QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE CARVALHO PINTO DE SOUSA MORAIS c. PORTUGAL
(Requête no 17484/15)
ARRÊT
Cette version a été rectifiée le 3 octobre 2017
conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.
STRASBOURG
25 juillet 2017
DÉFINITIF
25/10/2017
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Ganna Yudkivska, présidente,
Vincent A. De Gaetano,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 juin 2017,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 17484/15) dirigée contre la République portugaise et dont une ressortissante de cet État, Mme Maria Ivone Carvalho Pinto de Sousa Morais (« la requérante »), a saisi la Cour le 1er avril 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Me V. Parente Ribeiro, avocat exerçant à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M. F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe,
3. La requérante alléguait que la décision de la Cour administrative suprême de réduire les dommages et intérêts qui lui avaient initialement été accordés pour préjudice moral s’analysait en une discrimination fondée sur le sexe et l’âge contraire à l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.
4. Le 16 juin 2016, les griefs formulés par la requérante sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus, conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante est née en 1945 ; elle réside à Bobadela.
A. La genèse de l’affaire
6. En décembre 1993, la requérante fut hospitalisée dans le service de gynécologie de la maternité Alfredo da Costa (rebaptisée depuis Centre hospitalier de Lisbonne centre – Centro Hospitalar de Lisboa Central, le « CHLC »).
7. Le 9 décembre 1993, on lui diagnostiqua une pathologie gynécologique, appelée bartholinite, sur le côté gauche du vagin (bartholinite à esquerda). Elle entama un traitement, qui consistait notamment en des drainages (drenagens). Chaque drainage provoquait un gonflement de la glande de Bartholin, lequel s’accompagnait de douleurs intenses et rendait nécessaires la réalisation d’un nouveau drainage et la prise d’antalgiques.
8. Début 1995, lors d’une consultation, on lui proposa une intervention chirurgicale pour traiter cette pathologie.
9. Le 21 mai 1995, elle fut admise au CHLC pour une opération consistant en l’ablation chirurgicale de la glande de Bartholin du côté gauche. Le 22 mai 1995, elle subit une exérèse des deux glandes, situées de part et d’autre du vagin.
10. À une date inconnue, postérieure à sa sortie de l’hôpital, elle commença à ressentir des douleurs intenses et une perte de sensibilité au niveau du vagin. Elle souffrait également d’incontinence urinaire, éprouvait des difficultés à s’asseoir et à marcher, et ne pouvait plus avoir de relations sexuelles.
11. À une date inconnue, elle apprit à l’occasion d’un examen dans une clinique privée que le nerf pudendal gauche (nervo pudenda do lado esquerdo) avait été endommagé au cours de l’opération.
B. La procédure interne dirigée contre l’hôpital
12. Le 26 avril 2000, la requérante introduisit devant le tribunal administratif de Lisbonne (Tribunal Administrativo do Círculo de Lisboa) une procédure civile contre le CHLC. Invoquant la loi sur la responsabilité de l’État (ação de responsabilidade civil extracontratual por facto ilícito), elle réclamait à titre de dommages et intérêts la somme de 70 579 779 escudos (PTE) — soit 325 050,02 euros (EUR) —, dont 50 millions de PTE (249 399 EUR) en réparation du préjudice moral qu’elle estimait avoir subi du fait du handicap physique causé par l’opération.
13. Le 4 octobre 2013, le tribunal administratif de Lisbonne statua en partie en faveur de la requérante, établissant, entre autres, les faits suivants :
i) la requérante présentait depuis 1995 une déficience physique causée par l’incision du nerf pudendal gauche, correspondant à un taux d’invalidité permanente totale de 73 % ;
ii) après sa sortie de l’hôpital, elle s’était plainte de douleurs et d’une insensibilité au niveau de la partie du corps qui avait fait l’objet de l’intervention et qui avait gonflé ;
iii) le nerf pudendal gauche avait été endommagé au cours de l’opération, ce qui avait causé à l’intéressée des douleurs, une perte de sensibilité et un gonflement au niveau du vagin ;
iv) la requérante souffrait d’une perte de sensibilité vaginale causée par l’incision partielle du nerf pudendal gauche.
14. Sur le fond, le tribunal administratif de Lisbonne conclut qu’en violation des règles de l’art le chirurgien avait agi de manière négligente, méconnaissant son devoir objectif de vigilance, et qu’il avait par conséquent commis une faute. Il établit en outre l’existence d’un lien de causalité entre les actes du chirurgien et la lésion causée au nerf pudendal gauche de la requérante, laquelle avait provoqué chez celle-ci des douleurs et une perte de sensibilité vaginale ainsi qu’une incontinence urinaire. Il releva qu’en raison de ces troubles la requérante éprouvait des difficultés à marcher, à s’asseoir et à avoir des relations sexuelles et qu’en conséquence, elle se sentait diminuée en tant que femme, souffrait de dépression, avait des pensées suicidaires et évitait les contacts avec sa famille et ses amis. Pour ces motifs, il considéra qu’il y avait lieu d’octroyer à l’intéressée 80 000 EUR en réparation du préjudice moral qu’elle avait subi. Il lui accorda également 92 000 EUR pour dommage matériel, dont 16 000 EUR au titre des frais engagés pour les services de l’employée de maison qu’elle avait dû embaucher pour se faire aider dans l’accomplissement des tâches ménagères.
15. À une date inconnue, le CHLC saisit la Cour administrative suprême (Supremo Tribunal Administrativo) pour contester la décision du tribunal administratif de Lisbonne. La requérante introduisit un appel incident (recurso subordinado). Elle plaida qu’elle aurait dû percevoir 249 399 EUR à titre de dommages et intérêts et que le recours formé par le CHLC devait être déclaré irrecevable. Le parquet général près la Cour administrative suprême (Procuradora Geral Adjunta junto do Supremo Tribunal Administrativo) soumit une opinion dans laquelle il se disait favorable au rejet du recours du CHLC aux motifs qu’une violation des règles de l’art avait été établie, que l’obligation d’indemnisation avait de ce fait été confirmée et que la juridiction de première instance avait évalué le montant des dommages et intérêts de manière équitable et appropriée.
16. Le 9 octobre 2014, la Cour administrative suprême confirma sur le fond la décision rendue en première instance, mais elle ramena entre autres de 16 000 EUR à 6 000 EUR le montant qui avait été accordé à la requérante au titre des frais engagés pour les services d’une employée de maison, et de 80 000 EUR à 50 000 EUR le montant qui lui avait été alloué pour préjudice moral. L’arrêt rendu par la Cour administrative suprême était ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« (...) en ce qui concerne l’indemnité liée aux frais engagés pour l’employée de maison (...) [la demanderesse] n’a pas pu apporter la preuve des sommes versées à ce titre. Par ailleurs (...) nous jugeons manifestement excessive la somme de 16 000 EUR octroyée à cet égard.
En effet, 1) il n’a pas été établi que la demanderesse n’était plus en mesure de s’occuper des tâches ménagères ; 2) l’activité professionnelle hors du domicile est une chose, les tâches ménagères en sont une autre ; et 3) compte tenu de l’âge de ses enfants, elle [la demanderesse] n’avait probablement à s’occuper que de son époux, ce qui nous amène à conclure qu’elle n’avait pas besoin d’engager une employée de maison à temps plein (...).
Enfin, en ce qui concerne le préjudice moral, il est important de fixer une réparation qui tienne compte des douleurs ressenties par la demanderesse, de sa perte de sensibilité vaginale, du gonflement constaté au niveau du vagin et de ses difficultés à s’asseoir et à marcher, qui lui causent des souffrances psychologiques, l’empêchent de vivre normalement, l’obligent à utiliser quotidiennement des serviettes hygiéniques pour dissimuler son incontinence urinaire et fécale, limitent son activité sexuelle, et lui donnent le sentiment d’être diminuée en tant que femme. De surcroît, il n’existe aucun traitement pour cette pathologie. Cette situation a plongé la demanderesse dans un état dépressif sévère, qui se manifeste par de l’anxiété et divers symptômes somatiques, dont des troubles du sommeil, un profond sentiment de dégoût et une grande frustration quant à son état, et qui la rend très malheureuse, l’empêche de nouer des liens avec d’autres personnes, l’a conduite à renoncer à voir sa famille et ses amis et à aller à la plage et au théâtre, et lui donne des idées suicidaires.
