TROISIÈME SECTION
AFFAIRE OLEYNIK c. RUSSIE
(Requête no 23559/07)
ARRÊT
Cette version a été rectifiée le 18 octobre 2016
conformément à l’article 81 du règlement de la Cour
STRASBOURG
21 juin 2016
DÉFINITIF
28/11/2016
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Oleynik c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Luis López Guerra, président,
Helena Jäderblom,
Helen Keller,
Johannes Silvis,
Dmitry Dedov,
Branko Lubarda,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mai 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23559/07) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Aleksey Nikolayevich Oleynik (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 mars 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me O.A. Gnezdilova, avocate à Voronej. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
3. Le requérant allègue, en particulier, avoir fait l’objet de traitements contraires à l’article 3 de la Convention de la part d’officiers du Service fédéral de sécurité ; avoir été interpellé par ces derniers et retenu dans des locaux dudit Service pendant quinze heures de façon non reconnue, en violation de l’article 5 de la Convention ; avoir fait l’objet d’une mise sur écoute, opérée en violation de l’article 8 de la Convention.
4. Le 14 janvier 2013, les griefs susmentionnés ont été communiqués au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1974 et réside à Rtishchevo (région de Saratov).
6. Le requérant, en sa qualité de policier, aurait tenté d’extorquer un pot‑de‑vin à un certain V. Ce dernier avait dénoncé le requérant au Service fédéral de sécurité (le « FSB »). Le FSB avait alors commencé une opération d’investigation en vue de recueillir des preuves contre le requérant. Lors des rencontres entre le requérant et V., ce dernier avait enregistré ses conversations avec le requérant sur une bande magnétique au moyen d’un magnétophone dissimulé sur lui. Le premier enregistrement avait été effectué par la victime de sa propre initiative. Les autres conversations furent enregistrées par la victime sur les instructions du FSB.
A. Les mauvais traitements allégués et l’enquête préliminaire y afférente
1. Les mauvais traitements allégués
7. Le 3 février 2006, le requérant fut interpellé par des officiers du FSB sur la base du soupçon de fraude susmentionné. L’arrestation eut lieu dans le bâtiment d’une école publique, où travaillait par ailleurs l’épouse du requérant, au moment où la victime transmettait les fonds à ce dernier. Plusieurs personnes étaient alors présentes, notamment, l’épouse du requérant (Mme O.), la directrice de l’école (K.), la victime (V.), ainsi que les témoins instrumentaires (понятые) (M. et G).
8. Le requérant fut alors amené au département du FSB de la région de Saratov. Selon ses dires, il y passa une bonne partie de la nuit sans qu’aucun document autorisant sa détention ne soit dressé. L’intéressé dit aussi avoir demandé en vain à ce que l’on fasse venir un avocat.
9. Toujours selon ses dires, pendant cette détention, des officiers du FSB le battirent sévèrement dans le but de lui extorquer des aveux.
10. Le 4 février 2006, après avoir été libéré, le requérant s’adressa à l’hôpital pour des soins médicaux. Le dossier donne les informations suivantes :
– selon un extrait de la fiche médicale du 4 février 2006, le requérant avait des contusions sur le visage, ainsi qu’une contusion et un traumatisme fermé de la cage thoracique, mais aucune fracture ne fut détectée à la radiographie ;
– selon un certificat médical délivré le 6 février 2006 par le médecin S., le requérant s’était fait soigner par un médecin le 4 février 2006, lequel avait constaté des ecchymoses sur la cage thoracique, sur le cou, le front, l’avant‑bras gauche et sur la main gauche.
2. L’enquête préliminaire sur l’allégation de mauvais traitements
11. Le 5 février 2006, le requérant porta plainte auprès du procureur militaire de la garnison de Saratov, demandant l’ouverture d’une enquête pénale pour mauvais traitements sur sa personne dans les locaux du FSB. Il décrivait les faits comme suit :
– les mauvais traitements lui avaient été infligés les 3 et 4 février entre 18 heures et 5 heures du matin, par deux officiers FSB ;
– on l’avait frappé à coups de poing ou au moyen d’une bouteille plastique remplie d’eau à la poitrine, à la tête – au front et à la nuque –, ainsi qu’au niveau des lombaires, des pieds, des hanches, et de l’avant-bras ; l’un de ces officiers l’avait fait tomber par terre en lui tordant un bras, puis lui avait mis son genou sur la gorge pour l’asphyxier ; le même officier l’avait ensuite remis debout et laissé s’asseoir, puis avait continué à frapper ; après quoi, le même l’avait attrapé par un pan du col de ses vêtements et, en tirant vers lui, avait tenté de l’asphyxier ;
– vers 5 heures du matin, on l’avait laissé quitter les locaux du FSB et on l’avait déposé en voiture à une station-service, en lui ordonnant de revenir vers midi ; ensuite, il était allé chez lui pour dormir et, au réveil, il s’était présenté à l’hôpital.
