GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE PAROISSE GRÉCO-CATHOLIQUE LUPENI ET AUTRES c. ROUMANIE
(Requête no 76943/11)
ARRÊT
STRASBOURG
29 novembre 2016
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Guido Raimondi, président,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Angelika Nußberger,
George Nicolaou, juges
Kristina Pardalos, juge ad hoc
Paulo Pinto de Albuquerque,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Georges Ravarani,
Alena Poláčková,
Pauliine Koskelo, juges
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 2 mars et 21 septembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 76943/11) dirigée contre la Roumanie et dont la Paroisse gréco-catholique de Lupeni (la première requérante), l’Évêché gréco-catholique de Lugoj (le deuxième requérant) et l’Archidiocèse gréco-catholique de Lupeni (le troisième requérant) ont saisi la Cour le 14 décembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes D.O. Hatneanu et C.T. Borsányi, avocates respectivement à Bucarest et à Timișoara. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.
3. Dénonçant le refus des juridictions nationales de faire droit à la demande de restitution d’un lieu de culte qu’ils ont introduite sur le fondement du droit commun, les requérants se plaignaient d’une violation du droit d’accès à un tribunal, d’un non-respect du principe de la sécurité juridique et d’une violation du droit à un procès équitable dans un délai raisonnable. Par ailleurs, ils s’estimaient victimes d’une discrimination fondée sur la religion en relation avec la violation alléguée de leur droit d’accès à un tribunal.
4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour - « le règlement »). Le 18 décembre 2012, elle a été communiquée au Gouvernement.
5. À la suite du déport de Iulia Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), Kristina Pardalos a été désignée par le président pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).
6. Le 19 mai 2015, une chambre de la troisième section, composée des juges : Josep Casadevall, président, Luis López Guerra, Ján Šikuta, Kristina Pardalos, Johannes Silvis, Valeriu Griţco, Branko Lubarda, ainsi que de Stephen Phillips, greffier de section, a déclaré, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention qui concernaient le droit d’accès à un tribunal, le respect du principe de la sécurité juridique et la durée de la procédure et quant au grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 qui concernait le droit d’accès à un tribunal, et irrecevable pour le surplus. Elle a conclu, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au droit d’accès à un tribunal et au respect du principe de la sécurité juridique, et à la violation de cette disposition quant à la durée de la procédure. Elle a également conclu, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention.
7. Le 19 août 2015, les requérants ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention et de l’article 73 du règlement de la Cour. Le 19 octobre 2015, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
9. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).
10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 2 mars 2016 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mme C. Brumar,agente,
Mme O. Ezer,conseil,
Mme I. Dumitriupremière secrétaire à la Représentation permanente
de la Roumanie auprès du Conseil de l’Europe,
M. C. PăvălaşcuChef de service au Secrétariat d’État pour les Cultes ;
– pour les requérants
MeD.O. Hatneanu, avocate, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges Me Hatneanu puis Mmes Brumar et Ezer.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
11. Les trois requérants appartiennent à l’Église roumaine unie à Rome, également dénommée Église gréco-catholique ou uniate.
A. Le contexte historique de l’affaire
12. En 1948, par le décret no 358/1948, l’Église gréco-catholique fut dissoute, et ses biens furent transférés à l’État, à l’exception des biens des paroisses, dont une commission interdépartementale fut chargée de déterminer l’affectation finale. Toutefois, la commission ne s’acquitta jamais de cette mission et les biens des paroisses furent transférés à l’Église orthodoxe en vertu du décret no 177/1948.
13. En 1967, l’ensemble formé par l’église et la cour attenante ayant appartenu à la première requérante fut inscrit au registre foncier en tant que propriété de la Paroisse orthodoxe roumaine de Lupeni I (« la paroisse orthodoxe »).
14. Après la chute du régime communiste, en décembre 1989, le décret no 358/1948 fut abrogé par le décret-loi no 9/1989. Le culte uniate fut reconnu officiellement par le décret-loi no 126/1990 relatif à certaines mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome. L’article 3 de ce décret‑loi prévoyait que la situation juridique des biens ayant appartenu aux paroisses uniates et se trouvant en possession de l’Église orthodoxe devait être tranchée par des commissions mixtes constituées de représentants du clergé des deux cultes, uniate et orthodoxe. Pour rendre leurs décisions, ces commissions devaient prendre en compte « la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens ».
15. L’article 3 du décret-loi no 126/1990 fut modifié par l’ordonnance du gouvernement no 64/2004 et par la loi no 182/2005. Selon cette disposition modifiée, en cas de désaccord entre les représentants cléricaux des deux cultes au sein d’une commission mixte, la partie ayant un intérêt à agir pouvait introduire une action en justice fondée sur le « droit commun » (drept comun, voir la procédure visée aux paragraphes 41 et 121 ci‑dessous).
16. La première requérante fut légalement reconstituée le 12 août 1996 et les requérants entamèrent – sans succès – devant la commission mixte des démarches visant à obtenir la restitution de leurs anciens biens.
17. Le droit interne, notamment le décret-loi no 126/1990 et les modifications qui y ont été apportées en 2004 et 2005, est exposé aux paragraphes 39 à 43 ci-dessous.
B. L’action judiciaire des requérants
1. La première phase de la procédure
18. Le 23 mai 2001, le deuxième requérant saisit les juridictions nationales d’une action engagée contre l’Archidiocèse orthodoxe d’Arad et la paroisse orthodoxe. Il demandait l’annulation de l’expropriation, opérée sur la base du décret no 358/1948, de l’église et du cimetière sis à Lupeni, et la restitution de cette église à la première requérante. La première requérante et le troisième requérant étaient mentionnés dans l’acte introductif d’instance en tant que mandataires du deuxième requérant.
19. Par un jugement du 10 octobre 2001, le tribunal départemental de Hunedoara (« le tribunal départemental ») déclara l’action irrecevable au motif que le litige devait être résolu par la voie de la procédure spéciale instituée par le décret-loi no 126/1990, c’est-à-dire devant la commission mixte.
20. La première requérante et le deuxième requérant interjetèrent appel de ce jugement. Le 22 février 2002, ils demandèrent la suspension de la procédure, afin que l’affaire fût résolue par voie amiable. Le 25 mars 2003, ils sollicitèrent sa réinscription au rôle. Le même jour, la cour d’appel d’Alba-Iulia (« la cour d’appel ») rejeta l’appel, jugeant l’action prématurée. Par un arrêt définitif du 24 novembre 2004, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »), statuant sur un pourvoi en recours (recurs) formé par la première requérante et le deuxième requérant, cassa l’arrêt de la cour d’appel et renvoya l’affaire devant la même cour d’appel pour qu’elle fût jugée au fond.
21. Le 12 mai 2006, en application des modifications législatives apportées au décret-loi no 126/1990, qui donnaient compétence aux tribunaux pour juger le fond des affaires concernant les biens ayant appartenu aux paroisses uniates et se trouvant en possession de l’Église orthodoxe (paragraphe 42 ci-dessous), la cour d’appel fit droit à l’appel du deuxième requérant et renvoya l’affaire devant le tribunal départemental.
22. Le 27 juillet 2006, lorsque l’affaire fut réinscrite au rôle du tribunal départemental, l’action fut élargie afin d’inscrire formellement la première requérante et le troisième requérant comme parties demanderesses dans la procédure. Le 8 novembre 2006, les requérants adjoignirent à leur action initiale une action en revendication des biens en litige, sur la base du droit commun.
23. Le tribunal départemental demanda aux parties d’organiser une réunion afin de parvenir à un accord sur l’attribution de l’église en litige et de lui faire part du résultat des négociations avant le 25 avril 2007. Les parties se rencontrèrent le 20 avril 2007 sans aboutir à un résultat.
24. Par un jugement du 27 février 2008, le tribunal départemental rejeta l’action des requérants au motif que la paroisse orthodoxe était devenue légalement propriétaire du bien en litige en vertu du décret no 358/1948 et qu’elle s’était comportée en propriétaire, s’assurant entre autres du bon entretien de l’église.
25. Le 26 septembre 2008, statuant sur appel des requérants, la cour d’appel annula le jugement du 27 février 2008 pour vice de forme et renvoya l’affaire devant le tribunal départemental.
2. Le jugement au fond
26. Par un jugement du 13 février 2009, le tribunal départemental fit droit à l’action des requérants et ordonna la restitution de l’église à la première requérante. Comparant les titres de propriété des parties, il nota que la partie gréco-catholique était inscrite depuis 1940 au registre foncier en tant que propriétaire du bien et que l’Église orthodoxe avait fait porter au registre foncier en 1967 le droit de propriété sur ce même bien qui lui avait été transféré en vertu du décret no 358/1948. Il jugea que l’abrogation du décret no 358/1948 avait eu pour effet, en l’espèce, la cessation du droit de propriété de la partie orthodoxe sur le bien en litige. Il observa également que la première requérante n’avait pas de lieu de culte et qu’elle était obligée de célébrer son service religieux dans des locaux qu’elle louait à l’Église romano-catholique.
3. La procédure d’appel
27. Par un arrêt du 11 juin 2010, la cour d’appel accueillit l’appel interjeté par la paroisse orthodoxe et rejeta l’action des requérants. Sur la base des preuves versées au dossier, elle constata tout d’abord que l’église revendiquée et deux maisons paroissiales de Lupeni avaient été construites entre 1906 et 1920 par des orthodoxes de rite oriental et des gréco‑catholiques et qu’après sa construction, l’église avait abrité alternativement les offices des deux cultes. Elle prit note du fait qu’en 1948, les fidèles gréco-catholiques avaient été contraints de se convertir au culte orthodoxe et que le lieu de culte avait été transféré dans le patrimoine de l’Église orthodoxe qui l’avait entretenu et qui y avait réalisé des travaux d’amélioration.
28. La cour d’appel examina également les déclarations des quatre témoins recueillies par le tribunal départemental. Elle nota que ces déclarations confirmaient les données statistiques, qui montraient qu’à Lupeni le nombre des orthodoxes était supérieur à celui des gréco‑catholiques. Elle observa que, selon le dernier recensement, il y avait à Lupeni 24 968 fidèles orthodoxes et 509 fidèles gréco-catholiques. Elle compara également les déclarations des témoins, les documents écrits qui attestaient du nombre de fidèles gréco-catholiques déclarés lors de la reconstitution de l’Église gréco-catholique à Lupeni et les données du dernier recensement réalisé à Lupeni.
29. Elle tint ensuite le raisonnement suivant :
« (...) bien que l’action ait été fondée sur les dispositions du droit commun, à savoir l’article 480 du code civil, compte tenu de son objet, le tribunal ne peut pas trancher sans appliquer les dispositions de l’article 3 alinéa 1 du décret-loi no 126/1990, en vertu desquelles la situation juridique des lieux de culte et des maisons paroissiales (...) doit être déterminée en tenant compte de la volonté des fidèles de la communauté détentrice des biens ».
30. Elle considéra que, étant donné que les orthodoxes, y compris les convertis qui ne voulaient plus revenir au culte gréco-catholique, étaient plus nombreux que les gréco-catholiques à Lupeni, il fallait tenir compte de leur refus pour statuer sur l’affaire. Elle estima que, « eu égard aux réalités sociales et historiques, ignorer la volonté des fidèles et la proportion de fidèles orthodoxes, majoritaires, par rapport aux fidèles gréco-catholiques, nettement moins nombreux, porterait atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques ».
31. La cour d’appel jugea que l’abrogation du décret no 358/1948 n’emportait pas automatiquement annulation du titre de propriété de l’Église orthodoxe, ce décret constituant la loi en vigueur à l’époque du transfert du droit de propriété. Elle estima dès lors que, même s’il avait été rendu en vertu d’un acte normatif déclaré ultérieurement abusif, le titre de l’Église orthodoxe était valable à compter de la date à laquelle le transfert avait été opéré, de sorte que l’action en revendication était dépourvue de fondement.
4. L’arrêt définitif de la Haute Cour
32. Les requérants formèrent un pourvoi en recours devant la Haute Cour, alléguant que la cour d’appel avait appliqué de manière erronée les dispositions légales régissant l’action en revendication. Ils exposaient que le droit de propriété ne pouvait être lié au caractère majoritaire d’une religion, la propriété étant une notion juridique indépendante de l’importance numérique et de la volonté des parties.
33. Le 15 juin 2011, la Haute Cour rendit à la majorité un arrêt définitif dans lequel elle présenta de manière détaillée les décisions des juridictions inférieures. Rappelant que celles-ci étaient seules compétentes pour établir les faits, elle entérina leurs considérations factuelles. Elle rejeta le pourvoi des requérants et confirma l’arrêt rendu en appel. Sur la question de savoir quelle était la loi applicable, elle indiqua notamment ceci :
« En vertu du décret-loi no 126/1990 (...) une distinction est faite entre deux situations : a) celle où les biens se trouvent dans le patrimoine de l’État (...) b) celle où les lieux de culte et les paroisses ont été repris par l’Église orthodoxe roumaine et pour lesquelles la restitution est décidée par une commission mixte composée de représentants cléricaux des deux cultes, commission qui tient compte de la volonté des fidèles de la communauté détentrice des biens.
Compte tenu de ces dispositions, c’est à bon droit que la juridiction d’appel, saisie d’une action en restitution d’un lieu de culte, a appliqué le critère de la volonté des fidèles (majoritairement orthodoxes) de la communauté détentrice du bien, soulignant en même temps le caractère irrégulier du raisonnement de la juridiction qui avait statué en première instance en procédant à une simple comparaison des titres et en ignorant la norme spéciale. (...)
Or, il apparaît qu’il y a à Lupeni 24 968 croyants orthodoxes et 509 croyants gréco‑catholiques, que les fidèles qui avaient été contraints en 1948 à passer au culte orthodoxe ne souhaitaient pas revenir au culte gréco-catholique et que la tentative de résoudre [le différend] dans le cadre de la commission mixte cléricale a eu lieu (selon le procès-verbal du 20 avril 2007 (...) la partie orthodoxe avait indiqué que la demande de restitution du lieu de culte ne pouvait pas être accueillie, eu égard à la volonté des croyants de la paroisse et au fait que, depuis 1948, le lieu de culte était administré par les orthodoxes). (...)
Le fait qu’il ait été ajouté à l’article 3 [du décret-loi no 126/1990] un alinéa selon lequel « si la commission ne se réunit pas dans le délai fixé, si elle ne parvient pas à un résultat ou si la décision qu’elle prend mécontente l’une des parties, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun» ne signifie pas que les requêtes en restitution régies par les normes spéciales soient transformées en actions en revendication [de propriété] de droit commun.
Saisi d’une telle requête, le tribunal ne peut pas ignorer la réglementation spéciale applicable en la matière, qui pose le critère à respecter dans la résolution de tels litiges, à savoir la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien.
En d’autres termes, le tribunal peut être appelé en vertu de sa plénitude de juridiction à trancher une requête au fond alors que la procédure préalable n’a pas été close par une décision de la commission mixte cléricale, afin de ne pas compromettre l’accès à la justice, mais ce faisant, il ne peut pas sortir des limites imposées par le cadre normatif spécial.
La préférence pour le critère de la volonté des fidèles relève du choix du législateur, qui a voulu ainsi réglementer une matière qui concerne les immeubles dotés d’une certaine affectation (les lieux de culte), et le tribunal n’est pas habilité à censurer la loi.
Par ailleurs, se prononçant sur l’inconstitutionnalité alléguée de l’article 3 du décret no 126/1990 et du critère de la volonté des fidèles, la Cour constitutionnelle a affirmé que le texte n’était contraire ni au principe de démocratie de l’État roumain ni à celui de la liberté des cultes religieux (décision C.C. no 23/1993, décision C.C. no 49/1995). (...)
La cour d’appel a estimé que le fait que l’État avait dépossédé de manière abusive l’Église gréco-catholique de ses lieux de culte en 1948 ne pouvait pas, dans un État de droit, être réparé par un abus en sens inverse, qui ne tiendrait pas compte du choix de la majorité des fidèles à la date de l’adoption de ladite mesure. Or restituer des biens qui avaient appartenu à l’Église gréco-catholique sans respecter les conditions imposées par l’article 3, alinéa premier, du décret-loi no 126/1990 porterait atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques. La reconstitution d’un droit ne peut pas se faire de manière abstraite, en ignorant les réalités sociales et historiques, et l’atténuation des anciens préjudices ne doit pas créer de nouveaux problèmes disproportionnés (...).