Il convient de noter, toutefois, que la demanderesse souffre de troubles gynécologiques depuis longtemps (depuis 1993 au moins), qu’elle avait déjà suivi plusieurs traitements sans résultats satisfaisants, et que l’intervention chirurgicale était motivée par l’absence de résultats et le fait qu’on ne parvenait pas à la soigner. Elle avait déjà éprouvé des douleurs insupportables et présenté des symptômes de dépression avant [son opération]. Ses problèmes ne sont donc pas nouveaux : l’intervention chirurgicale a uniquement eu pour effet d’aggraver une situation déjà difficile, ce dont il faut tenir compte aux fins de l’évaluation des dommages et intérêts.
En outre, il ne faut pas oublier que, à la date de l’opération, la demanderesse était mère de deux enfants et déjà âgée de 50 ans et que, à cet âge-là, le sexe ne revêt plus autant d’importance que lorsqu’on est jeune, l’intérêt pour la chose diminuant avec l’âge.
En conséquence, au regard de l’ensemble des éléments qui précèdent, nous estimons que les dommages et intérêts accordés en première instance dépassent ce qui peut être considéré comme raisonnable et que la demanderesse doit se voir accorder 50 000 EUR à titre d’indemnisation [pour dommage moral]. »
17. Le 29 octobre 2014, le parquet général près la Cour administrative suprême saisit la Cour administrative suprême en vue de faire annuler (nulidade do acórdão), en sa partie relative au montant de l’indemnité allouée pour préjudice moral, le jugement rendu le 9 octobre 2014. Il estimait contradictoires le raisonnement suivi dans l’arrêt et la décision relative au montant de l’indemnisation. Il considérait de surcroît qu’aux fins du calcul de l’indemnité, la Cour administrative suprême n’aurait pas dû tenir compte des symptômes antérieurs à l’intervention médicale et faire comme s’il était uniquement question d’une aggravation de ces symptômes. La requête était ainsi libellée en ses parties pertinentes :
« (...)
III – En l’espèce, nous avons affaire à une intervention chirurgicale dont le seul but était l’ablation des glandes de Bartholin.
(...)
Au cours de cette intervention, le nerf pudendal gauche de la demanderesse fut partiellement endommagé.
Le nerf pudendal (...) n’était pas l’organe qui devait faire l’objet de l’intervention chirurgicale.
À la suite de l’ablation des glandes, la demanderesse a subi un préjudice qui a été considéré comme établi et qui résultait précisément de la lésion en question.
IV – Au vu du fondement factuel du jugement et eu égard au fait que, « en l’absence d’événement fortuit et inattendu, la demanderesse aurait guéri et pu reprendre une vie normale », la Cour administrative suprême, aux fins du calcul du montant devant être accordé à la demanderesse pour préjudice moral, n’aurait pas dû tenir compte des douleurs et symptômes dépressifs antérieurs à l’opération et conclure à une simple dégradation de l’état de santé de l’intéressée.
En effet, il ressort de l’arrêt que ces symptômes auraient disparu une fois les glandes de Bartholin retirées et que l’intervention chirurgicale aurait permis une guérison.
V – Le raisonnement de la Cour administrative suprême conduit donc logiquement à une décision différente.
Il convient en effet de fixer la somme accordée pour préjudice moral en tenant compte du fait que la demanderesse aurait guéri si le nerf pudendal n’avait pas été endommagé. »
18. Le 4 novembre 2014, plaidant que l’arrêt du 9 octobre 2014 devait être annulé en sa partie relative au montant qui lui avait été accordé pour dommage moral, la requérante saisit la Cour administrative suprême en vue de se joindre au recours formé par le parquet général le 29 octobre 2014.
19. Le 29 janvier 2015, la Cour administrative suprême rejeta les recours du parquet général et de la requérante et confirma l’arrêt qu’elle avait rendu le 9 octobre 2014. Elle estima que le lien de causalité entre la lésion provoquée au nerf pudendal de la requérante et le dommage allégué était certes établi, mais que cette lésion n’était pas la seule cause du dommage subi par l’intéressée. Les juges de la Cour administrative suprême considérèrent en effet que les problèmes de santé antérieurs à l’opération qu’avait subie la requérante, et plus particulièrement les symptômes gynécologiques et psychologiques qu’elle avait présentés, ne pouvaient être ignorés et qu’ils avaient été aggravés par l’intervention.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution de la République portugaise
20. Les dispositions pertinentes de la Constitution sont ainsi libellées :
Article 13 – Principe de l’égalité
« 1. Tous les citoyens ont la même dignité sociale et sont égaux devant la loi.
2. Nul ne peut être privilégié, avantagé, lésé, privé d’un droit ou dispensé d’un devoir pour des motifs fondés sur l’ascendance, le sexe, la race, la langue, le territoire d’origine, la religion, les convictions politiques ou idéologiques, l’instruction, la situation économique, la condition sociale ou l’orientation sexuelle. »
Article 16 – Portée et interprétation des droits fondamentaux
« 1. Les droits fondamentaux consacrés par la Constitution n’excluent aucun autre droit garanti par les lois et règles de droit international applicables.
2. Les normes constitutionnelles se rapportant aux droits fondamentaux doivent être interprétées et appliquées conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme. »
Article 18 – Force juridique
« 1. Les normes constitutionnelles relatives aux droits, aux libertés et aux garanties sont directement applicables et s’imposent aux organismes publics et privés.
2. La loi ne peut restreindre les droits, les libertés et les garanties que dans certains cas expressément prévus par la Constitution. Les restrictions devront se limiter à ce qui est nécessaire à la sauvegarde d’autres droits ou intérêts protégés par la Constitution.
3. Les lois qui restreignent les droits, les libertés et les garanties doivent revêtir un caractère général et abstrait. Elles ne peuvent avoir d’effet rétroactif, ni restreindre l’étendue ou la portée du contenu essentiel des préceptes constitutionnels. »
Article 25 – Droit à l’intégrité de la personne
« 1. L’intégrité morale et physique des personnes est inviolable.
2. Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »
B. Le code civil portugais
21. Les dispositions pertinentes du code sont ainsi libellées :
Article 70 – Protection de la personnalité
« 1. La loi protège les individus contre toute atteinte ou menace d’atteinte à leur intégrité physique ou morale.
2. Indépendamment de toute responsabilité civile potentielle, une personne menacée ou victime d’une atteinte à son intégrité physique ou morale peut solliciter des mesures adaptées aux circonstances de la cause afin d’éviter la concrétisation de la menace pesant sur elle, ou d’atténuer les effets d’une atteinte déjà commise. »
Article 483
« 1. Quiconque, intentionnellement ou par négligence (mera culpa), viole illégalement les droits d’autrui ou une disposition légale visant à protéger les intérêts d’autrui est tenu d’indemniser la partie lésée pour le préjudice causé par cette violation. »
Article 487
« 1. Il incombe à la partie ayant subi le préjudice de prouver la responsabilité pour faute [culpa], à moins que celle-ci ne fasse l’objet d’une présomption légale.
2. En l’absence de tout autre critère juridique, la faute s’apprécie par référence à la diligence que l’on peut attendre d’un bon père de famille, au vu des circonstances de la cause. »
C. Le décret-loi no 48051 du 21 novembre 1967
22. Le décret-loi no 48051, qui était en vigueur à l’époque où la requérante engagea la procédure, régissait la responsabilité civile non contractuelle de l’État. Ses dispositions pertinentes en l’espèce se lisaient ainsi :
Article 2 § 1
« L’État et les autres personnes collectives publiques sont civilement responsables envers les tiers des atteintes aux droits de ceux-ci ou aux dispositions légales destinées à protéger leurs intérêts qui résultent d’actes illicites fautivement (culpa) commis par leurs organes ou agents administratifs dans l’exercice de leurs fonctions ou en lien avec pareil exercice. »
Article 4
« 1. La faute (culpa) des membres d’un organe public ou des agents administratifs concernés s’apprécie sur le fondement de l’article 487 du code civil. »
Article 6
« Aux fins du présent décret-loi, sont réputés illicites les actes juridiques qui enfreignent les lois et règlements ou les principes généraux pertinents ainsi que les actes matériels qui enfreignent lesdits textes et principes, les règles techniques ou les principes relatifs à la prudence requise qui doivent être observés.
