DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YAŞAR HOLDİNG A.Ş. c. TURQUIE
(Requête no 48642/07)
ARRÊT
(Fond)
STRASBOURG
4 avril 2017
DÉFINITIF
13/11/2017
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Yaşar Holding A.Ş. c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 février 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48642/07) dirigée contre la République de Turquie et dont une société anonyme de droit turc, Yaşar Holding A.Ş. (« la requérante »), a saisi la Cour le 31 octobre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Mes M. Günday, S. Soybay et C. Erkut, avocats à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. La requérante alléguait en particulier que le transfert au Fonds de garantie des dépôts (« le Fonds ») de la propriété de ses actions avait enfreint son droit au respect de ses biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
4. Le 5 septembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. À l’époque des faits, la requérante était l’actionnaire majoritaire de Türkiye Tütüncüler Bankası Yaşarbank A.Ş. (« Yaşarbank »), une banque privée créée en 1924.
6. Le 23 décembre 1994, un auditeur assermenté rendit un rapport relatif à la situation financière de Yaşarbank au 30 juin 1994. Selon ce rapport, des audits réalisés depuis 1991 révélaient que le ratio d’adéquation des fonds propres était inférieur au taux légal, que les attributions de prêts étaient concentrées sur des sociétés à risque et peu solvables et que les écritures comptables étaient truquées. Constatant que la situation financière de Yaşarbank s’était sérieusement dégradée au fil du temps, l’auditeur estimait qu’il y avait lieu d’adopter les mesures indiquées à l’article 64 § 1 de la loi no 3182 sur les banques (paragraphe 42 ci-dessous) et il préconisait une série de mesures pour améliorer la situation financière de la banque. Il estimait également qu’il y avait lieu de placer la banque sous surveillance.
7. Le 8 février 1995, la direction générale des banques et du change auprès du secrétariat d’État au Trésor près le Premier ministre (Başbakanlık, Hazine Müsteşarlığı, Banka ve Kambiyo Genel Müdürlüğü) (« la direction générale des banques ») notifia à Yaşarbank les mesures indiquées dans le rapport d’audit et demanda leur mise en œuvre dans les plus brefs délais. Elle souligna que les mesures préconisées en vue de la consolidation de la structure financière de la banque n’avaient pas été dûment mises en œuvre.
8. Le 25 juillet 1995, un auditeur assermenté rendit un rapport sur la situation financière de Yaşarbank au 31 décembre 1994. Constatant les difficultés financières de la banque, il préconisait le maintien des mesures précédemment recommandées.
9. Un avis rendu le 8 décembre 1995 révélait que les problèmes qui avaient déjà été relevés persistaient et soulignait que les mesures préconisées devaient être adoptées sans délai. Yaşarbank fut invitée à mettre en œuvre lesdites mesures.
10. Le 12 juillet 1996, le 6 janvier 1997 et le 30 mai 1997, des auditeurs assermentés rendirent des rapports sur la situation financière de Yaşarbank au 31 décembre 1995, au 30 septembre 1996 et au 31 décembre 1996 respectivement. Ils relevaient dans ces rapports que les difficultés financières de Yaşarbank s’étaient accentuées au cours des périodes considérées, et ils recommandaient le maintien des mesures prévues par l’article 64 § 1 de la loi no 3182 sur les banques ainsi que le maintien de la mesure de surveillance étroite de la banque. Le dernier rapport indiquait que, pour l’année 1996, la banque avait annoncé un bénéfice alors que, après rectification des écritures comptables, elle avait en fait enregistré une perte de 31 trillions d’anciennes livres turques (TRL). Les rapports d’audit furent notifiés à la banque et il fut demandé à cette dernière d’adopter des mesures concrètes à la lumière de ces rapports.
11. Dans son avis du 1er décembre 1997, un auditeur assermenté relevait que, à la date du 30 septembre 1997, la banque ne parvenait toujours pas à l’équilibre budgétaire, qu’elle générait une perte mensuelle de 6 à 7 trillions de TRL, que la perte cumulée pour les neuf premiers mois de l’année 1997 était de 54,2 trillions de TRL et que la dette totale s’élevait ainsi à 95,5 trillions de TRL, soit 40 % des actifs. L’auditeur indiquait qu’il y avait lieu d’adresser un avertissement sérieux à la banque quant à la nécessité pour elle de faire face, dans les plus brefs délais, à un besoin en fonds propres de 100 trillions de TRL. Il considérait que, s’il n’y avait pas d’évolution notable à cet égard, il convenait d’appliquer le paragraphe 2 de l’article 64 de la loi no 3182 sur les banques.
12. Le 31 décembre 1997, le secrétaire d’État informa le Premier ministre des conclusions des rapports d’audit relatifs à la situation financière de la banque au 31 décembre 1996 et au 30 septembre 1997 (paragraphes 10 et 11 ci-dessus). Il indiqua que, l’article 64 de la loi no 3182 sur les banques ayant été abrogé par la Cour constitutionnelle dans sa partie concernant le transfert du contrôle de la banque au Fonds, cette mesure ne pouvait plus être appliquée. Selon le secrétaire d’État, la mesure qui demeurait applicable concernant Yaşarbank était l’annulation de l’autorisation de cette dernière de procéder à des opérations bancaires et de recevoir des dépôts. Or, selon lui, l’application d’une telle mesure, qui aurait nécessité la prise en charge de la totalité des dépôts par le Fonds, pouvait porter atteinte à la confiance de la population dans le système bancaire. Après avoir fait observer que la perte cumulée de Yaşarbank s’élevait à plus de 95 trillions de TRL et que les dépôts étaient de 184 trillions de TRL, le secrétaire d’État déclara qu’il y avait lieu de prendre des mesures d’urgence pour éviter l’augmentation continue de la dette. En plus des mesures précédemment préconisées pour améliorer la situation budgétaire de la banque, il proposa le dépôt, par le Fonds, de 50 trillions de TRL, le report pendant deux ans de certaines obligations et la nomination au conseil d’administration de la banque d’une personne chargée d’assurer le suivi de ces mesures.
13. En réponse à la demande de procéder au dépôt de 50 trillions de TRL, le Fonds indiqua dans sa lettre du 26 février 1998 que, en annulant l’article 64 § 2 et l’article 65 § 1 a) et § 1, troisième alinéa, de la loi no 3182 sur les banques, la Cour constitutionnelle avait supprimé dans une grande mesure la possibilité de mettre en œuvre ces dispositions. Il expliqua que les juridictions administratives avaient décidé, dans le cadre d’un référé-suspension, de suspendre l’exécution d’une décision adoptée en application de ces dispositions dans le cadre de l’affaire Türk Ticaret Bankası. D’après le Fonds, cela montrait que les actes à adopter en application de ces dispositions n’étaient pas juridiquement valables.
14. Dans son avis du 12 mai 1998, un auditeur indiquait que les pertes de la banque avaient affecté les dépôts et que le besoin en fonds propres s’élevait dorénavant à 150 trillions de TRL. Il ajoutait que les actionnaires n’avaient entrepris aucune action positive et n’avaient procédé à aucune augmentation de capital pour combler les pertes. Aussi considéra-t-il, à l’instar de l’auditeur ayant rédigé l’avis du 1er décembre 1997 (paragraphe 11 ci-dessus), que les dispositions de l’article 64 § 2 de la loi no 3182 sur les banques devaient être appliquées. La direction générale des banques notifia cet avis à la banque en lui indiquant les mesures devant être adoptées d’urgence, dont l’augmentation de capital.
15. Le 3 juillet 1998, deux auditeurs assermentés rendirent un rapport sur la situation financière de Yaşarbank à la date du 31 décembre 1997. Ils relevaient que, à cette dernière date, la banque comptait 84 agences à travers le pays et employait 1 609 personnes. Après avoir exposé en détail les difficultés financières de la banque, ils indiquaient que les écritures comptables de celle-ci étaient loin de refléter la situation réelle, ce qui, selon eux, rendait difficile une analyse fiable de sa situation financière. Ils recommandaient de transférer la gestion de la banque au Fonds sur le fondement des articles 64 § 2 et 65 de la loi no 3182 sur les banques. La direction générale des banques notifia ce rapport à Yaşarbank. Elle déclara que les pertes s’élevaient à 173 trillions de TRL et qu’il y avait lieu d’augmenter le capital d’autant. Elle invita Yaşarbank à soumettre un plan d’augmentation du capital. En réponse, la banque indiqua que, en comptant la dernière augmentation du capital, ce dernier s’élevait à 27 trillions de TRL, et qu’elle avait prévu de l’augmenter progressivement pour atteindre 160 trillions de TRL en 2001.
16. Dans un avis du 5 novembre 1998, un auditeur assermenté relevait que les difficultés identifiées dans les rapports et avis antérieurs persistaient et il réitérait les mesures préconisées dans le rapport du 3 juillet 1998.