Par ailleurs, pour pouvoir engager une action en revendication fondée sur le droit commun, et non sur la loi spéciale, les requérants doivent se prévaloir de l’existence d’un « bien », d’un droit patrimonial qu’ils pourraient mettre en exergue.
Or, par le décret no 358/1948, le culte gréco-catholique a été dissous et les biens de l’Église gréco-catholique sont passés dans le patrimoine de l’État. À présent, l’immeuble en cause est inscrit (au registre foncier (...)) au nom de la Paroisse orthodoxe roumaine Lupeni I.
Le fait que, par le décret-loi no 9/1989, l’Église roumaine unie à Rome (gréco‑catholique) a été reconnue officiellement, à la suite de l’abrogation du décret no 358/1948, ne signifie pas qu’elle ait recouvré tous ses droits de propriété ; en effet, la reconstitution du droit de propriété est soumise à une procédure (à savoir les dispositions du décret-loi no 126/1990 tel que modifié), et l’espoir d’obtenir un droit de propriété n’est pas assimilé à un bien (...) »
34. Dans une opinion séparée, l’un des juges de la formation de jugement estima que le renvoi fait par le législateur au droit commun ne pouvait pas être réduit à une dimension purement procédurale mais qu’il devait s’interpréter comme l’application d’une règle de droit matériel. Se référant aux règles relatives à l’élaboration des actes normatifs, le juge exprimait l’avis que, si le législateur avait voulu donner une signification spécifique à la ladite référence au « droit commun », il aurait dû le faire expressément. L’action en revendication impliquant la comparaison des titres de propriété, le juge concluait que l’Église orthodoxe ne possédait pas de tel titre relativement au lieu de culte en cause.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le droit interne
1. La Constitution
35. L’article 21 de la Constitution se lit comme suit :
« 1) Toute personne a le droit de saisir la justice pour défendre ses droits, ses libertés et ses intérêts légitimes.
2) L’exercice de ce droit ne peut être restreint par aucune loi. »
2. Les dispositions internes régissant le régime général des cultes religieux
36. L’article 37 du décret no 177/1948 relatif au régime général des cultes, publié dans une version modifiée au Moniteur officiel no 204 du 3 septembre 1948, était ainsi rédigé :
« 1) Si au moins 10 % des croyants affiliés à un culte le quittent pour un autre culte, la communauté religieuse du culte délaissé perd automatiquement une partie de son patrimoine proportionnelle au nombre des croyants qui sont partis. Cette portion est transférée, de plein droit, dans le patrimoine de la communauté locale du nouveau culte adopté par les croyants. »
37. Ce décret a été abrogé par la loi no 489/2006 sur la liberté de religion et le régime général des cultes (privind libertatea religioasă și regimul general al cultelor), publiée au Moniteur officiel du 8 janvier 2007. Selon cette loi, la relation entre l’État roumain et les cultes religieux reconnus par la loi est régie par le respect du principe de l’autonomie des cultes et la reconnaissance par l’État des statuts de ceux‑ci.
38. L’ordonnance d’urgence du gouvernement no 94/2000 relative à la restitution des immeubles ayant appartenu aux communautés religieuses de Roumanie, telle que modifiée le 25 juillet 2005 et publiée au Moniteur officiel le 1er septembre 2005, énonce ce qui suit :
Article 1
« (2) Le régime juridique des immeubles qui constituaient des lieux de culte sera régi par une loi spéciale. »
3. Le décret-loi no 126/1990 relatif à certaines mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome (Église gréco-catholique) et les modifications ultérieures de ce texte
39. À la suite de l’abrogation du décret no 358/1948, un projet d’acte normatif fut présenté au législateur afin de régler la situation des lieux de culte ayant appartenu à l’Église gréco-catholique. Dans l’exposé des motifs de ce texte, il était reconnu que la question de la restitution des lieux de culte devait être réglée par les deux Églises intéressées, par la voie du dialogue. À l’issue de négociations, les représentants des deux Églises déclarèrent d’un commun accord qu’il était nécessaire d’adopter un acte normatif, de restituer à l’Église gréco-catholique les biens se trouvant dans le patrimoine de l’État, et de constituer des commissions mixtes pour décider du sort des lieux de culte se trouvant dans le patrimoine de l’Église orthodoxe. Le projet de loi élaboré afin de tenir compte des propositions faites par les deux parties fut vivement débattu au Parlement.
40. Le 25 avril 1990, le décret-loi no 126/1990 fut publié au Moniteur officiel no 54. En ses parties pertinentes en l’espèce, il était ainsi libellé :
Article 1
« Par suite de l’abrogation, par le décret-loi no 9 du 31 décembre 1989, du décret no 358/1948, l’Église roumaine unie à Rome est officiellement reconnue (...) »
Article 3
« La situation juridique des édifices religieux et des maisons paroissiales qui ont appartenu à l’Église uniate et que l’Église orthodoxe roumaine s’est appropriés sera fixée par une commission mixte composée de représentants du clergé de chacune de ces deux Églises, qui prendra en compte la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens (dorinţa credincioşilor din comunităţile care deţin aceste bunuri). »
Article 4
« Dans les communes où le nombre de lieux de culte est insuffisant par rapport au nombre des fidèles, l’État apportera son soutien à la construction de nouvelles églises ; à cette fin, il mettra à la disposition des cultes concernées le terrain requis si elles n’en disposent pas et il contribuera à la collecte des fonds nécessaires. »
41. L’ordonnance du gouvernement no 64/2004 du 13 août 2004 (« l’ordonnance no 64/2004 »), entrée en vigueur le 21 août 2004, a modifié l’article 3 du décret-loi susmentionné par l’ajout d’un deuxième paragraphe, ainsi libellé :
« Au cas où les représentants cléricaux des deux cultes religieux ne trouvent pas un accord au sein de la commission mixte prévue à l’article 1er, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun. »
42. La loi no 182/2005 du 13 juin 2005 (« la loi no 182/2005 »), entrée en vigueur le 17 juin 2005, a également modifié l’article 3 du décret-loi no 126/1990, de la façon suivante :
« La partie ayant un intérêt à agir convoquera l’autre partie, en lui communiquant par écrit ses prétentions ainsi que les preuves sur lesquelles celles-ci sont fondées. La convocation sera faite par lettre, envoyée en recommandé avec accusé de réception ou remise en mains propres. La date de la réunion de la commission mixte ne sera fixée que trente jours après la date de réception des documents. La commission sera constituée de trois représentants de chaque culte. Si la commission ne se réunit pas dans le délai fixé, si elle ne parvient pas à un résultat ou si la décision qu’elle prend mécontente l’une des parties, la partie ayant un intérêt à agir peut introduire une action en justice fondée sur le droit commun.
L’action sera examinée par les tribunaux.
L’action sera exemptée de la taxe judiciaire. »
43. L’exposé des motifs de la loi no 182/2005 est ainsi libellé :
« Le décret-loi no 126/1990 pose un certain nombre de mesures concernant l’Église roumaine unie à Rome (Église gréco-catholique).
Dans l’application de ce texte, la pratique des tribunaux n’a pas été uniforme : certaines juridictions se sont considérées compétentes pour juger les actions portant sur les lieux de culte et les maisons paroissiales qui avaient appartenu à l’Église roumaine unie à Rome et avaient été reprises par l’Église orthodoxe roumaine, alors que d’autres ont estimé que ce type de litige ne relevait pas de la compétence générale des tribunaux, le droit d’accès libre à la justice étant ainsi nié.
Eu égard aux standards existant au niveau européen dans ce domaine, (...) aux initiatives de la Commission Européenne et à la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, une modification de la législation roumaine s’impose dans cette matière afin d’assurer un accès réel à la justice, par la mention expresse dans la loi de la possibilité pour les intéressés de s’adresser à un tribunal.
La présente loi investit expressément les juridictions de la compétence de juger les litiges qui portent sur des biens ayant appartenu à l’Église roumaine unie à Rome, lorsque les commissions prévues à l’article 3 du décret-loi no 126/1990 ne parviennent pas à un accord.
Afin de permettre aux deux parties de prendre des mesures pour résoudre le problème relatif aux lieux de culte en cause, l’ordonnance permet le maintien de l’activité des commissions, en donnant la possibilité de résoudre la question de la restitution de ces lieux par la voie du dialogue interconfessionnel.
Ce nouveau texte garantit l’application du principe de libre accès à la justice, dans le cas visé par le décret-loi no 126/1990, conformément à l’article 6 de la Convention (...) et à l’article 21 de la Constitution de la Roumanie.
(...). »
4. Le code civil
44. L’article 480 du code civil, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, était ainsi libellé :
« La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois. »
45. L’action en revendication n’est pas définie par la loi. Selon la jurisprudence, il s’agit de l’action par laquelle le propriétaire d’un bien immeuble, qui en a perdu la possession au profit d’un tiers, s’efforce de faire rétablir son droit de propriété sur le bien en question et d’en recouvrer la possession. Le système de registre foncier assure une publicité intégrale des droits réels relatifs à chaque immeuble et mentionne les titulaires de ces droits.
5. Le code de procédure civile
46. Selon l’article 329 du code de procédure civile tel qu’en vigueur à l’époque des faits, le procureur général du parquet près la Haute Cour d’office ou sur demande du ministre de la Justice, ainsi que le collège directeur de la Haute Cour, les collèges directeurs des cours d’appel et le Médiateur (Avocatul Poporului) avaient le devoir de demander à la Haute Cour, de se prononcer sur les questions de droit qui avaient été tranchées de manière différente par les tribunaux. Selon l’article 3307 du même code, les décisions étaient rendues dans l’intérêt de la loi, elles n’avaient pas d’effet sur les décisions judiciaires concernées ni sur la situation des parties à la procédure. Dès la publication de la décision dans le Moniteur officiel, les tribunaux devaient suivre la solution retenue par la Haute Cour.
B. La jurisprudence des juridictions internes concernant les actions engagées par différentes paroisses gréco-catholiques aux fins de la restitution des lieux de culte
47. Les parties ont versé au dossier de l’affaire des décisions de justice relatives à des actions engagées par des paroisses gréco-catholiques contre des paroisses orthodoxes aux fins de la restitution de lieux de culte. Ces actions étaient fondées majoritairement sur l’article 480 du code civil et visaient la rectification des registres fonciers sur lesquels les paroisses orthodoxes avaient fait inscrire leur droit de propriété sur les biens en litige.
1. Les décisions rendues par les juridictions inférieures
48. Dans une série de décisions, rendues avant 2013, les juridictions inférieures (tribunaux départementaux ou cours d’appel), statuant en première instance, en appel ou sur pourvoi, ont statué sur les actions en revendication après avoir examiné la validité des titres des parties, et plus particulièrement la manière dont le bien en cause était entré dans le patrimoine de l’Église orthodoxe (arrêts de la cour d’appel de Timișoara du 20 juin 2006, du 24 novembre 2010 et du 15 septembre 2011, décisions du tribunal départemental de Hunedoara du 27 février 2008 et du 8 juillet 2009, décisions du tribunal départemental de Bihor du 6 mars 2008 et du 3 septembre 2010, arrêt définitif de la cour d’appel de Brașov du 11 mars 2008, décision du tribunal départemental de Brașov du 28 mars 2011, arrêt de la cour d’appel de Târgu-Mureș du 11 novembre 2010 et arrêt de la cour d’appel d’Oradea du 22 février 2012).
49. Dans des décisions également prononcées avant 2013, d’autres juridictions inférieures ont statué sur les actions en revendication en examinant les titres des parties et en se référant au critère de la volonté des fidèles (arrêt rendu en appel par la cour d’appel d’Alba-Iulia le 14 janvier 2010 et arrêt rendu en appel par la cour d’appel de Cluj le 28 mars 2012).
50. Le Gouvernement a versé au dossier de l’affaire des décisions rendues en 2015 dans lesquelles les juridictions inférieures avaient appliqué l’article 3 du décret-loi no 126/1990 (décisions rendues en appel par la cour d’appel de Cluj les 11 et 17 mars 2015 et le 9 octobre 2015, par la cour d’appel de Timișoara les 18 juin et 29 octobre 2015 et par la cour d’appel de Târgu-Mureș le 17 juin 2015 ; jugement du tribunal départemental de Sălaj du 29 janvier 2015).
2. Les décisions rendues par la Haute Cour
51. Dans un arrêt définitif du 25 novembre 2008, la Haute Cour, alors appelée Cour suprême de Justice, a renvoyé une affaire pour jugement aux juridictions inférieures après avoir noté que l’Église orthodoxe était inscrite en tant que propriétaire au registre foncier et que le critère de la volonté des fidèles n’était applicable qu’au cours de la procédure préalable devant les commissions mixtes.
52. Dans une série d’arrêts, la Haute Cour a cassé les décisions des juridictions inférieures et renvoyé les affaires pour réexamen au motif que le critère fixé par le décret-loi no 126/1990 n’avait pas été appliqué (voir, par exemple, les arrêts du 24 mars 2009, du 9 novembre 2010, des 14 novembre et 11 décembre 2012 et du 7 février 2013). Dans une autre série d’arrêts, définitifs, la Haute Cour a jugé que, bien que la partie gréco-catholique eût saisi les tribunaux d’une action en revendication de droit commun, elle ne pouvait pas faire abstraction du critère de la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens établi par le décret-loi no 126/1990 (voir, par exemple, les arrêts de la Haute Cour du 29 mai 2007, des 26 janvier et 24 novembre 2011 et des 16 mai et 12 décembre 2012).
53. Dans certains arrêts, la Haute Cour a statué sur l’action en revendication en comparant les titres des parties inscrits au registre foncier (voir, par exemple, les arrêts du 10 mars 2011, des 16 mai, 2 octobre et 21 novembre 2012 et du 1er octobre 2013).
54. Le Gouvernement a versé au dossier de l’affaire vingt-sept arrêts définitifs rendus entre 2013 et 2015 dans lesquels la Haute Cour a appliqué le critère de la volonté des fidèles. Dans un arrêt du 20 juin 2013, la Haute Cour a admis l’action en revendication formée par une église gréco‑catholique dans un contexte où deux églises existaient dans la localité et où, bien que seulement deux des quatre-vingt-dix habitants de la commune fussent gréco-catholiques, l’église revendiquée n’était pas utilisée par les fidèles orthodoxes.
3. Les décisions rendues par la Cour constitutionnelle
55. Saisie d’une exception d’inconstitutionnalité de l’article 3, premier alinéa, du décret-loi no 126/1990, la Cour constitutionnelle a jugé, dans sa décision no 23 du 27 avril 1993, que le critère litigieux prévu par l’article 3 et appliqué par les commissions mixtes était conforme à la Constitution. Dans le cadre d’une nouvelle saisine, elle a confirmé cette position le 19 mai 1995 par la décision no 49.
56. Le 19 janvier 2012, la Cour constitutionnelle a été saisie d’une nouvelle exception d’inconstitutionnalité de l’article 3, premier alinéa, du décret-loi no 126/1990, dans le cadre d’une action en restitution d’un lieu de culte autre que l’action des requérants, qui était alors pendante devant la cour d’appel d’Alba-Iulia.
57. Par une décision du 27 septembre 2012, elle a rejeté cette exception, pour les motifs suivants :
« (...) Les dispositions de l’article 3 du décret-loi no 126/1990 concernant l’abrogation de certains actes normatifs ne sont pas contraires aux dispositions constitutionnelles invoquées ; au contraire, elles respectent tant le principe général inscrit à l’article 1 alinéa 3 de la Constitution, selon lequel l’État roumain est « un État de droit, démocratique et social », que le principe de la liberté des cultes religieux consacré par l’article 29 alinéa 3 de la Constitution.
Par la (...) décision [no 23 du 27 avril 1993], la Cour [constitutionnelle] a jugé que la démocratie impliquait le respect de la volonté de la majorité ; or la dernière partie de l’article 3, [selon lequel la commission mixte] « prendra en compte la volonté des fidèles des communautés détentrices [des] biens », énonce l’application de ce principe en instituant un critère social, celui du choix de la majorité des paroissiens.
(...) Lorsque, dans la même [localité], il y a des fidèles orthodoxes et des fidèles gréco-catholiques, le fait d’appliquer un critère social, à savoir celui de la majorité des fidèles, pour fixer l’attribution du lieu de culte et des maisons paroissiales correspond au principe démocratique de détermination de l’utilisation religieuse de ce bien en fonction de la volonté de la majorité [des fidèles concernés]. Procéder autrement aurait pour effet, injustifié, d’empêcher la majorité des fidèles, orthodoxes, de pratiquer leur religion, à moins de passer au culte gréco-catholique (...)