D’après la jurisprudence relative à la responsabilité civile extracontractuelle de l’État, celui-ci n’est tenu à réparation que lorsqu’un acte illicite a été fautivement commis et qu’il existe un lien de causalité entre l’acte et le dommage allégué. »
D. La jurisprudence
23. Dans un arrêt rendu le 4 mars 2008, la Cour suprême de justice examina des allégations de faute médicale et dut déterminer si la somme accordée au demandeur à titre de préjudice moral était excessive. Le demandeur soutenait qu’une prostatectomie radicale (prostatectomia radical) au cours de laquelle il avait subi une ablation de la prostate l’avait rendu impuissant et incontinent. La Cour suprême de justice conclut qu’il y avait eu une erreur médicale et accorda au demandeur 224 459,05 EUR au titre du préjudice moral subi. Elle justifia ainsi sa décision concernant le montant de l’indemnité accordée :
« Il est incontestable que le défendeur a causé un préjudice moral au demandeur. Ses actes ont eu pour conséquence funeste et irréversible une prostatectomie totale, à la suite de laquelle le demandeur est devenu impuissant et incontinent. L’intervention médicale n’était même pas nécessaire, étant donné que le demandeur souffrait uniquement d’une inflammation de la prostate.
(...)
Il apparaît clairement qu’à cause des actes du défendeur, le demandeur, qui à l’époque avait presque 59 ans, a subi un changement radical dans sa vie sociale, familiale et personnelle du fait de son impuissance et de son incontinence et du fait qu’il ne pourra plus jamais vivre comme avant. Il mène désormais une vie douloureuse sur les plans physique et psychologique, et il a donc subi un préjudice irréversible.
Il n’est pas déraisonnable d’affirmer que son état a fortement entamé son estime de soi. »
24. Le 26 juin 2014, la Cour suprême de justice examina une autre affaire concernant une faute médicale alléguée et ses conséquences. Dans cette affaire, on avait diagnostiqué à tort un cancer chez le demandeur, qui avait en conséquence subi une prostatectomie. La Cour suprême de justice jugea que l’indemnité qui avait été accordée au demandeur par la cour d’appel de Lisbonne pour préjudice moral (100 000 EUR) n’était pas excessive étant donné que l’intéressé, qui était alors âgé de 55 ans, avait subi pendant deux mois un grave traumatisme psychique causé par le diagnostic de cancer posé à tort par le défendeur, que cette erreur de diagnostic lui avait également causé des souffrances physiques importantes, et que la prostatectomie qu’il avait subie avait eu des conséquences irrémédiables sur sa vie sexuelle.
III. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
A. La Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes
25. Les articles pertinents en l’espèce de la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, adoptée en 1979 et ratifiée par le Portugal le 30 juillet 1980, sont ainsi libellés :
Article premier
« Aux fins de la présente Convention, l’expression « discrimination à l’égard des femmes » vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine. »
Article 2
« Les États parties condamnent la discrimination à l’égard des femmes sous toutes ses formes, conviennent de poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer la discrimination à l’égard des femmes et, à cette fin, s’engagent à :
a) Inscrire dans leur constitution nationale ou toute autre disposition législative appropriée le principe de l’égalité des hommes et des femmes, si ce n’est déjà fait, et à assurer par voie de législation ou par d’autres moyens appropriés, l’application effective dudit principe ;
b) Adopter des mesures législatives et d’autres mesures appropriées assorties, y compris des sanctions en cas de besoin, interdisant toute discrimination à l’égard des femmes ;
c) Instaurer une protection juridictionnelle des droits des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes et garantir, par le truchement des tribunaux nationaux compétents et d’autres institutions publiques, la protection effective des femmes contre tout acte discriminatoire ;
d) S’abstenir de tout acte ou pratique discriminatoire à l’égard des femmes et faire en sorte que les autorités publiques et les institutions publiques se conforment à cette obligation (...). »
Article 5
« Les États parties prennent toutes les mesures appropriées pour :
a) Modifier les schémas et modèles de comportement socioculturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes. »
26. Dans ses Observations finales concernant les huitième et neuvième rapports périodiques du Portugal présentés en un seul document, adoptées à ses 1337e et 1338e séances le 28 octobre 2015 (CEDAW/C/PRT/CO/8-9), le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes déclara notamment ce qui suit :
« (...)
Stéréotypes
20. Le Comité se félicite des efforts déployés par l’État partie pour lutter contre les stéréotypes sexistes grâce à l’éducation dans les écoles, à des supports promotionnels et à une législation interdisant la discrimination à l’égard des femmes et la discrimination sexiste dans les médias. Il note avec préoccupation toutefois que les stéréotypes sexistes persistent dans tous les domaines de la vie, ainsi que dans les médias, et que l’État partie ne dispose pas d’une stratégie globale pour faire face aux stéréotypes discriminatoires.
21. Le Comité recommande à l’État partie de redoubler d’efforts pour remédier aux comportements stéréotypés à l’égard des rôles et des responsabilités des femmes et des hommes au sein de la famille et dans la société en adoptant une stratégie globale à ce sujet et en continuant à appliquer des mesures visant à éliminer les stéréotypes sexistes discriminatoires, à informer le public et à instaurer, dès que possible, un mécanisme qui règlemente le recours à des stéréotypes sexistes discriminatoires dans les médias. »
B. La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul)
27. Le 5 mai 2011, le Conseil de l’Europe adopta la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, qui fut ratifiée par le Portugal le 5 février 2013 et entra en vigueur le 1er août 2014. En ses parties pertinentes en l’espèce, cette Convention énonce :
Article 1 – Buts de la Convention
1. La présente Convention a pour buts :
(...)
b) de contribuer à éliminer toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes et de promouvoir l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, y compris par l’autonomisation des femmes. »
Article 12 – Obligations générales
« 1. Les Parties prennent les mesures nécessaires pour promouvoir les changements dans les modes de comportement socioculturels des femmes et des hommes en vue d’éradiquer les préjugés, les coutumes, les traditions et toute autre pratique fondés sur l’idée de l’infériorité des femmes ou sur un rôle stéréotypé des femmes et des hommes. »
C. Le Rapport de la Rapporteuse spéciale du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur l’indépendance des juges et des avocats
28. Les parties pertinentes du rapport sur l’indépendance des juges et des avocats préparé par Gabriela Knaul, Rapporteuse spéciale du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, à la suite de sa visite au Portugal du 27 janvier au 3 février 2015 (Conseil des droits de l’homme des Nations unies, document A/HRC/29/26/add4 en date du 29 juin 2015), se lisent ainsi :
« 72. La Rapporteuse spéciale note qu’une formation et une sensibilisation appropriées des juges et procureurs sont essentielles à un meilleur traitement par les acteurs judiciaires de toutes les victimes d’infractions. Pareilles mesures sont particulièrement nécessaires en ce qu’elles contribuent à éviter de reproduire des préjugés dans des décisions de justice ou d’adopter des mesures contradictoires – en matière de détention par exemple – qui pourraient donner à des agresseurs connus la possibilité d’approcher plus facilement leurs victimes. La Rapporteuse spéciale se félicite des efforts déployés par le Centre d’études judiciaires pour dispenser des formations dans lesquelles les droits de l’homme et les groupes vulnérables occupent une place importante. »
IV. LE RAPPORT DE l’OBSERVATOIRE PERMANENT DE LA JUSTICE PORTUGAISE
29. En novembre 2016, l’Observatoire permanent de la justice portugaise (Observatório permanente da justiça portuguesa), à la demande de la Commission pour la citoyenneté et l’égalité entre les hommes et les femmes (Comissão para a Cidadania e Igualdade de Género), publia un rapport sur le traitement par les autorités judiciaires des affaires de violences domestiques[1]. Il y expliquait que la façon dont les magistrats traitaient ces affaires variait souvent en fonction de la situation économique et du milieu culturel et social de l’accusé. Il s’y inquiétait par ailleurs du sexisme juridique et institutionnel ambiant. À titre d’exemple, il faisait référence à une affaire dans laquelle un homme qui avait agressé physiquement son épouse avait bénéficié de circonstances atténuantes au motif que celle-ci avait eu des relations sexuelles avec d’autres hommes (pp. 231 et 232 du rapport).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8
30. La requérante voit dans la décision rendue par la Cour administrative suprême à son égard une discrimination fondée sur le sexe et l’âge. Elle critique en particulier les motifs avancés par la Cour administrative suprême pour justifier la réduction de l’indemnité qui lui avait été accordée pour préjudice moral et lui reproche d’avoir méconnu l’importance qu’une vie sexuelle pouvait revêtir pour elle en tant que femme. Elle invoque les articles 8 et 14 de la Convention, qui se lisent ainsi :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Sur la recevabilité
1. Applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8
a) Thèses des parties
31. Le Gouvernement plaide que la notion de vie privée est très large et qu’elle ne se prête pas à une définition exhaustive. Il considère que l’intégrité physique et morale de la personne relève de la notion de « vie privée » et qu’elle est protégée par l’article 8 de la Convention. À cet égard, il indique que, dans son arrêt, la Cour administrative suprême a notamment cherché à accorder à la requérante une indemnité adéquate au regard du préjudice causé par l’intervention chirurgicale, celle-ci ayant porté atteinte à l’intégrité physique et psychologique de l’intéressée et eu des répercussions sur sa santé et son bien-être. Il ajoute que la requérante se plaint d’avoir subi une discrimination fondée sur le sexe et l’âge, deux éléments qu’il estime contribuer à forger la personnalité d’un individu et donc participer de la notion de vie privée. Il en conclut que les circonstances de l’espèce relèvent de l’article 8.
