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28/03/2017 | CEDH | N°001-172667

CEDH | CEDH, AFFAIRE FERNANDES DE OLIVEIRA c. PORTUGAL, 2017, 001-172667


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE FERNANDES DE OLIVEIRA c. PORTUGAL

(Requête no 78103/14)

ARRÊT

STRASBOURG

28 mars 2017

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 31/01/2019

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Fernandes de Oliveira c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojty

czek,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Marko Bošnjak, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré ...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE FERNANDES DE OLIVEIRA c. PORTUGAL

(Requête no 78103/14)

ARRÊT

STRASBOURG

28 mars 2017

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 31/01/2019

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Fernandes de Oliveira c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ganna Yudkivska, présidente,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Iulia Motoc,
Marko Bošnjak, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 mars 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 78103/14) dirigée contre la République portugaise et dont une ressortissante de cet État, Mme Maria da Glória Fernandes de Oliveira (« la requérante »), a saisi la Cour le 4 décembre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me J. Pais do Amaral, avocat à Coimbra. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M. F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.

3. Invoquant l’article 2 de la Convention, la requérante alléguait que son fils s’était suicidé à la suite d’une négligence dans la surveillance exercée par l’hôpital où il séjournait. Sous l’angle de l’article 6 de la Convention, elle se plaignait de la durée de la procédure qu’elle avait engagée contre l’hôpital en question.

4. Le 22 janvier 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1937 et réside à Ceira.

A. Genèse de l’affaire

6. Le fils de la requérante, A.J., était né en 1964. Il souffrait de troubles mentaux et d’un problème de dépendance à la drogue et à l’alcool, et, à partir de 1984, avait séjourné plusieurs fois à l’hôpital psychiatrique Sobral Cid (« le HSC ») à Coimbra : du 5 au 8 août 1984, du 15 mars au 3 avril 1985, du 15 au 28 novembre 1985, du 10 au 18 janvier 1993, du 1er au 3 septembre 1999, du 12 décembre 1999 au 14 janvier 2000, et du 2 au 27 avril 2000.

7. Il ressort du dossier médical de A.J. qu’en septembre 1999 les médecins conseillèrent à la requérante de demander une décision d’internement d’office. Pendant l’hospitalisation de A.J. de décembre 1999, le médecin qui s’occupait de lui donna des instructions afin qu’il ne fût pas autorisé à quitter l’unité où il était placé.

8. Pendant au moins deux de ses hospitalisations, A.J. fut autorisé à passer des week-ends chez lui en famille : trois week-ends pendant la période du 12 décembre 1999 au 14 janvier 2000, et deux week‑ends pendant la période du 2 au 27 avril 2000. Au cours de ces deux périodes, A.J. s’enfuit également à plusieurs reprises du HSC et quelquefois se rendit chez la requérante.

B. Le décès du fils de la requérante

9. Le 1er avril 2000, A.J. fut admis au HSC, sur avis médical et avec son consentement, consécutivement à une tentative de suicide.

10. Le 25 avril 2000, A.J. rentra chez lui pour passer le week-end de Pâques avec la requérante et d’autres membres de sa famille, malgré la réticence du médecin.

11. Vers 22 h 30, la requérante emmena A.J. au service des urgences de l’hôpital universitaire de Coimbra après qu’il avait bu une grande quantité d’alcool. Selon la fiche d’observation remplie aux urgences, A.J. s’était conduit de manière imprudente pendant le week-end du fait qu’il s’était enivré. Il était indiqué également que, bien que A.J. eût des antécédents de faiblesse mentale, d’épisodes dépressifs et de tentatives de suicide récurrentes, ces caractéristiques n’avaient pas été observées pendant ce week-end. Plus tard, A.J. fut renvoyé dans le service du HSC où il était hospitalisé.

12. Pendant toute la journée du 26 avril 2000, A.J. fut maintenu sous surveillance médicale. On lui administra des médicaments et son état de santé s’améliora. Il se leva pour dîner et pour accueillir des proches qui lui rendaient visite.

13. Le 27 avril 2000, le personnel de l’hôpital remarqua qu’entre 8 heures et 16 heures A.J. s’était montré calme et avait marché aux alentours de l’unité où il séjournait. Il avait déjeuné et pris une collation dans l’après-midi.

14. Vers 16 heures, la requérante appela l’hôpital. On lui indiqua que son fils n’était pas dans le bâtiment à ce moment-là et qu’elle devait donc rappeler plus tard, pendant la collation. On lui assura que quelques minutes plus tôt son fils s’était trouvé près de la porte et avait semblé bien se porter.

15. Vers 19 heures, on remarqua que A.J. n’était pas reparu pour le dîner, et une infirmière informa l’infirmière en chef de son absence. Le personnel de l’hôpital lança alors des recherches dans les zones du HSC où les patients étaient autorisés à se déplacer librement, comme le réfectoire et le parc.

16. Vers 20 heures, l’infirmier coordinateur (enfermeiro coordenador) téléphona à la requérante pour l’informer que A.J. n’était pas revenu pour le dîner.

17. À un moment compris entre 19 heures et 20 heures, l’hôpital signala la disparition de A.J. à la garde nationale républicaine (Guarda Nacional Republicana) et à la requérante.

18. On ignore à quelle heure A.J. avait quitté l’hôpital et suivi un chemin qui menait à la maison de la requérante. Vers 17 h 37, il avait mis fin à ses jours en se jetant devant un train, non loin du HSC.

C. La procédure interne contre l’hôpital

19. Le 17 mars 2003, la requérante engagea auprès du tribunal administratif de Coimbra (Tribunal Administrativo do Círculo de Coimbra) une action civile contre le HSC sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l’État (ação de responsabilidade civil extracontratual por ato de gestão pública) ; elle demandait 100 403 euros (EUR) pour dommage matériel et moral.

20. La requérante exposa que son fils avait été soigné à plusieurs reprises au HSC pour des troubles mentaux et que sa première véritable hospitalisation remontait à 1993. Elle ajouta qu’il avait été admis à l’hôpital le 1er avril 2000, à la suite d’une tentative de suicide. Elle indiqua que le fait que son fils eût pu quitter l’établissement le 27 avril 2000 alors qu’il était interné l’amenait à conclure que le personnel de l’hôpital avait fait preuve de négligence dans l’exercice de ses fonctions. Elle estimait que, compte tenu de ses tentatives de suicide antérieures et de son état de santé mentale, son fils aurait dû être placé sous surveillance médicale et que le personnel aurait dû l’empêcher de quitter l’établissement. Elle déclara aussi que le HSC aurait dû clôturer son périmètre pour empêcher les patients de partir. Le fait que ces obligations n’eussent pas été remplies reflétait à ses yeux la façon médiocre dont les services du HSC étaient organisés. Enfin, elle soutint que le HSC n’avait pas de dispositif de contrôle de la présence des patients ni de procédure d’urgence à même de détecter l’absence de l’un d’eux et de permettre à l’hôpital de prendre les mesures nécessaires pour qu’un patient puisse revenir indemne.

21. Le 29 octobre 2003, le tribunal rendit une décision préliminaire (despacho saneador) indiquant quels étaient les faits tenus pour établis et les faits qui restaient à déterminer.

22. Le 5 juillet 2005, le tribunal ordonna une expertise sur l’état clinique de A.J. et les mesures de surveillance requises par cet état.