Étant donné qu’il n’a pas été présenté d’éléments nouveaux de nature à motiver un changement dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, tant la solution que les motifs de la décision mentionnée demeurent valables dans la présente affaire (...). »
III. LES RAPPORTS DU CONSEIL DE L’EUROPE
58. Le troisième rapport sur la Roumanie de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (« l’ECRI »), adopté le 24 juin 2005 et publié le 21 février 2006, mentionne ce qui suit :
« Législation sur les cultes religieux
(...)
15. L’ECRI note avec inquiétude les informations selon lesquelles, bien qu’elle n’ait pas le statut de religion d’État, l’Église orthodoxe, qui est la religion majoritaire en Roumanie, occuperait une place dominante dans la société roumaine. Ainsi, les autres religions estiment que cette église exerce une trop grande influence sur la politique des autorités. Elle recevrait également des avantages que les autres religions n’ont pas, tels que des chapelles dans les centres pénitentiaires et carcéraux. Cette église aurait en outre une influence importante sur les décisions du gouvernement concernant des questions telles que l’attribution du statut de culte religieux à des associations religieuses. L’ECRI note également qu’étant donné le nombre et la diversité des cultes officiellement reconnus et pratiqués en Roumanie, le dialogue interreligieux entre l’Église orthodoxe et les autres dénominations religieuses pourrait être amélioré. En particulier, le dialogue entre cette Église et l’Église gréco-catholique ne serait pas près d’aboutir, en raison principalement de la manière dont les autorités gèrent la question de la restitution des biens confisqués pendant la période communiste.
16. L’ECRI note également avec inquiétude les informations selon lesquelles des membres de l’Église orthodoxe se livraient à des actes de harcèlement en tout genre envers des adeptes de l’Église gréco-catholique non sans une certaine complaisance des autorités.
(...)
45. L’ECRI note avec inquiétude que la restitution des églises ayant appartenu à l’Église gréco-catholique est devenue une source de tensions entre celle-ci et l’Église orthodoxe. Bien qu’il y ait eu des tentatives d’aboutir à un accord à l’amiable, l’Église orthodoxe refuse de rendre ces églises à l’Église gréco-catholique, et les autorités ne semblent pas agir pour faire appliquer la loi. L’ECRI espère donc que les autorités s’engageront plus activement dans la résolution des questions relatives à la restitution des églises gréco-catholiques afin que la loi soit appliquée équitablement, dans un esprit de tolérance et de respect mutuel (...) »
59. Le quatrième rapport sur la Roumanie de l’ECRI, adopté le 19 mars 2014 et publié le 3 juin 2014, mentionne ce qui suit :
« 22. Dans son troisième rapport, l’ECRI recommandait aux autorités roumaines de faire appliquer la loi sur la restitution des biens, et d’inciter les confessions religieuses, particulièrement l’Église orthodoxe et les minorités religieuses, à ouvrir un dialogue constructif sur cette question. Elle leur recommandait aussi d’établir des mécanismes de médiation, de tenir des colloques et des séminaires interreligieux, et de mener des campagnes d’information visant à promouvoir l’idée d’une société multiconfessionnelle.
23. Les autorités ont confirmé que le contentieux sur cette question des biens a suscité des tensions entre l’Église orthodoxe et l’Église catholique grecque. D’une manière générale, l’Église orthodoxe n’a guère montré d’empressement à restituer les églises catholiques grecques reçues en 1948 par l’État, et s’est même fréquemment refusée à le faire.
24. Une commission mixte formée de représentants du clergé des deux Églises a été créée en 1999 pour régler ces questions de propriété ; son travail ne semble toutefois pas avoir donné de résultats notables. L’Autorité nationale pour la restitution des biens a fait savoir à l’ECRI que sur 6 723 demandes de restitution, 1 110 ont été instruites depuis 2005. (...). Un conseil consultatif des églises et cultes a été créé au mois d’avril 2011 pour promouvoir la solidarité et la coopération, et prévenir les conflits entre les religions de Roumanie ; il se réunit jusqu’à deux fois par an. L’ECRI se félicite des efforts évoqués ci-dessus, et invite les autorités à jouer un rôle de chef de file dans le règlement de litiges liés, il faut le rappeler, à la confiscation de biens par l’État. »
60. En sa partie pertinente pour l’affaire, la réponse du gouvernement roumain au quatrième rapport de l’ECRI est ainsi rédigée (traduction du greffe) :
« En ce qui concerne les paragraphes 22 à 25, le secrétariat d’État aux cultes a constamment cherché à recourir à la médiation pour apaiser les tensions entre l’Église orthodoxe roumaine et l’Église roumaine unie à Rome (gréco-catholique), et a joué un rôle actif dans la recherche de solutions satisfaisantes pour les deux parties dans leur litige patrimonial ; le secrétariat d’État aux affaires religieuses finance les projets de construction de nouveaux lieux de culte dans les zones où l’une des parties devient irrévocablement propriétaire du lieu de culte précédemment en litige.
En outre, l’Autorité nationale pour la restitution (...) des biens a poursuivi avec les représentants des deux Églises les réunions au cours desquelles ont été examinés divers aspects concernant le stade de règlement des demandes déposées devant la commission spéciale de restitution et les difficultés rencontrées dans le processus de restitution.
Au cours de ces réunions, la situation des biens appartenant à l’Église gréco-catholique et actuellement détenus par l’Église orthodoxe roumaine a également été examinée, le dialogue entre les deux Églises en vue d’un règlement amiable du contentieux patrimonial étant encouragé.
Pour ce qui est du stade actuel de règlement des demandes de restitution déposées par l’Église gréco-catholique devant la commission spéciale, il y a lieu de souligner que 1 100 demandes sur 6 723 ont été réglées (16,51 %).
Ces demandes ont été réglées de la façon suivante :
Restitution en nature : 139
Proposition d’indemnisation : 52
Rejet : 66
Autres solutions (réorientation, renonciation) : 853 »
EN DROIT
I. SUR L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE
61. Selon la jurisprudence de la Cour, « l’affaire » renvoyée à la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre (Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 91, 23 mars 2016, et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 109, 13 novembre 2007).
62. La Cour relève que, dans son arrêt du 19 mai 2015, la chambre a déclaré irrecevables, d’une part, les griefs tirés par les requérants des articles 9 de la Convention et 1 du Protocole no 1, pris seuls et combinés avec les articles 13 et 14 de la Convention, et, d’autre part, les griefs tirés de l’article 6 de la Convention relativement au défaut d’indépendance et d’impartialité des tribunaux et au défaut d’équité de la procédure en raison du changement des membres de la formation de jugement au cours de la procédure.
63. Il s’ensuit que les griefs en question échappent à l’objet du litige soumis à l’examen de la Grande Chambre.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
64. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, les requérants soulèvent en substance trois griefs. Premièrement, ils se plaignent d’une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal, reprochant aux juridictions nationales d’avoir tranché leur litige non pas en appliquant les règles du droit commun, mais selon le critère énoncé par le décret-loi no 126/1990 applicable dans le cadre de la procédure amiable, à savoir la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien. Deuxièmement, les requérants soutiennent, sans se référer explicitement au principe de sécurité juridique, que l’application de ce critère n’était pas prévisible et a rendu leur droit d’accès à un tribunal illusoire. Troisièmement, ils se plaignent de la durée de la procédure.
65. Il convient, à titre liminaire, de rappeler que la chambre a examiné les griefs des requérants uniquement sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, estimant que les garanties de l’article 13 se trouvaient absorbées par les garanties plus strictes de l’article 6. La Cour marque son accord avec cette approche et procédera à l’identique.
66. Il y a également lieu de rappeler que la chambre a estimé nécessaire d’examiner les arguments des requérants concernant l’application du critère de la volonté de la majorité des fidèles dans le cadre d’une action en revendication fondée sur le droit commun tant sous l’angle du droit d’accès à un tribunal que sous celui du respect du principe de la sécurité juridique.
67. Rappelant sa jurisprudence bien établie quant à sa compétence pour qualifier les faits qui lui sont soumis (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I), la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de s’écarter de l’approche de la chambre et elle examinera donc les arguments des requérants également sous l’angle du respect dudit principe.
68. En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention
69. Dans son arrêt du 19 mai 2015, la chambre a estimé que l’action des requérants relevait de l’article 6 § 1 de la Convention dans son volet civil, dès lors qu’elle avait pour but la reconnaissance de leur droit de propriété sur un immeuble, droit à caractère patrimonial.
70. Ce constat n’a pas été remis en cause par les parties.
71. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 sous son volet « civil » trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, et ce, qu’il soit protégé par la Convention ou non. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice ; enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi bien d’autres précédents, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 42, CEDH 2015, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009 et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012).
72. La Cour relève que le droit invoqué par les requérants, du fait qu’il se fonde sur le droit interne en matière de revendication, revêtait un caractère civil. Il ne fait aucun doute qu’il existait une contestation, qu’elle était suffisamment sérieuse et que l’issue de la procédure en cause était directement déterminante pour le droit en question. Eu égard aux termes de l’article 480 du code civil (paragraphes 44 et 45 ci-dessus), les requérants pouvaient de manière défendable soutenir qu’ils avaient, en droit roumain, le droit de chercher à rétablir leur droit de propriété sur l’immeuble en litige.
73. La Cour souscrit donc entièrement aux considérations exposées par la chambre quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1, et conclut que le litige engagé par les requérants porte sur un droit de caractère civil et visait à établir par la voie judiciaire un droit de propriété, même si l’objet du litige est un lieu de culte.
74. Cette approche cadre, en outre, avec la jurisprudence déjà bien établie de la Cour en la matière. Ainsi, dans les affaires Paroisse gréco‑catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie (no 48107/99, § 65, 12 janvier 2010), Paroisse gréco-catholique Sfântul Vasile Polonă c. Roumanie (no 65965/01, §§ 67 et 76, 7 avril 2009), Paroisse gréco‑catholique Bogdan Vodă c. Roumanie (no 26270/04, § 41, 19 novembre 2013) et Paroisse gréco-catholique de Siseşti c. Roumanie (no 32419/04, § 27, 3 novembre 2015), la Cour a examiné sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention les griefs des paroisses requérantes relatifs à des procédures portant sur la restitution de lieux de culte ou sur l’exécution de jugements définitifs ordonnant le partage de l’usage d’un lieu de culte.
75. Par ailleurs, la Cour a déjà jugé que « l’un des moyens d’exercer le droit de manifester sa religion, surtout pour une communauté religieuse, dans sa dimension collective, passe par la possibilité d’assurer la protection juridictionnelle de la communauté, de ses membres et de ses biens, de sorte que l’article 9 doit s’envisager (...) à la lumière de l’article 6 » (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 118, CEDH 2001‑XII).
76. Dès lors, l’article 6 § 1 de la Convention est applicable en l’espèce. Pour vérifier si les exigences de cette disposition ont été respectées, la Cour examinera l’affaire sous les trois angles suivants : droit d’accès à un tribunal, respect du principe de la sécurité juridique et droit à un procès équitable dans un délai raisonnable.
B. Sur l’observation des exigences de l’article 6 § 1 de la Convention
1. Sur le droit d’accès à un tribunal
a) L’arrêt de la chambre
77. Dans son arrêt, la chambre a renvoyé d’abord aux principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 § 1 de la Convention quant au droit d’accès à un tribunal. Elle a pris note du caractère sensible de la question de la restitution des édifices de culte et a rappelé sa jurisprudence selon laquelle, même dans un tel contexte, exclure de manière générale de la compétence des tribunaux les litiges portant sur la restitution des lieux de culte contrariait en soi le droit d’accès à un tribunal (Paroisse gréco-catholique Sâmbata Bihor, précité, §§ 66-75). Elle a relevé que les modifications apportées par la loi no 182/2005 à l’article 3 du décret-loi no 126/1990 avaient offert aux requérants la possibilité d’agir en justice.
78. La chambre a jugé ensuite qu’il ne lui appartenait pas d’apprécier en tant que tels, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, ni le système législatif mis en place par les autorités roumaines pour la restitution des églises ni le contenu de la loi matérielle appliquée en l’espèce par les juridictions internes. Elle a constaté que les requérants avaient le droit d’engager une action devant les tribunaux, que les deux parties en litige jouissaient des mêmes droits procéduraux et que les juridictions saisies avaient disposé de la plénitude de juridiction pour appliquer et interpréter la loi interne, sans être tenues dans leur examen par le refus qu’avait formulé la partie défenderesse dans la procédure amiable préalable. Elle a conclu à la non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.
b) Les observations des parties devant la Grande Chambre
i. Les requérants
79. Les requérants rappellent que le droit d’accès à un tribunal suppose un droit effectif à ce qu’une décision soit rendue sur le fond d’une affaire, sans a priori ni arbitraire de la part des juridictions internes. Toutefois, en statuant sur la base de la volonté des fidèles, critère qu’ils estiment en réalité devoir être compris comme celui de « la volonté de la majorité orthodoxe», les juridictions internes auraient rendu illusoire leur droit d’accès à un tribunal.
80. Selon les requérants, pour appliquer le droit commun comme l’exigeait l’article 3 paragraphe 2 du décret-loi no 126/1990, les tribunaux auraient dû examiner les titres de propriété des parties en présence, à savoir les leurs et ceux (inexistants selon eux) de la partie orthodoxe. Au lieu de cela, les juges auraient opté pour une conception strictement formelle de leur rôle, estimant que la volonté de la majorité devait s’appliquer et que le lieu de culte ne pouvait en conséquence pas être restitué. Se référant à l’arrêt Paroisse gréco-catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie précité, les requérants affirment que le rôle des juridictions apparaît d’autant plus formel en l’espèce que la volonté de la majorité n’a en aucune manière été remise en cause par les juges, le seul fait que les orthodoxes soient plus nombreux que les gréco-catholiques ayant été jugé suffisant pour les débouter.
81. Les requérants considèrent que les juridictions internes n’ont pas fait un examen approprié du fond de l’affaire. Ils expliquent à cet égard que l’un des éléments pris en compte pour décider du fond de l’action a consisté dans les contributions apportées par chacune des deux Églises à la construction du lieu de culte. Or, ils contestent la conclusion à laquelle sont parvenues les juridictions internes sur ce point, estimant qu’elle n’est pas conforme aux éléments de preuve versés au dossier.
ii. Le Gouvernement
82. Le Gouvernement souligne d’abord que l’affaire est particulière en ce qu’elle vise des lieux de culte et que le litige en question oppose des communautés religieuses qui, selon lui, se caractérisent par des principes de tolérance et d’entente interconfessionnelle et jouissent d’une certaine autonomie.
83. Il souligne ensuite que les requérants ont pu présenter leur demande de restitution d’un lieu de culte devant les juridictions internes et que celles‑ci, après avoir examiné les faits et le droit, l’ont déclarée non pas irrecevable mais manifestement mal fondée. Pour parvenir à cette conclusion, les juges auraient examiné tant les titres de propriété que la volonté des fidèles. Afin de déterminer cette volonté, ils auraient pris en compte des éléments historiques et sociaux et non pas uniquement des éléments statistiques. Le Gouvernement précise à cet égard que la volonté des fidèles devait être établie sur le fondement d’éléments concrets et ne pouvait être arbitraire et injustifiée.
c) L’appréciation de la Cour
i. Principes généraux
84. Le droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 a été défini dans l’arrêt Golder (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, §§ 28-36, série A no 18). Se référant aux principes de la prééminence du droit et de l’interdiction de tout pouvoir arbitraire qui sous-tendent pour une bonne part la Convention, la Cour y avait conclu que le droit d’accès à un tribunal était un élément inhérent aux garanties consacrées par l’article 6. Ainsi, l’article 6 § 1 garantit à chacun le droit de faire statuer par un tribunal sur toute contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil (Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 116, voir aussi Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 91, CEDH 2001‑V et Cudak c. Lituanie [GC], no 15869/02, § 54, CEDH 2010).
85. L’article 6 § 1 peut donc être invoqué par quiconque, estimant illégale une ingérence dans l’exercice de l’un de ses droits de caractère civil, se plaint de n’avoir pas eu l’occasion de soumettre pareille contestation à un tribunal répondant aux exigences de l’article 6 § 1. Lorsqu’il y a, au sujet de la légalité d’une telle ingérence, une contestation réelle et sérieuse, qu’elle soit relative à l’existence même ou à la portée du droit revendiqué, le justiciable a droit, en vertu de l’article 6 § 1, « à ce qu’un tribunal tranch[e] cette question de droit interne » (Z et autres, précité, § 92, voir aussi Markovic et autres c. Italie [GC], no 1398/03, § 98, CEDH 2006‑XIV).