32. La requérante ne formule aucune observation sur l’applicabilité de l’article 8 aux faits de la présente espèce.
b) Appréciation de la Cour
33. La Cour doit avant tout déterminer si les faits de la cause relèvent de l’article 8 et donc de l’article 14 de la Convention (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 129, CEDH 2012 (extraits)).
34. Elle rappelle que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Son application ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention et, dans cette mesure, il possède une portée autonome. Une mesure conforme en elle-même aux exigences de l’article consacrant le droit ou la liberté en question peut cependant enfreindre cet article, combiné avec l’article 14, pour le motif qu’elle revêt un caractère discriminatoire. Pour que l’article 14 trouve à s’appliquer, il suffit donc que les faits du litige tombent « sous l’empire » de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d’autres, Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 53, 24 janvier 2017, et Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 47, CEDH 2013 (extraits)).
35. À cet égard, la Cour rappelle avoir dit à maintes reprises que la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. Elle recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et, dans une certaine mesure, le droit, pour l’individu, de nouer et développer des relations avec ses semblables. Elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 159, 24 janvier 2017). La notion de vie privée comprend également le droit au « développement personnel » ou le droit à l’autodétermination (ibidem), ainsi que des éléments comme l’identification, l’orientation et la vie sexuelles, qui relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article (E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 43, 22 janvier 2008).
36. En l’espèce, la procédure interne visait à établir les responsabilités pour erreur médicale et à fixer une indemnité appropriée en réparation des conséquences physiques et psychologiques de l’opération. Les faits de l’espèce relèvent donc de l’article 8 de la Convention. Il s’ensuit que l’article 14, combiné avec l’article 8, est applicable.
2. Conclusion
37. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle estime qu’il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
38. La requérante soutient que les diverses affections dont elle souffre résultent de l’intervention médicale subie par elle en mai 1995. Elle argue également que, contrairement à ce qu’aurait conclu la Cour administrative suprême, ces affections n’ont pas pour origine ses problèmes de santé antérieurs. Elle estime en fait que son incontinence urinaire et fécale, ses difficultés à avoir des rapports sexuels et sa dépression ont pour seule cause l’erreur médicale commise durant son opération.
39. En outre, la requérante indique que l’État portugais, par l’intermédiaire du parquet général près la Cour administrative suprême, a plaidé en faveur de l’annulation de l’arrêt rendu par la Cour administrative suprême et du maintien du montant de l’indemnité qui lui avait été initialement accordée pour préjudice moral.
40. Enfin, la requérante soutient que la Cour administrative suprême a manifestement opéré à son égard une discrimination fondée sur le sexe et l’âge. Elle estime qu’en faisant expressément référence au fait qu’elle avait cinquante ans, la Cour administrative suprême a sous-entendu que si elle avait été plus jeune et n’avait pas eu d’enfant elle aurait très certainement obtenu des dommages et intérêts plus élevés. Elle ajoute que cette juridiction a formulé une hypothèse dénuée de fondement scientifique. Elle considère qu’en méconnaissant son droit à une vie sexuelle la Cour administrative suprême a enfreint l’un des principes les plus élémentaires de la dignité humaine et violé les articles 8 et 14 de la Convention. En outre, selon la requérante, l’analyse de la jurisprudence portugaise précitée (paragraphes 23 et 24) amène à conclure à l’existence d’une différence de traitement flagrante entre les hommes et les femmes en ce qui concerne les indemnités qui leur sont accordées lorsque leur vie sexuelle est en jeu. Il semblerait ainsi que les hommes victimes de problèmes similaires à ceux étant résultés pour elle de l’intervention médicale en question aient obtenu à titre de dédommagement moral des sommes manifestement supérieures à celle perçue par elle.
41. Le Gouvernement plaide que la décision de la Cour administrative suprême de réduire le montant de l’indemnité accordée par la juridiction de première instance pour dommage moral n’était motivée ni par des préjugés ni par une intention d’opérer à l’égard de la requérante une quelconque discrimination fondée sur le sexe ou l’âge. Il soutient que cette décision s’explique au contraire par le fait que la Cour administrative suprême a considéré que l’intervention médicale n’était pas la seule cause des souffrances physiques et psychologiques dont la requérante s’était plainte. À cet égard, il indique que le montant alloué à la requérante par la Cour administrative suprême tenait compte du fait que les problèmes gynécologiques de la requérante étaient bien antérieurs à l’intervention médicale en question, que l’intéressée avait déjà été traitée sans succès à plusieurs reprises et qu’elle avait éprouvé des douleurs insupportables et présenté des symptômes de dépression avant l’opération. Il explique que la Cour administrative suprême a donc considéré que les griefs de la requérante n’étaient pas nouveaux et que l’intervention chirurgicale n’avait fait qu’aggraver une situation déjà difficile. Il ajoute que cette juridiction a également tenu compte de la forte dégradation du moral de la requérante et de son sentiment d’être « diminuée en tant que femme » du fait des lésions subies.
42. Le Gouvernement convient que la lecture hors contexte du passage litigieux de la décision rendue par la Cour administrative suprême peut laisser penser qu’elle nourrissait des préjugés et qu’elle a minimisé les souffrances de la requérante, en raison de son âge notamment. Il reconnaît en outre que la formulation était malheureuse. Il estime, toutefois, qu’il convient de lire le passage en question en considérant que la Cour administrative suprême a également pris en compte les facteurs susmentionnés.
43. Le Gouvernement ajoute que comparer des affaires portées devant les juridictions portugaises n’est pas chose aisée et que cela risque de conduire à des conclusions erronées, l’état clinique des demandeurs sollicitant réparation étant différent, tout comme les conséquences physiques et psychologiques des dommages subis. Selon le Gouvernement, plusieurs facteurs doivent être pris en compte dans le cadre de l’évaluation du montant d’une indemnisation pour préjudice moral, notamment : le risque pour la vie de l’intéressé ; le nombre d’interventions médicales subies ; le type de traitement appliqué (niveau de douleur) ; le caractère réversible ou non des lésions résultant d’une erreur médicale ; et le degré de perte d’autonomie et de dépendance dans le cadre de l’accomplissement des tâches essentielles de la vie quotidienne. À cet égard, la situation de la requérante ne pourrait être considérée comme étant identique à celle d’autres demandeurs (y compris à celle des demandeurs à l’égard desquels la Cour suprême de justice a rendu les décisions mentionnées aux paragraphes 23 et 24 ci-dessus). L’indemnité accordée à la requérante pour préjudice moral ne refléterait donc pas une différence de traitement injustifiable fondée sur le sexe et l’âge, et elle serait proportionnée au préjudice subi.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
44. Selon la jurisprudence établie de la Cour, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (voir, entre autres, Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, §§ 90 et 93, 24 mai 2016, et Sousa Goucha c. Portugal, no 70434/12, § 58, 22 mars 2016). La notion de discrimination au sens de l’article 14 englobe également les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement plus favorable (Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 64).
45. L’article 14 ne prohibe pas toute différence de traitement, mais uniquement certaines distinctions fondées sur une caractéristique identifiable, objective ou personnelle (« situation »), par laquelle des personnes ou groupes de personnes se distinguent les uns des autres. Cette disposition énumère des éléments précis constitutifs d’une « situation », tels que le sexe, la race ou la fortune. L’expression « toute autre situation » a généralement reçu une interprétation large ne se limitant pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, §§ 61 et 70, CEDH 2010, et Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, §§ 56-58, 13 juillet 2010). À cet égard, la Cour a reconnu que l’âge peut constituer une « autre situation » aux fins de l’article 14 de la Convention (voir, par exemple, Schwizgebel c. Suisse, no 25762/07, § 85, CEDH 2010 (extraits)), bien qu’elle n’ait, jusqu’à présent, jamais dit que la discrimination fondée sur l’âge devait être mise sur le même plan que les autres motifs de discrimination « suspects » (British Gurkha Welfare Society et autres c. Royaume-Uni, no 44818/11, § 88, 15 septembre 2016).