17. Le 8 janvier 1999, deux auditeurs assermentés rendirent un rapport sur la situation financière de Yaşarbank à la date du 30 septembre 1998. Selon ce rapport, l’équilibre budgétaire de la banque s’était considérablement détérioré. Les auditeurs soulignaient que, en l’absence d’injection de capitaux à hauteur des pertes, il était impossible de consolider la structure financière de la banque. Ils estimaient que l’augmentation du capital de 11 trillions de TRL réalisée en 1998 était très insuffisante au regard des pertes cumulées, qui atteignaient selon eux 223 trillions de TRL. Ils notaient par ailleurs que le nombre d’écritures comptables fictives, visant à dissimuler les pertes et à majorer les revenus, avait augmenté. Selon les auditeurs, le bilan de la banque contenait des données basées sur des écritures comptables fictives et il était impossible de déterminer le volume des ressources transférées aux sociétés du groupe Yaşar. Les auditeurs concluaient que, la fragilité de la situation financière de Yaşarbank allant croissant, le contrôle de la banque devait être rapidement confié au Fonds.
18. Dans son avis du 9 juin 1999, un auditeur assermenté relevait que les pertes de la banque atteignaient 253 trillions de TRL et que les difficultés de celle-ci concernant sa situation financière allaient croissant. Il recommandait, à l’instar des rapports et avis précédents, le transfert de Yaşarbank au Fonds.
19. Le 19 juillet 1999, deux auditeurs assermentés rendirent un rapport sur la situation financière de la banque au 31 mars 1999. Ils relevaient que les pertes avaient atteint 60 % de l’actif et qu’elles augmentaient de manière continue, que la qualité des actifs s’était fortement dégradée, que les postes générant des revenus avaient constamment diminué et que, en raison de la structure génératrice de dettes de la banque, il était devenu impossible pour cette dernière de procéder à une quelconque opération bancaire. À la lumière de ces éléments, les auditeurs estimaient que la mise en œuvre des mesures indiquées à l’article 14 § 3 de la nouvelle loi sur les banques (« la loi no 4389 ») ne permettaient aucune solution positive à ce stade : selon eux, les efforts relatifs à la réhabilitation de la banque ne pouvaient déboucher sur aucun résultat. Ils exposaient que le maintien de Yaşarbank dans le système bancaire présentait un risque pour les droits et intérêts des épargnants ainsi que pour la fiabilité et la stabilité du système financier. Ils ajoutaient que la situation financière de la banque était affaiblie au point qu’elle ne pouvait plus être rétablie, et ce même si des mesures complémentaires étaient adoptées. En conséquence, ils estimaient qu’il y avait lieu de mettre en œuvre l’article 14 § 5 de la loi no 4389.
20. Le 23 juillet 1999, Yaşarbank soumit à la direction générale des banques un plan de redressement. Le 7 décembre 1999, elle lui fit part d’un nouveau plan, révisé à la lumière de leur réunion du 15 octobre 1999. Le nouveau plan prévoyait un renflouement à hauteur de 350 millions de dollars (USD) se décomposant comme suit :
– 100 millions d’USD d’apport, qui proviendraient de la cession au Fonds de ses actions au sein de la société Tuborg et d’immeubles ;
– 100 millions d’USD d’apport, sous forme de prêt à concéder à Yaşarbank, remboursable sur deux ans après un différé d’un an ;
– 150 millions d’USD de dettes à endosser, au moyen d’un prêt à lui concéder dans les conditions suivantes : après deux ans de différé, remboursement de 37,5 millions d’USD au terme de la troisième année, de 52,5 millions d’USD au terme de la quatrième année et de 60 millions d’USD au terme de la cinquième année.
Le plan prévoyait aussi un prêt de 350 millions d’USD à accorder à la banque par le Fonds, à rembourser sur trois ans après un différé de deux ans.
21. Le 3 septembre 1999, deux auditeurs assermentés rendirent un rapport sur la situation financière de la banque à la date du 30 juin 1999. Les auditeurs parvenaient à la même conclusion que celle énoncée dans le rapport du 19 juillet 1999 (paragraphe 19 ci-dessus).
22. Le 13 décembre 1999, une auditrice rendit un rapport sur la situation financière de Yaşarbank au 30 septembre 1999. Elle notait que, en juillet 1998, les actionnaires avaient procédé à un apport de capital de 6 trillions de TRL alors que le besoin se serait élevé à 508 trillions de TRL. Elle estimait que les opérations visant au sauvetage de la banque par des fonds publics, en l’absence d’un apport de ressources par le groupe Yaşar, actionnaire majoritaire, auraient un coût très élevé pour la société compte tenu du volume de l’actif et des dépôts de Yaşarbank. Aussi, après avoir relevé que la poursuite de l’activité bancaire par la requérante présentait un risque pour les droits et intérêts des épargnants et pour la fiabilité et la stabilité du système financier, et que la situation financière de l’intéressée ne pouvait plus être consolidée, même après l’adoption de mesures, l’auditrice préconisait, pour réduire au minimum le coût pour la société, une injection immédiate de capital de 400 trillions de TRL par l’actionnaire majoritaire. Elle concluait que, à défaut d’une injection immédiate de capital, l’article 14 § 5 de la loi no 4389 devrait être appliqué sans délai.
23. Le 21 décembre 1999, le Conseil des ministres décida de transférer la gestion de Yaşarbank ainsi que tous les droits d’actionnariat au Fonds (à l’exception des dividendes), en application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389, tel que modifié par la loi no 4491. Il ordonna en outre le transfert de la propriété des actions au Fonds, en application de l’article 14 § 5 de la même loi. Dans la même décision, il décida le transfert au Fonds de quatre autres banques et le retrait de sa licence à une cinquième banque.
24. À la date de son transfert, Yaşarbank était détenue à hauteur de 48,48 % par la requérante, à hauteur de 32,85 % par des sociétés appartenant au groupe Yaşar, à hauteur de 2,08 % par des fondations appartenant au groupe Yaşar, à hauteur de 0,12 % par la famille Yaşar. Enfin, les 16,47 % restants du capital étaient détenus par le public.
25. Le rapport de situation financière établi le 22 décembre 1999 par une société d’audit privée indiquait que les actifs et les passifs de Yaşarbank s’élevaient respectivement à 385,46 trillions de TRL et à 947,16 trillions de TRL.
26. Le 4 février 2000, les sociétés actionnaires de Yaşarbank, dont la requérante, saisirent le Conseil d’État d’une action en annulation de la décision du Conseil des ministres (paragraphe 23 ci-dessus). Elles soutenaient que le transfert de la propriété des actions au Fonds, sans contrepartie, avait porté atteinte à leur droit de propriété dans des conditions non prévues par la Constitution, et elles formaient une demande de renvoi préjudiciel. Elles ajoutaient que la décision du Conseil des ministres était contraire à la loi ; elles considéraient que, selon l’article 14 de la loi no 4389 – dans sa version tant initiale que révisée – la banque pouvait être transférée au Fonds uniquement lorsque les mesures adoptées restaient sans effet. Elles exposaient que la nouvelle loi sur les banques – la loi no 4389 – prévoyait des mesures plus détaillées que l’ancienne loi, à mettre en œuvre de manière graduelle. Or, selon les sociétés actionnaires de Yaşarbank, la banque n’avait pas été invitée à prendre les mesures en question et les autorités n’avaient pas réagi au plan de redressement qu’elle avait présenté. Aussi, les sociétés actionnaires considéraient-elles que le recours au transfert, en l’absence de demande d’adoption des mesures susmentionnées et d’examen du plan de redressement, était contraire à l’article 14 de la loi no 4389. Elles soutenaient que, si le plan de redressement avait été mis en œuvre, la situation financière de la banque aurait été consolidée, son besoin en fonds propres aurait été résorbé et elle aurait apuré ses problèmes financiers sur une période de cinq ans. Elles arguaient également que la décision du Conseil des ministres était disproportionnée ; selon elles, l’objectif de protection des droits des épargnants aurait pu être atteint par l’adoption des mesures indiquées à l’article 14 de la loi no 4389 (dans sa version initiale tout comme dans sa version révisée). Enfin, elles estimaient que les conditions prévues par l’article 14 § 3 de la même loi n’étaient pas réunies.
27. Dans l’intervalle, le 11 janvier 2000, un auditeur, après avoir procédé à des vérifications, avait relevé que certains revenus relevaient d’écritures comptables fictives et il avait demandé l’ouverture de poursuites pénales à l’encontre des responsables.
28. Le 6 mars 2000, deux auditeurs assermentés rendirent un rapport sur la situation financière de Yaşarbank à la date de son transfert au Fonds – le 21 décembre 1999 – ainsi que sur l’évolution probable de la situation. Ils observaient que le Fonds avait versé à la banque 27 trillions de TRL en contrepartie de son capital. Ils relevaient ensuite que, à la date du transfert, le besoin en fonds propres de la banque s’élevait à 647 trillions de TRL et le montant des dépôts à 783 trillions de TRL. Ils ajoutaient que, même si la totalité des prêts et créances douteux était recouvrée, le montant de la dette, à savoir 609 trillions de TRL, ne diminuerait pas sensiblement. Ils recommandaient de vendre la banque rapidement.