12. Par une décision du 25 février 2006, l’adjoint au procureur militaire de la garnison de Saratov refusa l’ouverture d’une enquête contre les officiers du FSB, en se fondant :
– sur l’article 14 § 2 du code pénal russe, considérant que les faits allégués n’avaient pas la gravité requise pour justifier une poursuite pénale (в силу малозначительности) ;
– sur l’article 38 § 1 du même code, considérant que l’usage de la force par les officiers de l’État était légitime.
Quant aux motifs de fait, la décision retenait :
– que le requérant avait résisté à son arrestation, ce qui avait obligé les officiers du FSB à le menotter ;
– que le colonel S., entendu, avait expliqué : que le 3 février 2006, il avait participé, avec d’autres officiers du FSB et du service du procureur régional de Saratov, à l’interpellation du requérant ; que face à la résistance de l’intéressé, ils avaient dû recourir à la force et lui passer les menottes ; que le requérant avait ensuite été amené dans les locaux du département régional du FSB, où il avait été interrogé par des officiers du FSB et du service du procureur ; que ses allégations de mauvais traitements étaient mensongères ;
– que les lésions corporelles du requérant avaient été causées dans une situation inconnue, non liée à l’arrestation.
13. Le requérant forma un recours judiciaire contre cette décision. Il se plaignit, entre autres, de l’irrégularité de la détention pendant 15 heures après son arrestation le 3 février 2006. Par une décision du 5 juin 2007, le tribunal militaire de la garnison de Saratov rejeta ce recours. Le requérant se pourvut en cassation.
14. Le 14 août 2007, la cour militaire de la circonscription Privoljski confirma la décision contestée. Dans ses motifs, la cour retint :
– que le requérant avait été condamné pour fraude, aux termes d’un jugement qui avait acquis l’autorité de la chose jugée ;
– que, par conséquent, l’intéressé était dépourvu du droit d’attaquer en justice les décisions du procureur en rapport avec ce procès pénal, car le contraire conduirait à réexaminer un jugement définitif ;
– que, le cas échéant, le requérant pourrait attaquer le jugement le condamnant par la voie du contrôle en révision en exposant ses arguments contre la décision du procureur.
15. Entre-temps, le 24 août 2006, le procureur de la circonscription militaire de l’Oural avait annulé la décision du 25 février 2006 (paragraphe 12 ci-dessus) et ordonné un complément d’enquête.
16. Le 25 octobre 2006, l’adjoint du procureur de la garnison de Saratov refusa l’ouverture d’une enquête pour les mêmes motifs que ceux de la décision du 25 février 2006. Dans sa décision, l’adjoint du procureur cita les explications du colonel S., qui étaient identiques à celles présentées dans cette dernière décision. Cependant, dans la dernière version, le colonel ajoutait que ses services avaient laissé le requérant repartir chez lui vers 4 heures du matin (le 4 février 2006).
B. Le procès pénal dirigé contre le requérant
17. Le 6 octobre 2006, le tribunal de la ville de Rtischevo condamna le requérant à deux ans d’emprisonnement pour fraude. Au nombre des éléments sur lesquels le tribunal fonda son jugement figuraient entre autres :
– les dépositions de la victime V. et des témoins, qui attestaient selon lui aussi bien de la sollicitation que de la transmission des fonds ;
– les procès-verbaux de la saisie des billets de banque remis par V. et dont les numéros avaient été préalablement notés par le FSB ;
– accessoirement, l’enregistrement des conversations entre l’accusé et la victime, qui à ses yeux corroboraient l’accusation.
18. Le requérant se pourvut en cassation. Il contestait, entre autres, la recevabilité de l’enregistrement comme élément de preuve. Le 26 décembre 2006, la cour de la région de Saratov, statuant comme juge de cassation, rejeta le pourvoi. S’agissant du moyen relatif à la recevabilité des preuves, la cour considéra :
– que le jugement attaqué avait statué sur l’ensemble des preuves corroborant l’accusation, dont l’enregistrement des conversations ;
– que cet enregistrement avait été obtenu au moyen d’une « opération test » conforme aux exigences de la loi sur les mesures opérationnelles d’investigation.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les dispositions pertinentes au regard du grief tiré de l’article 3 de la Convention
19. Les dispositions du code de procédure pénale russe relatives à l’enquête préliminaire, à l’ouverture de l’instruction pénale et à l’examen judiciaire des recours formés par la voie prévue par l’article 125 dudit code contre les décisions des autorités chargées de l’instruction sont décrites dans l’arrêt Lyapin c. Russie (no 46956/09, § 99, 24 juillet 2014).
20. Selon l’article 14 § 2 du code pénal, n’est pas punissable l’acte qui, bien qu’il réunisse les éléments constitutifs d’un délit prévu par le code, ne présente, en raison de son faible niveau de gravité, aucun danger pour l’ordre public (малозначительность).