46. La Cour rappelle en outre que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe et que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement à cet égard (Konstantin Markin, précité, § 127, avec d’autres références ; voir également Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, § 67, série A no 263). En particulier, des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Par exemple, dans une affaire concernant le port par une femme de son nom de jeune fille une fois mariée, la Cour a considéré que l’importance accordée au principe de non-discrimination interdit aux États d’imposer des traditions qui trouvent leur origine dans l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire dans la famille (Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 63, CEDH 2004‑X (extraits)). La Cour considère également que le traitement stéréotypé de certains groupes pose problème en ce qu’il empêche d’évaluer leurs capacités et leurs besoins de manière individualisée (voir, mutatis mutandis, Alajos Kiss c. Hongrie, no 38832/06, § 42, 20 mai 2010, avec d’autres références).
47. Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà dit que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Khamtokhu et Aksenchik, § 65, et Biao, § 92, précités).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
48. En l’espèce, la Cour observe que la juridiction de première instance, fondant sa décision sur divers critères dont les souffrances physiques et mentales causées par l’erreur médicale, a accordé à la requérante 80 000 EUR pour préjudice moral. Cette juridiction considéra notamment que la lésion causée au nerf pudendal gauche de l’intéressée lors de l’opération avait eu pour conséquences des douleurs, une perte de sensation au niveau du vagin, une incontinence et des difficultés à marcher, à s’asseoir et à avoir des relations sexuelles (paragraphe 14 ci‑dessus).
49. La Cour administrative suprême, tout en confirmant les conclusions de la juridiction de première instance, réduisit ce montant à 50 000 EUR. Elle se fonda sur les mêmes éléments mais considéra la lésion qui avait été causée au nerf pudendal gauche de la requérante au cours de l’opération comme un facteur aggravant et non comme la seule cause des souffrances physiques et mentales de l’intéressée. Elle s’appuya également sur le fait que, « à la date de l’opération, la demanderesse était mère de deux enfants et déjà âgée de 50 ans et que, à cet âge-là, le sexe ne [revêtait] plus autant d’importance que lorsqu’on est jeune, l’intérêt pour la chose diminuant avec l’âge » (paragraphe 16 ci-dessus).
50. La Cour observe que la Cour administrative suprême a également réduit le montant de l’indemnité accordée à la requérante au titre des frais engagés pour les services d’une employée de maison, au motif qu’il était peu probable qu’elle ait eu besoin de ces services à temps plein (paragraphe 16 ci-dessus) au cours de la période considérée, étant donné que, compte tenu de l’âge de ses enfants, elle n’avait « probablement à s’occuper que de son époux ».
51. En l’espèce, il n’est pas du ressort de la Cour d’examiner les sommes effectivement allouées par la Cour administrative suprême à la requérante. À cet égard, la Cour rappelle qu’il revient en principe aux juridictions nationales d’apprécier les éléments rassemblés par elle, y compris la manière dont les faits pertinents ont été établis (Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 73, CEDH 2003‑VIII, et Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, § 33, série A no 235‑B). Les autorités nationales se trouvent donc en principe mieux placées que le juge international pour apprécier le caractère adéquat d’une indemnité accordée en réparation d’un préjudice subi par un particulier. En revanche, la Cour doit déterminer si le raisonnement suivi par la Cour administrative suprême a abouti à l’égard de la requérante à une différence de traitement fondée sur son sexe et son âge emportant violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.
52. La Cour reconnaît que, comme ce fut le cas en l’espèce, les juridictions internes peuvent être amenées à tenir compte de l’âge des demandeurs lorsqu’elles statuent sur le montant de l’indemnité devant leur être accordée pour préjudice moral dans le cadre d’actions en responsabilité. En l’espèce il ne s’agit pas de considérations d’âge ou de sexe en tant que telles mais plutôt de l’hypothèse selon laquelle la sexualité ne revêtirait pas autant d’importance pour une quinquagénaire mère de deux enfants que pour une femme plus jeune. Ce postulat reflète une vision traditionnelle de la sexualité féminine – essentiellement liée aux fonctions reproductrices de la femme – et méconnaît son importance physique et psychologique pour l’épanouissement de la femme en tant que personne. Non seulement il est, d’une certaine manière, moralisateur, mais encore il ne tient pas compte des autres aspects de la sexualité féminine dans le cas précis de la requérante. Autrement dit, en l’espèce, la Cour administrative suprême a formulé une hypothèse d’ordre général sans chercher à en vérifier la validité dans le cas particulier de la requérante, qui était âgée de cinquante ans lors de l’opération en cause (voir, mutatis mutandis, Schuler-Zgraggen, précité, § 67).
53. La Cour estime que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, les termes utilisés par la Cour administrative suprême pour motiver sa décision de réduire le montant de l’indemnité pour préjudice moral ne peuvent passer pour une formulation malheureuse. Certes, cette juridiction a également tenu pour acquis que les souffrances de la requérante n’étaient pas nouvelles. Néanmoins, l’âge et le sexe de la requérante semblent avoir été des facteurs décisifs dans sa décision finale et être à l’origine d’une différence de traitement (voir, mutatis mutandis, Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, § 35, CEDH 1999‑IX, Schuler-Zgraggen, précité, § 67, et, a contrario, Sousa Goucha, précité, §§ 64-65). Cette conception transparaît également dans la décision de la Cour administrative suprême[2] de réduire le montant de l’indemnité accordée à la requérante au titre des frais engagés pour les services d’une employée de maison au motif que l’intéressée n’avait « probablement à s’occuper que de son époux » compte tenu de l’âge de ses enfants à la période considérée (paragraphe 16 ci-dessus).
54. La Cour estime que ces considérations sont le reflet des préjugés qui subsistent chez les magistrats portugais et qui ont été pointés du doigt dans le rapport du 29 juin 2015 établi par la Rapporteuse spéciale du Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur l’indépendance des juges et des avocats (paragraphe 28 ci-dessus), et dans les conclusions finales formulées par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes en ce qui concerne la nécessité pour l’État partie de remédier aux comportements stéréotypés à l’égard des rôles et des responsabilités des femmes et des hommes (paragraphe 26 ci-dessus). Les considérations en question confirment également les observations et préoccupations exprimées par l’Observatoire permanent de la justice portugaise dans son rapport de novembre 2006 sur les violences domestiques à propos du sexisme ambiant au sein des institutions judiciaires (paragraphe 29 ci‑dessus).
55. Compte tenu de ce contexte factuel bien établi, la Cour ne peut que relever le contraste entre la position adoptée à l’égard de la requérante et celle retenue dans deux décisions rendues en 2008 et en 2014 concernant des actions formées par deux hommes, l’un âgé de cinquante-cinq ans et l’autre de cinquante-neuf ans, qui se disaient victimes de fautes médicales. Dans ces deux affaires, la Cour suprême de justice a conclu que le fait pour ces hommes de ne plus pouvoir avoir de relations sexuelles normales les avait atteints dans leur estime de soi et leur avait causé « un choc terrible » et un « grave traumatisme mental » (paragraphes 23 et 24 ci‑dessus). Eu égard à ces conclusions, elle a accordé aux demandeurs 224 459 EUR et 100 000 EUR respectivement. Il ressort de ces deux affaires que les juridictions internes ont pris en considération l’impossibilité pour ces hommes d’avoir de nouveau des relations sexuelles et la souffrance que cela avait engendré chez eux, sans tenir compte de leur âge. Contrairement à la démarche adoptée par la Cour administrative suprême dans le cas de la requérante, la Cour suprême de justice n’a tenu compte ni du point de savoir si les demandeurs avaient ou non des enfants ni d’aucun autre facteur. Dans sa décision du 4 mars 2008, notamment, elle a conclu que le seul fait que la procédure médicale en question avait rendu le requérant impuissant et incontinent suffisait à considérer qu’il avait subi un dommage moral.
56. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
57. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
58. La requérante sollicite 174 459,05 euros (EUR) pour préjudice moral. Elle ne formule aucune demande pour préjudice matériel.