23. Le 27 septembre 2006, un psychiatre désigné par l’ordre des médecins (Ordem dos Médicos) remit son rapport, dont les parties pertinentes se lisent ainsi :

« (...)

Si la dépendance à l’alcool était le diagnostic prédominant, plusieurs autres diagnostics ont été envisagés. En particulier, un trouble de la personnalité dépendante [personalidade dependente], des accès de délire [surto delirante], la schizophrénie, une psychose maniaco-dépressive [psicose maníaco-depressiva] (...)

Au vu de ses antécédents cliniques, A.J. peut être considéré comme une personne malade qui retombait de façon récurrente dans la consommation excessive d’alcool (...), mais qui présentait aussi d’autres types de symptômes (...)

Son dossier médical ne contient pas de référence précise à son état psychopathologique du 26 avril 2000 (...)

Le fils de la [demanderesse] était atteint de troubles qui entraînaient un comportement dépressif associé à d’importantes tendances suicidaires.

Au vu des pièces du dossier médical, son état clinique était susceptible de le conduire à une nouvelle tentative de suicide, et cela s’est avéré fatal.

Il faut de plus souligner le polymorphisme de l’état de santé psychiatrique du patient. Un état psychopathologique tel que celui du patient implique un pronostic défavorable, et le suicide est fréquemment précédé par une ou plusieurs tentatives (...) Précisons (...) qu’il convient aussi de former l’hypothèse d’un diagnostic de trouble de la personnalité limite [perturbação de personalidade borderline] (...)

Il est fait référence à de multiples diagnostics, tous susceptibles d’aggraver le risque de suicide (et de comportement suicidaire) du patient.

(...)

Pour les raisons déjà indiquées, les antécédents cliniques et le tableau psychopathologique [quadro psicopatológico] du patient étaient de nature à laisser présager un comportement suicidaire ; la survenance du suicide n’est donc pas surprenante.

En matière de prévention, il faut assurément adopter des mesures de confinement et de surveillance. Mais avec un patient comme celui-ci, de telles mesures sont difficiles à mettre en place (nous nous référons par exemple aux demandes qu’il a formées pour pouvoir quitter l’hôpital, contre l’avis – justifié – du médecin) et sont toujours insuffisantes compte tenu du risque élevé de suicide.

(...)

Le fait que le patient ait été sous traitement antidépresseur depuis plus de deux semaines, qu’il ait flâné aux alentours de l’hôpital sans jamais mettre sa vie en danger (...) ne signifie pas que la probabilité de cet événement (le suicide) était négligeable. Il était cependant difficilement évitable. »

24. La première audience eut lieu le 8 octobre 2008. La requérante et l’auteur de l’expertise psychiatrique témoignèrent.

25. Au cours de cinq audiences, le tribunal entendit les témoignages de différentes personnes, notamment : la fille de la requérante (la sœur de A.J.) ; des infirmières, des médecins et des auxiliaires médicaux qui avaient travaillé ou travaillaient encore pour le HSC, dont certains avaient pris leur service à 16 heures le 27 avril 2000 ; un assistant social qui était employé par le HSC depuis 1995 et qui avait eu des contacts avec A.J ; le conducteur du train. Par ailleurs, le tribunal analysa divers documents joints au dossier médical de A.J. fourni par le HSC.

26. Le 9 mars 2009, le tribunal procéda à une inspection des lieux.

27. Le 7 janvier 2010, le tribunal tint une audience au cours de laquelle il adopta une décision concernant les faits.

28. Le 25 avril 2011, le tribunal administratif de Coimbra rendit un jugement par lequel il déboutait la requérante. Il estima que, malgré les troubles mentaux du fils de l’intéressée, il n’y avait pas de lien de causalité entre son suicide totalement inattendu et la violation alléguée du devoir de vigilance du personnel hospitalier. Il releva en particulier que le fils de la requérante souffrait de troubles psychiatriques qui n’avaient jamais été réellement diagnostiqués, soit en raison de la complexité des symptômes soit en raison de sa dépendance à l’alcool et à la drogue. Il souligna à cet égard que pendant des années les médecins avaient diagnostiqué chez le patient une schizophrénie et une dépression, et que c’était seulement après son décès et à la suite de l’établissement d’une expertise demandée à l’ordre des médecins pendant la procédure (paragraphe 23 ci‑dessus) que l’on avait retenu le diagnostic de graves troubles de la personnalité. Le tribunal établit que la dernière admission du patient à l’hôpital était consécutive à une tentative de suicide. Il considéra toutefois que, malgré le risque de suicide d’une personne chez qui on a diagnostiqué une maladie mentale comme celle du fils de la requérante, au cours des derniers jours ayant précédé son décès l’intéressé n’avait montré ni comportement ni humeur susceptibles d’amener le personnel de l’hôpital à penser que le 27 avril 2000 serait différent des jours précédents. Le tribunal parvint donc à la conclusion que le personnel de l’hôpital ne pouvait prévoir le suicide du fils de la requérante et que le comportement de celui-ci avait été totalement inattendu et imprévisible. Répondant à l’argument de la requérante selon lequel l’hôpital aurait dû surveiller son fils plus efficacement et ériger des clôtures ou d’autres barrières autour des bâtiments de l’hôpital, le tribunal releva que le modèle alors en vigueur pour le traitement des patients atteints de maladie mentale consistait à encourager l’interaction sociale. Pour le tribunal, la présence de clôtures était de nature à conduire à la stigmatisation et à l’isolement des patients handicapés mentaux et, dans le même esprit, toute surveillance des malades devait rester discrète. Le tribunal ajouta que le HSC disposait d’une procédure de surveillance revenant à vérifier la présence des patients aux heures des repas et des prises de médicaments et que cela correspondait à l’état de la science psychiatrique et respectait le droit des patients à la vie privée. S’agissant de l’argument de la requérante selon lequel la procédure d’urgence était inexistante, le tribunal observa que celle-ci consistait à alerter la police et la famille du patient. Le tribunal constata donc qu’il n’y avait pas eu de manquement au devoir de vigilance de l’hôpital.

29. Le 12 mai 2011, la requérante saisit la Cour administrative suprême, alléguant que la juridiction de première instance avait mal apprécié les éléments de preuve, que ses constatations factuelles étaient erronées et qu’elle avait mal interprété la loi.

30. Le 26 septembre 2012, le parquet général près la Cour administrative suprême, appelé à formuler un avis sur le recours, déclara qu’il y avait lieu d’infirmer le jugement de première instance. Il estima que, dès lors que le dossier médical de A.J. indiquait que celui-ci avait plusieurs fois tenté de mettre fin à ses jours, et considérant que sa dernière admission à l’hôpital était consécutive à une tentative de suicide, une nouvelle tentative de suicide était probable et aurait dû être anticipée. Le parquet général observa que l’hôpital n’avait pas mis en œuvre de régime de surveillance capable d’empêcher le fils de la requérante de quitter l’établissement. Il releva également qu’une surveillance accrue du patient faisait partie du devoir de vigilance de l’hôpital et ne faisait pas obstacle au régime « ouvert ». Il parvint à la conclusion que les mesures de contrôle mises en place par le HSC étaient inadéquates pour un établissement appartenant à la catégorie des hôpitaux psychiatriques ou pour un patient présentant les caractéristiques de A.J.