21. Selon l’article 38 § 1 dudit code, ne peut être reproché à son auteur le dommage à un délinquant causé lors de son arrestation en vue de le traduire devant l’autorité compétente ou de prévenir des infractions ultérieures, à condition qu’il n’y ait pas d’autres moyens d’arrêter ce délinquant et que les limites de la légitime défense ne soient pas franchies.
B. Les dispositions se rapportant au grief tiré de l’article 8 de la Convention
22. Les dispositions pertinentes régissant l’exécution des mesures opérationnelles d’investigation sont décrites dans l’arrêt Bykov c. Russie ([GC], no 4378/02, § 56, 10 mars 2009).
23. Dans sa décision du 17 juillet 2007 no 597-o-o, la Cour constitutionnelle de Russie a examiné la conformité à la Constitution russe des articles 8 et 11 de la loi du 12 août 1995 (no 144-FZ) sur les mesures opérationnelles d’investigation.
Analysant le cas qui lui était soumis, la Cour constitutionnelle a relevé qu’en l’occurrence, la victime avait procédé par ses propres moyens à l’enregistrement audio de ses conversations avec l’auteur du pourvoi et l’avait transmis à l’autorité compétente, diffusant ainsi volontairement leur contenu.
En droit, la Cour constitutionnelle a considéré :
– qu’au sens de la loi fédérale susmentionnée, l’usage de moyens techniques, y compris de moyens d’enregistrement audio, doit suivre la procédure ordinaire prévue par ladite loi, mais qu’il n’exige pas en lui‑même une décision judiciaire spéciale ;
– qu’une autorisation judiciaire est obligatoire pour mettre en œuvre certaines mesures opérationnelles d’investigation entraînant une atteinte aux droits constitutionnels d’une personne, mais non pour fixer le déroulement ou les résultats de telles mesures.
Dans les circonstances de l’espèce, la Cour constitutionnelle a conclu qu’il n’y avait pas de raisons de supposer que les droits constitutionnels du plaignant avaient été violés par les dispositions contestées.
Elle a indiqué, enfin, que le contrôle de la légalité de la mesure opérationnelle d’investigation et l’utilisation de ses résultats dans le cadre de la procédure pénale relevait de la compétence des tribunaux de droit commun.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
24. Le requérant allègue avoir été interpellé par les officiers du FSB et retenu dans des locaux de ce Service pendant quinze heures de façon non reconnue. Il invoque l’article 5 de la Convention qui, dans la partie pertinente, est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...) »
A. Les thèses des parties
25. Le Gouvernement rejette les allégations du requérant. Il affirme qu’il n’y a pas de données attestant que, durant sa présence dans les locaux du FSB du 3 au 4 février 2006, le requérant était privé de sa liberté. Il en veut pour preuve :
– l’absence de tout procès-verbal daté de cette période dans le dossier du requérant ;
– le fait que le requérant n’avait alors aucun statut procédural, l’affaire pénale dirigée à son encontre n’ayant été engagée que le 11 février 2006.
26. Le Gouvernement fait observer, en outre, que le requérant n’a pas formé de recours judiciaire contre les décisions de l’adjoint du procureur refusant l’ouverture d’une enquête pénale sur l’allégation de privation illégale de liberté, comme le lui aurait permis l’article 125 du code de procédure pénale.
27. Le requérant est d’avis que pour déterminer s’il y a eu privation de liberté au sens de l’article 5, il faut partir de la situation concrète et non de critères formels. Il expose :
– que l’absence de procès-verbal d’interpellation, à laquelle se réfère le Gouvernement, ne prouve nullement que cette interpellation n’a pas eu lieu ;
– que, bien au contraire, si l’on se réfère à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Khadissov et Tsetchoïev c. Russie (no 21519/02, § 148, 5 février 2009), pareille absence représente par elle-même une violation grave, en ce qu’elle est de nature à permettre aux responsables d’un acte de privation de liberté de dissimuler leur implication, de brouiller les pistes et d’échapper à leur responsabilité quant au sort de la personne détenue ;
– que la raison pour laquelle il est resté dans les locaux du FSB était que l’enquêteur l’interrogeait sur les circonstances du délit commis.
Compte tenu des critères élaborés par la Cour, le requérant maintient qu’il était bien privé de sa liberté.
28. Le requérant estime, enfin, qu’il a dûment contesté cette violation devant les autorités nationales, en portant cette allégation à l’attention de la justice. Or, par une décision du 5 juin 2007, le tribunal a rejeté ce recours sans examen au fond, au motif que le jugement le condamnant avait acquis l’autorité de la chose jugée.
B. L’appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
29. Dans la mesure où le Gouvernement affirme que le requérant n’a pas formé de recours judiciaire contre les décisions de l’adjoint du procureur, la Cour observe que dans son recours contre la décision du 25 février 2006, le requérant a soulevé son grief relatif à l’irrégularité de la détention en question. Toutefois, ce recours n’a pas été examiné sur le fond par les juridictions nationales (paragraphe 13 ci‑dessus). La Cour considère ainsi que l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.