59. Le Gouvernement estime que les prétentions de la requérante sont excessives.
60. La Cour considère que la violation constatée a dû être source de détresse et de frustration pour la requérante. Statuant en équité, elle alloue à celle-ci 3 250 EUR pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
61. La requérante demande également 2 460 EUR pour les frais et dépens engagés par elle devant la Cour.
62. Le Gouvernement, se référant à l’affaire Antunes et Pires c. Portugal (no 7623/04, § 43, 21 juin 2007), s’en remet à la sagesse de la Cour.
63. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, eu égard aux documents dont elle dispose et aux critères qu’elle vient de rappeler, la Cour estime raisonnable d’octroyer à la requérante l’intégralité de la somme demandée.
C. Intérêts moratoires
64. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à la majorité, la requête recevable ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ;
3. Dit, par cinq voix contre deux,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois suivant la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i) 3 250 EUR (trois mille deux cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 2 460 EUR (deux mille quatre cent soixante euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 25 juillet 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Andrea TamiettiGanna Yudkivska
Greffier adjointPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante de la juge Yudkivska ;
– opinion concordante de la juge Motoc ;
– opinion dissidente commune des juges Ravarani et Bošnjak.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE YUDKIVSKA
« (...) L’absence des droits de la femme n’est pas dans la privation du droit de vote ou du droit de magistrature, mais dans ce que, en ses relations sexuelles, elle n’est pas l’égale de l’homme (...) On excite la femme, on lui donne toute espèce de droits égaux à ceux de l’homme, mais on continue à l’envisager comme un objet de volupté, et on l’élève ainsi depuis son enfance et dans l’opinion publique (...) »
Léon Tolstoï, « La sonate à Kreutzer » (Traduction d’Isaac Pavlovsky et J.H. Rosny Aîné, 1890).
« La femme n’a-t-elle pas les mêmes besoins que l’homme, sans avoir le même droit de les témoigner ? »
Jean-Jacques Rousseau, « Émile ou de l’éducation »
Lorsqu’Anton Tchekhov lut La sonate à Kreutzer de Tolstoï, il fut étonné, étant médecin de formation, de constater à quel point le « Titan » de la littérature russe connaissait mal la sexualité féminine. Selon Tchekhov, les idées de Tolstoï sur la question, « [étaient] non seulement discutables, mais trahiss[ai]ent clairement l’ignorance de celui qui n’a même pas pris la peine de lire deux ou trois ouvrages de spécialistes »[3].
Lorsque pareille ignorance transparaît non plus chez un écrivain mais chez un juge, les conséquences sont bien plus inquiétantes.
Tolstoï n’a fait ni plus ni moins que reproduire les stéréotypes véhiculés depuis des siècles dans les sociétés patriarcales sur ce qu’est une femme et sur le rôle qu’elle doit occuper. Jamais ces stéréotypes ne devraient émaner d’un tribunal.
Pendant des siècles, les femmes ont été cantonnées à leur rôle de mère : faire des enfants et les élever. « Kinder, Küche, Kirche », (« Enfants, Cuisine, Église ») étaient les seuls domaines d’activité réservés aux femmes. La femme n’était pas respectée en tant qu’être humain. Ses désirs étaient ignorés. Comme l’a brillamment expliqué l’écrivaine et psychologue de renom Louise J. Kaplan, « pour une femme (...) explorer et exprimer sa sexualité, ses ambitions, ses capacités émotionnelles et intellectuelles, ses obligations sociales et ses tendres vertus dans toute leur plénitude impliquerait Dieu sait quels risques et quels bouleversements des conditions sociales qui la rabaissent et la contraignent (...) »[4]. Elle était juste une machine à procréer (dans certains vieux dictionnaires, d’aucuns affirment qu’en français le mot « femme » dérive du latin « fœtare », parce que sa vocation est d’engendrer et qu’en anglais le terme « woman » dérive de « man with a womb » (homme avec un utérus)).
On serait tenté de croire que ces stéréotypes sociaux, ces idées et ces pratiques tenaces d’un autre âge ne sont plus qu’un « lointain souvenir », au moins en Europe.
Malheureusement, il n’en est rien. Même dans l’Europe du 21e siècle, ces préjugés peuvent resurgir dans toute leur laideur.
Dans le cas d’espèce, il apparait clairement que ces préjugés sexistes d’une autre époque ont influencé une décision judiciaire, et cela constitue en soi une violation des droits de la requérante découlant de la Convention.
En lisant la décision rendue par la Cour administrative suprême, la requérante a découvert qu’elle se trouvait dans une situation familiale (deux enfants) et qu’elle avait atteint un âge où « le sexe ne revêt plus autant d’importance que lorsqu’on est jeune ». Ce passage est choquant pour un lecteur moderne. Qualifiée de simple « formulation malheureuse » par le Gouvernement, il s’agit en fait d’une intrusion humiliante et insolente dans la sphère la plus intime de la vie privée de la requérante. La Cour administrative suprême a réduit les sommes accordées à la requérante en réparation des dommages physiques qu’elle avait subis, au moins en partie, pour les motifs suivants : 1) l’intéressée avait déjà eu des enfants et le sexe revêtait donc une importance moindre pour elle ; et 2) elle n’était très probablement plus féconde et donc ici aussi le sexe revêtait une importance moindre.
Autrement dit, fidèle aux plus grandes traditions patriarcales, la Cour administrative suprême a lié sexualité féminine et procréation. C’est précisément sur ce point qu’apparaissait une discrimination fondée sur le sexe. Bien que la juridiction administrative suprême n’ait mentionné que l’âge de la requérante – ce qui a conduit mes estimés collègues dissidents à considérer qu’il s’agissait « apparemment d’une différence de traitement fondée sur l’âge » – c’est l’association spécifique du sexe féminin et de l’âge que la cour portugaise a pris en compte. Cet aspect transparaît clairement dans les décisions de 2008 et de 2014 mentionnées aux paragraphes 23 et 24 de l’arrêt, dans lesquelles, dans des affaires similaires, l’âge des demandeurs, des hommes, ne fut à aucun moment évoqué dans le raisonnement.
Pour mes estimés collègues dissidents, la majorité, dans son raisonnement, ne s’est pas livrée à un exercice comparatif « visant à établir l’existence de deux jurisprudences qui mettraient en lumière une différence de traitement fondée sur le sexe ». De mon point de vue, c’est un cas où des stéréotypes préjudiciables ont faussé l’appréciation judiciaire sur la notion de preuve, ce qui suffit largement à démontrer une violation de l’article 14.
Certes, la Cour administrative suprême a tenu compte de plusieurs autres facteurs, dont les problèmes de santé antérieurs de la requérante. Cela étant, il est impossible de déterminer le poids qu’elle a accordé à chacun de ces facteurs. La formulation employée par la Cour administrative suprême prouve que des stéréotypes liés au genre ont certainement pesé dans sa décision, étant donné que juste après le passage litigieux, elle explique avoir pris sa décision « au regard de l’ensemble des éléments qui précèdent ». Même si elles n’ont joué qu’un rôle mineur dans la décision, ces considérations n’en représentent pas moins une atteinte à la dignité humaine de la requérante et, partant, une négation de ses droits. Le fait est que ni des stéréotypes préjudiciables ni cette perception archaïque des rôles de l’homme et de la femme n’a aucune place dans une appréciation judiciaire rationnelle.
On peut considérer que l’arrêt de la majorité offre une approche assez novatrice en ce qui concerne les affaires de discrimination. Toutefois, un examen plus détaillé montre qu’il ne fait qu’aborder la réalité – plus l’égalité est consacrée dans la loi, plus la discrimination fondée sur le sexe devient subtile, précisément parce que les stéréotypes sur les rôles « traditionnels » de l’homme et de la femme sont si profondément ancrés dans nos sociétés. C’est exactement ce que Tolstoï explique dans le passage cité dans l’épigraphe de la présente opinion – la myriade d’instruments juridiques garantissant l’égalité pour les hommes et les femmes, ne sont tout simplement des paroles creuses à propos des droits et libertés qu’ils sont censés défendre, tant que la femme ne sera assimilée qu’à une fonction. Si cette attitude n’est pas condamnée, la discrimination de fait ne disparaîtra jamais.