29. Le 26 janvier 2001, le Fonds décida l’absorption de Yaşarbank par la banque Sümerbank. Par la suite, sur demande du Fonds, l’Agence de réglementation et de supervision des banques (« l’ARSB ») retira à Yaşarbank sa licence d’exploitation bancaire.
30. Le 27 février 2002, le Conseil d’État rejeta l’action en annulation introduite par les sociétés actionnaires de Yaşarbank. S’agissant tout d’abord de la demande de renvoi préjudiciel, il nota que la banque alléguait que le transfert au Fonds de ses actions, sans contrepartie, enfreignait son droit de propriété et constituait une mainmise non prévue par la Constitution. Il rappela à cet égard que, selon l’article 14 §§ 3, 4 et 5 de la loi no 4389, lorsque la structure financière d’une banque était très affaiblie, qu’elle ne pouvait plus poursuivre ses activités, que ses pertes étaient supérieures à ses fonds propres et que la dette correspondant au capital était prise en charge par le Fonds, la propriété des actions était transférée au Fonds en contrepartie de la somme payée à ce titre. Il estima que cette disposition, qui visait à protéger les épargnants et l’intérêt public, n’allait pas à l’encontre des exigences d’une société démocratique et qu’elle n’enfreignait pas le principe de proportionnalité ou l’article 35 de la Constitution garantissant le droit au respect du droit de propriété. Il jugea donc que, en l’absence de fondement de l’exception d’inconstitutionnalité, il n’était pas nécessaire de saisir la Cour Constitutionnelle d’un renvoi préjudiciel.
31. Sur le fond, le Conseil d’État considéra que le litige portait sur la mise en œuvre de l’article 14 §§ 3 et 5 a) et b) de la loi no 4389. Il rappela que, selon l’article 2 provisoire de la loi no 4491, jusqu’à la mise en place de l’Agence de réglementation et de supervision des banques, le Conseil des ministres avait été désigné comme l’autorité compétente pour adopter les mesures énoncées dans cette disposition. Après examen des paragraphes 1, 2 et 3 de l’article 14 de la loi no 4389, le Conseil d’État estima que ces dispositions laissaient à l’administration une marge d’appréciation dans le choix des mesures à adopter selon la gravité et l’importance des problèmes financiers en cause. D’après lui, en dépit de l’existence d’un lien entre ces trois paragraphes, une mise en œuvre de ces mesures dans l’ordre ne s’imposait pas et ces dispositions pouvaient être appliquées indépendamment l’une de l’autre.
Le Conseil d’État ajouta que la marge d’appréciation de l’administration dans la mise en œuvre de ces mesures était évidemment soumise à un contrôle judiciaire.
32. Il releva que Yaşarbank avait d’abord été placée sous surveillance étroite en application de l’article 64 de la loi no 3182 sur les banques en raison de la dégradation sérieuse de sa situation financière. Il constata que, n’ayant pas dûment appliqué les mesures indiquées dans les rapports d’audit, la banque avait vu son déficit augmenter de manière exponentielle avant son transfert au Fonds réalisé en application de l’article 14 § 3 de la loi no 4389.
33. Aussi considéra-t-il comme étant infondées les allégations selon lesquelles les paragraphes 1, 2 et 3 de l’article 14 de la loi no 4389 devaient être appliqués dans l’ordre et selon lesquelles la banque n’avait pas bénéficié des délais prévus par ledit article.
34. Le Conseil d’État se référa ensuite aux rapports d’audit et aux avis suivants :
– le rapport du 25 juillet 1995, selon lequel la banque avait déclaré un bénéfice alors qu’elle aurait en réalité été déficitaire, les fonds propres de celle-ci constituant 2,8 % du passif et les pertes représentant 46,7 % de l’ensemble des actifs ;
– l’avis du 8 décembre 1995, aux termes duquel les fonds propres étaient nettement insuffisants par rapport aux pertes et le ratio d’adéquation des fonds propres déclaré était de 8,03 %, alors qu’en réalité il aurait été négatif ;
– le rapport du 12 juillet 1996, selon lequel le ratio de liquidité était insuffisant (62,7 %), les prêts se concentraient essentiellement sur des sociétés constituant le groupe Yaşar et les pertes s’élevaient à 7,5 trillions de TRL ;
– le rapport du 6 janvier 1997, selon lequel les pertes s’élevaient à 23,2 trillions de TRL, le ratio d’adéquation des fonds propres était de ‑33,7 % et les pertes avaient atteint les capitaux étrangers (zararın yabancı kaynaklara sirayet ettiği) ;
– le rapport du 30 mai 1997, selon lequel le besoin en fonds propres s’élevait à 43 trillions de TRL et les pertes, d’un montant de 31,3 trillions de TRL, représentaient quatre fois les fonds propres ;
– l’avis du 1er décembre 1997, selon lequel la banque avait généré 54,2 trillions de TRL de pertes supplémentaires en neuf mois, la perte totale s’élevait ainsi à 95,9 trillions de TRL, les besoins en fonds propres avaient atteint 100 trillions de TRL, la banque n’avait pas réagi face à la nécessité d’augmentation de capital et il fallait appliquer l’article 64 § 2 de la loi no 3182 sur les banques si le besoin en fonds propres n’était pas satisfait ;
– l’avis émis le 12 mai 1998, selon lequel les pertes s’élevaient à 124 trillions de TRL au 31 décembre 1997 et à 150 trillions de TRL au 31 mars 1998, et qui considérait qu’il y avait lieu d’appliquer l’article 64 § 2 de la loi no 3182 sur les banques ;
– le rapport du 3 juillet 1998, selon lequel le ratio d’adéquation des fonds propres était de -78,2 % et le déficit avait atteint 7,4 fois les fonds propres ;
– le rapport du 8 janvier 1999, selon lequel le ratio d’adéquation des fonds propres avait atteint -127,1%, le besoin en capital s’élevait à 218 trillions de TRL, le déficit représentait 10,3 fois les fonds propres, 83 % des prêts douteux avaient été accordés au groupe Yaşar et à d’autres groupes et les pertes avaient atteint 223,4 trillions de TRL ;
– l’avis émis le 9 juin 1999, selon lequel il y avait lieu, eu égard au déficit constaté, de transférer la banque au Fonds en application de l’article 64 § 2 de la loi no 3182 sur les banques ;
– le rapport du 9 juillet 1999, selon lequel les pertes avaient atteint 353 trillions de TRL, le ratio d’adéquation des fonds propres était de ‑92,2 %, ce ratio rendait impossible la poursuite par la banque de ses activités et il était par conséquent impossible pour les propriétaires de la banque d’augmenter le capital à hauteur du déficit constaté, dès lors que les pertes cumulées à la date du 30 mai 1999 auraient atteint 400 trillions de TRL ; l’application des mesures indiquées à l’article 14 § 3 ne donnerait aucun résultat et le maintien de la banque dans le système bancaire présentait un risque pour les droits et intérêts des épargnants et pour la fiabilité et la stabilité du système financier ;
– le rapport du 3 septembre 1999, selon lequel les pertes s’élevaient, au 31 juillet 1999, à 435 trillions de TRL, et aux termes duquel les associés et dirigeants de la banque n’avaient fait aucun effort pour réduire le déficit ;
– le rapport du 13 décembre 1999, selon lequel le déficit avait atteint 530 trillions de TRL au 31 octobre 1999 et représentait 13,4 fois les fonds propres, et le ratio d’adéquation des fonds propres était de -95,4 % ;
– le rapport du 6 mars 2000, selon lequel le déficit s’élevait, au 21 décembre 1999, à 609 trillions de TRL, il était impossible de redresser la situation financière de la banque et la banque était incapable d’honorer ses engagements à échéance.
35. Le Conseil d’État jugea que les allégations selon lesquelles la mise en œuvre du plan de redressement aurait permis à Yaşarbank d’assainir sa situation financière avec le temps étaient infondées. Il estima que les ressources financières prévues par ce plan étaient insuffisantes au regard des difficultés financières de la banque.
36. Aussi, compte tenu des dispositions de la loi no 4389, des rapports établis au terme des contrôles réalisés depuis cinq ans, des instructions données à la banque à la lumière de ces rapports et des réponses de cette dernière, il considéra que la poursuite de l’activité de la banque aurait mis en péril les droits des épargnants et porté atteinte à la fiabilité et à la stabilité du système bancaire et que, en conséquence, la décision du Conseil des ministres fondée sur l’article 14 de la loi no 4389 était conforme au droit.
37. Le 27 octobre 2003, le Conseil d’État rejeta l’action en annulation introduite par la requérante contre la décision relative au retrait de la licence d’exploitation bancaire (paragraphe 29 ci-dessus).
38. Le 29 avril 2004, l’Assemblée plénière des chambres administratives du Conseil d’État (« l’Assemblée plénière ») rejeta le pourvoi et confirma l’arrêt attaqué. Le 8 février 2007, elle rejeta le recours en rectification de l’arrêt. Cette décision fut notifiée à la requérante le 3 mai 2007.