86. Le droit d’accès à un tribunal doit être « concret et effectif » et non pas théorique et illusoire (voir en ce sens Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 36, série A no 333‑B). Cette remarque vaut en particulier pour les garanties prévues par l’article 6, vu la place éminente que le droit à un procès équitable occupe dans une société démocratique (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 45, CEDH 2001‑VIII). L’effectivité du droit d’accès demande qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (Nunes Dias c. Portugal (déc.), nos 2672/03 et 69829/01, CEDH 2003-IV et Bellet précité, § 36). De même, le droit d’accès à un tribunal comprend non seulement le droit d’engager une action mais aussi le droit à une solution juridictionnelle du litige (voir, par exemple, Fălie c. Roumanie, no 23257/04, §§ 22 et 24, 19 mai 2015 et Kutić c. Croatie, no 48778/99, § 25, CEDH 2002‑II).
87. Qu’une personne ait, au plan interne, une prétention pouvant donner lieu à une action en justice peut dépendre non seulement du contenu matériel, à proprement parler, du droit de caractère civil en cause tel que le définit le droit national, mais encore de l’existence de barrières procédurales empêchant ou limitant les possibilités de saisir un tribunal de plaintes potentielles (McElhinney c. Irlande [GC], no 31253/96, § 24, 21 novembre 2001).
88. Il est toutefois important de souligner, ainsi que la Cour l’a fait à maintes reprises, que l’article 6 § 1 n’assure aux « droits » de caractère civil aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants : la Cour ne saurait créer, par voie d’interprétation de l’article 6 § 1, un droit matériel n’ayant aucune base légale dans l’État concerné (Roche, précité, § 117, Z et autres, précité, § 87 et 98 et Fayed c. Royaume‑Uni, 21 septembre 1994, § 65, série A no 294-B).
89. Le droit d’accès aux tribunaux n’étant pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 230, CEDH 2012). En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Néanmoins, les limitations appliquées ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Ibidem, voir aussi Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 54, CEDH 2003-I, ainsi que le rappel des principes pertinents dans Fayed précité, § 65).
90. La Cour rappelle, enfin, qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004‑I). En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Bochan (no 2), précité, § 61).
ii. Application au cas d’espèce
91. À titre liminaire, la Cour note que la spécificité des biens et des parties en litige, à savoir un lieu de culte dont le droit de propriété est disputé entre une église orthodoxe et une église gréco-catholique, doit être prise en compte pour établir le contexte de l’affaire, sans toutefois être déterminante pour décider du présent grief.
92. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 79 ci-dessus, les requérants allèguent que l’application dans le cadre de leur action en revendication du critère de la volonté des fidèles prévu par le décret-loi no 126/1990 constitue une limitation rendant leur droit d’accès à un tribunal illusoire.
93. La Cour constate que les requérants n’ont pas été empêchés de porter leur action tendant à la restitution du lieu de culte devant les juridictions internes. Leur cause a été débattue à trois degrés de juridiction et, après que l’action a été déclarée recevable en 2004, aucun obstacle procédural ou délai de prescription ne leur a été opposé.
94. De même, les requérants ont pu présenter des preuves et ont bénéficié d’une procédure contradictoire à l’issue de laquelle les juridictions internes ont examiné ces preuves et rendu des décisions motivées.
95. Les juridictions internes ont donc examiné l’action portée devant elles par les requérants en se livrant à une analyse des faits et du droit applicable. Elles ont tenu compte des particularités de l’objet en litige et fait une application conjuguée des dispositions du droit commun ainsi que de la loi spéciale en la matière. Elles ont également expliqué, en avançant des raisons convaincantes, l’application qu’elles ont faite en l’espèce du droit matériel, de sorte que cette application ne peut pas être considérée comme manifestement arbitraire (voir, pour des exemples contraires concernant « l’erreur manifeste d’appréciation », Dulaurans c. France, no 34553/97, §§ 33-34 et 38, 21 mars 2000, Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 170, 15 novembre 2007, et Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 24, 9 avril 2013).
96. La Cour observe ensuite que les juridictions internes ont recherché elles-mêmes, sur la base des preuves susmentionnées, les éléments qui avaient conduit les détenteurs du lieu de culte à refuser la restitution du bien et ont déterminé quelle était la volonté des fidèles. Pour ce faire, la cour d’appel, dont les considérations de fait ont été entérinées par la Haute Cour, a examiné les circonstances qui avaient entouré la construction du lieu de culte en litige, les contributions financières des différentes parties, la manière dont cet édifice avait été utilisé et l’évolution de la structure de la communauté à Lupeni (voir, pour une situation contraire, Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni, 10 juillet 1998, §§ 73 et 74, Recueil 1998‑IV). Ainsi, les juridictions internes se sont assurées que la volonté des fidèles avait une base réelle dans les faits, elles ont pris en compte des éléments historiques et sociaux et non pas uniquement des éléments statistiques et elles ont vérifié que le critère de la volonté des fidèles n’avait pas été, en l’espèce, opposé arbitrairement aux requérants.
97. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 54 ci-dessus, lorsque les juridictions internes ont, dans une autre affaire, constaté que le refus par une paroisse orthodoxe de restituer une église qu’elle n’utilisait pas était arbitraire, elles ont, malgré le critère litigieux, admis l’action en revendication de la paroisse gréco-catholique.
98. Les juridictions nationales, indépendantes et impartiales au sens de la jurisprudence de la Cour, dans l’exercice de leur compétence juridictionnelle, disposaient clairement d’un pouvoir d’appréciation et leur rôle ne se limitait pas à entériner un résultat déterminé avant sa saisine.
99. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que, dans la présente affaire, ce qui est en jeu n’est pas un obstacle procédural entravant l’accès des requérants à la justice mais une disposition matérielle qui, tout en étant de nature à avoir un impact sur l’issue de la procédure, n’empêche pas l’examen au fond du litige par un tribunal. En réalité, les requérants se plaignent de la difficulté de satisfaire aux conditions imposées par le droit matériel pour l’obtention de la restitution du lieu de culte visé.
100. Or, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence bien établie de la Cour, il convient de maintenir la distinction entre ce qui est d’ordre procédural et ce qui est d’ordre matériel : aussi subtile qu’elle puisse être dans une réglementation nationale donnée, il n’en reste pas moins que cette distinction détermine l’applicabilité et, le cas échéant, la portée des garanties de l’article 6 de la Convention, lequel, en principe, ne peut s’appliquer aux limitations matérielles d’un droit consacré par la législation interne (voir, en ce sens, Roche, précité, § 119, Z et autres, précité, § 98 et Markovic et autres, précité, § 94).
101. Contrairement aux arguments des requérants, le critère de la volonté des fidèles en cause en l’espèce ne saurait être considéré comme une quelconque limitation de la compétence des tribunaux pour trancher les actions en revendication concernant des lieux de culte mais comme un tempérament à un droit matériel (voir, mutatis mutandis, Fayed précité, § 65, Cudak, précité, § 58 et McElhinney, précité, § 25). En l’espèce, les juridictions internes ont disposé de la plénitude de juridiction pour appliquer et interpréter la loi interne, sans avoir été liées par le refus qu’avait formulé́ la paroisse orthodoxe dans le cadre de la procédure devant la commission mixte.
102. De même, il n’appartient pas à la Cour, lorsqu’elle examine une affaire sur le terrain de l’article 6 de la Convention, de substituer sa propre opinion à celle du législateur national quant à la meilleure législation à adopter et à appliquer pour régler les différends, notamment lorsqu’il s’agit de litiges entre différentes communautés religieuses portant sur des lieux de culte. D’une part, ainsi qu’il ressort du paragraphe 89 ci-dessus, les États membres jouissent d’une certaine marge d’appréciation lorsqu’ils élaborent des règles relatives au droit d’accès à un tribunal. D’autre part, lors de l’exercice de cette marge en l’espèce, le critère litigieux a donné lieu à des débats soutenus lors de son adoption au Parlement (paragraphe 39 in fine ci‑dessus) ainsi qu’à l’occasion des modifications apportées au décret-loi no 126/1990 par la loi no 182/2005. De même, les deux Églises concernées ont été consultées dans le cadre du processus législatif qui a abouti à l’adoption du critère litigieux (paragraphe 39 ci-dessus). La Cour constitutionnelle a été constante dans sa jurisprudence concernant la compatibilité de ce critère avec la Constitution, tant lorsqu’il a été appliqué par les commissions mixtes que lorsqu’il l’a été dans le cadre des actions en justice fondées sur les dispositions du droit commun (paragraphes 55-57 ci‑dessus).
103. Par ailleurs, appelée à examiner des exemples de décisions soumis par les parties dans des affaires roumaines similaires, la Cour a récemment jugé que « [q]uel que soit le critère appliqué par les juridictions internes, il ressort de ces décisions qu’un examen du fond de l’affaire a bel et bien été effectué » et que « (...) une action en revendication fondée sur le droit commun aurait mené sans conteste à un examen au fond de l’affaire, que cela soit en application des règles régissant une action en revendication classique ou par l’application du critère de la loi spéciale » (Paroisse gréco‑catholique Pruniș c. Roumanie (déc.), no 38134/02, §§ 37 et 40, 8 avril 2014).
104. Certes, les requérants invoquent l’arrêt Paroisse gréco-catholique Sâmbata Bihor c. Roumanie, dont il ressort, d’après eux, que le contrôle exercé par les tribunaux sur les décisions des commissions mixtes portait atteinte au droit d’accès à un tribunal en ce qu’il se limitait à vérifier si le critère de la volonté des fidèles avait été respecté. Toutefois, la Cour relève que, dans ladite affaire, elle a examiné le cadre législatif existant avant les modifications apportées au texte de l’article 3 du décret-loi no 126/1990 par l’ordonnance no 64/2004 et la loi no 182/2005, et donc avant l’ouverture de la possibilité clairement prévue par ces modifications d’introduire des actions en justice fondées sur les dispositions du droit commun. Son raisonnement s’appuyait alors essentiellement sur le fait que, avant lesdites modifications, certaines juridictions internes avaient estimé qu’elles n’étaient pas compétentes pour statuer sur le bien-fondé d’une décision rendue par une commission mixte et n’avaient donc pas tenu dûment compte des intérêts et des droits protégés qui étaient en jeu. En conséquence, le contrôle juridictionnel exercé par lesdites juridictions a été jugé insuffisant aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour a néanmoins pris note du fait que les modifications du décret-loi rendaient possible de saisir les juridictions internes, qui étaient désormais compétentes pour trancher les litiges portant sur les lieux de culte et salué ces changements législatifs, tout en notant qu’ils étaient largement postérieurs aux faits dénoncés dans ladite affaire (Paroisse gréco-catholique Sâmbata Bihor, précité, §§ 72-75).
105. Les requérants s’étonnent de l’interprétation du droit interne faite par la cour d’appel et la Haute Cour quant au sens à donner à la notion de droit commun. Ces juridictions ont jugé que malgré le fait que les requérants avaient fondé leur action sur les dispositions du code civil, celle‑ci devait être tranchée en tenant compte du critère établi par l’article 3 du décret-loi no 126/1990. Toutefois, si cette interprétation de la loi interne, qui a évolué dans le temps ou selon la juridiction concernée (paragraphes 48-54 ci-dessus), est de nature à soulever une question sur le terrain de la Convention, la Cour estime qu’il s’agit d’un point à examiner sous l’angle du respect du principe de la sécurité juridique et non sous celui de l’accès à un tribunal.
106. Eu égard aux considérations exposées ci-dessus, la Cour considère que les requérants n’ont pas été privés du droit d’obtenir une décision sur le bien-fondé de leurs allégations concernant leur droit de propriété sur un lieu de culte. Les difficultés que les intéressés ont rencontrées dans leurs démarches visant à se voir restituer le lieu de culte en litige étaient une conséquence du droit matériel applicable et n’étaient pas liées à une quelconque limitation du droit d’accès à un tribunal.
107. Partant, la Cour conclut que le droit d’accès à un tribunal a été respecté en l’espèce et qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. Sur le respect du principe de la sécurité juridique
a) L’arrêt de la chambre
108. Dans son arrêt, la chambre a renvoyé aux principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 6 § 1 de la Convention quant au respect du principe de la sécurité juridique. Elle a relevé que les juridictions internes devaient trancher les litiges portant sur la restitution des lieux de culte alors qu’elles ne disposaient pas d’un cadre législatif suffisamment clair et prévisible quant à l’interprétation à donner à la notion de « droit commun » visée à l’article 3 du décret-loi no 126/1990 tel que modifié par la loi no 182/2005, et que, en conséquence, différents juges nationaux étaient parvenus à des conclusions juridiques différentes sur la même question de droit portée devant eux. Ainsi, saisies d’une action en revendication fondée sur l’article 480 du code civil, les juridictions internes, y compris la Haute Cour, avaient interprété cette notion de deux manières : certaines avaient considéré qu’elles devaient examiner l’action en revendication de manière classique en comparant les titres de propriété ; d’autres avaient, comme en l’espèce, jugé qu’elles devaient statuer sur l’action en revendication en appliquant le critère établi par le décret-loi no 126/1990. Néanmoins, la chambre a considéré que, bien que le mécanisme de recours dans l’intérêt de la loi n’ait pas été utilisé, les plus hautes juridictions du pays, à savoir la Haute Cour et la Cour constitutionnelle, avaient réglé cette divergence en alignant leurs positions respectives quant au droit applicable.
109. La chambre a également constaté que la divergence de jurisprudence avait persisté pendant plusieurs années, sans disposer des éléments pour établir la durée exacte de cette situation. Elle a pris en compte la complexité de la question juridique soulevée, son impact social et le fait qu’il s’agissait de décider par voie jurisprudentielle de la manière dont deux lois différentes devaient s’appliquer. Notant que les juridictions internes avaient dûment motivé leurs décisions en fait et en droit et que leur interprétation quant aux circonstances soumises à leur examen n’était pas arbitraire, déraisonnable ou de nature à entacher l’équité de la procédure, elle a conclu à la non‑violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.
b) Les observations des parties devant la Grande Chambre
i. Les requérants
110. Les requérants font valoir que le critère de la volonté des fidèles devait être appliqué uniquement par les commissions mixtes et non pas par les tribunaux. À cet égard, ils expliquent que ce critère n’est mentionné qu’au paragraphe premier de l’article 3 du décret-loi no 126/1990 qui régit la procédure devant les commissions mixtes, et non au deuxième paragraphe de cet article, qui permet aux gréco-catholiques d’agir en justice sur le fondement du droit commun.
111. Ils soutiennent que, dans la jurisprudence et la doctrine roumaines, il est bien établi que le droit commun en matière de droit de propriété est le droit du code civil. Ils considèrent que les dispositions du droit commun en la matière ne peuvent être assimilées à celles d’une loi spéciale telle que le décret-loi no 126/1990 et que, si tel était le cas, le deuxième paragraphe de l’article 3 susmentionné aurait été libellé autrement et aurait renvoyé au premier paragraphe. Selon eux, les juridictions internes ont donc retenu une interprétation large, arbitraire et contraire à la loi de la notion de « droit commun » en jugeant que les tribunaux devaient eux aussi statuer selon le critère de la volonté des fidèles.
112. Les requérants estiment que, malgré la longue période de temps écoulée depuis l’adoption du décret-loi no 126/1990 et sa modification en 2005, il ne se dégage de la loi et de la jurisprudence aucune approche claire conciliant l’application du droit commun et le critère de la volonté des fidèles : les juridictions inférieures considéreraient qu’il faut faire abstraction de la volonté des fidèles parce qu’elle fait obstacle à l’accès à la justice, tandis que la Haute Cour jugerait qu’il faut écarter le droit commun pour faire prévaloir la volonté de la majorité. Il s’agit là, selon les requérants, de deux positions diamétralement opposées qui montrent clairement que les deux dispositions légales sont inconciliables.
ii. Le Gouvernement
113. Le Gouvernement indique que le critère prévu par le décret-loi no 126/1990 reflète une conception basée sur des fondements sociaux et historiques profonds : étant donné que les fidèles sont ceux qui ont contribué à la construction du lieu de culte et qui rendent possible son usage à des fins religieuses, il était naturel, selon lui, que le lieu de culte les suive en cas de restructuration de la communauté religieuse. L’importance de ce critère, sa conformité avec la Constitution et son accord avec la réalité sociale auraient été confirmés par la Cour constitutionnelle.