30. La Cour constate par ailleurs que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
2. Sur le fond
a) Les principes généraux
31. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Ce droit revêt une très grande importance dans « une société démocratique », au sens de la Convention (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004‑II).
32. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 § 1, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 92 et 93, série A no 39, et Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 57, CEDH 2012).
33. La Cour rappelle que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs. De plus, en matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi d’autres arrêts, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, §§ 162-164, 19 février 2009, et Khalikova c. Azerbaïdjan, no 42883/11, §§ 98-99, 22 octobre 2015).
b) L’application de ces principes au cas d’espèce
34. En l’espèce, la Cour note l’opposition entre, d’un côté, l’affirmation du requérant selon laquelle il était en situation de détention non reconnue (paragraphe 27 ci-dessus), et, de l’autre, la position du Gouvernement, qui déduit de l’absence de procès-verbaux pertinents que l’interpellation et la détention alléguées n’ont pas eu lieu (paragraphe 26 ci-dessus).
35. La Cour observe à cet égard qu’il ne prête pas à controverse entre les parties qu’après l’opération test, le requérant a suivi les officiers du FSB dans les locaux de ce dernier (paragraphe 12 ci-dessus). Elle note que le requérant indique y être entré le 3 février 2006 vers 18 heures (paragraphe 11 ci-dessus). Cette information, qui n’est pas contestée par le Gouvernement, est confirmée par la décision de non-lieu du 25 octobre 2006 (paragraphe 16 ci-dessus). Il ressort de cette dernière que le requérant a été interrogé dans les locaux du FSB et élargi le 4 février 2006 vers 4 heures du matin. Force est ainsi de constater que le requérant est bien demeuré dans les locaux du FSB pendant la période indiquée, et s’y trouvait sous le contrôle des officiers de ce Service. Par conséquent, il appartient au Gouvernement de fournir des explications sur ce qui s’est passé pendant cette période dans ces locaux.
36. La Cour relève que selon les explications du colonel S. relatées dans les décisions des 25 février et 25 octobre 2006 (paragraphes 12 et 16 ci‑dessus), le requérant avait été amené dans les locaux du département régional du FSB, où il fut ensuite interrogé par des officiers du FSB et du service du procureur. Le gouvernement défendeur n’a ni réfuté ces informations, ni livré aucun compte-rendu horaire de ce qui s’est passé dans les locaux concernés. Dans ces conditions, la Cour donne crédit à la version du requérant, selon laquelle, étant interrogé sur les circonstances du délit commis, il n’était pas libre de partir.
37. Ainsi, faute pour le Gouvernement d’avoir fourni des éléments convaincants et pertinents à l’appui de sa version des faits, et vu le caractère cohérent et plausible de la version du requérant, la Cour estime que ce dernier est bien resté dans les locaux du FSB et qu’il y a fait l’objet d’une privation de liberté, à tout le moins de 18 heures le 3 février 2006 à 4 heures le lendemain.
38. Cela étant, le Gouvernement semble attacher de l’importance à l’absence de tout procès-verbal confirmant le statut procédural de l’intéressé pendant cette période. Cet argument ne convainc pas la Cour. Bien au contraire, elle estime que l’absence de procès-verbal d’interpellation doit être regardée comme la marque d’une détention non reconnue, situation qui constitue une totale négation des garanties dont doit bénéficier une personne privée de liberté et une violation extrêmement grave de l’article 5 (voir, parmi beaucoup d’autres, El‑Masri c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 237, CEDH 2012, Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 104, CEDH 1999‑IV, Loulouïev et autres c. Russie, no 69480/01, § 122, CEDH 2006‑XIII (extraits) et Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 87, CEDH 2006‑III).
39. La Cour constate dès lors que la détention subie par le requérant entre les 3 et 4 février 2006 n’était donc pas « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Dans ces conditions, la Cour n’a pas besoin de rechercher si cette détention était visée par l’un des alinéas de cet article (Menecheva, précité, §§ 86-89). Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
40. Le requérant allègue avoir été sévèrement battu par les officiers du Service fédéral de sécurité immédiatement après son arrestation lorsqu’il se trouvait dans les locaux dudit Service. Il dénonce en outre l’absence d’une enquête effective sur ses allégations.
Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Thèses des parties
41. Le Gouvernement rejette ces allégations. Selon lui, les mauvais traitements allégués n’ont pas eu lieu. Il explique :
– que le dossier pénal ne contient pas d’éléments de preuve allant dans le sens de l’existence de tels traitements de la part des officiers du FSB ;
– que ce même dossier ne contient aucun élément attestant d’un recours à la force par lesdits officiers au moment de l’arrestation du requérant, ou la présence de lésions corporelles sur ce dernier ;
– que du 3 au 4 février 2006, le requérant n’était pas entre les mains des autorités, puisqu’il n’a été ni interpellé ni détenu par le FSB ;
– que, par conséquent, il y a lieu de considérer que toutes les lésions relevées à l’hôpital civil ont été subies dans des circonstances inconnues, non liées à l’arrestation.