39. Entre-temps, le 9 août 2002, un protocole avait été signé entre le Fonds (en qualité de créancier) et des sociétés appartenant au groupe Yaşar (vingt et une sociétés appartenant au groupe Yaşar, dont la requérante, en qualité de débitrices) ayant contracté des prêts auprès des banques transférées au Fonds, dont Yaşarbank. Ce protocole avait pour objet de définir les principes et procédures relatifs à l’établissement, au recouvrement ou à la liquidation des dettes de ces sociétés auprès du Fonds.
40. Le 23 décembre 2005, un protocole additionnel à celui du 9 août 2002 fut signé. Il avait pour objet de réaménager le plan de remboursement des dettes et de constater la prise en charge de la dette de certains débiteurs par les autres débiteurs. Aux termes de l’article 7 § 2 de ce protocole, les débiteurs renonçaient à toute prétention ou action judiciaire devant les juridictions nationales ou internationales, à l’encontre du Fonds, des membres du Fonds ou de son personnel, des membres de l’ARSB ou de tout autre organe ou institution de la République de Turquie, concernant les pertes de la banque constituées par le transfert de Yaşarbank au Fonds et leurs dettes, objets de ce protocole.
41. Par ailleurs, parallèlement à la procédure devant les juridictions administratives, une procédure pénale fut diligentée contre neuf dirigeants de Yaşarbank pour écritures comptables fictives. À l’issue du procès, trois d’entre eux furent reconnus coupables et condamnés.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La loi no 3182 sur les banques du 25 avril 1985 et les arrêts de la Cour constitutionnelle y relatifs
42. Selon l’article 64 § 1 de la loi no 3182 sur les banques, tel que modifié par le décret‑loi no 538 du 16 juin 1994, s’il était établi que la situation financière d’une banque était affaiblie de manière considérable, le ministre pouvait demander à la banque en difficulté d’adopter des mesures pour consolider sa situation financière. Le ministre pouvait aussi adopter lui‑même toutes les mesures nécessaires aux fins de ladite consolidation.
Selon le paragraphe 2 de l’article 64 de la loi no 3182 sur les banques, le ministre pouvait, indépendamment des mesures indiquées au paragraphe 1 de l’article précité, demander le transfert de la gestion de la banque au Fonds ou la mise en œuvre de l’article 68 de la même loi.
43. L’article 65 de la loi no 3182 sur les banques, relatif aux fonctions et prérogatives du Fonds, tel que modifié par le décret-loi no 538 du 16 juin 1994, prévoyait en son paragraphe 1 a) que le Fonds pouvait prendre en charge les pertes de la banque dont la gestion lui avait été transférée en application de l’article 64, dans la limite des dépôts sous garantie et à condition de détenir la majorité des actions.
Selon le paragraphe 1 d) du même article, lorsque le redressement de la banque était impossible ou lorsque les pertes étaient supérieures aux dépôts sous garantie, le Fonds pouvait demander la mise en œuvre de l’article 68 de cette même loi.
Selon le troisième alinéa de l’article 65 de la loi précitée, la propriété des actions représentant la contrepartie des montants payés dans la cadre du paragraphe 1 a) était transférée au Fonds. Dans ce cas, la part des associés était diminuée en proportion des actions transférées au Fonds.
44. Selon l’article 68 de la même loi, tel que modifié par le décret‑loi no 538 du 16 juin 1994, lorsque l’impossibilité pour une banque de consolider sa situation financière malgré les mesures indiquées aux articles 64 et 65 avait été constatée, ou bien lorsque sa situation financière était affaiblie au point qu’elle ne pouvait plus être consolidée même avec l’adoption de ces mesures, l’autorisation de procéder à des opérations bancaires et d’accepter des dépôts (licence d’exploitation bancaire) était retirée par le Conseil des ministres en application de l’article 12 de la loi no 3182 sur les banques. Aux termes du même article, après avoir remboursé les dépôts sous garantie, le Fonds demandait la liquidation de la banque et participait à la masse comme créancier privilégié.
45. Par un arrêt du 9 octobre 1997 (E.1997/55-K.1997/65), publié au Journal officiel le 11 décembre 1998, la Cour constitutionnelle, saisie d’un renvoi préjudiciel dans le cadre d’une affaire qui concernait le transfert d’une banque au Fonds, a annulé le paragraphe 2 de l’article 64 de la loi no 3182 sur les banques dans sa partie prévoyant le transfert de la gestion d’une banque au Fonds, ainsi que le paragraphe 1 a) et le paragraphe 1, troisième alinéa, de l’article 65 de cette loi. Elle a relevé que, la loi-cadre autorisant l’adoption du décret-loi no 538 ayant été annulée par la Cour constitutionnelle le 29 novembre 1994, le décret-loi en question n’avait plus de base constitutionnelle. Elle a noté que le vide juridique créé par l’annulation des dispositions en question était de nature à porter atteinte à l’intérêt public et a fixé la date d’entrée en vigueur de l’annulation à six mois après la publication de l’arrêt dans le Journal officiel, soit le 11 juin 1999.
46. Par des arrêts du 9 novembre 1995 (E.1995/53-K.1995/57) et du 18 janvier 1996 (E.1995/55-K.1996/1), la Cour constitutionnelle avait déjà annulé d’autres dispositions de la loi no 3182 sur les banques telles que modifiées par le décret-loi no 538, pour les mêmes motifs que ceux retenus dans son arrêt du 9 octobre 1997.
2. La loi no 4389 sur les banques du 18 juin 1999, avant sa modification par la loi no 4491 du 17 décembre 1999 (entrée en vigueur le 19 décembre 1999)
47. L’article 14 de la loi no 4389 indiquait les mesures à prendre concernant les banques en difficulté.
48. Selon l’article 14 § 1 de ladite loi, lorsque l’ARSB constatait des opérations de nature à mettre en péril le fonctionnement de la banque, elle adressait à celle-ci un avertissement l’incitant à adopter des mesures. Si ces dernières n’étaient pas adoptées, l’ARSB était compétente, selon la nature et la gravité des opérations, pour adopter toutes les mesures visant au bon fonctionnement de la banque et à la protection des épargnants.
49. Selon l’article 14 § 2 de la même loi, lorsque les avoirs de la banque n’étaient pas suffisants pour couvrir ses engagements à terme (varlıkların vade itibariyle taahhütlerini karşılayamadığı), ou lorsque la banque était sur le point de se retrouver dans cette situation, l’ARSB était compétente pour demander à l’intéressée, en lui accordant un délai, d’adopter toutes les mesures que l’ARBS estimerait opportunes pour renforcer sa liquidité, y compris a) l’interdiction d’investissements dans les valeurs à long terme, b) la cession des participations dans le capital d’autres sociétés et la cession de ses immobilisations, et c) l’augmentation du capital ou l’obtention de ressources à long terme. L’ARSB était aussi compétente pour adopter elle-même certaines mesures visant à augmenter la liquidité de la banque et pour solliciter le Fonds à cet égard.
50. D’après l’article 14 § 3 de la loi précitée, lorsque l’équilibre entre les charges et les produits n’était pas respecté de manière continue, l’ARSB demandait à la banque d’adopter des mesures visant à diminuer les charges et à augmenter les produits et le capital. Selon cet article, elle pouvait aussi reporter ou alléger certaines obligations légales de la banque. Si les mesures demandées n’étaient pas prises, ou bien si les pertes dépassaient les fonds propres de manière à affecter les avoirs étrangers, l’ARSB pouvait augmenter d’office le capital de la banque et inviter les actionnaires à apporter les fonds. Si ces derniers ne s’engageaient pas à augmenter le capital, l’ARSB était compétente pour prendre toutes les mesures nécessaires afin de consolider la situation financière et la restructuration de la banque, y compris la prise en charge par le Fonds de l’augmentation du capital ou la fusion de la banque en difficulté avec une autre banque ou son transfert.
51. Selon l’article 14 § 5 de la même loi, a) lorsque la consolidation de la situation financière était impossible malgré l’adoption des mesures indiquées aux paragraphes 2 et 3, ou lorsque la situation financière était compromise au point que l’adoption des mesures en question ne permettait pas de la consolider, et b) lorsque la poursuite des activités de la banque en cause présentait un risque pour les droits des épargnants et pour la fiabilité et la stabilité du système financier, l’autorisation accordée à la banque d’effectuer des opérations bancaires et de recevoir des dépôts (licence d’exploitation bancaire) était révoquée par le Conseil des ministres.
52. Enfin, l’article 16 de cette loi portait sur les conséquences du retrait de l’autorisation d’effectuer des opérations bancaires et de recevoir des dépôts. Ainsi, lorsque la licence d’exploitation était retirée à une banque, la gestion de celle-ci était transférée au Fonds, lequel, après avoir remboursé aux épargnants les dépôts sous garantie, demandait la liquidation de la banque. Dans le cadre de la liquidation, le Fonds était un créancier privilégié.
