own analysis of the facts.
6. In conclusion, I believe that my colleagues have taken an overly strict attitude not at all justified either by the language used by the Varna Regional Court in its decision of 18 May 2010 or by common sense. For me, such an approach to the presumption of innocence comes dangerously close to demanding formalistic perfection from the national courts, whereas this in not at all the objective pursued by the fair-trial guarantee set out in Article 6 of the Convention. To my mind, my colleagues are mistaken (a) in taking out of context the sole sentence on which they rely, (b) in not taking that sentence together, as it should be, with the immediately preceding decision of the Regional Court in the same matter and (c) in considering that the not at all unequivocal wording of that short sentence amounted to a declaration of Mr Slavov’s guilt. I therefore voted against finding that, contrary to Article 6 § 2, Mr Slavov’s presumption of innocence had been violated on account of the reasoning given by the Varna Regional Court on18 May 2010 for rejecting Mr Slavov’s application to be released from detention on remand.