31. Le 29 mai 2014, la Cour administrative suprême écarta le recours de la requérante par deux voix contre une, confirmant les constats factuels et juridiques du tribunal administratif de Coimbra. La juridiction suprême déclara qu’aucun élément n’aurait pu conduire le personnel de l’hôpital à penser que le fils de la requérante tenterait de mettre fin à ses jours, notamment en quittant l’hôpital, et qu’en conséquence le HSC n’avait manqué à aucun devoir de vigilance. La Cour suprême tint compte du fait que, lors de précédentes hospitalisations, le fils de la requérante avait également quitté l’établissement et qu’aucun lien n’avait été établi entre ces « fugues » et un risque particulier de suicide dès lors que l’on n’avait pu constater que l’existence d’une unique tentative de suicide, le 1er avril 2000. La haute juridiction estima que le comptage des patients aux heures des repas et des prises de médicaments était suffisant et avait permis au personnel de l’hôpital de s’assurer de la présence de A.J. lors du déjeuner et de la collation de l’après-midi, le 27 avril 2000. Elle formula la conclusion qu’il n’y avait pas eu d’anomalie dans le fonctionnement du HSC et que l’on ne pouvait en déduire aucune de l’absence de clôtures ou murs de sécurité, ou de la méthode de comptage des patients.

32. Dans une opinion dissidente, l’un des juges estima que l’hôpital aurait dû sécuriser les bâtiments d’une manière ou d’une autre pour satisfaire à ses devoirs de vigilance et de surveillance. Il ajouta qu’en omettant de le faire l’hôpital avait permis aux patients de partir facilement sans y avoir été autorisés, ce qui était contraire aux obligations en question. À ce titre, selon le juge, cette omission était la cause de la « fugue » et du suicide du fils de la requérante.

D. Informations générales sur l’hôpital psychiatrique Sobral Cid

33. Le HSC se situe en dehors de la ville de Coimbra et occupe un terrain de dix-sept hectares, loin de toute zone urbaine ou industrielle. Il fait partie du Centre hospitalier universitaire de Coimbra.

34. Selon une inspection des lieux effectuée par le tribunal administratif de Coimbra le 9 mars 2009 dans le cadre de la procédure intentée contre l’hôpital, le HSC comporte dix-huit bâtiments, dédiés à chaque service de l’hôpital. Le terrain occupé par le HSC n’est doté d’aucune sorte de clôtures ou de murs de sécurité. Des espaces verts constitués d’arbres et d’autres types de végétation entourent les différents bâtiments, auxquels on accède par des chaussées (arruamentos) et des chemins (passeios), également entourés d’arbres et autres végétaux. L’entrée principale du HSC est équipée d’une barrière (cancela) et surveillée par un agent de sécurité. L’une des issues de l’hôpital débouche sur un raccourci qui mène à un quai de gare ferroviaire (apeadeiro ferroviário). On accède à ce raccourci en empruntant la route qui passe à l’arrière du bâtiment no 9. Le quai de gare se trouve à environ quinze-vingt minutes à pied de cette zone de l’hôpital.

35. Le règlement établi par le HSC indique que les repas sont pris au réfectoire de l’hôpital et que les patients doivent y rester jusqu’à la fin du repas. Les patients ne sont pas autorisés à quitter le service sans en informer par avance l’infirmière compétente. Une collation est généralement servie vers 16 h 45.

36. Divers articles parus dans la presse ces dernières années indiquent que, depuis au moins 2007, plusieurs patients sont parvenus à s’enfuir des locaux du HSC. Si certains ont été retrouvés et ramenés à l’hôpital, d’autres ont été découverts morts. Différents médias locaux et nationaux ont ainsi rapporté ce qui suit :

i) le 9 mars 2008, le cadavre d’un patient qui avait fugué deux semaines plus tôt fut découvert non loin de l’hôpital (Diário de Coimbra) ;

ii) le 29 octobre 2008, un homme fugua du HSC et fut percuté par une voiture après s’être jeté devant celle-ci (Diário das Beiras) ;

iii) le 31 juillet 2008, le cadavre d’un patient qui s’était enfui de l’hôpital le mois précédent fut découvert dans une rivière (Diário de Coimbra) ;

iv) le 14 août 2008, un patient qui avait été hospitalisé sans son consentement s’enfuit du HSC (Diário de Coimbra) ;

v) début mars 2010, trois patients différents s’enfuirent de l’hôpital ; l’un d’eux fut localisé par la police après avoir volé une voiture et un autre fut retrouvé mort dans une rivière située non loin de là (bombeirospontopt) ;

vi) le 16 octobre 2011, un patient s’enfuit du HSC et agressa deux policiers à l’aide d’une houe (Correio da Manhã);

vii) le 1er mars 2015, deux patients s’enfuirent du HSC et volèrent une voiture après en avoir expulsé le conducteur (Tvi24).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le droit interne

1. La loi sur la santé

37. La loi sur la santé (loi no 48/90 du 24 août 1990) dispose que les soins de santé sont dispensés par les services et établissements de l’État et par d’autres entités, publiques ou privées, à but lucratif ou non lucratif, sous le contrôle de l’État. Selon le Principe fondamental XIV de la loi, les usagers du système de santé ont, notamment, le droit de choisir librement leur médecin et leur établissement de santé, le droit de recevoir ou de refuser le traitement proposé, le droit d’être soignés de manière appropriée et humaine, promptement et avec respect, le droit d’être informés de leur état de santé, de l’existence d’autres traitements possibles et de l’évolution probable de leur état de santé, et le droit de se plaindre de la manière dont ils ont été soignés et d’être indemnisés pour tout dommage subi.

38. La loi sur la santé est régie par le décret-loi no 11/93 du 15 janvier 1993, qui a approuvé la réglementation sur le système national de santé (Estatuto do sistema nacional de saúde). L’article 38 indique que le rôle de l’État est de superviser les établissements de santé et que le ministère de la Santé est responsable de la définition de normes en matière de santé, sans préjudice des fonctions attribuées à l’ordre des médecins et à l’ordre des pharmaciens.

2. La loi sur la santé mentale

39. La loi sur la santé mentale (loi no 36/98 du 24 juillet 1998, modifiée par la loi no 101/99 du 26 juillet 1999) énonce les principes généraux de la politique en matière de santé mentale et régit l’internement d’office des personnes atteintes de troubles psychiatriques. Les dispositions pertinentes de cette loi sont ainsi libellées :

Article 3 – Principes généraux relatifs à la santé mentale

« (...)

a) Pour éviter de sortir les patients de leur cadre habituel et faciliter leur réadaptation et leur intégration sociale, les soins de santé mentale sont dispensés au niveau local ;

b) Les soins de santé mentale sont dispensés dans le cadre le moins restrictif possible.

(...) »

Article 7 – Définitions

« (...)

a) L’internement d’office est une hospitalisation [ordonnée] au moyen d’une décision judiciaire concernant un patient atteint de graves troubles mentaux ;

b) L’internement consenti est une hospitalisation à la demande du patient atteint de troubles mentaux ou à la demande du représentant légal d’un enfant de moins de quatorze ans. »

3. Le décret-loi no 48051 du 21 novembre 1967

40. Le décret-loi no 48051, en vigueur à l’époque où la procédure fut engagée par la requérante, régissait la responsabilité civile non contractuelle de l’État. Ses dispositions présentant un intérêt pour la présente affaire étaient ainsi libellées :

Article 2 § 1

« L’État et les autres entités de droit public sont civilement responsables à l’égard des tiers de toute atteinte aux droits de ceux-ci ou aux dispositions légales destinées à protéger leurs intérêts résultant d’une faute [culpa] illicite commise par l’État ou des organismes publics ou par des agents de l’État agissant dans l’exercice de leurs fonctions ou en conséquence de celles-ci. »

Article 4

« 1. La responsabilité pour dommage résultant d’une faute [culpa] commise par un organisme public ou un agent de l’État est appréciée sur le fondement de l’article 487 du code civil.