3. La loi no 4389 du 18 juin 1999, telle que modifiée par la loi no 4491 du 17 décembre 1999
53. L’article 14 § 2 a) et b) autorisait l’ARSB à prendre toutes les mesures nécessaires en vue de renforcer la liquidité et les fonds propres de la banque en difficulté. Il reprenait pour l’essentiel les mesures énoncées aux paragraphes 2 et 3 de l’article 14 de la loi no 4389 avant sa modification par la loi no 4491 du 17 décembre 1999.
54. Selon l’article 14 § 3, lorsque l’ARSB constatait :
a) que les mesures indiquées n’avaient pas été mises en œuvre, que la situation financière ne pouvait pas être consolidée malgré l’adoption des mesures, ou que la situation financière était tellement dégradée qu’elle ne pouvait plus être redressée ;
b) que la banque ne pouvait pas honorer ses engagements à terme ;
c) que la somme des engagements de la banque dépassait la somme des avoirs de celle-ci ;
d) que la poursuite de l’activité de la banque présentait un risque pour les droits des épargnants et pour la fiabilité et la stabilité du système financier, l’ARSB pouvait transférer au Fonds tous les droits d’actionnariat (à l’exception des dividendes) ainsi que la gestion de la banque, ou bien retirer à la banque sa licence d’exploitation.
55. D’après l’article 14 § 5 a) et b), lorsque la gestion de la banque était transférée au Fonds en application du paragraphe 3 du même article, le Fonds était compétent pour endosser les dettes de la banque correspondant au capital, à condition que ces dernières ne dépassent pas le montant des dépôts sous garantie et qu’il détienne toutes les actions. Les actions représentant la contrepartie du paiement effectué pour les pertes endossées étaient transférées, sans aucune formalité, au Fonds.
4. La loi no 5411 sur les banques
56. La loi no 5411 sur les banques est entrée en vigueur le 1er novembre 2005, abrogeant la loi no 4389.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
57. La requérante soutient que le transfert au Fonds de la gestion de Yaşarbank, ainsi que celui de ses actions, a porté atteinte à son droit au respect de la propriété. En effet, à ses dires, elle a perdu la propriété des actions en cause par une intervention injuste et illégale des pouvoirs publics dès lors que le transfert en question aurait eu lieu deux jours après la modification de l’article 14 de la loi no 4389, et ce sans qu’elle eût l’opportunité de prendre les mesures énoncées par cette disposition. La requérante dénonce une application « rétroactive » de la disposition susmentionnée. Elle reproche également aux autorités de n’avoir pas pris en considération le plan de redressement proposé. Elle allègue en outre que les conditions énoncées par l’article 14 § 3 de la loi no 4389 pour transférer la gestion de la banque au Fonds n’étaient pas réunies et que le transfert des actions au Fonds sans contrepartie était une mesure disproportionnée. Elle se plaint enfin que la décision ait été prise par le Conseil des ministres, organe qui ne dispose pas, selon elle, des qualifications techniques requises pour apprécier la situation. Elle estime que la mise en œuvre par le Conseil des ministres de compétences normalement attribuées à l’ARSB, dès l’entrée en vigueur de la modification de l’article 14 de la loi no 4389, a porté atteinte à la sécurité juridique.
58. Eu égard à ces éléments, la requérante dénonce une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
59. Le Gouvernement combat la thèse de la requérante.
A. Sur la recevabilité
1. Sur la qualité de victime
60. Le Gouvernement allègue que la requérante n’a pas la qualité de victime. D’après lui, en signant le protocole du 23 décembre 2005 (paragraphe 40 ci-dessus), la requérante s’est engagée à ne pas saisir les juridictions nationales ou internationales d’une action relative aux droits perdus en raison du transfert de la banque au Fonds. Le Gouvernement estime que, après avoir renoncé à intenter une procédure d’indemnisation, la requérante n’avait aucune possibilité légale se plaindre d’une violation de son droit de propriété. Il considère que la requérante a perdu sa qualité de victime avec la signature du protocole.
61. La requérante expose que l’article 7 dudit protocole concerne les litiges pouvant surgir à la suite de la mise en œuvre de ce protocole et que le présent litige, qui concernerait la privation de son droit de propriété par voie de saisie de ses actions, n’a aucun lien avec le protocole en question. Elle ajoute qu’un argument similaire du Gouvernement a été écarté par la Cour dans l’affaire Süzer et Eksen Holding A.Ş. c. Turquie (no 6334/05, 23 octobre 2012).
62. La Cour note que l’objet de la présente requête ne coïncide pas avec l’objet du protocole évoqué par le Gouvernement. Alors que la présente requête porte sur l’atteinte au droit de propriété qui pourrait avoir résulté du transfert de propriété des actions de la requérante au Fonds et, notamment, sur les allégations d’illégalité de l’ingérence, le protocole en question concerne l’établissement, le recouvrement et la liquidation des dettes des sociétés appartenant au groupe Yaşar, dont la requérante, et ayant contracté des prêts auprès des banques transférées au Fonds, dont Yaşarbank. Aux termes de l’article 7 § 2 du protocole susmentionné, la requérante avait renoncé à toutes prétentions et actions quant aux pertes de la banque résultant du transfert de Yaşarbank au Fonds et aux dettes objets du protocole. En revanche, on ne saurait lire cette disposition comme une renonciation de la requérante à toute prétention ou action qui porterait sur la conformité à la Convention du transfert de propriété de ses actions au Fonds. À cet égard, la Cour rappelle qu’au regard de la Convention, seule se trouve en cause la responsabilité internationale de l’État, quelle que soit l’autorité nationale à qui le manquement à la Convention pourrait être imputable dans le système interne (voir Süzer et Eksen Holding A.Ş., précité, § 93, et les références qui y figurent).
63. Aussi la Cour considère-t-elle que le protocole évoqué par le Gouvernement n’a pas retiré à la requérante la qualité de victime et ne l’empêche pas de se prévaloir de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Partant, elle rejette cette exception du Gouvernement.
2. Sur l’épuisement des voies de recours internes
64. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, faute pour la requérante d’avoir introduit un recours de plein contentieux en application de l’article 12 du code de procédure administrative.
65. La requérante estime avoir épuisé les recours internes en introduisant un recours en annulation. Elle soutient qu’il n’existe pas dans l’ordre juridique interne d’action visant directement à protéger son droit de propriété en lui permettant d’obtenir la restitution de ses droits.
66. La Cour note que la requérante allègue une atteinte illégale à son droit de propriété en raison du transfert de ses actions au Fonds. Elle relève que l’action en annulation introduite par l’intéressée devant les juridictions administratives avait justement pour but de faire constater cette illégalité ; si la décision du Conseil des ministres avait été annulée, l’intéressée aurait pu espérer recouvrer la propriété de ses actions. Aussi, dès lors qu’elle a utilisé un recours approprié, de nature à remédier à la situation dont elle se plaint devant la Cour, elle n’était pas tenue d’utiliser le recours de plein contentieux évoqué par le Gouvernement. La Cour constate du reste que le recours de plein contentieux pouvant aboutir à l’octroi d’une indemnisation n’était pas susceptible de constituer un redressement adéquat du grief tiré de l’illégalité de l’intervention des autorités. Par conséquent, elle rejette aussi cette exception du Gouvernement.
3. Conclusion
67. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) La requérante
68. La requérante affirme avoir été privée de ses actions à la suite d’une intervention illégale des autorités.
69. Selon elle, le fait que la loi sur les banques, telle que modifiée par la loi no 4491, autorisait les autorités à saisir des actions n’est pas suffisant pour que l’on puisse conclure au respect du principe de légalité. La requérante déclare que, la saisie de ses actions ayant eu lieu deux jours après l’entrée en vigueur de la modification apportée par la loi no 4491, cette dernière a été adoptée dans le seul but de satisfaire en apparence à la condition de légalité.
70. La requérante soutient encore que le transfert de la propriété des actions n’était pas prévu dans la réglementation bancaire avant l’entrée en vigueur de la loi no 4491. D’après elle, les autorités ont en réalité créé un régime de saisie sous la forme d’un transfert de la propriété des actions de la banque au Fonds.
71. La requérante précise que la mise en œuvre de la sanction prévue par la loi no 4491 deux jours après l’entrée en vigueur de celle-ci, selon elle dans le seul but de supprimer son droit de propriété en écartant le régime de protection lié à la mise en œuvre des mesures prévues par la même loi, a enfreint le principe de légalité.
72. La requérante estime que la loi doit être suffisamment claire, de façon à ne laisser aucune place à l’hésitation et au doute, et qu’elle doit aussi comporter des garanties contre les pratiques arbitraires des autorités. De plus, selon elle, la sécurité juridique requiert que la norme soit prévisible et les individus doivent ainsi être en mesure de comprendre, à partir de la loi, et avec un certain niveau de certitude, la sanction liée à une action. La requérante considère que c’est seulement de cette manière que les individus peuvent prévoir les obligations qui leur incombent et adapter leur comportement. Elle ajoute que l’État devrait éviter d’employer des méthodes préjudiciables pour la confiance des individus à son égard.