114. Le Gouvernement explique ensuite que les modifications apportées par la loi no 182/2005 au décret-loi no 126/1990 se limitaient à ouvrir expressément l’accès à la justice, en déterminant le tribunal compétent et les frais de justice, et qu’elles ne portaient aucunement sur le droit matériel applicable à ce type de litige. Il précise à cet égard que la perception générale ressortant des débats menés au Sénat et à la Chambre des députés au moment de l’adoption de la loi no 182/2005 était que les modifications en question ne visaient que la reconnaissance de l’accès à la justice et n’apportaient pas une perspective différente sur les relations entre les droits patrimoniaux des différentes communautés religieuses.
115. L’évolution de la jurisprudence interne témoignerait de la capacité de l’ordre juridique roumain à résorber la divergence initiale de jurisprudence, bien qu’un recours dans l’intérêt de la loi n’ait pas été introduit en la matière. Ainsi, la Cour constitutionnelle, dès 1995, et la Haute Cour, dès 2009, auraient pris clairement position sur la question de l’applicabilité du critère de la volonté des fidèles. Dès 2011 et 2012, la Haute Cour aurait, dans une majorité d’affaires portées devant elle, procédé à une application combinée des dispositions du droit commun et des dispositions du décret-loi no 126/1990. Selon le Gouvernement, revenir maintenant sur l’application de ce critère ne ferait que contribuer à déstabiliser une situation où la pratique nationale serait désormais convergente et où les intérêts des communautés de fidèles seraient déjà clairement établis. De même, le simple fait que la décision litigieuse en l’espèce ait été rendue avant l’uniformisation de la jurisprudence dans ce domaine ne pourrait à lui seul porter atteinte aux principes de prévisibilité et de sécurité juridique, le système judiciaire interne étant parvenu à mettre fin à l’incertitude par ses propres moyens.
c) L’appréciation de la Cour
i. Principes généraux
116. La Cour rappelle d’emblée son arrêt Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie ([GC], no 13279/05, §§ 49-58 et 61, 20 octobre 2011), dans lequel ont été posés les principes applicables aux affaires portant sur des divergences de jurisprudence. Ces principes, qui relèvent de l’article 6 § 1 de la Convention, peuvent se résumer comme suit :
a) Dans ce type d’affaires, l’appréciation de la Cour repose constamment sur le principe de la sécurité juridique, qui est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention et qui constitue l’un des éléments fondamentaux de l’état de droit (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 56). Ce principe tend notamment à garantir une certaine stabilité des situations juridiques et à favoriser la confiance du public dans la justice. Toute persistance de divergences de jurisprudence risque d’engendrer un état d’incertitude juridique de nature à réduire la confiance du public dans le système judiciaire, alors même que cette confiance est l’une des composantes fondamentales de l’état de droit (Hayati Çelebi et autres c. Turquie, no 582/05, § 52, 9 février 2016, et Ferreira Santos Pardal c. Portugal, no 30123/10, § 42, 30 juillet 2015).
b) Toutefois, l’éventualité de divergences de jurisprudence est naturellement inhérente à tout système judiciaire reposant sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial. De telles divergences peuvent également apparaître au sein d’une même juridiction. Cela en soi ne saurait être jugé comme contraire à la Convention (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 51, et Albu et autres c. Roumanie, nos 34796/09 et soixante-trois autres requêtes, § 34, 10 mai 2012).
c) Les exigences de la sécurité juridique et de la protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent donc pas un droit acquis à une jurisprudence constante. En effet, une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à la bonne administration de la justice, car l’abandon d’une approche dynamique et évolutive risquerait d’entraver toute réforme ou amélioration (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 58, et Albu et autres précité, § 34).
d) En principe, il n’appartient pas à la Cour de comparer les diverses décisions rendues – même dans des litiges de prime abord voisins ou connexes – par des tribunaux dont l’indépendance s’impose à elle. De même, la différence de traitement opérée entre deux litiges ne saurait s’entendre comme une divergence de jurisprudence si elle est justifiée par une différence dans les situations de fait en cause (Hayati Çelebi et autres, précité, § 52, et Ferreira Santos Pardal, précité, § 42).
e) Les critères qui guident la Cour dans son appréciation des conditions dans lesquelles des décisions contradictoires de différentes juridictions internes statuant en dernier ressort emportent violation du droit à un procès équitable consacré par l’article 6 § 1 de la Convention, consistent à déterminer, premièrement, s’il existe dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », deuxièmement, si le droit interne prévoit des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences et, troisièmement, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application (Nejdet Sahin et Perihan Sahin, précité, § 53, Hayati Çelebi et autres précité, § 52, et Ferreira Santos Pardal, précité, § 42).
ii. Application au cas d’espèce
117. La Cour observe que la présente affaire se différencie de l’affaire Nejdet Şahin et Perihan Şahin (précitée) en ce qu’elle porte non pas sur des disparités alléguées de jurisprudence entre des arrêts émanant de deux instances juridictionnelles suprêmes qui n’entretiennent pas de rapports hiérarchiques, distincts et autonomes, mais sur des divergences existant principalement dans la jurisprudence de la plus haute juridiction nationale. Force est en effet de constater qu’en l’espèce, la divergence jurisprudentielle trouve principalement son origine dans les décisions de la Haute Cour (voir également Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, § 38, CEDH 2007-V (extraits), Ferreira Santos Pardal, précité, § 45, et Hayati Çelebi et autres, précité, § 54), même si elle s’est répercutée au niveau des juridictions inférieures.
118. Les principes posés dans l’arrêt Nejdet Şahin et Perihan Şahin sont néanmoins applicables dans la présente espèce. La Cour déterminera donc successivement si, en l’occurrence, il existe dans la jurisprudence des juridictions internes « des divergences profondes et persistantes », si le droit interne prévoit des mécanismes visant à la suppression de ces incohérences, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application.
α. Sur l’existence de « divergences de jurisprudence profondes et persistantes »
119. La Cour estime important de noter à titre liminaire que, dans l’affaire Paroisse gréco-catholique Sâmbata Bihor précitée (§§ 43-49 et 81), elle a déjà noté l’existence d’une divergence de jurisprudence au sein de la plus haute juridiction, à l’époque la Cour suprême de Justice (paragraphe 51 ci-dessus), cette divergence s’étant répercutée sur la jurisprudence des juridictions inférieures. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 104 ci-dessus, cette divergence portait à l’époque sur l’interprétation à donner à l’article 3 du décret-loi no 126/1990 tel qu’il était libellé avant son amendement en 2004 et 2005 et visait la compétence même des juridictions pour trancher une action engagée par une paroisse gréco-catholique et ayant comme objet un lieu de culte. En effet, la Cour suprême, et, par conséquent, les cours d’appel avaient interprété cette disposition de façon contradictoire, tantôt refusant, tantôt acceptant de juger des litiges portés devant elles par des paroisses gréco-catholiques. Les requérants dans la présente affaire ont constaté l’incidence de cette interprétation divergente dans leur propre affaire, le recours qu’ils ont introduit en 2001 ayant été, au premier stade de la procédure, déclaré irrecevable (paragraphe 19 ci-dessus).
120. La Cour observe ensuite que, ainsi qu’il ressort des paragraphes 41 et 42 du présent arrêt, le législateur roumain a estimé nécessaire de modifier le texte du décret-loi no 126/1990 afin de donner expressément à la partie insatisfaite du résultat de la procédure tenue devant la commission mixte la possibilité de s’adresser à un tribunal. Ainsi, l’article 3 du décret-loi no 126/1990 modifié prévoit que, si les représentants cléricaux des deux cultes ne trouvent pas un accord au sein de la commission mixte, la partie intéressée peut introduire une action en justice en vertu des dispositions du droit commun.
121. Toutefois, ce nouveau texte, qui visait à mettre fin à une divergence de jurisprudence, en a engendré une autre. Cette fois-ci, c’est la notion de « droit commun » qui a fait l’objet d’interprétations divergentes : certaines juridictions lui ont accordé son sens habituel en matière de protection du droit de propriété et ont traité l’action en revendication de manière classique sur la base des dispositions du code civil (paragraphes 44 et 45 ci-dessus) ; d’autres ont estimé qu’elle devait s’interpréter à la lumière du texte de l’article 3 paragraphe premier du décret-loi no 126/1990 et qu’elles devaient prendre en compte la volonté des fidèles. En fonction de l’interprétation donnée par les juridictions à la notion de droit commun, le droit matériel applicable à un litige pouvait donc différer : dans le premier cas, les juridictions internes procédaient à une comparaison des titres, tandis que dans le second, les tribunaux recherchaient la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien lors de l’examen de la situation juridique du lieu de culte.
122. La Cour rappelle que l’éventualité de divergences de jurisprudence est naturellement inhérente à tout système judiciaire reposant sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial. Toutefois, elle note que, comme il ressort des exemples de jurisprudence versés au dossier ainsi que du paragraphe 117 ci-dessus, l’interprétation divergente de la notion de droit commun a existé au sein même de la Haute Cour, appelée à trancher ces litiges en dernier ressort. Ainsi, dans un arrêt rendu le 29 mai 2007, la Haute Cour a confirmé l’application du critère de la volonté des fidèles prévu par le décret-loi no 126/1990 (paragraphe 52 in fine ci-dessus) ; dans un arrêt définitif du 25 novembre 2008, elle a renvoyé une affaire pour jugement aux juridictions inférieures en indiquant que le critère de la volonté des croyants n’était applicable qu’au cours de la procédure devant la commission mixte (paragraphe 51 ci-dessus) ; puis, dans un arrêt du 24 mars 2009, elle a renvoyé une autre affaire pour réexamen, au motif que le critère prévu par la loi spéciale n’avait pas été appliqué (paragraphe 52 ci-dessus). En 2011 et 2012, la Haute Cour a encore rendu des arrêts contenant des interprétations divergentes (paragraphes 52-53 ci-dessus).
123. La Cour a déjà souligné à de nombreuses reprises que le rôle d’une juridiction suprême est précisément de régler ces contradictions (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 59, CEDH 1999-VII, et Ferreira Santos Pardal, précité, § 47). Par conséquent, si une pratique divergente se développe au sein d’une des plus hautes autorités judiciaires du pays, cette dernière devient elle-même source d’insécurité juridique, portant ainsi atteinte au principe de la sécurité juridique et réduisant la confiance du public dans le système judiciaire (Beian (no 1), précité, § 39, et Ferreira Santos Pardal, précité, § 47).
124. En l’occurrence, la divergence de jurisprudence existante au sein de la Haute Cour s’est répercutée sur les décisions des juridictions inférieures, lesquelles ont rendu elles aussi des décisions contradictoires. Ainsi, un nombre important de paroisses gréco-catholiques ont été affectées par ces différences d’approche de la part des tribunaux nationaux quant à l’interprétation du droit applicable, de sorte que leur incidence a été importante. Cette divergence de jurisprudence risquait de créer une situation d’insécurité juridique susceptible de saper la confiance du public dans le système judiciaire (Albu et autres, précité, §§ 37-38). Par ailleurs, les juridictions internes pouvaient s’attendre à un nombre important de recours judiciaires, étant donné qu’avant la modification apportée par la loi no 182/2005 l’accès à un tribunal avait été incertain (paragraphe 119 ci‑dessus).
125. La Cour observe ensuite que le Gouvernement ne conteste pas qu’une divergence de jurisprudence interne ait existé pendant une certaine période. Il souligne toutefois qu’à partir de l’année 2012, la Haute Cour et la Cour constitutionnelle ont aligné leurs positions respectives et ont confirmé l’application du critère prévu par l’article 3 du décret-loi no 126/1990 dans les procédures portant sur la restitution des lieux de culte. La Cour constate que cela a abouti, en pratique, à l’uniformisation de la jurisprudence des juridictions inférieures, comme le démontrent les exemples de jurisprudence versés au dossier par le Gouvernement (paragraphes 50 et 54 ci-dessus).
126. Toutefois, il n’en reste pas moins que, de 2007 à 2012, la Haute Cour a adopté des solutions diamétralement opposées les unes aux autres. La Cour estime qu’on ne saurait considérer ces fluctuations dans l’interprétation judiciaire comme une évolution de la jurisprudence naturellement inhérente au système judiciaire (paragraphe 116 ci-dessus), étant donné que la Haute Cour est revenue sur sa position et que, pendant les années 2011 et 2012, elle a rendu plusieurs arrêts contradictoires.
127. La Cour observe enfin qu’en l’espèce, elle se trouve en présence d’une incertitude juridique qui a porté successivement sur la question de l’accès à un tribunal et sur le droit matériel applicable. Il ne lui appartient pas de spéculer sur ce qu’était l’intention du législateur roumain lorsqu’il a adopté les dispositions légales applicables à la situation juridique des lieux de culte tels que celui en cause en l’espèce. En revanche, il lui revient de constater que la même disposition légale, à savoir l’article 3 du décret-loi no 126/1990, a donné lieu à différentes interprétations de la part des juridictions nationales pendant plusieurs années et, plus particulièrement, jusqu’en 2012.
128. Par conséquent, il y a eu en l’espèce « une divergence de jurisprudence profonde et persistante » au sens de la jurisprudence précitée de la Cour.
β. Sur l’existence et l’utilisation d’un mécanisme de droit interne visant à la suppression des incohérences jurisprudentielles
129. Les États contractants ont l’obligation d’organiser leur système judiciaire de façon à éviter l’adoption de jugements divergents (Nejdet Şahin et Perihan Şahin précité, § 55). Cette exigence s’impose d’autant plus lorsqu’il s’agit non pas d’une interprétation divergente isolée mais d’une divergence qui affecte un nombre important des justiciables.
130. La Cour rappelle qu’elle a déjà été confrontée à la question de savoir si le système judiciaire roumain dispose d’un mécanisme apte à remédier à une divergence de jurisprudence telle que celle en cause en l’espèce. Ainsi, dans l’arrêt Albu et autres c. Roumanie, (précité, § 40) elle a noté l’existence d’un recours dans l’intérêt de la loi prévu à l’époque par l’article 329 du code de procédure civile (paragraphe 46 ci-dessus). En vertu de cette disposition, la Haute Cour pouvait être saisie, tant par le parquet que par les collèges directeurs des cours d’appel, d’une demande d’interprétation des dispositions pertinentes du droit interne et elle pouvait uniformiser la jurisprudence interne en rendant une décision interprétative obligatoire (voir également Zelca et autres c. Roumanie (déc.), no 65161/10, § 14, 6 septembre 2011, et Maria Atanasiu et autres c. Roumanie, nos 30767/05 et 33800/06, § 73, 12 octobre 2010). Dans son arrêt Albu et autres, (précité, § 42), la Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu de violation de l’article 6 § 1 de la Convention étant donné que le recours dans l’intérêt de la loi avait été déclenché de manière prompte et avait abouti à un arrêt de la Haute Cour qui avait fourni des directives non équivoques sur l’interprétation correcte du texte juridique.
131. Or, en l’espèce, le Gouvernement a confirmé que les autorités compétentes n’ont pas fait usage du recours dans l’intérêt de la loi afin de mettre fin rapidement à la divergence de jurisprudence décrite ci-dessus, alors qu’elles auraient pu le faire. Certes, ainsi que le Gouvernement le fait valoir, le système judiciaire roumain a été capable, à terme, de mettre fin à cette divergence par la voie jurisprudentielle.
132. Toutefois, ainsi qu’il ressort des paragraphes 124 et 128 ci-dessus, la Cour se trouve en l’espèce en présence d’une incertitude juridique générale qui trouvait sa source dans la jurisprudence de la Haute Cour mais qui était perceptible aussi dans la jurisprudence des tribunaux inférieurs, et qui a porté successivement sur la question de l’accès à un tribunal et sur celle du droit matériel applicable. De plus, un grand nombre de justiciables ont subi cette divergence jurisprudentielle, et les juridictions internes pouvaient s’attendre à un nombre important de recours judiciaires. Dans ces circonstances, la Cour ne peut pas conclure que le mécanisme le plus approprié d’uniformisation de la jurisprudence ait été mis en œuvre promptement pour mettre fin à la divergence de jurisprudence en cause.
133. La Cour constate par ailleurs que les autorités internes n’ont pas adopté de disposition légale propre à clarifier la situation juridique des biens litigieux comme le prévoyait l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 94/2000 telle que modifiée en 2005, après l’adoption de la loi no 182/2005 (paragraphe 38 ci-dessus). Si, pour le législateur, la loi spéciale devait être le décret-loi no 126/1990, il aurait pu l’indiquer, dans un souci de clarté, lorsqu’il a modifié l’ordonnance no 94/2000.