2. Au cas où il y a pluralité de personnes responsables, l’article 497 du code civil est applicable. »

Article 6

« Aux fins du présent décret-loi, les actes juridiques qui enfreignent les lois et règlements ou les principes généraux pertinents sont réputés illicites, de même que les actes matériels qui enfreignent lesdits textes et principes ou les règles techniques ou les principes relatifs à la prudence requise qui doivent être pris en compte. »

41. La jurisprudence relative à la responsabilité non contractuelle de l’État considère que ce dernier n’est tenu à réparation que s’il y a une faute illicite et un lien de causalité entre l’acte et le dommage allégué.

4. Le code civil portugais

42. La disposition pertinente du code se lit ainsi :

Article 487

« 1. Il incombe à la partie ayant subi le préjudice de prouver la responsabilité pour faute [culpa], à moins que celle-ci ne fasse l’objet d’une présomption légale.

2. En l’absence de tout autre critère juridique, la faute s’apprécie par référence à la diligence que l’on peut attendre d’un bon père de famille, au vu des circonstances de la cause. »

5. La jurisprudence de la Cour suprême de justice et de la Cour administrative suprême

43. Dans un arrêt du 25 juillet 1985, la Cour suprême de justice analysa l’obligation de surveiller les patients atteints de maladie mentale qui sont hospitalisés. Elle déclara que lorsqu’un tel patient était hospitalisé et recevait un traitement, l’hôpital était tenu de remplir ses obligations médicales et de surveillance. Or, dans l’affaire en question, la juridiction suprême estima que l’hôpital avait manqué à cette obligation en laissant un patient handicapé mental quitter les lieux sans autorisation et en négligeant de déployer tous les efforts requis pour assurer son retour immédiat.

44. Dans un arrêt du 25 novembre 1998, la Cour suprême de justice rechercha si, en négligeant de s’opposer à ce qu’une patiente quittât le département de psychiatrie, l’hôpital avait manqué à son devoir de surveillance. Elle répondit par la négative dans l’affaire en cause, considérant établi notamment i) que le département de psychiatrie de l’hôpital fonctionnait en régime « ouvert », ii) que les services sanitaires n’avaient pas donné l’ordre exprès d’empêcher la patiente de quitter le département, iii) que les médecins avaient estimé inopportun de restreindre la liberté de circulation de la patiente, iv) que le jour de sa tentative de suicide la patiente avait semblé se conduire normalement, et v) que le comportement de celle-ci ne permettait pas de prévoir sa tentative de suicide.

45. Dans son arrêt du 29 janvier 2009, concernant un patient atteint de maladie mentale qui avait sauté par la fenêtre de sa chambre, la Cour administrative suprême estima qu’il n’y avait pas eu manquement au devoir de surveillance. Elle releva notamment que le devoir de surveillance existait uniquement en cas de risques susceptibles d’être établis par un observateur raisonnable. Dans l’affaire examinée, il n’y avait aucun élément permettant de soupçonner que le patient risquât de faire une tentative de suicide. Ainsi, le niveau de surveillance adopté avait été conforme à cette condition et aux risques prévisibles. En conséquence, l’hôpital n’était pas responsable du fait que le patient eût subitement sauté par la fenêtre.

B. Le droit international

1. Les Nations unies

46. La Résolution de l’Assemblée générale A/RES/46/119 du 17 décembre 1991 a énoncé des Principes pour la protection des personnes atteintes de maladie mentale et pour l’amélioration des soins de santé mentale. Les principes pertinents sont les suivants :

Principe 8 ‑ Normes de soins

« 1. Tout patient a droit à des soins et à une protection sociale appropriés aux besoins de sa santé, et à des soins et des traitements conformes aux mêmes normes que les autres malades.

2. Tout patient doit être protégé des atteintes que pourraient lui causer notamment les médicaments injustifiés, les mauvais traitements provenant d’autres patients, du personnel du service ou d’autres personnes, ou les autres actes de nature à entraîner une souffrance mentale ou physique. »

Principe 9 ‑ Traitement

« 1. Tout patient a le droit d’être traité dans l’environnement le moins restrictif possible et selon le traitement le moins restrictif ou portant atteinte à l’intégrité du patient répondant à ses besoins de santé et à la nécessité d’assurer la sécurité physique d’autrui.

(...)

3. Les soins de santé mentale doivent, toujours, être dispensés conformément aux normes d’éthique applicables aux praticiens de santé mentale (...)

4. Le traitement de tout patient doit tendre à préserver et à renforcer son autonomie personnelle. »

Principe 15 ‑ Principes de placement

« (...)

2. L’admission dans un service de santé mentale est administrée de la même manière que l’admission dans tout autre service pour toute autre maladie.

3. Tout patient qui n’est pas placé d’office dans un service de santé mentale a le droit de le quitter à tout moment, à moins que ne soient réunies les conditions justifiant son maintien d’office (...) et il doit être informé de ce droit. »

47. La Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées (adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 13 décembre 2006, Résolution A/RES/61/106) a pour objet de promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque. Cette Convention a actualisé et révisé les normes établies par la résolution précitée de l’Assemblée générale. Elle a été ratifiée par le Portugal le 23 septembre 2009. Les dispositions pertinentes sont ainsi libellées :

Article 10 ‑ Droit à la vie

« Les États Parties réaffirment que le droit à la vie est inhérent à la personne humaine et prennent toutes mesures nécessaires pour en assurer aux personnes handicapées la jouissance effective, sur la base de l’égalité avec les autres. »

Article 14 ‑ Liberté et sécurité de la personne

« 1. Les États Parties veillent à ce que les personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres :

a) Jouissent du droit à la liberté et à la sûreté de leur personne ;

b) Ne soient pas privées de leur liberté de façon illégale ou arbitraire ; ils veillent en outre à ce que toute privation de liberté soit conforme à la loi et à ce qu’en aucun cas l’existence d’un handicap ne justifie une privation de liberté.

2. Les États Parties veillent à ce que les personnes handicapées, si elles sont privées de leur liberté à l’issue d’une quelconque procédure, aient droit, sur la base de l’égalité avec les autres, aux garanties prévues par le droit international des droits de l’homme et soient traitées conformément aux buts et principes de la présente Convention, y compris en bénéficiant d’aménagements raisonnables. »

48. En septembre 2014, le Haut Commissariat des Nations unies aux les droits de l’homme publia la déclaration suivante concernant l’article 14 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées :

[Traduction du greffe]

« La liberté et la sécurité font partie des droits les plus précieux qui sont reconnus à toute personne. Ainsi, toutes les personnes handicapées, en particulier celles atteintes d’un handicap mental ou psychosocial, ont droit à la liberté en vertu de l’article 14 de la Convention.