73. Eu égard à son affaire, la requérante considère que l’intervention des autorités n’était pas nécessaire et qu’elle ne protégeait pas l’intérêt public. Elle expose que la loi sur les banques en vigueur à l’époque des faits énonçait des mesures à prendre dans le but de consolider la structure financière des banques en difficulté. Elle estime qu’il n’est pas possible d’invoquer l’existence d’un intérêt public et la nécessité de saisir les actions sans même permettre à la banque de mettre en œuvre un plan de redressement. Enfin, elle argue qu’il est impossible de donner crédit à l’argument du Gouvernement selon lequel l’intervention litigieuse – qui a, selon elle, méconnu son droit de propriété – était proportionnée et ne lui a pas imposé de charge excessive.
74. Elle indique enfin que la loi no 4389 entrée en vigueur le 23 juin 1999 prévoyait des mesures détaillées et graduelles, conformes au principe de proportionnalité, qui avaient, selon elle, pour but de consolider la structure financière des banques et de les réintégrer dans l’économie nationale. Elle reproche aux autorités d’avoir appliqué directement la mesure de transfert au Fonds sans avoir cherché à mettre en place l’une de ces mesures, alors même que pareil transfert est prévu, selon elle, comme une mesure de dernier ressort.
b) Le Gouvernement
75. À titre préliminaire, le Gouvernement expose que, si Yaşarbank avait gardé sa structure d’actionnariat existante et avait poursuivi ses activités, elle aurait mis en péril la fiabilité et la stabilité du système financier ainsi que les droits des épargnants. Il indique que la structure financière de la banque était si dégradée que sa consolidation était impossible. Il précise que le déficit de Yaşarbank s’élevait, à la date de son transfert, à 609 trillions de TRL, soit 22,6 fois son capital, d’un montant de 27 trillions de TRL. Il ajoute que les rapports d’audit ont aussi révélé que la banque dissimulait des pertes au moyen d’écritures comptables fictives et qu’elle annonçait des profits alors que, en réalité, elle aurait été déficitaire. Enfin, il précise que, après le transfert de la banque au Fonds, ce dernier a dû apporter à la banque une aide financière supérieure au montant payé lors du transfert et qu’il a adopté des mesures impuissantes à empêcher la banque de générer des pertes. Le Gouvernement conclut que Yaşarbank avait perdu tout son capital et que ses actions n’avaient aucune valeur économique à la date du transfert. Par conséquent, il estime que ce grief devrait être rejeté pour incompatibilité ratione materiae.
76. Le Gouvernement expose ensuite que l’intervention des autorités était fondée sur l’article 14 §§ 3 et 5 de la loi no 4389, dont les dispositions étaient selon lui accessibles et précises, et qu’elle a été menée dans les conditions prévues par la loi. S’agissant du transfert de la propriété des actions, il indique que la propriété des actions a été transférée au Fonds en contrepartie du paiement effectué par lui lorsqu’il a pris en charge les pertes correspondant au capital, qui se seraient élevées à 27 trillions de TRL. Il ajoute que la réalisation des conditions énoncées à l’article 15 § 3 de la loi no 4389 a été examinée par le Conseil d’État.
77. Le Gouvernement expose aussi que l’article 14 § 3 précité, tel qu’amendé par la loi no 4491, ne prévoyait pas l’octroi d’un délai pour la mise en œuvre de mesures lorsqu’il était impossible de redresser la situation financière de la banque en difficulté et lorsque la poursuite des activités mettait en péril les droits des épargnants et la sécurité et la stabilité du système financier. Il indique que, dans la présente affaire, la structure financière de Yaşarbank était tellement affaiblie que sa consolidation était impossible et qu’il était devenu impératif pour l’administration de mettre en œuvre l’article 14 § 3 susmentionné. Il ajoute que le fait d’accorder à la requérante un délai supplémentaire n’aurait pas changé le résultat.
78. Le Gouvernement expose encore que, avec la réglementation introduite par la loi no 4491, le législateur a indiqué de manière claire, nette, précise et compréhensible les mesures pouvant être adoptées relativement aux banques dont la structure financière était détériorée. Il indique que la loi no 4491 est entrée en vigueur le 19 décembre 1999 et que, en l’absence d’une disposition contraire quant à la date de son entrée en vigueur, elle devait être appliquée dès cette date.
79. Le Gouvernement estime que l’allégation de la requérante selon laquelle le transfert avait eu lieu sous un régime nouveau est infondée. Il argue que la réglementation bancaire en vigueur avant la loi no 4491 autorisait déjà l’intervention des autorités lorsqu’une banque se trouvait en difficulté. Il indique que, en lisant l’article 14 § 5 de la loi no 4389 avant sa modification par la loi no 4491, on pouvait constater que l’impossibilité pour une banque de consolider sa structure financière et le risque présenté par la poursuite de son activité pour les droits des épargnants et pour la sécurité et la stabilité du système financier figuraient déjà parmi les raisons exigeant l’adoption de mesures vis-à-vis de la banque. Il précise que le transfert de la gestion de la banque au Fonds était déjà prévu par l’article 16 de la loi no 4389 avant sa modification par la loi no 4491 et qu’il était une conséquence du retrait de la licence d’exploitation bancaire. Il ajoute que, toujours selon cette même disposition, après le transfert, les dépôts sous garantie étaient pris en charge par le Fonds qui demandait ensuite la liquidation de la banque. Ainsi, le Gouvernement déclare que, même si la modification apportée par la loi no 4491 n’était pas intervenue, sa licence d’exploitation aurait été retirée à la banque au regard de sa situation financière, la gestion de la banque en aurait été transférée au Fonds avant liquidation et les dépôts sous garantie auraient été payés par le Fonds.
80. Quant à l’allégation d’atteinte à la sécurité juridique en raison du transfert opéré quelques jours seulement après l’entrée en vigueur de l’amendement sans que de nouvelles mesures n’aient été proposées, le Gouvernement estime qu’il a été établi que les conditions nécessitant le transfert de la banque au Fonds étaient réunies. Il expose que ces conditions n’ont pas été remplies en deux jours, mais au terme d’une période de quatre ans, et que la banque était sous surveillance étroite depuis 1995. Depuis cette date, la banque aurait été invitée à prendre des mesures pour consolider sa structure financière. Malgré les consignes, la banque ne serait pas parvenue à redresser sa situation. Or, pour le Gouvernement, la requérante avait conscience des exigences du secteur bancaire et de son obligation de respecter la législation, et elle pouvait aisément prévoir les mesures prises par les autorités à l’encontre de Yaşarbank compte tenu de la situation financière de celle-ci.
81. Le Gouvernement indique ensuite que le choix de la mesure à adopter est étroitement lié à la nature et à la gravité du problème posé par la structure financière de la banque. Il ajoute que le fait que l’article 14 de la loi no 4389 prévoit différentes mesures pour différents problèmes concernant la structure financière des établissements bancaires ne signifie pas que les mesures en question doivent être mises en application dans l’ordre par les autorités. À cet égard, il est d’avis que la banque s’est vu fournir toutes les facilités nécessaires à son redressement.
82. Le Gouvernement ajoute que ce n’est qu’après avoir pris en considération les mesures d’assainissement proposées par Yaşarbank que les autorités ont décidé d’intervenir. D’après lui, le plan n’était pas réalisable. Le Gouvernement soutient qu’il faut aussi tenir compte de la fragilité de l’économie turque à l’époque des faits et du risque auquel le secteur bancaire aurait été confronté. Il est convaincu que l’adoption rapide de mesures s’imposait. Il indique que, entre décembre 1999 et juillet 2001, les autorités sont intervenues auprès de vingt établissements bancaires. Il ajoute que, malgré les conditions économiques prévalant en Turquie pendant cette période, l’administration a assumé le risque de tous les montants disponibles dans les comptes de dépôts. D’après le Gouvernement, garantir une couverture complète des dépôts était la meilleure aide publique à apporter à Yaşarbank. Aussi, selon lui, la requérante ne peut-elle arguer que les autorités ont pris la décision de transférer la banque au Fonds sans avoir pris des mesures pour consolider sa structure financière.
83. Par ailleurs, le Gouvernement estime que la requérante ne s’est pas vu imposer une charge disproportionnée. Il indique que l’article 14 § 5 a) et b) de la loi no 4389 permet au Fonds d’acquérir les parts de la banque détenues par les actionnaires, en contrepartie de la perte prise en charge par lui. Il affirme que cela a été le cas en l’espèce. Selon lui, il était impossible de garder dans le système bancaire une banque dont le capital aurait complètement fondu et qui serait tombée en discrédit. Dès lors, sa liquidation se serait imposée.
84. Le Gouvernement soutient enfin qu’il ne faut pas non plus accorder de crédit à l’allégation de la requérante selon laquelle la valeur de ses actions était relativement élevée à la bourse. Il déclare que, à la date de la décision du Conseil des ministres, la couverture complète des dépôts était en vigueur dans le système bancaire turc et que le cours de l’action à la bourse ne reflétait ni la valeur réelle de la société ni sa situation financière.