Les juges échouent dans leur rôle s’ils « facilitent la perpétuation des stéréotypes en ne les remettant pas en cause »[5]. La Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, Navi Pillay, l’a expliqué en ces termes : « (...) Des mesures concrètes sont nécessaires pour que les représentants de l’État, et tout particulièrement ceux qui travaillent au sein du système judiciaire, ne rendent pas des décisions fondées sur des stéréotypes néfastes et ne portent pas atteinte aux droits des femmes et des filles. Ces personnes devraient plutôt identifier pareilles visions négatives et les combattre, afin de contribuer à instaurer un climat plus respectueux des droits fondamentaux des femmes et des filles et à favoriser l’émergence d’une culture de l’égalité. Si nous voulons vraiment parvenir à l’égalité entre les hommes et les femmes (...) nous devons consacrer plus d’énergie à la déconstruction des préjugés défavorables à l’égard des femmes et des hommes. Nous devons cesser de perpétuer une vision erronée de ce qu’une femme doit ou ne doit pas faire, fondée uniquement sur le fait qu’elle est femme (...) Voilà ce qu’exige l’égalité, qui est le fondement du droit des droits de l’homme »[6].
Je reconnais que, comme mes collègues dissidents l’expliquent, nous ne disposons pas d’un « nombre suffisant d’affaires [portugaises] montrant un traitement différencié des femmes et des hommes », et que cela ne rend que plus difficile l’établissement de l’existence d’une différence de traitement. Il ne fait aucun doute qu’il est bien plus aisé d’identifier un cas de discrimination lorsque l’on dispose d’un nombre important d’affaires comparables plutôt que de quelques exemples isolés seulement. Un cas isolé de discrimination peut être balayé du revers de la main sous le prétexte que, comme les juges dissidents le disent, il ne s’agit de rien d’autre que d’un « jugement erroné ».
Il est également vrai que notre Cour considère généralement que pour conclure à une violation de l’article 14, une intention et un effet discriminatoires sont nécessaires. Par exemple, dans l’affaire Aksu c. Turquie[7], qui portait sur des publications contenant des stéréotypes négatifs à l’égard des Roms, la Grande Chambre a refusé d’examiner les requêtes sous l’angle de l’article 14. Elle a ainsi observé :
« (...) aucune différence de traitement, et spécialement aucune question de discrimination ethnique, n’est en jeu en l’espèce, le requérant n’ayant pas produit d’éléments aptes à valoir un commencement de preuve que les publications litigieuses eussent une intention discriminatoire ou qu’elles aient produit un effet discriminatoire. »
Néanmoins, comme un commentateur l’a dit, « cette interprétation de la notion de discrimination est trop étroite. La Cour a fait fausse route en mettant sur le même pied discrimination et traitement différencié. Les torts causés par les stéréotypes ne sont pas comparables par nature : ils ne peuvent être identifiés par comparaison avec une autre catégorie de personnes mieux traitées »[8].
Les méfaits des stéréotypes sont depuis longtemps reconnus, notamment par la Cour suprême des États-Unis. Dans l’affaire Price Waterhouse v. Hopkins[9], cette juridiction a expressément dit que les stéréotypes liés au sexe constituaient une preuve de discrimination fondée sur le sexe, même en l’absence d’un élément de comparaison adéquat[10]. Dans l’affaire U.S. v. Virginia Military Institute, elle a conclu que le fait d’attribuer différentes tâches en fonction du sexe pouvait « créer ou perpétuer un statut d’infériorité de la femme sur les plans juridique, social et économique »[11].
La Cour suprême des États-Unis cite souvent la tristement célèbre opinion concordante du juge Bradley dans l’affaire Bradwell v. Illinois pour illustrer comment les stéréotypes négatifs ont empoisonné le raisonnement judiciaire par le passé et pour nous appeler à une vigilance constante à cet égard. Dans son opinion, le juge Bradley évoquait les sphères réservées aux hommes et celles réservées aux femmes, expliquant que « [l]a femme a vocation et mission premières de s’acquitter des nobles et humbles offices d’épouse et de mère. Telle est la loi du Créateur.[12] » Fort heureusement, la plupart des systèmes judiciaires ont beaucoup évolué depuis lors. Néanmoins, l’arrêt de la Cour administrative suprême du Portugal ne fait-il pas écho à ces préjugés autrefois si répandus ?
La Cour européenne des droits de l’homme, elle aussi, a expressément condamné les stéréotypes. Dans l’affaire précitée Konstantin Markin c. Russie, elle a dit que les États « ne peuvent imposer une répartition traditionnelle des rôles entre les sexes ni des stéréotypes liés au sexe » (§ 142) et que « les stéréotypes liés au sexe – telle l’idée que ce sont plutôt les femmes qui s’occupent des enfants et plutôt les hommes qui travaillent pour gagner de l’argent – ne peuvent en soi passer pour constituer une justification suffisante de la différence de traitement en cause, pas plus que ne le peuvent des stéréotypes du même ordre fondés sur la race, l’origine, la couleur ou l’orientation sexuelle » (§ 143)[13].
Dans le cas d’espèce, il n’est pas nécessaire de disposer d’une longue liste d’affaires comparables pour conclure à une discrimination, le langage employé par le jugement du 9 octobre 2014 étant discriminatoire en lui-même . Cet arrêt ne fait pas référence à une quelconque différence entre les besoins physiques de l’homme et ceux de la femme, mais à l’idée persistante que le premier objectif de la vie sexuelle des femmes est de procréer.
De manière générale, il peut être raisonnable de tenir compte de l’âge du demandeur lorsqu’il s’agit de déterminer le montant des dommages et intérêts à lui accorder. De toute évidence, un demandeur plus jeune devra probablement vivre plus longtemps avec un dommage physique qu’un demandeur plus âgé. Il pourrait même être raisonnable, en cas d’incapacité physique d’avoir des relations sexuelles, de déterminer l’impact sur le demandeur de l’impossibilité d’avoir des enfants. Cependant, il était à la fois irrationnel et dégradant pour la cour administrative suprême de spéculer sur la vie sexuelle de la requérante d’une manière générale, et de faire une quelconque hypothèse à cet égard, reposant sur une généralité.
Comme la majorité l’a souligné au paragraphe 52 de l’arrêt, la Cour administrative suprême, dans la déclaration litigieuse, n’a pas pris la peine d’apprécier par principe la situation individuelle de la requérante, et restait uniquement guidée selon un cliché néfaste. Un rapport sur l’élimination des stéréotypes dans le système judiciaire, préparé à l’intention du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, confirme que « les stéréotypes excluent toute considération individualisée et tout examen de la situation particulière de telle ou telle personne, et de ses besoins ou capacités. En conséquence, lorsqu’un juge s’appuie sur des stéréotypes, il se forge une opinion au sujet d’un individu en se fondant sur des idées préconçues à propos d’un groupe social donné, et non sur les faits pertinents ou sur un examen concret de la situation propre à l’intéressé et aux circonstances de sa cause »[14].
En résumé, en m’associant avec mes collègues de la majorité, je suis convaincue que le raisonnement stéréotypé suivi par la Cour administrative suprême en l’espèce a constitué une discrimination. Comme des experts sur le sujet l’indiquent, « il ne fait aucun doute que le ton et l’attitude adoptés par les instances judiciaires jouent un rôle important dans les affaires concernant des considérations liées à l’autonomie sexuelle »[15].
Le rejet de la sexualité féminine peut prendre des formes très subtiles, comme dans la présente espèce, mais il peut dans des cas extrêmes prendre les formes les plus abjectes, comme la non-condamnation d’un viol ou la mutilation génitale féminine. Les préjugés transmis de génération en génération depuis des millénaires sont un lourd fardeau qui menace tant notre présent que notre avenir. Il est donc primordial de les combattre le plus vigoureusement possible.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE MOTOC
(Traduction)
A. Observations préliminaires
1. Le célèbre essai de Jorge Luis Borges, El idioma analítico de John Wilkins (« La langue analytique de John Wilkins ») a donné lieu à plusieurs études. Pour illustrer le caractère arbitraire et les spécificités culturelles de toute tentative de catégorisation du monde et les difficultés liées à pareil exercice, Borges prend pour exemple une taxinomie alternative, supposément tirée d’une ancienne encyclopédie chinoise intitulée Le marché céleste des connaissances bénévoles : « Les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ».
2. Les stéréotypes sont eux aussi des tentatives de catégorisation que nous utilisons au quotidien. Ils n’ont pas de définition juridique explicite ou officielle. En matière de discrimination fondée sur le sexe, la définition proposée par Rebecca Cook et Simone Cusack est généralement reconnue : « On appelle stéréotype une généralisation ou une idée reçue concernant les attributs ou les caractéristiques des membres d’un groupe donné ou les rôles que ceux-ci occupent ou devraient occuper » [16].