γ. Conclusion
134. La Cour conclut que l’incertitude jurisprudentielle dans le cadre de laquelle a été examinée l’action formée par les intéressés, à laquelle s’ajoute en l’espèce l’absence d’utilisation prompte du mécanisme prévu par le droit interne pour assurer la cohérence des pratiques au sein même de la plus haute juridiction du pays, a porté atteinte au principe de la sécurité juridique et, en cela, a eu pour effet de priver les requérants d’un procès équitable.
135. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la méconnaissance du principe de la sécurité juridique.
3. Sur le droit à un procès équitable dans un délai raisonnable
a) L’arrêt de la chambre
136. Dans son arrêt, la chambre a estimé que, pour le deuxième requérant, la période à considérer avait commencé à courir le 23 mai 2001 et avait pris fin le 15 juin 2011, soit une durée de dix ans et trois semaines environ, pour trois instances. Pour ce qui est de la période à prendre en considération pour les deux autres requérants, elle a noté que, bien qu’ils soient mentionnés dans la demande introductive d’instance, les parties n’avaient pas précisé si ces deux requérants avaient ou non qualité́ pour ester en justice dans le cadre de la première procédure. Elle a donc décidé de considérer comme date de départ de la procédure en ce qui les concernait la date où l’affaire avait été réinscrite au rôle du tribunal départemental en 2006 (paragraphe 22 ci-dessus).
137. La chambre a estimé ensuite qu’aucun retard dans la procédure ne pouvait être reproché aux requérants. Elle a noté que la procédure avait été suspendue à plusieurs reprises afin de permettre aux parties de faire usage de la procédure préalable prévue par la loi, que pendant les premières années les juridictions internes s’étaient déclarées incompétentes pour connaître de l’affaire, et qu’une décision avait été annulée pour vice de forme. Ella a donc conclu que la prolongation de la procédure était essentiellement imputable aux autorités nationales.
138. La chambre a pris en compte le fait que tous les requérants avaient été mentionnés dans la demande introductive d’instance et qu’après que la première requérante et le troisième requérant se furent joints à la procédure, celle-ci avait duré trois ans avant qu’un premier jugement ne soit rendu sur le fond de l’affaire, puis encore environ deux ans avant l’adoption d’un arrêt définitif. Elle a donc conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure dans le chef des trois requérants.
b) Les observations des parties devant la Grande Chambre
i. Les requérants
139. Les trois requérants font valoir que la durée de la procédure est de dix ans et un mois environ. Ils expliquent que le deuxième requérant, en sa qualité d’administrateur du patrimoine de l’Église, et les deux autres requérants ont été parties à la procédure ensemble dès le 23 mai 2001. Ils soulignent que les diverses décisions rendues par les juridictions internes à l’époque mentionnaient tantôt « la partie demanderesse » tantôt « les parties demanderesses ». Ils indiquent qu’après le renvoi de l’affaire pour un réexamen au fond, ils ont demandé au tribunal de clarifier le statut juridique de chacun et ils ont tous été clairement reconnus parties à la procédure.
140. Les requérants soutiennent que la durée de la procédure a été excessive alors que l’affaire ne présentait pas de complexité particulière et que cette durée ne peut pas leur être imputable.
ii. Le Gouvernement
141. Le Gouvernement soutient que seul le deuxième requérant était partie à la procédure en vertu de l’acte introductif d’instance initial, et que les deux autres requérants ne se joignirent à la procédure qu’en 2006. Il rappelle également que l’affaire a été suspendue du 22 février 2002 au 23 mars 2003 à la demande du deuxième requérant. Il fait valoir que l’affaire revêtait une complexité particulière, que les autorités judiciaires l’ont examinée avec diligence et que les éventuels retards dans son règlement ne leur sont pas imputables.
c) L’appréciation de la Cour
i. Principes généraux
142. Il incombe aux États contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable (Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 24, CEDH 2000‑IV, et Vassilios Athanasiou et autres c. Grèce, no 50973/08, § 26, 21 décembre 2010).
143. Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et à l’aide des critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes et l’enjeu du litige pour les intéressés (Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 128, CEDH 2006‑VII).
ii. Application au cas d’espèce
α. Sur la période à prendre en considération
144. La Cour constate que, en ce qui concerne le deuxième requérant, il n’est pas contesté que la période à prendre en considération était de dix ans et trois semaines environ, pour trois degrés de juridiction.
145. Quant à la première et au troisième requérants, ils figuraient dans l’acte introductif d’instance en tant que mandataires du deuxième requérant. De même, il ressort du dossier que la première requérante était très active dans la procédure et que, avec le deuxième requérant, elle a posé un certain nombre d’actes de procédure (paragraphe 20 ci-dessus). Toutefois, il ne ressort clairement ni du dossier ni des décisions rendues par les juridictions internes que la première requérante ait été considérée comme partie en tant que telle à la procédure avant 2006, année où les juridictions internes l’ont mentionnée avec le troisième requérant comme partie à la procédure formellement. La Cour estime donc que la période à prendre en considération pour ces deux requérants est d’environ cinq ans, pour trois instances.
β. Sur le caractère raisonnable de la durée de la procédure
146. La Cour observe d’emblée qu’en l’espèce, aucun retard dans la procédure ne peut être reproché aux requérants, la suspension à laquelle fait référence le Gouvernement visant une tentative de règlement à l’amiable de l’affaire (paragraphe 20 ci-dessus). Par ailleurs, les intéressés ont bien décrit l’ampleur de l’enjeu de l’affaire pour eux.
147. Concernant la durée d’un peu plus de dix ans, la Cour note que la procédure a été suspendue à plusieurs reprises afin que les parties puissent entamer la procédure devant la commission mixte, alors que la position de la partie défenderesse (consistant à refuser la restitution du lieu de culte) était connue dès le début de la procédure et que cette partie n’avait donné aucun signe d’un changement d’attitude. La durée de la procédure s’explique aussi par les cassations et les renvois successifs de l’affaire (paragraphes 18-25 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle que, si elle n’est pas compétente pour analyser la manière dont les juridictions nationales ont interprété et appliqué le droit interne, elle considère toutefois que les cassations avec renvoi sont en général dues à des erreurs commises par les juridictions inférieures et que la répétition de telles cassations peut dénoter une déficience de fonctionnement du système judiciaire (Paroisse gréco-catholique Sfântul Vasile Polonă, précité, § 74).
148. Pour ce qui est de la durée de cinq ans concernant la première requérante et le troisième requérant, la Cour note également que, bien que le tribunal départemental fût déjà saisi du fond de l’affaire, ces parties ont été à nouveau invitées à suivre la procédure devant la commission mixte, ce qu’elles ont fait sans succès (paragraphe 23 ci-dessus). Par la suite, un premier jugement a été annulé pour vice de forme (paragraphe 25 ci‑dessus).
149. S’il est vrai que, pour la première requérante et le troisième requérant, la procédure a duré moins de temps que pour le deuxième requérant, la Cour ne peut manquer de constater que, lorsque ces deux requérants ont été formellement inscrits comme parties à la procédure, l’affaire était déjà pendante depuis cinq ans devant les juridictions internes et la première requérante avait participé activement au déroulement de la procédure depuis au moins 2002. Par ailleurs, elle note que la procédure visait à défendre l’intérêt commun des requérants.
150. Alors que l’affaire ne présentait pas en elle-même une complexité particulière, son examen a été rendu difficile par le manque de clarté et de prévisibilité de la loi applicable (paragraphe 121 ci-dessus), défauts qui sont imputables entièrement aux autorités nationales et qui, de l’avis de la Cour, ont contribué de manière déterminante à l’allongement de la durée de la procédure.
151. Eu égard à l’ensemble des éléments qui lui ont été soumis, la Cour conclut que la cause des requérants n’a pas été entendue dans un délai raisonnable.
152. Il y a donc eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 § 1
153. Les requérants soutiennent qu’ils ont subi une discrimination dans la jouissance de leur droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention en raison de leur appartenance à un culte minoritaire dans le pays. Ils invoquent l’article 14 de la Convention, ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
1. L’arrêt de la chambre
154. Dans son arrêt, la chambre a relevé qu’aucune différence de traitement fondée sur la religion ne ressortait du texte de l’article 3 du décret-loi no 126/1990. Se penchant sur les éléments historiques et sociaux, elle a noté qu’à présent, de manière générale, dans les cas où le décret-loi no 126/1990 était appelé à s’appliquer, les lieux de culte revendiqués étaient détenus par des entités appartenant à l’Église orthodoxe, l’Église gréco‑catholique étant toujours en position de demander leur restitution. Elle a estimé que dans ce contexte, étant donné qu’il posait comme critère pour décider de la situation juridique du bien litigieux « la volonté des fidèles des communautés détentrices des biens », l’article 3 du décret-loi no 126/1990 pouvait être interprété comme créant une position privilégiée pour la partie défenderesse au détriment des requérants. Se fondant sur ce constat, elle a conclu qu’il y avait une différence de traitement entre deux groupes, l’Église gréco-catholique et l’Église orthodoxe, qui, quant à leurs prétentions sur la propriété du lieu de culte disputé, se trouvaient dans une situation similaire.
155. La chambre a recherché ensuite si cette différence de traitement fondée, par hypothèse, sur la religion avait une justification objective et raisonnable. À cet égard, elle a d’abord noté que le critère de la volonté des fidèles avait été élaboré afin de tenir compte de l’histoire et de la nature religieuse des biens concernés, et que le texte en cause visait à protéger la liberté pour ceux qui avaient été forcés pendant le régime totalitaire à quitter la religion gréco-catholique, de manifester leur volonté quant à la religion à suivre, tout en gardant la possibilité d’utiliser le lieu de culte qu’ils avaient construit.
156. La chambre a accordé également de l’importance au fait que, en faisant application du critère de « la volonté des fidèles des communautés détentrices des biens », les juridictions roumaines ne s’étaient pas limitées à constater le refus de la partie défenderesse de restituer l’église mais avaient procédé à une mise en balance des intérêts en cause. Enfin, elle a relevé que, saisie d’exceptions d’inconstitutionnalité du critère litigieux, la Cour constitutionnelle a exposé des motifs liés à la nécessité de protéger la liberté de culte et la liberté d’autrui, tout en les intégrant dans le contexte historique de l’affaire.
157. La chambre a conclu que compte tenu de l’objectif poursuivi et de ses justifications raisonnables, l’adoption par le législateur national du critère litigieux n’était pas contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1.
2. Les observations des parties devant la Grande Chambre
a) Les requérants
158. Les requérants estiment avoir subi une discrimination par rapport à d’autres paroisses gréco-catholiques confrontées à la même situation qu’eux, certaines juridictions internes ayant statué sur les actions en revendication engagées par d’autres paroisses gréco-catholiques en appliquant le droit commun sans prendre en considération la volonté des fidèles.
159. Ils allèguent également avoir subi une discrimination par rapport à la paroisse orthodoxe. Cette discrimination serait inhérente aux dispositions du décret-loi no 126/1990 : bien que ce texte semble a priori trouver à s’appliquer de la même manière aux deux parties en litige, il serait dans la pratique favorable à la partie orthodoxe. Les requérants indiquent à cet égard que lorsqu’elles furent reconstituées, après 1989, les paroisses gréco‑catholiques ne possédaient pas de lieux de culte, ceux-ci étant détenus par des orthodoxes.
b) Le Gouvernement
160. Concernant un éventuel traitement différent par rapport à d’autres paroisses gréco-catholiques dont les actions en revendication ont été tranchées sur la base du droit commun, le Gouvernement affirme que les décisions en question ont été rendues dans l’intervalle de temps nécessaire à l’ordre juridique interne pour clarifier le contenu de la notion de « droit commun » visée par la loi no 182/2005.
161. En ce qui concerne les allégations concernant une différence de traitement par rapport à la partie orthodoxe au litige, le Gouvernement affirme que les requérants n’ont pas été placés en l’espèce dans une situation désavantageuse du fait de leur religion. Il répète que le critère de la volonté des fidèles prévu par le décret-loi no 126/1990 n’a pas été adopté ni appliqué dans la pratique afin de favoriser une communauté religieuse donnée mais afin de permettre aux fidèles de décider de l’usage d’un bien qu’ils avaient bâti et qui leur était destiné, en mettant en place un climat qui ne créerait pas d’injustices plus graves que celles qu’il visait à corriger.
3. L’appréciation de la Cour
a) Principes généraux
162. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. L’interdiction de la discrimination qu’il consacre dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 88, 24 mai 2016 ; voir aussi Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, §§ 39-40, CEDH 2005‑X, E.B. c. France [GC], no 43546/02, §§ 47-48, 22 janvier 2008, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013).
163. Selon la jurisprudence établie de la Cour, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14. En outre, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. L’article 14 énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que la race, l’origine nationale ou sociale et la naissance. Toutefois, la liste que renferme cette disposition revêt un caractère indicatif, et non limitatif, ce dont témoigne l’adverbe « notamment » (« any ground such as » dans la version anglaise) ainsi que la présence, dans cette liste, de l’expression « toute autre situation » (« any other status » dans la version anglaise). L’expression « toute autre situation » a généralement reçu une interprétation large ne se limitant pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (voir Biao précité, § 89, avec la jurisprudence citée).
164. Une différence est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. La notion de discrimination au sens de l’article 14 englobe également les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Biao, précité, § 90, voir également Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 51, CEDH 2006‑VI).
b) Application au cas d’espèce
i. Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1
165. Ainsi qu’il ressort du paragraphe 76 du présent arrêt, le litige des requérants porte sur des droits de caractère civil. Il s’ensuit que les faits dénoncés par les intéressés tombent sous l’empire de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, en ce sens, Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 32, série A no 87). Cela suffit pour rendre l’article 14 applicable et oblige la Cour à rechercher s’il y a eu violation de cette disposition combinée avec l’article 6 § 1.
166. La Cour examinera séparément les deux types de discrimination allégués : en premier lieu, la discrimination par rapport à d’autres paroisses gréco-catholiques et, en second lieu, la discrimination par rapport à la paroisse orthodoxe.
ii. Sur la différence de traitement par rapport à d’autres paroisses gréco‑catholiques
167. La Cour estime que, si la manière dont les juridictions internes ont tranché les actions en revendication introduites par les différentes paroisses gréco-catholiques (selon le droit commun avec ou sans prise en compte de la volonté des fidèles) a constitué une différence de traitement, celle-ci n’était pas fondée sur la religion.
168. Par ailleurs, cette différence de traitement est invoquée en relation avec le droit d’accès à un tribunal et le droit applicable dans le cadre d’une action en revendication. La Cour considère que ce grief relève, pour l’essentiel, de l’examen, déjà effectué, du respect du principe de la sécurité juridique (paragraphes 117 et 135 ci-dessus).
169. Dans ces circonstances, à supposer même que la différence de traitement alléguée puisse être examinée à l’aune de l’article 14 de la Convention, et compte tenu du raisonnement l’ayant conduite à conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la méconnaissance du principe de la sécurité juridique, la Cour ne décèle aucun élément susceptible de justifier un examen séparé des mêmes faits sous l’angle de l’article 14 de la Convention.
iii. Sur la différence de traitement par rapport à la paroisse orthodoxe
170. La Cour rappelle que le texte de l’article 3 du décret-loi no 126/1990 indiquait que la situation juridique des lieux de culte serait déterminée compte tenu de « la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens ». Ce critère doit être compris dans le contexte historique et social roumain, où les lieux de culte revendiqués par les paroisses gréco-catholiques avaient été transférés aux paroisses orthodoxes à la suite de la dissolution du culte gréco-catholique en 1948. D’ailleurs, lorsqu’il a été adopté en 1990, le texte de loi en cause avait été élaboré après consultation des parties intéressées et dans un souci de neutralité visant à respecter la liberté des anciens gréco-catholiques devenus orthodoxes de décider de leur croyance et du sort du lieu de culte.
171. La Cour est appelée à examiner le grief tiré de l’article 14 de la Convention uniquement en combinaison avec l’article 6 § 1 de la Convention sous l’angle du droit d’accès à un tribunal. Or, après avoir noté que les requérants dénonçaient pour l’essentiel une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal en raison du contenu du droit matériel et avoir souligné que l’article 6 § 1 de la Convention n’assure en lui-même aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants, elle a jugé qu’en l’espèce, il n’y avait pas eu limitation du droit d’accès à un tribunal, les deux parties en litige jouissant du même droit de saisir le juge et d’obtenir une décision sur le fond de l’affaire (paragraphes 91-107 ci‑dessus).