85. En conclusion, le Gouvernement allègue que l’intervention ayant affecté le droit de propriété de la requérante a été réalisée dans l’intérêt public et qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et l’objectif poursuivi.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et l’existence d’une ingérence dans le droit de propriété de la requérante
86. La Cour note que, quelles qu’aient été les difficultés financières ou les irrégularités de gestion de Yaşarbank avant son transfert au Fonds, nul ne conteste que celle-ci avait exercé jusqu’alors dans le secteur bancaire ; elle disposait d’une licence d’exploitation bancaire et d’une certaine clientèle, également constitutive d’actifs, donc de « biens », au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, en ce sens, Süzer et Eksen Holding A.Ş. c. Turquie, précité, § 143, ainsi que les références qui y figurent).
87. La mesure prise par le Conseil des ministres a eu pour conséquence non seulement de transférer au Fonds l’administration et le contrôle de Yaşarbank, dont la requérante était l’actionnaire majoritaire, mais aussi de transférer la propriété des actions de l’intéressée. Il s’ensuit que la mesure litigieuse a constitué une ingérence dans la jouissance du droit au respect des biens de la requérante et que, par conséquent, l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention trouve à s’appliquer.
88. Quant à savoir par quelle norme cette situation est couverte, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : « la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 78, CEDH 2005‑VI, et les références qui y figurent, et Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie, no 31524/96, § 51, CEDH 2000‑VI).
89. À la lumière de ce qui précède et se devant de regarder au-delà des apparences et d’analyser la réalité de la situation litigieuse (voir, parmi d’autres, Belvedere Alberghiera S.r.l., précité, § 53), la Cour ne saurait nier que, à l’origine, la mesure prise par le Conseil des ministres relevait bien de son pouvoir de contrôle sur le secteur bancaire et de sa mission d’assurer le bon fonctionnement de celui-ci. Aussi estime-t-elle pouvoir conclure que, dans les circonstances de la présente espèce, la situation incriminée relevait de la réglementation de l’usage des biens, au sens du second paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (Süzer et Eksen Holding A.Ş., précité, § 146 ; voir aussi Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 131, 24 novembre 2005, et les références qui y figurent).
90. Ce faisant, la Cour ne vise aucunement à faire abstraction de la dépossession de biens subie par la requérante. Il y a bien eu en l’espèce « privation de propriété » au sens de la seconde phrase du premier alinéa. Cependant, il n’est pas opportun de se placer sous cet angle précis, car, même dans cette hypothèse, l’examen déterminant resterait toujours axé sur le deuxième paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1 (Frizen c. Russie, no 58254/00, § 31, 24 mars 2005, et Sud Fondi srl et autres c. Italie, no 75909/01, § 129, 20 janvier 2009).
b) Sur la légalité
91. La Cour rappelle que l’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire. À cet égard, il faut rappeler que la notion de « loi », au sens de l’article 1 du Protocole no 1, a la même signification que celle qui lui est attribuée par d’autres dispositions de la Convention (voir, par exemple, Špaček, s.r.o. c. République tchèque, no 26449/95, § 54, 9 novembre 1999).
92. Il s’ensuit que, en plus d’être conformes au droit interne de l’État contractant (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, §§ 79 et 82, CEDH 2000‑XII, et Jahn et autres, précité, § 81), les normes juridiques sur lesquelles se fonde une privation de propriété doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, §§ 82-83, 8 décembre 2005). Quant à la portée de la notion de « prévisibilité », elle dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine que celui-ci couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, mutatis mutandis, Sud Fondi srl et autres, précité, § 109).
93. En l’espèce, la Cour relève que l’intervention des autorités est fondée sur l’article 14 §§ 3 et 5 de la loi no 4389, tel qu’amendé par la loi no 4491. Elle rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer in abstracto sur la compatibilité de cette disposition avec la Convention, mais d’apprécier in concreto l’incidence de l’application de cette loi sur le droit de la requérante au respect de ses biens, au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle rappelle en outre qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, spécialement qualifiés en la matière, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, entre autres, Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 85, 3 décembre 2009).
94. Dans la présente affaire, la Cour note que la légalité de la décision du Conseil des ministres, contestée par la requérante, a été examinée par les juridictions nationales dans le cadre de l’action en annulation introduite par l’intéressée. Le Conseil d’État, après avoir exposé les difficultés rencontrées par Yaşarbank depuis de longues années et l’impossibilité pour celle-ci de consolider sa situation financière malgré les mesures indiquées par le Fonds, a considéré que la poursuite de son activité bancaire aurait mis en péril les intérêts des épargnants et aurait porté atteinte à la fiabilité et à la stabilité du système bancaire. Aussi le Conseil d’État a-t-il jugé que la décision du Conseil des ministres était conforme aux articles 14 et 15 de la loi no 4389. Il a donc estimé que les conditions prévues par la loi pour le transfert de la banque au Fonds étaient réunies. La Cour ne voit aucune raison de remettre en question les conclusions des juridictions administratives sur ce point.
95. Toutefois, force est de constater que, à cette occasion, la question de la prévisibilité pour la requérante de la mise en œuvre de cette nouvelle disposition, à peine deux jours après son entrée en vigueur, n’a nullement été examinée par le Conseil d’État.
96. La Cour note que la requérante se plaint essentiellement que le transfert de la propriété de ses actions au Fonds ait été opéré en vertu d’une disposition entrée en vigueur à peine deux jours plus tôt. Il convient donc de rechercher si la requérante pouvait raisonnablement prévoir la mise en œuvre de l’article 14 § 5 de la loi no 4389 qui a eu pour conséquence le transfert de la propriété des actions au Fonds. Pour répondre à cette question, la Cour estime nécessaire d’examiner la réglementation en vigueur avant sa modification intervenue par la loi no 4491, à savoir la loi no 4389 dans sa version initiale, ainsi que la loi no 3182 sur les banques, qui était en vigueur avant la loi no 4389.
97. S’agissant d’abord de la loi no 4389 dans sa version initiale, la Cour relève que son article 14 § 5 prévoyait le retrait de la licence d’exploitation bancaire et que son article 16 prévoyait, comme conséquence de ce retrait, le transfert de la gestion et du contrôle de la banque au Fonds. Elle note également que, après avoir pris en charge les dépôts sous garantie, le Fonds demandait la liquidation de la banque, liquidation dans le cadre de laquelle il figurait en tant que créancier privilégié (paragraphe 52 ci-dessus). À aucun moment les actions n’étaient transférées au Fonds, et elles restaient la propriété de leur détenteur jusqu’à leur liquidation.
98. Quant à la loi no 3182 sur les banques (l’ancienne loi), elle prévoyait en son article 65 § 1 a), que le Fonds pouvait endosser les pertes de la banque dont la gestion lui avait été transférée. Selon le troisième alinéa de ce même article, la propriété des actions était transférée au Fonds en contrepartie des paiements effectués dans le cadre du paragraphe 1 a), sans qu’il fût nécessaire de procéder à une autre formalité (paragraphe 43 ci‑dessus). On peut donc noter que cette loi prévoyait le transfert de la propriété des actions au Fonds. La Cour constate néanmoins que ces dispositions ont été annulées par la Cour constitutionnelle et que, s’il est vrai que celle-ci avait fixé la date d’entrée en vigueur de son arrêt au 11 juin 1999, force est de constater que, dès l’adoption de l’arrêt en question, le 9 octobre 1997, le Fonds a estimé qu’un acte adopté en application de ces dispositions ne serait pas juridiquement valable puisque celles-ci avaient été annulées par la Cour constitutionnelle et que les juridictions administratives avaient décidé de suspendre l’exécution d’actes adoptés en application de ces dispositions (paragraphe 13 ci-dessus). Un transfert de la propriété des actions ne pouvait donc pas être effectué en application de ces dispositions.
99. Aussi la Cour considère-t-elle que le transfert de la propriété des actions appartenant à la requérante, à peine deux jours après l’entrée en vigueur de la modification apportée à l’article 14 § 5 de la loi no 4389, alors même que la réglementation antérieure ne permettait pas une telle mesure, était une mesure difficilement prévisible par la requérante.
100. Cette conclusion dispense la Cour de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits individuels (Belvedere Alberghiera S.r.l., précité, § 62, Sud Fondi srl et autres, précité, §§ 137 et 138, Iatridis, précité, § 62, et Carbonara et Ventura c. Italie, no 24638/94, § 62, CEDH 2000-VI).
101. La Cour en conclut que l’ingérence litigieuse est incompatible avec le principe de légalité en raison du manque de prévisibilité de la loi appliquée en l’espèce, et qu’elle a donc méconnu l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
102. La requérante allègue également une violation à son droit à un procès équitable en raison de l’absence de saisine de la Cour constitutionnelle par le Conseil d’État et de l’absence d’expertise indépendante avant le jugement au fond de l’affaire.