42. S’agissant des garanties procédurales, le Gouvernement expose :
– que le requérant a tout de suite été informé de ses droits, comme l’indique selon lui le procès-verbal d’examen du lieu de l’incident ;
– que sa signature sur ledit procès-verbal en fait foi ;
– qu’en particulier, le requérant a été informé de son droit de ne pas devoir contribuer à sa propre incrimination.
S’agissant de l’accès à un médecin, le Gouvernement soutient qu’il n’y a au dossier aucun document permettant de conclure qu’un tel accès lui ait été refusé.
Quant à l’accès à un avocat, le Gouvernement soutient que le requérant bénéficiait de l’assistance d’avocat choisi par lui, G., depuis le 11 février 2006.
43. Le Gouvernement est d’avis, enfin, que l’enquête relative à l’allégation de mauvais traitements présentait l’effectivité requise. Il fait observer que le requérant, faisant usage de son droit de contester les décisions de refus d’ouverture d’une instruction pénale des 25 février et 29 septembre 2006, a introduit des recours judiciaires qui ont été rejetés.
44. Le requérant expose de son côté que le 3 février 2006, avant son arrestation par les officiers du FSB, il n’avait pas de lésions corporelles ; or, de telles lésions ont bien été constatées par un médecin le lendemain, le 4 février, lorsqu’il a été élargi.
Le requérant affirme que lors de sa détention irrégulière il s’est vu dépouillé de toutes les garanties procédurales normales. Il affirme :
– qu’il n’a pas été informé de ses droits ;
– qu’il n’a pas été mis en mesure d’informer ses proches de sa détention ;
– qu’il n’a eu accès ni à un avocat, ni à un médecin ;
– qu’il n’a eu la possibilité de consulter un médecin qu’après avoir été élargi.
45. L’intéressé soutient que l’enquête menée à la suite de sa plainte pour mauvais traitements introduite le 5 février 2006 n’était pas effective au sens de la jurisprudence de la Cour sur l’article 3. Il expose :
– qu’aucune instruction pénale n’a jamais été ouverte ;
– que l’accès au dossier de l’enquête ne lui a pas été assuré, ledit dossier ayant depuis lors été détruit ;
– que l’enquête préliminaire n’est arrivée à aucune explication de ses lésions corporelles.
B. L’appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
46. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
2. Sur le fond
a) Sur l’allégation de mauvais traitements
i. Les principes généraux
47. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et le comportement de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV). Pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. Les nécessités de l’enquête et les indéniables difficultés de la lutte contre la criminalité ne sauraient conduire à limiter la protection due à l’intégrité physique de la personne (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, §§ 38-40, série A no 336, et Oleg Nikitine c. Russie, no 36410/02, § 46, 9 octobre 2008).
48. La Cour rappelle que les personnes en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger. Par conséquent, lorsqu’un individu est placé en garde à vue alors qu’il se trouve en bonne santé et que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’État de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999‑V, et Oleg Nikitine, précité, § 44). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (El‑Masri, précité, § 152, et Mikheïev c. Russie, no 77617/01, § 102, 26 janvier 2006).
49. Pour apprécier les preuves, la Cour a généralement adopté jusqu’ici le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, §§ 161, série A no 25). Une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou tout décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII).
ii. L’application de ces principes au cas d’espèce
50. La Cour observe que les parties sont en désaccord sur la question de savoir où le requérant a subi des lésions corporelles : l’intéressé affirme que ces dernières lui ont été infligées alors qu’il était sous le contrôle du FSB, tandis que le Gouvernement rejette cette allégation.
51. La Cour relève, en premier lieu, que, à la fin de l’opération test – le transfert des fonds –, le requérant a été amené dans les locaux du FSB, où il est resté jusqu’au lendemain (paragraphes 25, 36 et 39 ci-dessus). En second lieu, selon les dires du requérant, non contestés par le Gouvernement sur ce point, l’intéressé ne présentait aucune lésion avant son interpellation (paragraphes 41 et 44 ci-dessus). D’un autre côté, la Cour relève que le Gouvernement ne conteste pas non plus la présence sur le corps du requérant des lésions constatées le 4 février 2006 à l’hôpital civil quelques heures après sa remise en liberté par le FSB (paragraphe 41 ci-dessus). Enfin, il est constant qu’après son interpellation, le requérant est demeuré au moins dix heures (paragraphe 37 ci-dessus) sous le contrôle des autorités.
52. Le Gouvernement se trouve, par conséquent, dans l’obligation de présenter une explication plausible de la manière dont ces lésions ont été subies.