172. En l’absence d’une telle limitation, la Cour estime qu’il n’est pas établi que le critère de la volonté des fidèles ait créé une différence de traitement entre les paroisses gréco-catholiques et les paroisses de l’Église orthodoxe dans l’exercice du droit d’accès à un tribunal. Certes, les conditions imposées par le droit matériel sont clairement de nature à avoir un impact sur l’issue de la procédure. Toutefois, dès lors que les requérants avaient, aussi bien que la paroisse orthodoxe, accès à des juridictions internes qui avaient compétence pour interpréter et appliquer la loi interne et qui exerçaient un contrôle d’une étendue suffisante pour satisfaire aux exigences de l’article 6 § 1 (paragraphes 93-98 ci-dessus), cet élément ne créé pas une différence de traitement entre les deux parties au litige en ce qui concerne l’accès à un tribunal.
173. Ainsi, aux fins d’application de l’article 14 de la Convention, la Cour ne décèle pas de différence de traitement entre les requérants et la partie défenderesse quant à la possibilité de saisir le juge et d’obtenir une décision judiciaire sur l’action visant à la restitution du lieu de culte.
174. Cet élément suffit à la Cour pour conclure qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
175. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
176. La Cour relève que les requérants ont été informés par une lettre du 10 novembre 2015 qu’il n’y avait pas lieu de modifier les demandes qu’ils avaient formulées au titre de l’article 41 devant la chambre. Ils ont toutefois été invités à présenter une demande supplémentaire pour les frais et dépens engagés aux fins de la procédure devant la Grande Chambre.
A. Dommage
1. Les arguments des parties
177. Dans leurs demandes présentées devant la chambre, les requérants demandaient, à titre de réparation du dommage matériel, la restitution de l’église, du terrain et de la maison paroissiale. À défaut de restitution en nature des biens immeubles, ils réclamaient, se fondant sur un rapport d’expertise, 282 343 euros (EUR), somme correspondant selon eux à la valeur vénale des immeubles en litige. Ils réclamaient également 50 000 EUR pour préjudice moral.
178. Le Gouvernement a répliqué que les valeurs figurant dans le rapport d’évaluation étaient exorbitantes par rapport aux prix marchand estimé par la chambre des notaires pour des terrains similaires à celui revendiqué en l’espèce. Il estimait qu’au cas où la Cour conclurait à l’existence d’un préjudice moral, un arrêt constatant une atteinte aux droits conventionnels des requérants constituerait une réparation suffisante du préjudice moral, et qu’en tout état de cause, la somme sollicitée pour préjudice moral était excessive.
2. L’arrêt de la chambre
179. Après avoir rappelé que l’octroi d’une satisfaction équitable ne se justifiait qu’en raison du constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant à la durée de la procédure, la chambre a rejeté la demande formulée par les requérants au titre du préjudice matériel, au motif qu’il n’y avait aucun lien entre le constat de violation et le préjudice matériel allégué. Statuant en équité, elle leur a alloué conjointement 2 400 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
3. L’appréciation de la Cour
180. La Cour relève que l’octroi d’une somme au titre de la satisfaction équitable vise, en l’espèce, à réparer la méconnaissance du principe de la sécurité juridique et la durée excessive de la procédure.
181. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel l’action des requérants en revendication aurait abouti si les violations de la Convention n’avaient pas eu lieu. Il n’y a donc pas lieu de leur accorder une indemnité à ce titre (voir, mutatis mutandis, Hayati Çelebi et autres, précité, § 71 et Yvon c. France, no 44962/98, § 44, CEDH 2003‑V).
182. En ce qui concerne la réparation du préjudice moral, la Cour a déjà dit que le préjudice autre que matériel peut comporter, pour une personne morale, des éléments plus ou moins « objectifs » et « subjectifs ». Parmi ces éléments, il faut reconnaître la réputation de l’entité juridique, mais également l’incertitude dans la planification des décisions à prendre, les troubles causés à la gestion de l’entité juridique elle-même, dont les conséquences ne se prêtent pas à un calcul exact, et enfin, quoique dans une moindre mesure, l’angoisse et les désagréments éprouvés par les membres des organes de direction de la société (Comingersoll S.A. précité, § 35 et Paroisse gréco-catholique Sfântul Vasile Polonă, précité, § 117).
183. En l’occurrence, compte tenu de la nature des violations constatées, la Cour, statuant en équité, considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants 4 700 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
1. Arguments des parties
184. Les requérants demandent le remboursement des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la chambre et devant la Grande Chambre, qui sont ainsi ventilés : 8 566,92 EUR au titre des honoraires pour Me D.O. Hatneanu et 4 098,37 EUR au titre des honoraires pour Me C.T. Borsányi, à verser directement à ces avocates, 300 EUR pour les frais de secrétariat et de correspondance, à verser à l’Association pour la défense des droits de l’homme en Roumanie – le Comité Helsinki (« APADOR-CH ») et 696,33 EUR pour les frais occasionnés par le déplacement de Me D.O. Hatneanu pour l’audience tenue par la Cour le 2 mars 2016. Les requérants ont versé au dossier le récapitulatif des heures de travail de leurs avocates et les contrats d’assistance judiciaire, ainsi que la convention conclue avec APADOR-CH, par laquelle cette association s’était engagée à supporter les frais de secrétariat nécessaires pour soutenir la présente requête devant la Cour. De même, ils ont versé au dossier des justificatifs attestant des frais de transport et d’hébergement de Me D.O. Hatneanu pour son déplacement aux fins d’assister à l’audience.
185. Le Gouvernement considère que les honoraires de Me D.O. Hatneanu sont excessifs et non nécessaires, compte tenu de ce qu’elle a représenté les requérants dans la présente procédure uniquement après la communication de la requête au Gouvernement et de ce qu’elle représente plusieurs requérants dans des affaires similaires devant la Cour. Il considère que les honoraires facturés par cette avocate pour les observations complémentaires ne devraient pas faire partie des frais et dépens. Pour ce qui est des honoraires facturés par Me C.T. Borsányi, qui a introduit la requête devant la Cour, le Gouvernement invite la Cour à octroyer, en équité, une somme couvrant les frais réellement et nécessairement engagés. Il n’a pas présenté de commentaires sur les demandes supplémentaires quant aux frais engagés pour la procédure devant la Grande Chambre.
2. L’arrêt de la chambre
186. La chambre a accordé un montant global de 4 658 EUR au titre des honoraires des deux avocates ainsi que des frais de traduction et de secrétariat, et la somme de 300 EUR sollicitée au nom d’APADOR-CH, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt par les requérants.
3. Appréciation de la Cour
187. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 62, CEDH 1999‑VIII). En l’espèce, la Cour note que les requérants indiquent leurs prétentions en détail et avec précision. Compte tenu de la nature de l’affaire, des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, elle estime raisonnable d’octroyer 8 567 EUR pour les honoraires de Me D.O. Hatneanu et de 3 858 EUR pour les honoraires de Me C.T. Borsányi, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants sur ces sommes, qui sont à payer directement aux avocates.
188. La Cour estime par ailleurs raisonnable d’octroyer aux requérants la somme de 696,33 EUR pour les frais occasionnés par le déplacement de Me D.O. Hatneanu à l’audience tenue le 2 mars 2016.
189. En ce qui concerne la somme de 300 EUR correspondant aux frais de secrétariat et de correspondance d’APADOR-CH, la Cour constate que cette association n’a jamais représenté les requérants dans la procédure menée à Strasbourg, même si elle a signé avec eux un contrat en vertu duquel elle supporterait les frais de secrétariat afférents à la présente requête. En effet, par une télécopie du 18 juillet 2013, les requérants ont informé la Cour que le nom de cette association avait été indiqué par erreur dans le pouvoir transmis à la Cour et que l’association n’a jamais accepté de les représenter dans la procédure devant la Cour (voir, en ce sens, Șerban Marinescu c. Roumanie, no 68842/13, § 78-80, 15 décembre 2015 et, pour une situation différente, Cobzaru c. Roumanie, no 48254/99, §§ 2 et 111, 26 juillet 2007). Dès lors, cette demande est rejetée.
C. Intérêts moratoires
190. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention quant au droit d’accès à un tribunal ;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la méconnaissance du principe de la sécurité juridique ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure ;
4. Dit, par seize voix contre une, qu’eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue au titre de l’article 6 § 1 de la Convention quant au non-respect du principe de la sécurité juridique, il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief des requérants tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 pour autant qu’il concerne une différence de traitement alléguée par rapport à d’autres paroisses gréco‑catholiques ;
5. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 § 1 quant au droit d’accès à un tribunal pour autant que les requérants se plaignent d’avoir subi une différence de traitement par rapport à la paroisse orthodoxe défenderesse ;
6. Dit, par seize voix contre une :
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i) 4 700 EUR (quatre mille sept cents euros) aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 8 567 EUR (huit mille cinq cent soixante-sept euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens, à verser directement à Me D.O. Hatneanu ;
iii) 3 858 EUR (trois mille huit cent cinquante-huit euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens, à verser directement à Me C.T. Borsányi ;
iv) 696,33 EUR (six cent quatre-vingt-seize euros et trente-trois centimes) aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû par eux sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette, par treize voix contre quatre, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 29 novembre 2016.
Françoise Elens-PassosGuido Raimondi
Greffière adjointePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées uivantes :
– opinion en partie dissidente commune aux juges Sajó, Karakaş, Pinto de Albuquerque and Mits ;
– opinion en partie dissidente de la juge Karakaş ;
– opinion en partie dissidente du juge Kūris.
G.R.
F.E.P.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SAJÓ, KARAKAŞ, PINTO DE ALBUQUERQUE ET MITS
(Traduction)
1. La présente affaire soulève une question qui concerne l’interprétation et l’application de l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention), pris seul et combiné avec l’article 14. Il s’agit essentiellement de savoir si l’application d’un critère de droit matériel peut, même si les parties intéressées ont formellement accès à un tribunal, s’analyser en une limitation de leur droit garanti par l’article 6 ou, de par sa nature, rendre ce droit illusoire. En d’autres termes, le droit matériel applicable peut-il avoir une incidence déterminante sur l’issue de la procédure, au point d’empiéter sur la portée de la compétence de la juridiction qui examine l’affaire et, en conséquence, sur la substance même du droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention ? De même, le critère appliqué crée-t-il une discrimination, directe or indirecte, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention combiné avec l’article 14 ?
2. Ces questions se posent dans le contexte d’une série d’affaires roumaines concernant la restitution à l’Église gréco-catholique de lieux de culte qui lui appartenaient et qui ont été transférés d’autorité par l’État communiste dans le patrimoine de l’Église orthodoxe, à la suite de la dissolution de l’Église gréco-catholique sous le régime totalitaire et de l’obligation faite à ses fidèles de se convertir au rite orthodoxe.
3. Nous admettons que les requérants ont bénéficié de l’examen de leur affaire par un juge, de sorte que, formellement, ils ont eu accès à un tribunal conformément à l’article 6 § 1 ; mais nous sommes d’avis que le cadre juridique applicable (le décret-loi no 126/1990 tel que modifié en 2004 et 2005) et l’interprétation et l’application qu’ont faites les juridictions internes du critère de « la volonté des fidèles » ont restreint le droit pour les requérants d’accéder à un tribunal d’une manière ou dans une mesure telles qu’il a été porté atteinte à la substance même de ce droit. De plus, la nature du texte, qui favorisait la communauté religieuse orthodoxe au détriment d’une minorité religieuse, était clairement discriminatoire et disproportionnée au but visé. En conséquence, il y a eu violation de l’article 6 § 1, pris seul et combiné avec l’article 14.
De la persécution au dialogue interconfessionnel
4. En 1940, l’Église gréco-catholique roumaine était la deuxième communauté religieuse de Roumanie, avec cinq diocèses, plus de 1 500 prêtres et environ un million et demi de fidèles. Le 21 octobre 1948, date du 250e anniversaire de son union avec l’Église catholique romaine, l’Église gréco-catholique roumaine fut dissoute par le décret no 358/1948 du régime totalitaire. À la suite de cela, l’État mena un programme de répression de l’Église gréco-catholique, dans le cadre duquel il contraignit les catholiques à se convertir au culte orthodoxe et transféra d’autorité les biens de l’Église catholique dans le patrimoine de l’Église orthodoxe. Accusés par les autorités communistes d’« activités anti-démocratiques », les évêques et les prêtres gréco-catholiques furent jetés en prison.
5. Lorsque l’Église gréco-catholique fut rétablie en 1990, après l’entrée en vigueur de la loi no 9/31 adoptée le 31 décembre 1989, la majorité des fidèles qui avaient été contraints à se convertir plus de quarante ans auparavant continuèrent à pratiquer le culte orthodoxe[1]. En ce qui concerne la restitution des biens, le législateur adopta la méthode du dialogue interconfessionnel au sein de commissions mixtes. L’article 3 du décret-loi no 126/1990 pose comme critère juridique ultime à adopter dans le contexte de la procédure des commissions mixtes « la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens ».
6. Bien souvent, la conciliation n’a pas fonctionné en pratique, de sorte que c’est la volonté de la majorité qui a prévalu[2]. En effet, lorsque l’on ne pouvait parvenir à un accord, le statu quo a perduré, ce qui empêchait de facto l’Église et les fidèles gréco-catholiques de disposer de lieux de culte appropriés et d’apporter une visibilité normale à l’existence de leur communauté religieuse. En pratique, dans les commissions mixtes, le critère de la volonté des fidèles a été interprété comme signifiant la volonté de la majorité, de sorte qu’il n’a pas été laissé à tous les fidèles d’une unité territoriale donnée une occasion équitable de faire entendre leur voix.
Lorsque les commissions mixtes ne sont pas parvenues à une solution amiable, les membres de l’Église gréco-catholique ont engagé des actions en justice sur la base des dispositions générales du code civil relatives aux actions en revendication de propriété. L’adoption du décret-loi no 126/1990 fut suivie d’une période d’insécurité juridique pendant laquelle la question de la restitution des biens fut tranchée soit par comparaison des titres de propriété, soit par comparaison des titres de propriété et application du critère de la volonté des fidèles. Les documents dont dispose la Cour montrent que, sur plus de 26 ans d’application de ce texte, les juridictions internes n’ont adopté une solution contraire à la volonté de la majorité qu’en une seule occasion[3].
7. L’ordonnance no 94/2000 telle que modifiée par la loi no 182/2005 disposait que le régime juridique des lieux de culte serait régi par une loi spéciale. Or à ce jour, la loi spéciale n’a pas encore été adoptée. Les requérants n’avaient donc pas d’autre recours pour faire examiner juridiquement la situation des biens en question.
Le décret-loi no 126/1990 en tant que lex specialis
8. En l’espèce, la Haute Cour, s’appuyant sur le principe lex specialis derogat legi generali, a estimé que le critère de la volonté des fidèles énoncé dans le texte spécifique devait prévaloir sur la prise en compte des titres de propriété prévue par la loi générale, à savoir le code civil[4]. Elle a ajouté à cet argument juridique que la restitution des biens à la communauté gréco-catholique aurait porté atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques : elle a considéré en effet que le transfert abusif des biens de ladite communauté dans le patrimoine de l’Église orthodoxe en 1948 ne devait pas être suivi d’un autre abus en sens opposé après la chute du communisme[5].
9. En d’autres termes, le critère de « la volonté des fidèles des communautés détentrices de ces biens » a été jugé applicable aux stades de la conciliation administrative et au stade du contentieux judiciaire : il était donc à la fois de nature procédurale en ce qu’il était lié à la recevabilité de la revendication des biens et de nature substantive en ce qu’il déterminait l’issue du litige. Ainsi, en l’espèce, après avoir examiné le fond de l’affaire, c’est‑à-dire la volonté de la majorité, les juges ont, selon le Gouvernement, déclaré l’action des requérants « non pas irrecevable mais manifestement mal fondée »[6]. En bref, le décret-loi de 1990 tel que modifié en 2004 et 2005 et telle qu’interprété et appliqué par la Haute Cour et la Cour constitutionnelle a prédéterminé l’issue du litige dans le sens de la volonté d’une des parties. Selon l’arrêt de la Haute Cour, les biens immeubles doivent, indépendamment du moment de leur acquisition et de la manière dont ils ont été acquis, demeurer entre les mains de ceux qui les détiennent si ceux-ci sont majoritaires.