Depuis qu’il a commencé à examiner les rapports établis par les États parties, lors de sa cinquième session tenue en avril 2011, le comité des droits des personnes handicapées appelle systématiquement l’attention des États parties sur la nécessité d’appliquer correctement ce droit garanti par la Convention. La jurisprudence du comité relative à l’article 14 est plus facile à saisir si l’on analyse comme suit ses divers éléments :

1. L’interdiction absolue de la détention fondée sur le handicap. Il subsiste des pratiques dans le cadre desquelles des États parties autorisent la privation de liberté fondée sur un handicap, réel ou supposé. À cet égard, le comité a établi que l’article 14 n’autorise pas de dérogation qui permettrait de détenir une personne en raison d’un handicap, réel ou supposé. La législation de plusieurs États parties – notamment les lois sur la santé mentale – continue cependant de fournir des exemples de cas dans lesquels il est possible de détenir une personne en raison d’un handicap réel ou supposé dès lors qu’il y a d’autres raisons à sa détention, notamment la dangerosité pour elle-même ou pour autrui. Cette pratique est incompatible avec l’article 14 tel qu’interprété par la jurisprudence du comité.

2. Les lois sur la santé mentale autorisant la détention d’une personne handicapée sur le fondement du danger allégué de celle-ci pour elle-même ou pour autrui. Dans tous les examens de rapports émanant d’États parties, le comité a établi qu’il est contraire à l’article 14 d’autoriser la détention d’une personne handicapée sur le fondement d’une dangerosité supposée de celle-ci pour elle-même ou pour autrui. La détention non consentie d’une personne handicapée fondée sur des présomptions de risque ou de dangerosité liées à l’étiquette du handicap est contraire au droit à la liberté. Il est inapproprié, par exemple, de mettre en détention une personne pour la simple raison que les médecins ont diagnostiqué chez elle une schizophrénie paranoïaque.

(...) »

49. Le Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit de toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale susceptible d’être atteint, M. Dainius Pūras, a établi comme étant « [l’]une [de ses] priorités (...) d’examiner le rôle du secteur de la santé et des professionnels de la santé dans l’application des buts ambitieux établis par la Convention relative aux droits des personnes handicapées ». Le 2 avril 2015, il a présenté un rapport sur le droit à la santé de toute personne handicapée et a examiné de près la pratique relative à la privation de liberté dans les établissements psychiatriques fermés :

« 96. La Convention remet en question les pratiques traditionnelles de la psychiatrie, tant au plan scientifique qu’à celui de la pratique clinique. À cet égard, il est particulièrement nécessaire d’examiner les questions liées aux droits de l’homme dans le domaine de la psychiatrie et d’élaborer des mécanismes pour la protection efficace des droits des personnes atteintes de handicaps mentaux.

97. L’histoire de la psychiatrie montre que les bonnes intentions des prestataires de services peuvent conduire à des violations des droits de l’homme des utilisateurs de services. Les arguments classiques qui limitent les droits de l’homme des personnes diagnostiquées avec des handicaps psychosociaux et intellectuels, qui reposent sur la nécessité médicale de fournir à ces personnes le traitement nécessaire et/ou de protéger leur sécurité personnelle ou la sécurité publique, sont aujourd’hui sérieusement remis en question car ils ne sont pas conformes à la Convention.

(...)

99. Un grand nombre de personnes atteintes de handicaps psychosociaux sont privées de leur liberté dans des établissements fermés et sont privées de capacité juridique au motif de leur diagnostic médical. On a là une illustration du dévoiement de la science et la pratique de la médecine, qui montre la nécessité de réévaluer la prééminence du modèle biomédical actuel dans le domaine de la santé mentale. D’autres modèles, axés résolument sur les droits de la personne et les expériences et les relations humaines, et qui tiennent compte des contextes sociaux, doivent être envisagés pour faire avancer la recherche et la pratique actuelles.

(...) »

2. Le Conseil de l’Europe

50. Le 22 septembre 2004, le Comité des Ministres adopta la Recommandation Rec(2004)10 relative à la protection des droits de l’homme et de la dignité des personnes atteintes de troubles mentaux. Les dispositions pertinentes de cette recommandation sont les suivantes :

Article 7 – Protection des personnes vulnérables atteintes de troubles mentaux

« 1. Les États membres devraient s’assurer de l’existence de mécanismes de protection des personnes vulnérables atteintes de troubles mentaux, en particulier de celles qui n’ont pas la capacité de consentir ou qui peuvent ne pas être capables de s’opposer à des violations des droits de l’homme dont elles feraient l’objet.

2. La loi devrait prévoir des mesures pour protéger, le cas échéant, les intérêts économiques des personnes atteintes de troubles mentaux. »

Article 8 – Principe de la restriction minimale

« Les personnes atteintes de troubles mentaux devraient avoir le droit d’être soignées dans l’environnement disponible le moins restrictif possible et de bénéficier du traitement disponible le moins restrictif possible ou impliquant la moindre intrusion, tout en tenant compte des exigences liées à leur santé et à la sécurité d’autrui. »

Article 9 – Environnement et conditions de vie

« 1. Les établissements destinés au placement des personnes atteintes de troubles mentaux devraient assurer à chacune de ces personnes, en tenant compte de leur état de santé et des exigences liées à la sécurité d’autrui, un environnement et des conditions de vie aussi proches que possible de ceux dont bénéficient dans la société les personnes d’âge, de sexe et de culture similaires. Des mesures de réadaptation professionnelle visant à faciliter l’insertion de ces personnes dans la société devraient également être proposées. »

51. L’exposé des motifs de la recommandation indique que « le principe de la restriction minimale » est fondamental. Il implique que, lorsque la maladie d’une personne évolue positivement, cette personne soit transférée dans un environnement moins restrictif si une telle mesure cadre avec les exigences liées à sa santé.

52. L’article 17 de la recommandation énonce les critères régissant le placement involontaire et indique qu’une personne ne peut fait l’objet d’une telle mesure que si elle est atteinte d’un trouble mental et représente un risque réel pour elle-même ou pour autrui et si le placement a notamment un but thérapeutique, si aucun autre moyen moins restrictif n’est disponible, et si l’avis de la personne concernée a été pris en considération.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

53. La requérante allègue que les autorités n’ont pas protégé la vie de son fils et sont responsables de son décès. Elle y voit une violation des droits de son fils au regard de l’article 2 de la Convention. Elle plaide en particulier que l’hôpital a fait preuve de négligence dans la prise en charge de son fils en ce qu’il ne l’aurait pas suffisamment surveillé et que les installations de l’hôpital ne comportaient pas de clôtures de sécurité adéquates pour l’empêcher de partir. Sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, elle se plaint de la durée de la procédure qu’elle a engagée contre l’hôpital devant les juridictions nationales.

54. La Cour considère que les griefs de la requérante doivent être examinés uniquement du point de vue des volets matériel et procédural de l’article 2, compte tenu du fait que, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). Dans sa partie pertinente pour la présente affaire, l’article 2 est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »

A. Sur la recevabilité

55. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

56. La requérante estime qu’en règle générale il peut y avoir lieu de mettre en balance le traitement requis par une personne en raison de sa maladie et la nécessité d’adopter des mesures de restriction et de surveillance tenant compte de son état de santé. Elle plaide à cet égard que le système de surveillance mis en place par le HSC s’est avéré inefficace en ce qu’il n’opposait aucune entrave aux patients qui tentaient de quitter l’hôpital, comme le cas de son fils l’aurait démontré.