53. La Cour observe que la version fournie par le gouvernement défendeur consiste à dire que les lésions ont été subies dans des circonstances inconnues, non liées à l’interpellation. Confrontant cette version à celle du requérant, la Cour estime cette dernière plus convaincante. En effet, l’intéressé a présenté un récit circonstancié comprenant le descriptif détaillé des mauvais traitements ainsi que des preuves médicales appuyant ce récit. La Cour attache aussi du poids au fait que c’est le jour même de son élargissement que le requérant s’est fait examiner (voir, a contrario, Toporkov c. Russie, no 66688/01, § 44, 1er octobre 2009, où le requérant avait attendu six jours avant de demander un examen médical). En outre, le requérant a présenté une chronologie horaire du déroulement des faits, non contestée par le Gouvernement.
54. La Cour relève que l’allégation du requérant, bien que défendable, n’a pas fait l’objet d’investigations de la part des autorités russes (paragraphe 66 ci-dessous).
55. Au demeurant, la version finalement retenue n’a pas fait l’objet d’investigations approfondies non plus (paragraphe 67 ci-dessous). En effet, les motifs des non-lieux sont très succincts et produisent l’impression que le déroulement des faits n’a pas été soigneusement établi (paragraphes 12-16 ci‑dessus).
56. Ainsi, la question du recours à la force de la part des officiers n’a pas été définitivement écartée. Les termes employés par les procureurs laissent entendre que les officiers du FSB avaient eu recours à la force lors de l’arrestation pour faire face à la résistance du requérant ; or, ce dernier l’a constamment nié. Cette contradiction aurait pu être écartée notamment au moyen d’une confrontation avec les témoins présents au moment des faits (paragraphe 7 ci-dessus) ; or, ni le requérant ni les témoins n’ont été interrogés. La Cour estime que, indépendamment de la question de la responsabilité pénale des officiers au regard du droit national en cas de recours à la force lors d’une arrestation (paragraphes 12, 20 et 21 ci‑dessous), les autorités russes n’ont pas suffisamment bien établi les faits se rapportant à l’éventualité d’un recours à la force lors de l’arrestation du requérant. Dans l’hypothèse où la force aurait effectivement été employée se poserait une seconde question : celle de savoir si les lésions corporelles du requérant – ou certaines d’entre elles – sont ou non attribuables aux actes des officiers. Or, les décisions de non-lieu ne permettent pas de trouver une réponse à ces deux interrogations nécessaires ; elles suivent d’emblée la version finalement retenue par le Gouvernement, à savoir celle d’une survenance de ces lésions dans des circonstances inconnues.
Ainsi, la Cour constate qu’aucune tentative sérieuse de confronter les deux thèses opposées afin d’établir les circonstances de l’incident n’a été entreprise.
57. La Cour conclut que le Gouvernement n’a pas fourni d’explication plausible sur l’origine des lésions subies par l’intéressé (voir, a contrario, Mogilat c. Russie, no 8461/03, §§ 54-55, 13 mars 2012, où les policiers avaient présenté des rapports consignant les circonstances de l’arrestation et de la résistance du requérant et faisant état d’un recours à la force lors de l’arrestation, sans susciter d’objections de la part du requérant).
58. La Cour accepte, dès lors, que les mauvais traitements allégués ont eu lieu pendant les dix heures sur lesquelles s’est étendue la détention non reconnue du requérant (paragraphes 36-39 ci-dessus). Or, une telle détention, opérée en violation de toutes les lois et en l’absence de toutes les garanties procédurales, ne pouvait qu’accroître la vulnérabilité du requérant et constituer un facteur favorable à des mauvais traitements (Zayev c. Russie, no 36552/05, § 96, 16 avril 2015).
59. Compte tenu des éléments précédents, il y a lieu de conclure que les traitements subis par le requérant les 3 et 4 février 2006, ont constitué un traitement inhumain et dégradant et ont emporté violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel.
b) Sur l’effectivité de l’enquête
i. Les principes généraux
60. La Cour considère que lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII).
61. Certes, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens : l’enquête ne doit pas nécessairement arriver à une conclusion qui coïncide avec la version des faits présentée par le plaignant. Toutefois, elle doit être effective en ce sens qu’elle doit permettre d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 257, 30 mars 2016), ce qui suppose notamment qu’elle permette de déterminer si la force utilisée pouvait ou non être justifiée dans les circonstances de l’espèce.