10. Nous considérons que l’arrêt de la Haute Cour est contraire à l’article 6 de la Convention. Devant la loi, le demandeur et le défendeur n’étaient pas sur un pied d’égalité face au critère de fond appliqué au litige, car la loi telle qu’interprétée par la Haute Cour accordait à la volonté de la partie défenderesse un poids déterminant dans la résolution de l’action judiciaire. Une disposition de fond de la loi a créé un obstacle procédural rendant illusoire le droit d’accès à un tribunal. Lorsque le verdict des juges dépend non de l’appréciation de la cause sur la base de critères équitables mais de la volonté déterminante du défendeur, qui est la partie la plus forte, la substance du droit d’accès à un tribunal est annihilée. En l’espèce, la puissance du fait accompli en faveur de la partie la plus forte a déterminé l’issue du litige sur les biens.
11. De plus, dans la mesure où les éléments sur la base desquels les tribunaux pouvaient apprécier cette volonté des fidèles ne pouvaient se déduire ni de la lettre ni de l’esprit de la loi, les requérants ne disposaient pas d’un texte prévisible leur permettant de plaider leur cause efficacement. En effet, aucune loi n’expliquait comment la volonté des fidèles devait être déterminée ni si les juges avaient un quelconque pouvoir d’aller à l’encontre de cette volonté. Cette situation de vide juridique s’est combinée au fait que les juridictions internes ne se sont prononcées en sens contraire à la volonté de la majorité qu’en une seule occasion. Les circonstances n’étaient donc pas propres à favoriser la sécurité juridique et la confiance du public dans l’administration de la justice[7].
La nature discriminatoire de la lex specialis
12. À la violation de l’article 6 s’ajoute une violation du principe de l’égalité et de l’interdiction des discriminations fondées sur la religion. Premièrement, la Cour ne devrait pas ignorer l’objet du litige porté devant les juridictions internes : il concerne des lieux de culte, dont la dimension spirituelle dépasse la simple question du droit de propriété. Le fait que le litige oppose deux communautés religieuses qui jouissent de l’autonomie en droit interne devrait aussi être un facteur important dans l’appréciation de l’affaire. De plus, même si les deux communautés ont été persécutées sous le régime communiste roumain, il est pertinent également que l’Église orthodoxe ait été clairement bénéficiaire de la redistribution qui a eu lieu sous ce régime.
Alors qu’en règle générale, les communautés religieuses jouissaient de l’autonomie en droit interne relativement à leurs biens religieux, y compris les églises, dans ce cas précis, et c’est à souligner, le législateur lui-même a prévu une exception à cette autonomie (à l’article 27 § 3 de la loi no 489/2006), quant à la restitution (redobândirea) des biens religieux abusivement confisqués par l’État entre 1940 et 1989 et des biens occupés sans droit ni titre. Dans ces conditions, les requérants pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que les juridictions internes déterminent si les biens étaient détenus de manière régulière ou non, et ce au regard du droit ordinaire, c’est-à-dire du code civil, sur la base des dispositions relatives à l’action en revendication de propriété.
13. Il faut tenir compte de l’obligation de neutralité et d’impartialité de l’État, telle que définie par la jurisprudence de la Cour. Cette obligation commande à l’État de veiller à ce que les groupes en conflit se tolèrent, même s’ils proviennent d’une scission d’un même groupe[8]. En l’espèce, en permettant à la volonté de la communauté religieuse détentrice des biens de jouer un rôle déterminant dans la procédure judiciaire intentée par les membres d’une autre communauté religieuse relativement à un lieu de culte, l’État défendeur a manqué à son devoir de neutralité et d’impartialité.
En prétendant respecter l’autonomie des communautés religieuses, il a adopté une loi qui favorisait clairement une religion par rapport à une autre. Le principe de l’autonomie religieuse a été distordu de telle sorte qu’il a servi les intérêts de la majorité religieuse, à laquelle on a permis de conserver les biens qu’elle avait acquis sous le régime communiste, au détriment d’une minorité religieuse persécutée. Cette distorsion a été validée par la Cour constitutionnelle[9]. Pareille loi constitue une forme inadmissible de discrimination directe dans un État de droit respectant le principe de l’égalité.
14. Dans ce contexte, eu égard à son obligation de respecter le principe de neutralité, le législateur aurait dû encadrer le droit d’accès à un tribunal de manière à garantir un accès effectif à un tribunal pour les deux parties[10], en s’assurant que le critère choisi pour trancher le litige les plaçait sur un pied d’égalité. Il faut aussi souligner que le principe de l’égalité des communautés religieuses devant la loi est prévu par la Constitution roumaine. De même, le législateur a expressément prévu une exception au principe de l’autonomie des communautés religieuses en ce qui concerne la résolution des litiges relatifs à la restitution des lieux de culte abusivement confisqués par l’État entre 1940 et 1989. Dès lors, même s’il avait conscience du caractère sensible des questions juridiques concernant ces lieux de culte, l’État défendeur a manqué à s’acquitter de son rôle législatif dans ce domaine conformément à son devoir de neutralité et d’impartialité.
Ainsi, les requérants ont été placés dans une situation désavantageuse par rapport à celle de l’Église orthodoxe, défenderesse à la procédure. En appliquant le critère contesté dans le cadre des procédures judiciaires, l’État roumain a réduit la tâche des tribunaux à une détermination de la volonté de la partie défenderesse à la procédure. Dès lors, aucun examen par un tribunal ne pouvait permettre de remédier à la différence de traitement prévue par la loi elle-même. Alors que la partie défenderesse a pu voir la volonté de ses fidèles déterminée par un tribunal aux fins de la prise d’une décision sur la situation juridique du lieu de culte, les requérants n’ont jamais bénéficié d’une telle possibilité[11].
L’applicabilité alternative de la lex generalis
15. Souscrivant aux conclusions de la Haute Cour, le Gouvernement argue que la restitution des biens gréco-catholiques à leurs propriétaires d’origine constituerait une injustice à l’égard de la communauté religieuse majoritaire et qu’une injustice ancienne ne devrait pas être remplacée par une nouvelle. À première vue, cet argument paraît raisonnable. Pourtant, il implique ce qui doit être démontré. Il est en fait une pétition de principe, qui retourne la question de l’« injustice », en posant comme prémisse (l’injustice de la restitution des biens) ce qui est en fait la conclusion.
16. Cette argumentation, à supposer que l’on puisse lui attribuer une quelconque valeur juridique, repose essentiellement sur la présomption que, si les juridictions nationales n’avaient pas appliqué le critère de la « volonté des fidèles » aux actions en revendication de propriété introduites par les gréco-catholiques, le chaos juridique aurait régné. Cette présomption doit être écartée avec force. La sécurité des rapports juridiques n’aurait pas été en jeu en pareil cas, pour la bonne et simple raison que les règles du droit civil général se seraient alors appliquées. Si les juridictions nationales avaient choisi de ne pas appliquer le critère de 1990 dans les procédures judiciaires, les actions introduites par la communauté gréco-catholique auraient été régies par les dispositions relatives aux actions en revendication de propriété, fondées sur la comparaison des titres de propriété. Il n’y aurait pas eu de vide juridique, et donc pas d’insécurité juridique, si les juridictions internes avaient appliqué les dispositions générales du code civil.
17. En conclusion, il n’y a pas lieu de dire que le constat d’une violation de l’article 6 à raison du défaut d’accès à un tribunal risquerait premièrement d’ouvrir une nouvelle période d’insécurité juridique au niveau interne et deuxièmement de remplacer une injustice ancienne par une injustice nouvelle, sans avoir la moindre idée de la manière dont le législateur roumain pourrait remédier à la violation constatée. Il y a encore moins lieu de dire que si les juridictions internes devaient simplement cesser d’appliquer le critère contesté de la majorité des fidèles et s’en tenir à comparer, au sens strict du terme, les titres de propriété, la Cour se verrait exposée au risque de voir les requêtes introduites par les fidèles d’une communauté remplacées par une série de nouvelles requêtes des fidèles de l’autre communauté. La question de savoir combien de requêtes la Cour reçoit ne devrait pas entrer en ligne de compte au moment de rendre la justice. Il s’agit là d’une considération autocentrée et utilitaire, qui présume à tort que les juridictions internes ne sont pas en mesure de rendre la justice en appliquant le droit national.
L’absence de mesures compensatoires relativement à la privation de propriété
18. Le Gouvernement avance, en plus des arguments avancé par la Haute Cour, que la législation interne prévoyait des mesures compensatoires en faveur de la partie qui ne garderait pas le lieu de culte, et que les requérants n’ont pas tenté de se prévaloir de cette possibilité offerte par le droit roumain. Or s’ils l’avaient fait, l’injustice historique sous-jacente aurait peut-être été réparée, mais pas la violation de la Convention pour défaut d’accès à un tribunal.
Aussi louable soient-elles, ces initiatives législatives et pratiques n’en demeurent pas moins totalement discrétionnaires et limitées. Même si l’article 4 du décret-loi de 1990 est libellé en termes impératifs (« l’État apportera son soutien »), il ne précise pas les critères à appliquer pour déterminer la portée du « soutien de l’État », qui demeure totalement soumis à la discrétion des autorités. Aucune disposition législative ou administrative n’indique si, quand et comment l’État doit apporter son soutien. L’article 4 n’aurait donc pas abouti à un contrôle juridictionnel indépendant permettant aux juges de « statuer » sur tous les aspects de la question juridique qui leur aurait été posée. Dès lors, on ne saurait considérer que ce mécanisme compense la limitation que le critère de la volonté des fidèles a apporté au droit pour les requérants d’accéder à un tribunal[12].
19. De plus, les églises et les cimetières ne sont pas des lieux commerciaux qui ont un prix. Pour les fidèles, ce sont avant tout des lieux qui ont une valeur unique et intrinsèque non négociable. Les bâtiments comme le terrain sur lequel ils reposent ont une dimension spirituelle et historique qui ne répond pas aux lois du marché. Dans ces conditions, il est très difficile d’élaborer les bons critères juridiques pour déterminer l’ampleur du soutien que l’État doit apporter afin de « compenser » la perte de ces lieux de culte à la valeur unique et intrinsèque.
De plus, et cela n’a pas été contesté, en l’espèce la communauté gréco‑catholique de Lupeni ne s’est vu proposer aucun autre lieu de culte. Jusqu’à présent, aucune des deux églises qu’elle avait en 1948 ne lui a été rendue.
Conclusion
20. À la lumière de ce qui précède, nous considérons que la disposition critiquée (l’article 3 du décret-loi no 126/1990) a porté atteinte à l’essence même du droit pour les requérants d’accéder à un tribunal, garanti par l’article 6 pris seul et combiné avec l’article 14. La protection des minorités est presque toujours impopulaire, et la protection des minorités religieuses l’est encore plus. L’Europe a une longue histoire de non-respect par les majorités religieuses des droits des minorités religieuses. C’est un domaine dans lequel les normes démocratiques actuelles obligent les majorités à faire preuve de retenue pour respecter les minorités. Malheureusement, la présente affaire montre que les États sont souvent réticents à revenir sur les injustices commises à l’égard des minorités religieuses lorsque l’intérêt de la majorité religieuse est en jeu.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE KARAKAŞ
Je ne suis pas d’accord avec la majorité en ce qui concerne le montant alloué (4 700 euros) au titre du dommage moral, ni avec sa décision de ne rien accorder au titre du dommage matériel dans le cadre de l’application de l’article 41 de la Convention.
La Cour accorde la somme susmentionnée compte tenu de l’angoisse et des désagréments éprouvés par les requérants par suite des violations constatées, autrement dit pour réparer la méconnaissance du principe de la sécurité juridique et la durée excessive de la procédure.
De mon point de vue, il y a eu violation de l’article 6 § 1 concernant le droit d’accès à un tribunal et aussi, sur ce même point, de l’article 14 combiné avec l’article 6 § 1 (voir l’opinion commune aux juges Sajó, Karakaş, Pinto de Albuquerque et Mits). C’est la raison pour laquelle je trouve insuffisant le montant alloué pour le dommage moral.
Quant au dommage matériel, il est évident que les requérants ont droit à une réparation pour préjudice matériel, réparation qui peut prendre la forme soit de la restitution de l’église, du terrain et de la maison paroissiale soit du versement d’une somme correspondant à la valeur vénale des immeubles.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE KŪRIS
(Traduction)
1. J’ai voté contre les points 1, 5 et 7 du dispositif de l’arrêt. Les raisons de mon désaccord avec la majorité sont très proches de celles exposées dans l’opinion en partie dissidente commune aux juges Sajó, Karakaş, Pinto de Albuquerque et Mits.
2. Il est regrettable que la chambre ait jugé irrecevable le grief que les requérants tiraient de l’article 1 du Protocole no 1, pris seul et combiné avec les articles 13 et 14 de la Convention. J’ai du mal à souscrire à cette conclusion. Elle a en pratique empêché la Grande Chambre d’examiner le grief des requérants sous l’angle de ces dispositions, puisque, selon la jurisprudence de la Cour, l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre (voir les paragraphes 61 à 63 de l’arrêt). En l’espèce, les questions en jeu sont des questions relatives à des biens, c’est-à-dire des questions qui relèvent directement de l’article 1 du Protocole no 1. Or cet aspect précis de l’affaire n’a pas été examiné par la Grande Chambre. Cela soulève des doutes quant à l’opportunité d’appliquer indistinctement la « jurisprudence » de la Cour mentionnée ci-dessus : après tout, l’arrêt par lequel la chambre a conclu à l’irrecevabilité de ce grief n’est jamais devenu définitif.
* * *
[1]1. Selon les informations figurant sur la page Internet de l’Église gréco-catholique roumaine, la communauté compte actuellement environ 750 000 fidèles. Dans les deux principales régions d’implantation de ce culte (Banat et Transylvanie), les gréco‑catholiques représentent environ 15 % de la population, contre 50 % en 1948.
[2]. Selon les données fournies par l’ECRI, sur 6 723 demandes de restitution, 1 110 ont été traitées par la commission spéciale de restitution depuis 2005, la restitution en nature a été faite dans 139 cas et des propositions d’indemnisation ont été faites dans 52 cas (voir les paragraphes 59-60 de l’arrêt).
[3]. Le Gouvernement n’a pu produire qu’un seul exemple de cas où les juridictions internes avaient ordonné la restitution des biens à l’Église gréco-catholique au lieu de suivre la volonté de la majorité (voir le paragraphe 97 de l’arrêt).
[4]. Le passage pertinent de l’arrêt de la Haute Cour se lit ainsi : « Saisi d’une telle requête, le tribunal ne peut pas ignorer la réglementation spéciale applicable en la matière, qui pose le critère à respecter dans la résolution de tels litiges, à savoir la volonté des fidèles de la communauté détentrice du bien (…) La préférence pour le critère de la volonté des fidèles relève du choix du législateur, qui a voulu ainsi réglementer une matière qui concerne les immeubles dotés d’une certaine affectation (les lieux de culte), et le tribunal n’est pas habilité à censurer la loi. »
[5]. Le passage pertinent de l’arrêt de la Haute Cour se lit ainsi : « Or restituer des biens qui avaient appartenu à l’Église gréco-catholique sans respecter les conditions imposées par l’article 3, alinéa premier, du décret-loi no 126/1990 porterait atteinte à la stabilité et à la sécurité des rapports juridiques. La reconstitution d’un droit ne peut pas se faire de manière abstraite, en ignorant les réalités sociales et historiques, et l’atténuation des anciens préjudices ne doit pas créer de nouveaux problèmes disproportionnés (…) »
[6]. Voir le paragraphe 83 de l’arrêt.
[7]. Voir, mutatis mutandis, Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume‑Uni, 10 juillet 1998, § 78, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV.
[8]. Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 123, CEDH 2001‑XII.
[9]. Le passage pertinent de la décision de la Cour constitutionnelle se lit ainsi : « Par la (…) décision [no 23 du 27 avril 1993], la Cour [constitutionnelle] a jugé que la démocratie impliquait le respect de la volonté de la majorité (…) Lorsque, dans la même [localité], il y a des fidèles orthodoxes et des fidèles gréco-catholiques, le fait d’appliquer un critère social, à savoir celui de la majorité des fidèles, pour fixer l’attribution du lieu de culte et des maisons paroissiales correspond au principe démocratique de détermination de l’utilisation religieuse de ce bien en fonction de la volonté de la majorité [des fidèles concernés]. Procéder autrement aurait pour effet, injustifié, d’empêcher la majorité des fidèles (…) de pratiquer leur religion, à moins de passer au culte gréco-catholique (…) » (voir le paragraphe 57 de l’arrêt).
[10]. Voir, mutatis mutandis, Anakomba Yula c. Belgique, no 45413/07, §§ 37-39, 10 mars 2009.
[11]. Mizzi c. Malte, no 26111/02, § 134, CEDH 2006‑I (extraits).
[12]. Voir, mutatis mutandis, Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres, précité, § 77.