57. La requérante soutient que l’état de santé de son fils n’a jamais fait l’objet d’un véritable diagnostic. Elle allègue également que les tentatives de suicide passées de A.J., ainsi que ses troubles mentaux, prouvent qu’il était exposé à un risque particulier, risque qui à ses yeux aurait dû amener le HSC à adopter une mesure de surveillance spéciale le concernant. Elle ajoute que, compte tenu des tentatives de suicide qu’avait faites A.J., l’hôpital aurait dû prévoir un passage à l’acte. Elle déclare encore, se référant à l’affaire Reynolds c. Royaume-Uni (no 2694/08, 13 mars 2012), que le HSC aurait dû prendre des mesures pour empêcher son fils de quitter les locaux de l’hôpital. Pour elle, le fait que A.J. n’eût pas été interné d’office n’exonérait pas le HSC de ses obligations de soins et de vigilance. La requérante conclut que les autorités portugaises n’ont pas garanti la protection de la vie de son fils et qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention en son volet matériel.

58. Concernant le volet procédural de l’article 2, la requérante soutient que la procédure engagée contre le HSC en raison du décès de son fils a été excessivement longue. Elle aurait débuté le 17 mars 2003 et l’audition des témoins n’aurait eu lieu que cinq ans plus tard, au terme d’une série de retards inexpliqués. La durée de la procédure, dont les autorités portugaises seraient responsables, aurait donc compromis l’efficacité du système judiciaire. En conséquence, il y aurait eu violation de l’article 2 de la Convention en son volet procédural.

59. Le Gouvernement admet que le HSC occupe un vaste terrain dépourvu de clôtures ou murs de sécurité. Il estime toutefois que l’établissement avait des dispositifs efficaces pour la surveillance de ses patients et la recherche de ceux-ci en cas de disparition. Il explique que le premier dispositif consistait à vérifier la présence des patients cinq fois par jour, lors des repas et des prises de médicaments, et que le second revenait à rechercher le patient manquant à l’appel dans les locaux du HSC. Il ajoute que, si les recherches s’avéraient infructueuses, l’hôpital informait la famille et les services de police de la disparition du patient. Ces deux procédures auraient été activées deux à trois heures après la collation de l’après-midi, lorsque le personnel du HSC avait remarqué l’absence de A.J. Par ailleurs, les juridictions nationales auraient jugé ces deux dispositifs efficaces. Ces trois aspects reposeraient sur l’état des connaissances dans le domaine de la psychiatrie et cadreraient avec les recommandations internationales en matière de droits de l’homme émanant des Nations unies, du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne et basées sur l’idée d’une restriction minimale des droits.

60. Le Gouvernement indique que le fils de la requérante avait été admis plusieurs fois au HSC à la suite de crises liées à l’abus d’alcool et, une fois au moins, à l’ingestion de médicaments. Le Gouvernement précise que l’hospitalisation de l’intéressé avait une finalité thérapeutique visant essentiellement à permettre sa réadaptation et sa réinsertion dans la vie courante. Elle aurait été décidée avec le consentement de l’intéressé et pour de brèves périodes. À ce titre, l’équipe médicale aurait recommandé que A.J. fût soigné dans le cadre d’un régime ouvert lui permettant de se promener aux alentours des bâtiments de l’hôpital. Le fils de la requérante aurait également été autorisé à quitter les locaux, à condition d’indiquer son intention au préalable à l’infirmière, comme le prévoyait le règlement du HSC.

61. Le Gouvernement soutient que, malgré la tentative de suicide faite par A.J. quelques semaines plus tôt, l’état de santé de celui-ci les 26-27 avril 2000 n’avait pas suscité d’inquiétudes quant à un éventuel risque imminent. L’intéressé aurait en fait flâné librement et en toute sécurité autour des bâtiments de l’hôpital. De plus, avant Pâques il aurait été autorisé à passer plusieurs week-ends chez lui. Dès lors, il n’y aurait pas eu de facteur qui pût faire penser qu’il existait un risque manifeste et immédiat qu’il attentât à ses jours et que la mise en œuvre d’une surveillance plus étroite s’imposait.

62. Le Gouvernement indique en outre que la requérante aurait pu demander l’internement d’office de A.J. et que, soumis à un tel régime, celui-ci n’aurait pas pu quitter les bâtiments de l’hôpital.

63. Concernant pour finir le volet procédural de l’article 2, le Gouvernement reconnaît que la durée de la procédure interne a été excessive. Il relève que toutes les mesures d’administration des preuves ont été mises en œuvre dans le cadre de la procédure, à savoir : audition au tribunal de plusieurs médecins et infirmières ; demande d’expertise et analyse de plusieurs comptes rendus cliniques. En outre, le principe du contradictoire aurait été respecté et la requérante aurait eu la possibilité de présenter sa version des faits.

64. Le Gouvernement conclut qu’il n’y a pas eu en l’espèce manquement à ses obligations matérielles et procédurales découlant de l’article 2 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

65. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2, qui se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe, astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière « volontaire », mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998-III).

66. Ces principes s’appliquent aussi dans le domaine de la santé publique. Les États doivent mettre en place un cadre réglementaire imposant aux hôpitaux, qu’ils soient publics ou privés, l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie de leurs malades, et instaurer un système judiciaire efficace et indépendant capable, en cas de décès d’un individu se trouvant sous la responsabilité de professionnels de la santé, qu’ils relèvent du secteur public ou du secteur privé, d’établir la cause du décès et d’obliger les responsables éventuels à répondre de leurs actes (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 49, CEDH 2002‑I, et Dodov c. Bulgarie, no 59548/00, § 80, 17 janvier 2008). Dans le cas des patients atteints de maladie mentale, il convient de prendre en considération leur vulnérabilité particulière (voir, mutatis mutandis, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 111, CEDH 2001‑III, Rivière c. France, no 33834/03, § 63, 11 juillet 2006, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 131, CEDH 2014).

67. La Cour rappelle également que, dans certaines circonstances bien définies, l’article 2 peut mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines conditions particulières, contre lui-même (Renolde c. France, no 5608/05, § 81, CEDH 2008 (extraits), et Haas c. Suisse, no 31322/07, § 54, CEDH 2011). Dans les circonstances particulières liées au risque qu’une personne se fasse du tort à elle-même, la Cour a déclaré que, pour qu’il y ait une obligation positive, il doit être établi que les autorités connaissaient ou auraient dû connaître à l’époque pertinente l’existence d’une menace réelle et immédiate pour la vie de la personne concernée et qu’elles n’ont pas pris les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles (Hiller c. Autriche, no 1967/14, §§ 52-53, 22 novembre 2016, et Keenan, précité, § 93). Il faut interpréter pareille obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (comparer avec Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, §§ 70-71, 16 novembre 2000, et Keenan, précité, § 90). En même temps, la Cour réaffirme que la dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention. À cet égard, les autorités doivent s’acquitter de leurs tâches de manière compatible avec les droits et libertés de l’individu concerné et de façon à diminuer les risques qu’une personne se nuise à elle-même sans empiéter sur l’autonomie individuelle (voir, mutatis mutandis, Mitić c. Serbie, no 31963/08, § 47, 22 janvier 2013, et Jagiełło c. Pologne (déc.) [comité], no 21782/15, § 23, 24 janvier 2017).