103. La Cour estime opportun d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 6 de la Convention. À la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne relève aucune apparence de violation de cet article. Ces griefs sont donc manifestement mal fondés et ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
104. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
105. La requérante réclame 150 millions d’USD, cette somme correspondant au montant requis pour obtenir une licence d’exploitation bancaire lui permettant de retrouver le statut légal qui était le sien avant la perte de ses actions. À titre subsidiaire, elle demande 1,3 milliard d’USD pour la réparation des pertes subies en raison du transfert de ses actions. Elle réclame aussi 1 euro pour préjudice moral.
106. Enfin, la requérante demande 30 000 EUR pour les frais et dépens engagés pour la procédure devant la Cour.
107. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
108. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour estime que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état, de sorte qu’il convient de la réserver en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et la requérante.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit, par cinq voix contre deux, que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état et, en conséquence,
a) la réserve ;
b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser par écrit, dans le délai de six mois à compter de la date de notification du présent arrêt, leurs observations sur cette question et, notamment, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue à la présidente le soin de la fixer au besoin.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 avril 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Hasan BakırcıJulia Laffranque
Greffier adjointPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Kjølbro et Ravarani.
J.L.
H.B.
OPINION DISSIDENTE
DES JUGES KJØLBRO ET RAVARANI
1. Malgré tout le respect que nous avons pour nos collègues, nous ne pouvons souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
2. La majorité a basé sa conclusion sur la présence d’une ingérence dans le droit de propriété de la requérante sur les actions « Yaşarbank » détenues par celle-ci. Elle a estimé que cette ingérence était incompatible avec le principe de légalité en raison d’un manque de prévisibilité de la loi appliquée en l’espèce, à savoir l’article 14 § 5 de la loi no 4389 du 18 juin 1999 sur les banques telle que modifiée par la loi no 4491 du 17 décembre 1999. Cette loi permet notamment le transfert, sans aucune formalité, des actions représentant la contrepartie des paiements effectués par le Fonds de garantie des dépôts (« le Fonds ») lorsqu’il endosse les pertes d’une banque en difficulté. La conclusion selon laquelle le principe de légalité a été méconnu repose, plus particulièrement, sur l’application de la disposition en question « à peine deux jours après l’entrée en vigueur de la modification apportée à l’article 14 § 5 de la loi no 4389, alors même que la réglementation antérieure ne permettait pas une telle mesure », de sorte que, selon la majorité, il s’agissait d’« une mesure difficilement prévisible par la requérante » (paragraphe 99 de l’arrêt).
3. Il importe, tout d’abord, de souligner que ce n’est pas la légalité intrinsèque, la constitutionnalité ou la compatibilité avec une disposition de la Convention de la mesure prévue par la disposition litigieuse que la chambre a examinées, mais seulement sa prévisibilité eu égard à la nouveauté alléguée de la disposition et au fait qu’elle avait été appliquée deux jours seulement après son entrée en vigueur.
4. Dans ce contexte, il y a encore lieu de souligner que la requérante se plaignait des circonstances suivantes : 1) ses actions auraient été transférées au Fonds avant qu’elle eût pu engager les démarches visées dans la disposition litigieuse pour redresser de la situation de la banque ; 2) la mesure aurait été appliquée « rétroactivement » en raison de l’impossibilité de mettre en œuvre le plan de redressement proposé par la requérante ; 3) les conditions légales pour le transfert des actions n’auraient pas été réunies ; 4) la mesure aurait été disproportionnée ; et enfin, 5) le Conseil des ministres n’aurait pas été compétent pour décider d’une telle mesure. Force est donc de constater que la requérante n’arguait pas que la loi appliquée ou la mesure prise eussent manqué de la prévisibilité requise.
5. Il ne se pose pas ici de problème de rétroactivité, la loi en question ayant été appliquée deux jours après son entrée en vigueur.
6. Il s’agit dès lors de déterminer, et de déterminer exclusivement, si la disposition légale dont la requérante critique l’application était raisonnablement prévisible (par les justiciables en général, et par la requérante en particulier). À cet égard, il y a lieu de tenir compte de certains éléments de droit et de fait.
7. Comme l’explique l’arrêt (paragraphes 42 à 56), la loi critiquée n’était pas le premier texte relatif à la situation des banques en difficulté, elle s’inscrit dans une lignée de dispositions datant au moins de 1985, année de la première loi citée dans l’arrêt. Toutes les lois précédentes prévoyaient un ensemble de possibilités qui allaient de la demande d’adoption de mesures de consolidation de la situation financière d’une banque en difficulté à la mise en liquidation de la banque, en passant par le transfert au Fonds de sa gestion et le retrait de sa licence. Certaines dispositions prévoyaient aussi la prise en charge par le Fonds de certaines dettes de la banque avec, comme corollaire, sa participation à la masse comme créancier privilégié. Il s’ensuit que durant toute la période allant de 1985 au moins à 1999, les intéressés savaient ou devaient savoir que si une banque était confrontée à de sérieuses difficultés, mettant en péril les avoirs des épargnants et la solidité du secteur bancaire, et s’ils ne prenaient pas des mesures énergiques en vue de redresser la situation, ils risquaient de voir la banque privée de sa licence d’exploitation et sa gestion transférée au Fonds. Ils ne pouvaient davantage ignorer le risque de se voir priver de la propriété de leurs actions.
8. Dans le cadre de la présente affaire, il y a lieu de mettre en exergue la disposition de l’article 65 § 1, troisième alinéa, de la loi no 3182 sur les banques telle que modifié par le décret-loi no 538 du 16 juin 1994. Cette disposition prévoyait le transfert au Fonds de la propriété des actions représentant la contrepartie des montants payés par celui-ci pour essuyer les pertes de la banque, la part des associés étant alors diminuée en proportion des actions transférées au Fonds (paragraphe 44 in fine de l’arrêt). La teneur de la nouvelle loi taxée d’imprévisibilité est quasiment identique : le paragraphe 3 de l’article 14 dispose que lorsque la situation d’une banque est irrémédiablement compromise, les droits d’actionnariat (à l’exception des dividendes) ainsi que la gestion de la banque peuvent être transférés au Fonds et la banque peut se voir retirer sa licence d’exploitation, et le paragraphe 5 prévoit que les actions représentant la contrepartie du paiement effectué pour les pertes endossées sont transférées au Fonds, sans aucune formalité (paragraphe 55 in fine de l’arrêt).
9. Il est vrai que l’article 65 § 1, troisième alinéa, de la loi no 3182 a été déclaré inconstitutionnel par un arrêt de la Cour constitutionnelle du 9 octobre 1997. Il faut bien noter, à cet égard, d’une part, que le motif d’inconstitutionnalité était un motif formel, ce qui permettait au législateur de réparer le vice en adoptant une nouvelle loi ayant la même teneur mais expurgée du vice formel (cela s’est d’ailleurs produit ultérieurement) et, d’autre part, et ceci est important dans le cadre de l’examen de la prévisibilité de la disposition litigieuse de la nouvelle loi, que la loi déclarée inconstitutionnelle est restée en vigueur durant cinq années (du 16 juin 1994 au 11 juin 1999). Il en découle que d’une manière générale, vu l’historique, il n’est pas correct de dire que la nouvelle loi et son application deux jours après son entrée en vigueur aient pu créer la surprise.
10. À cela s’ajoutent certaines considérations factuelles particulières relatives à Yaşarbank et à ses actionnaires. Cette banque a connu de graves difficultés financières dès 1994, et une série impressionnante d’audits réalisés entre 1994 et 2000 faisaient état d’une augmentation vertigineuse de ses dettes et d’une comptabilité déficiente (des bénéfices étaient renseignés alors que la banque faisait constamment des pertes), préconisaient des mesures de redressement radicales et, enfin, concluaient que le maintien de la banque dans le système bancaire représentait un risque pour les droits et intérêts des épargnants ainsi que pour la fiabilité et la stabilité du système financier (paragraphe 19 de l’arrêt). Les dirigeants et les actionnaires de la banque ne pouvaient ignorer les graves dangers qu’elle courait. D’ailleurs, avant la prise de la mesure radicale consistant dans le transfert des actions au Fonds, la banque avait été placée sous surveillance étroite, sans que cela n’amène ses dirigeants à appliquer les mesures préconisées dans les différents rapports d’audit (paragraphe 32 de l’arrêt). On peut relever au passage que certains des dirigeants de la banque furent par la suite condamnés pénalement pour faux en écritures comptables.
11. Dans ce contexte, on ne saurait sérieusement soutenir que les mesures les plus drastiques eussent pu constituer une surprise pour les dirigeants ou les actionnaires de la banque, d’autant que pendant la période de dégradation de la situation, au cours de laquelle non seulement il n’a pas été pris de mesures de redressement mais encore il y a eu des opérations de camouflage de la situation réelle, l’article 65 § 1, troisième alinéa, de la loi no 3182 permettant un transfert au Fonds des actions de la banque était en vigueur.
12. Pour toutes ces raisons, nous considérons que ni la teneur de l’article 14 de la loi no 4389 telle que modifiée par la loi no 4491 du 17 décembre 1999, et plus particulièrement du paragraphe 5 de cet article (critiqué par la chambre dans son constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention), ni son application à Yaşarbank deux jours après son entrée en vigueur n’étaient imprévisibles.