62. Pour qu’une enquête relative à une allégation de mauvais traitements puisse passer pour effective, elle doit être approfondie. Cela signifie que les autorités doivent entreprendre des démarches appropriées pour établir ce qui s’est passé et ne doivent pas se fier à des conclusions hâtives et mal fondées pour motiver leurs décisions à l’issue de l’enquête, et notamment pour clôturer celle-ci (Assenov et autres, précité, § 103 et suiv., et Markaryan c. Russie, no 12102/05, § 55, 4 avril 2013). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question. Outre la déclaration détaillée de la victime présumée au sujet de ses allégations, elles doivent notamment recueillir les dépositions des témoins oculaires éventuels, les expertises appropriées et, le cas échéant, tous certificats médicaux complémentaires propres à fournir un compte-rendu complet et précis des blessures litigieuses, ainsi qu’une analyse objective des constatations médicales, notamment au sujet de la cause des blessures. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Davitidze, précité, § 100).
ii. L’application de ces principes au cas d’espèce
63. La Cour relève que le requérant a présenté un récit cohérent et circonstancié des sévices qu’il affirmait lui avoir été administrés par les officiers du FSB, récit appuyé, en outre, par un certificat médical. La Cour considère que ces informations étaient suffisantes pour mettre en mouvement une instruction pénale. Elle considère, en outre, que la question de savoir à quel moment – avant ou après son élargissement du FSB – les mauvais traitements allégués ont eu lieu aurait dû faire l’objet de vérifications lors d’une telle instruction, ne serait-ce que pour dissiper ce doute, et non servir de motif pour refuser l’ouverture de cette dernière. Les autorités compétentes russes se trouvaient bien dans l’obligation de conduire une enquête effective au sens de l’article 3, afin de présenter une explication plausible sur la manière dont les lésions susmentionnées ont été subies.
64. Pour ce qui est de l’enquête préliminaire menée par le service du procureur militaire de la garnison de Saratov, la Cour considère, en premier lieu, que seule une « instruction pénale », régie par l’article 146 du code de procédure pénale, aurait été une réponse adéquate aux allégations de mauvais traitements du requérant, en ce qu’elle aurait permis de déployer toutes les mesures d’instruction prévues par le code de procédure pénale avec – entre autres – interrogatoires, confrontations, identifications, reconstitutions et expertises.
65. La Cour souligne avoir récemment jugé que le refus des autorités internes d’ouvrir une instruction pénale au sujet d’un grief défendable de mauvais traitements subis entre les mains de la police devait être regardé comme révélateur d’un manquement de l’État à son obligation de conduire une enquête effective, découlant de l’article 3 de la Convention (Lyapin, précité, §§ 128-140). Elle n’aperçoit, dans la présente affaire, aucune raison d’aboutir à un constat différent.
66. En second lieu, la Cour observe qu’à aucun moment l’autorité chargée de l’enquête n’a ordonné d’expertise médicolégale pour consigner et analyser les lésions corporelles du requérant afin de pouvoir confirmer ou exclure l’allégation de mauvais traitements. Elle observe, de même, que cette autorité n’a pas interrogé le ou les médecins de l’hôpital civil qui avaient soigné le requérant (Toporkov, précité, § 54). Enfin, les autorités n’ont fourni aucune explication quant à l’origine des lésions identifiées par le médecin (paragraphe 10 ci-dessus).
67. En outre, la Cour relève que les deux décisions de non-lieu ont affirmé que les lésions avaient été subies dans des circonstances étrangères à la détention. Or, aucune tentative n’a été faite de retracer le chemin du requérant après son élargissement et d’établir ces « circonstances » afin de confirmer ou d’exclure cette hypothèse.
68. Ainsi, force est de constater que l’enquête pénale n’a pas rempli le rôle qui lui incombait, à savoir celui d’expliquer l’origine des lésions corporelles du requérant (voir, mutadis mutandis, Ribitsch, précité, § 34). La Cour considère dès lors que cette enquête n’a pas été suffisamment approfondie pour satisfaire les critères élaborés par sa jurisprudence.
69. La Cour conclut que l’enquête préliminaire menée à la suite des allégations du requérant n’a pas rempli la condition d’« effectivité » requise. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
70. Le requérant se plaint enfin que l’enregistrement de ses conversations avec V., entrepris dans le cadre de l’opération test sur l’initiative du FSB, a été opéré en violation de la loi nationale. Il invoque l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Les thèses des parties
71. Selon le Gouvernement, l’enregistrement de l’opération test était fondé sur l’article 8 de la loi fédérale du 12 août 1995 sur les mesures opérationnelles d’investigation, tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle de Russie (voir la partie « Le droit interne pertinent »).
72. De son côté, se référant à l’article 8 de la loi susmentionnée, le requérant fait observer que cet article, bien qu’il ne règlemente pas en détail l’opération test, exige que les autorités chargées de mener de telles opérations ménagent le droit de l’individu au respect de sa vie privée.
B. L’appréciation de la Cour
1. Sur la recevabilité
73. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
2. Sur le fond
74. La Cour rappelle sa jurisprudence constante d’après laquelle, s’agissant de l’interception de communications aux fins d’une enquête de police, « la loi doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à opérer pareille atteinte secrète, et virtuellement dangereuse, au droit au respect de la vie privée et de la correspondance » (Malone c. Royaume-Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82). En outre, puisque l’application des mesures de surveillance secrète des communications échappe au contrôle des intéressés comme du public, la « loi » irait à l’encontre de la prééminence du droit si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif – ou au juge – ne connaissait pas de limites. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 230, 4 décembre 2015).