68. En ce qui concerne l’obligation procédurale découlant de l’article 2, la Cour a interprété celle-ci comme imposant à l’État l’instauration d’un système judiciaire efficace permettant, en cas de décès d’un individu qui se trouvait entre les mains de professionnels de la santé, d’établir non seulement la cause de ce décès, mais aussi toute responsabilité éventuelle de ces personnes. Cette disposition exige que les mécanismes de protection offerts par le droit interne n’existent pas qu’en théorie. Il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique et dans des délais permettant de conclure l’examen au fond des affaires concrètes, ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, §§ 155 et 195, 9 avril 2009).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

i. Le volet matériel de l’article 2

69. La Cour relève d’emblée que les parties s’accordent à dire que le fils de la requérante, A.J., était atteint de maladie mentale et qu’il avait consenti à sa dernière admission à l’hôpital, à la suite de sa tentative de suicide du 1er avril 2000. Les avis des parties divergent toutefois sur la question de la prévisibilité du suicide de A.J. et de l’existence d’une obligation qu’aurait eue l’hôpital de l’empêcher de d’enfuir et de mettre fin à ses jours, en renforçant la surveillance de l’intéressé et en érigeant une forme ou une autre de clôture de protection autour des bâtiments de l’établissement afin qu’il fût plus difficile aux patients de partir.

70. La Cour observe que pendant son hospitalisation le fils de la requérante a réussi à quitter l’hôpital sans autorisation à plusieurs reprises pendant la période du 12 décembre 1999 au 14 janvier 2000 et pendant celle du 2 au 27 avril 2000 (paragraphe 8 ci-dessus). Sa dernière fugue, qui a abouti à son suicide, a eu lieu le 27 avril 2000, soit moins d’un mois après qu’il avait tenté de mettre fin à ses jours. Selon les dernières observations cliniques, faites le 25 avril 2000, les « épisodes dépressifs et (...) tentatives de suicide récurrentes » de A.J. étaient connus des services de santé (paragraphe 11 ci-dessus). De plus, la Cour note que lorsque A.J. a été admis à l’hôpital en décembre 1999, le médecin a donné des instructions afin qu’il ne sorte pas de l’unité où il avait été placé et qu’en septembre 1999 les médecins ont recommandé à la requérante de demander une décision judiciaire d’internement (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour ne saurait spéculer sur la nature des raisons ayant pu justifier ces instructions et cette recommandation. Elle estime toutefois qu’il devait exister un risque que le fils de la requérante se fît du mal à lui-même ou en fît à autrui. La Cour observe également que, selon l’expertise soumise lors de la procédure à la demande du tribunal administratif de Coimbra, « les antécédents cliniques [du fils de la requérante] et le tableau psychopathologique [quadro psicopatológico] (...) étaient de nature à laisser présager un comportement suicidaire » et le fait qu’il ait flâné aux alentours de l’hôpital sans mettre sa vie en danger ne doit pas être interprété comme signifiant que le risque de suicide était négligeable (paragraphe 23 ci-dessus). Il y a donc lieu de se demander si le suicide de A.J. était prévisible et si le personnel de l’hôpital a fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui.

71. Dans Renolde c. France (précité), la Cour a conclu à la violation de l’article 2 du fait que les autorités avaient appris par une tentative de suicide passée que le frère du requérant souffrait de troubles psychotiques aigus capables de le conduire à l’automutilation, et n’avaient pas pris préventivement les mesures d’ordre pratique nécessaires pour protéger sa vie. L’affaire Reynolds c. Royaume-Uni (précitée) concernait un patient – le fils de la requérante – hospitalisé avec son consentement qui s’était tué en brisant une fenêtre et en sautant du sixième étage. Il n’avait pas d’antécédents d’automutilation ou de tentatives de suicide mais avait entendu des voix lui ordonnant de se tuer et son état de santé était connu du personnel de l’hôpital. La Cour a dit que la requérante pouvait affirmer de manière défendable qu’il existait une obligation pratique découlant de l’article 2 de prendre des mesures raisonnables pour protéger son fils contre un risque réel et immédiat de suicide et que cette obligation n’avait pas été remplie. Dans l’affaire Keenan, en revanche, la Cour a conclu à la non‑violation de l’article 2, estimant que le jour où un détenu était décédé il n’y avait eu aucune raison d’alerter les autorités pour leur signaler qu’il était perturbé et risquait de commettre une tentative de suicide, même s’il avait exprimé des pensées suicidaires. En concluant à la non-violation de l’article 2, la Cour a tenu compte en particulier du fait que les autorités avaient « réagi de manière raisonnable face au comportement de Mark Keenan en le plaçant à l’hôpital et sous surveillance lorsqu’il faisait preuve de tendances suicidaires » (Keenan, précité, § 99).

72. En l’espèce, eu égard aux antécédents cliniques de A.J. et en particulier au fait qu’il avait tenté de mettre fin à ses jours trois semaines plus tôt, la Cour considère que le personnel de l’hôpital avait des raisons de penser qu’il risquait à nouveau d’attenter à sa vie. De plus, comme A.J. s’était déjà échappé de l’hôpital à plusieurs reprises, le personnel de l’établissement aurait dû prévoir une nouvelle tentative de fugue et l’éventualité d’une issue fatale compte tenu du diagnostic posé (voir, mutatis mutandis, Reynolds, précité, § 61, et Renolde, précité, § 89).

73. La Cour est consciente de la nouvelle tendance concernant les personnes atteintes de troubles mentaux ainsi que de la nécessité de proposer un traitement tenant compte du « principe de la restriction minimale », le traitement en régime « ouvert » étant l’option la plus souhaitable eu égard à l’état des connaissances en matière de psychiatrie, comme le souligne le Gouvernement, et elle n’ignore pas que ces tendances se reflètent dans divers documents internationaux (paragraphes 46-52 ci‑dessus). Elle estime toutefois qu’un traitement en régime « ouvert » ne saurait exonérer l’État de son obligation de protéger des patients atteints de maladie mentale contre le danger qu’ils représentent pour eux-mêmes, notamment lorsque des éléments spécifiques indiquent que ces patients risquent d’attenter à leur vie. Il faut en conséquence ménager un juste équilibre entre les obligations de l’État découlant de l’article 2 de la Convention et la nécessité de fournir des soins médicaux en régime « ouvert », en tenant compte des besoins individuels de surveillance spéciale de patients suicidaires. La Cour note à cet égard que le Gouvernement affirme que la requérante n’a jamais demandé l’internement d’office de A.J. Elle considère toutefois que, dans cet exercice de mise en balance, il ne faut pas faire de distinction en fonction de la nature de l’hospitalisation du patient : que l’hospitalisation ait été consentie ou non, et dans la mesure où le patient admis avec son consentement est sous la responsabilité et la surveillance de l’hôpital, les obligations de l’État doivent être les mêmes. Affirmer le contraire reviendrait à priver les patients qui hospitalisés avec leur consentement de la protection de l’article 2 de la Convention.