75. Dans l’arrêt Bykov (précité), la Cour a examiné la question de savoir si l’interception des conversations au moyen d’un appareil de radiotransmission était « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Elle a relevé que « le pouvoir discrétionnaire légal dont jouissaient les autorités pour prescrire l’interception n’était subordonné à aucune condition et l’étendue ainsi que les modalités d’exercice de ce pouvoir n’étaient pas définies ; aucune autre garantie spécifique n’était prévue ». La Cour a conclu que, « faute de règles spécifiques et détaillées, le recours à cette technique de surveillance dans le cadre d’une « opération test» n’était pas entouré de garanties adéquates contre les divers abus possibles ; sa mise en œuvre était susceptible d’arbitraire et incompatible avec la condition de légalité » (Bykov, précité, §§ 80-81).
76. En l’espèce, il ne prête pas à controverse que les mesures mises en œuvre par le FSB dans le cadre de l’opération test ont constitué une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée garanti par l’article 8 § 1 de la Convention.
77. Vu la conclusion à laquelle elle est arrivée dans l’arrêt Bykov – à savoir, que la mesure contestée n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention – la tâche de la Cour consiste, en l’espèce, à examiner si la loi nationale répondait à l’époque des faits aux exigences susmentionnées.
78. La Cour relève à cet égard que le Gouvernement met l’accent sur l’absence de nécessité, au regard du droit national, d’obtenir une décision judiciaire préalable autorisant les écoutes. En même temps, il n’a fait état d’aucune modification de la loi nationale, depuis l’arrêt Bykov, propre à permettre de conclure que le recours à cette technique de surveillance dans le cadre d’une « opération test » est désormais entouré de garanties adéquates contre les divers abus possibles.
79. La Cour constate ainsi que l’ingérence n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention. Dès lors, il n’y a pas lieu de rechercher si l’ingérence en question poursuivait un « but légitime » ou était « nécessaire, dans une société démocratique ». La Cour conclut qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 8 de la Convention.
IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
80. Enfin, le requérant se plaint de l’absence de réponse à certains moyens formulés dans son appel, de l’irrégularité d’une perquisition, de la détention provisoire, de l’admission de preuves et l’appréciation, selon lui erronée, des preuves, de l’absence d’audition de certains témoins à l’audience du tribunal. Il allègue une violation de la présomption d’innocence à son égard. Il invoque les articles 6 et 8 de la Convention.
81. Eu égard au contenu du dossier et pour autant qu’ils relèvent de sa compétence, la Cour estime que ces griefs ne révèlent pas de violations des droits consacrés par la Convention et ses Protocoles.
82. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
83. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
84. Le requérant réclame 70 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
85. Se référant aux arrêts Samoïlov c. Russie, no 64398/01, 2 octobre 2008 et Gladychev c. Russie, no 2807/04, 30 juillet 2009, le Gouvernement estime que la somme réclamée par le requérant est excessive. Le constat de la violation de la Convention lui paraît constituer en soi une satisfaction équitable suffisante.
86. Au vu des circonstances de l’espèce, et eu égard au constat de violation des articles 3, 5 et 8 de la Convention auquel elle est parvenue, la Cour considère que l’intéressé a nécessairement connu une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparés par les seuls constats de violation.
87. La Cour estime toutefois que la somme réclamée est excessive. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle considère qu’il y a d’allouer 13 000 EUR au requérant au titre du dommage moral.
B. Frais et dépens
88. Le requérant demande également 110 000 roubles russes (RUB) pour les frais et dépens engagés devant la Cour, dont 90 000 RUB pour les honoraires d’avocat et 20 000 RUB pour les frais de traduction.
89. Le Gouvernement estime que cette somme est déraisonnable et excessive. Qui plus est, à ses yeux, le requérant n’a présenté aucun décompte fiable confirmant l’étendue du travail accompli.
90. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable un montant de 2 500 EUR[1]. La Cour accorde cette somme au requérant au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt sur cette somme[2].
C. Intérêts moratoires
91. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 3, 5 § 1 et 8 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
6. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur :
i. 13 000 EUR (treize mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros)[3], plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsLuis López Guerra
GreffierPrésident
* * *
[1]. Rectifié le 18 Octobre 2016 : « dont il faut déduire les 850 EUR déjà versés dans le cadre de l’assistance judiciaire » a été supprimé.
[2]. Rectifié le 18 Octobre 2016 : le texte était le suivant : « La Cour accorde donc au requérant 1 650 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt sur cette somme. »
[3]. Rectifié le 18 Octobre 2016 : le texte était le suivant : « 1 650 EUR (mille six cent cinquante euros. »