74. La Cour relève dans la présente affaire que le HSC vérifiait la présence des patients aux heures des repas et des prises de médicaments. De plus, l’établissement avait mis en place un dispositif qu’il déclenchait lorsque l’on remarquait l’absence d’un patient et qui consistait à le chercher dans les bâtiments de l’hôpital et à informer la police et la famille qu’il manquait à l’appel. En l’espèce, A.J. avait été vu pour la dernière fois après 16 heures, au moment de la collation, à laquelle il semble avoir été présent et qui, d’après le règlement de l’hôpital, a eu lieu vers 16 h 45. Il a trouvé la mort à 17 h 37, heure à laquelle il s’est jeté devant un train, à une distance de quinze à vingt minutes à pied du HSC. Son absence n’a été remarquée que vers 19 heures, du fait qu’il n’était pas venu dîner. A.J. était donc déjà mort lorsque la procédure d’urgence a été déclenchée. Les procédures susmentionnées se sont dès lors avérées inefficaces pour empêcher sa fugue de l’hôpital et, en fin de compte, son suicide. La Cour observe en outre que le risque était aggravé par le fait que le terrain occupé par l’hôpital possédait un accès ouvert et illimité au quai ferroviaire (paragraphes 34-36 ci-dessus).

75. Compte tenu de l’obligation positive pour l’État de prendre des mesures préventives afin de protéger un individu dont la vie est en danger, et de la nécessité de prendre toutes les dispositions requises et raisonnables au vu des circonstances (Keenan, précité, § 91), on aurait pu s’attendre à ce que, face à un patient atteint de maladie mentale qui avait peu auparavant tenté de se suicider et qui était enclin à fuguer de l’établissement, le personnel de l’hôpital adoptât des mesures de protection pour empêcher l’intéressé de quitter les lieux, ainsi que le parquet général l’a souligné dans l’opinion jointe au recours devant la Cour administrative suprême (paragraphe 30 ci-dessus). En outre, on aurait aussi pu attendre des autorités qu’elles exercent une surveillance plus régulière sur A.J. À cet égard, la présente espèce se distingue de l’affaire Hiller (précitée), dans laquelle le dossier établi à l’hôpital ne contenait pas de traces de pensées suicidaires ou de tentatives de suicide, motif pour lequel la Cour a considéré que le personnel de l’hôpital n’avait eu aucune raison de s’attendre à un suicide et en conséquence n’avait pas fait preuve de négligence en autorisant le patient atteint de maladie mentale à se promener seul.

76. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention en son volet matériel.

ii. Le volet procédural de l’article 2

77. Pour ce qui est de la réponse donnée par la justice à la question de la responsabilité du HSC quant au décès du fils de la requérante, la Cour observe que la procédure devant les juridictions nationales a débuté le 17 mars 2003 et s’est achevée par l’arrêt de la Cour administrative suprême le 29 mai 2014 (paragraphes 19 et 31 ci-dessus). Elle a donc duré onze ans, deux mois et quinze jours, pour deux degrés de juridiction.

78. À cet égard, la Cour rappelle que, dans les affaires relatives à l’article 2 et à des procédures engagées pour déterminer les circonstances d’un décès, une procédure excessivement longue comme celle ici en cause est un indice solide de l’existence d’une défaillance constitutive d’une violation par l’État défendeur de ses obligations positives au titre de la Convention, à moins que l’État n’ait fourni des justifications très convaincantes et plausibles pour expliquer cette lenteur (Kudra c. Croatie, no 13904/07, § 113, 18 décembre 2012, et Igor Shevchenko c. Ukraine, no 22737/04, § 60, 12 janvier 2012). La Cour note en l’espèce que le Gouvernement a reconnu que la procédure interne avait été excessivement longue mais qu’il n’a pas fourni de justification plausible à cela (paragraphe 63 ci-dessus).

79. Concernant la durée globale de la procédure, la Cour ne peut manquer d’observer qu’il y a eu plusieurs longues périodes d’inactivité inexpliquée. Ainsi, il a fallu deux ans au tribunal administratif de Coimbra pour demander une expertise sur l’état clinique de A.J. (paragraphe 22 ci‑dessus) ; la première audience a eu lieu le 8 octobre 2008, soit deux ans après que l’expertise avait été versée au dossier (paragraphes 23 et 24 ci‑dessus) ; enfin, il a ensuite fallu près de trois ans au tribunal pour rendre son jugement (paragraphe 28 ci-dessus).

80. Dans ces conditions, la Cour estime que les mécanismes pertinents de l’ordre juridique interne, pris dans leur ensemble, n’ont pas permis en pratique d’assurer une réponse prompte et effective des autorités qui fût conforme aux obligations procédurales de l’État au regard de l’article 2 de la Convention. En outre, l’écoulement du temps fait lui-même perdurer l’épreuve que traversent les membres de la famille (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II). La Cour ne saurait admettre qu’une procédure interne engagée pour faire la lumière sur les circonstances d’un décès dure aussi longtemps. Dans des circonstances semblables à celles en cause en l’espèce, une réponse rapide des autorités est essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité, et également pour permettre la diffusion de l’information de manière à éviter que les mêmes erreurs ne se reproduisent et à contribuer à la sécurité des usagers des services de santé. Il appartient donc à l’État d’organiser son système judiciaire de façon à permettre à ses juridictions de satisfaire aux exigences de la Convention, en particulier celles découlant de l’article 2.

81. À la lumière de l’ensemble de ces considérations, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention en son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

82. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage matériel

83. Au titre du dommage matériel, la requérante sollicite 703,80 euros (EUR) pour les frais afférents aux obsèques de A.J. À l’appui de sa demande, elle fournit une facture du service des pompes funèbres. Par ailleurs, expliquant que son fils lui versait une pension mensuelle de 200 EUR, elle fait état d’une perte de revenus et réclame à ce titre la somme de 40 000 EUR, calculée en fonction de son espérance de vie.

84. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée de la Convention et le préjudice matériel allégué. Il plaide par ailleurs que les prétentions de la requérante sont spéculatives et non étayées par des données justificatives.

85. Concernant tout d’abord le remboursement des frais d’obsèques, la Cour estime que cette demande n’est pas déraisonnable, la requérante ayant dû faire enterrer son fils à la suite de son suicide. Elle relève par ailleurs que la requérante a dûment soumis un justificatif à l’appui de sa demande. La Cour, en conséquence, alloue l’intégralité de la somme demandée au titre du dommage matériel.

86. Pour ce qui est de la perte alléguée de soutien financier, la Cour ne discerne aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué ; dès lors, elle rejette cette demande.

B. Dommage moral

87. La requérante demande 40 000 EUR au titre du préjudice moral causé par le décès de son fils et la durée de la procédure contre l’hôpital.

88. Le Gouvernement s’oppose à cette demande, qu’il estime excessive.

89. La Cour considère que la requérante a dû éprouver de l’angoisse et de la détresse en raison des circonstances du décès de son fils et de l’impossibilité où elle s’est trouvée d’obtenir une décision interne dans un délai raisonnable. Dans ces conditions, elle estime raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 25 000 EUR pour préjudice moral.

C. Frais et dépens

90. Pour les frais et dépens exposés devant les juridictions nationales, la requérante sollicite 409 EUR, somme représentant les honoraires d’avocat versés par elle. À l’appui de sa demande, elle a fourni la note d’honoraires pertinente.

91. Le Gouvernement considère que le document soumis par la requérante n’indique pas que les frais ont été réellement exposés.

92. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 64, CEDH 2004‑IV). En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour alloue l’intégralité de la somme demandée au titre des frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par la requérante.

D. Intérêts moratoires

93. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention en son volet matériel ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention en son volet procédural ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois suivant la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 703,80 EUR (sept cent trois euros et quatre-vingt centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii. 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii. 409 EUR (quatre cent neuf euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 28 mars 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Andrea TamiettiGanna Yudkivska
Greffier adjointPrésidente


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