3. Dans l’affaire Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, la Cour s’est efforcée une fois encore de traiter la question des stéréotypes liés au sexe. Cette affaire peut être considérée comme un pas vers « l’éradication des préjugés et des stéréotypes » et comme une distance prise à l’égard de la conception traditionnelle de l’égalité entre les hommes et les femmes. Elle montre également les difficultés méthodologiques qui sont liées à l’identification du lien entre discrimination et stéréotypes, et le risque d’auto-entretenir le cercle vicieux.
4. Lutter contre les stéréotypes peut être envisagé comme une façon de parvenir à une égalité transformative. De toute évidence, le principe d’égalité transformative représente un changement de paradigme. Selon Andrew Byrnes,[17] l’égalité transformative « peut également être considérée comme une forme d’égalité positive avec des dimensions systémiques structurelles ». Comme le Comité pour les discriminations à l’égard des femmes l’affirme dans sa recommandation générale no 25,
« Il faut envisager la vie des femmes et des hommes dans leur contexte et adopter des mesures susceptibles de favoriser une réelle mutation des perspectives d’avenir, des institutions et des systèmes pour que les femmes puissent se libérer des paradigmes masculins du pouvoir et des modes de vie historiquement déterminés. »
5. L’égalité entre les hommes et les femmes reste un objectif pour les États membres, même si des progrès importants ont déjà été accomplis. En sa qualité de juridiction consacrée à la protection des droits fondamentaux, la Cour peut, et doit, s’attaquer également aux racines profondes de la discrimination. Compte tenu du caractère relativement inédit de cette approche, je m’attacherai dans la présente opinion à décrire les précédents de la Cour dans le domaine de la discrimination fondée sur le sexe et, plus généralement, en ce qui concerne les stéréotypes (B.), ainsi que la relation entre stéréotypes et discrimination dans la présente espèce (C.).
B. Les précédents pertinents de la Cour
6. La Cour a abordé la question des stéréotypes dans plusieurs arrêts récents concernant, notamment, l’égalité entre les races et l’égalité entre les sexes. Dans des affaires antérieures soulevant des questions de discrimination (voir, par exemple, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, série A no 31, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, série A no 94, et Karlheinz Schmidt c. Allemagne, 18 juillet 1994, série A no 291‑B), la Cour a conclu à une violation de l’article 14 mais n’a pas reconnu la stéréotypisation comme l’une des composantes du comportement discriminatoire.
7. Elle a traité la question de la discrimination fondée sur le sexe dans deux arrêts d’importance dans le cadre desquels elle a eu à se pencher sur des jugements rendus par des juridictions nationales : Schuler-Zgraggen c. Suisse (24 juin 1993, série A no 263) et Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal (no 33290/96, CEDH 1999‑IX). Dans l’arrêt Schuler-Zgraggen (précité, § 67), elle a examiné la question de la discrimination sur le terrain de l’article 6 :
« En l’occurrence, le Tribunal fédéral des assurances a repris intégralement à son compte l’hypothèse retenue par la commission de recours et relative à la cessation d’activité des femmes devenues mères. Il n’a pas essayé d’en discuter lui-même le bien-fondé en soupesant des arguments opposés.
Telle qu’elle se trouve formulée dans l’arrêt de la juridiction suprême, l’hypothèse en question ne peut passer, comme l’affirme le Gouvernement, pour une simple remarque accessoire, à la rédaction maladroite mais à l’incidence négligeable. Elle constitue au contraire l’unique base de la motivation adoptée, revêtant ainsi un caractère décisif, et introduit une différence de traitement exclusivement fondée sur le sexe. »
8. Dans l’arrêt Salgueiro da Silva Mouta (précité), la Cour a conclu à une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 au motif que la décision rendue par la cour d’appel de Lisbonne reposait sur le préjugé selon lequel les homosexuels ne pouvaient être de bons pères.
9. Parmi les précédents importants dans le cadre desquels le gouvernement défendeur s’est efforcé de fournir une « justification raisonnable et objective », on citera notamment l’affaire Ünal Tekeli c. Turquie (no 29865/96, CEDH 2004‑X (extraits)). En ce qui concerne les stéréotypes, on retiendra les arrêts Aksu c. Turquie ([GC], nos 4149/04 et 41029/04, CEDH 2012), Kiyutin c. Russie (no 2700/10, CEDH 2011), et Alajos Kiss c. Hongrie (no 38832/06, 20 mai 2010), même si, dans cette dernière affaire, la Cour n’a pas analysé la question sous l’angle de l’article 14. Dans l’arrêt Aksu (précité, § 58), la Grande Chambre a déclaré :
« (...) tout stéréotype négatif concernant un groupe peut agir sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres. En cela, il peut être considéré comme touchant à la vie privée des membres du groupe. »
10. Le précédent le plus important pour la présente affaire est l’arrêt rendu dans l’affaire Konstantin Markin c. Russie ([GC], no 30078/06, CEDH 2012 (extraits)), dans lequel la Grande Chambre a dit (§ 143) :
« La [Cour] considère comme la chambre que les stéréotypes liés au sexe – telle l’idée que ce sont plutôt les femmes qui s’occupent des enfants et plutôt les hommes qui travaillent pour gagner de l’argent – ne peuvent en soi passer pour constituer une justification suffisante de la différence de traitement en cause, pas plus que ne le peuvent des stéréotypes du même ordre fondés sur la race, l’origine, la couleur ou l’orientation sexuelle. »
La Cour a donc reconnu que les stéréotypes pouvaient être utilisés abusivement par l’État pour rationaliser la discrimination. Dans l’arrêt Konstantin Markin, elle a fait référence à deux grands stéréotypes : celui selon lequel les femmes ne joueraient pas un rôle important au sein de l’armée et celui selon lequel un rôle spécial leur serait dévolu en liaison avec la maternité.
11. Nous ne pouvons que souscrire aux propos de certains auteurs qui jugent que la jurisprudence de la Cour en matière de discrimination et de stéréotypes est fragmentée[18]. À cet égard, l’arrêt rendu dans la présente espèce, une fois définitif, pourrait devenir un exemple important de la manière dont la Cour traite la question des stéréotypes et de la discrimination de manière à garantir l’égalité positive entre tous.
C. Stéréotypes et discrimination
12. Nous ne pouvons rejeter totalement le recours à certaines généralisations à l’égard de catégories de personnes. Il n’est pas difficile de comprendre intuitivement le sens du terme « stéréotype » : il s’agit d’une généralisation à propos des qualités ou des caractéristiques que l’on attribue à certaines catégories de personnes. Comme Frederick Schauer l’a souligné, des règles fondées sur des généralisations trop larges concernant certaines catégories de personnes sont établies régulièrement sans pour autant être retoquées en vertu des lois de lutte contre la discrimination.
13. Un stéréotype peut être inexact mais aussi être statistiquement correct, comme le stéréotype selon lequel « les femmes placent leur rôle de mère avant leur vie professionnelle » ou encore celui selon lequel « la sphère familiale relève des femmes ». Pareils stéréotypes peuvent renforcer la discrimination en « forçant les femmes à rester celles sur qui repose principalement tout ce qui touche à la famille » (Nevada Department of Human Resources v. Hibbs, 538 US 721(2003)).
14. En l’espèce, la Cour administrative suprême du Portugal a appliqué deux stéréotypes à l’égard de la requérante : un stéréotype lié au sexe, concernant les différences physiques et biologiques entre les hommes et les femmes, et un stéréotype lié aux rôles respectifs de l’homme et de la femme, qui enferme les femmes dans un rôle et un comportement donnés. Concernant le premier stéréotype, elle a déclaré « que, à la date de l’opération, la [requérante] demanderesse était mère de deux enfants et déjà âgée de 50 ans, et que, à cet âge-là, le sexe ne revêt plus autant d’importance que lorsqu’on est jeune, l’intérêt pour la chose diminuant avec l’âge ». Concernant le second, elle a considéré que la requérante n’avait sans doute pas besoin d’une employée de maison à temps plein car « elle n’avait probablement à s’occuper que de son époux » (paragraphe 16 de l’arrêt).
15. La différence peut être ténue entre perpétuation d’un stéréotype nuisible et utilisation du même stéréotype pour abolir l’inégalité de facto en identifiant des stéréotypes liés au genre et en montrant en quoi ils sont nuisibles.
16. Pour reprendre les mots de Catherine MacKinnon, « on ne peut changer une réalité qu’on ne peut nommer ». Il est impératif de poser un diagnostic et de qualifier de « préjudice social » les pratiques néfastes, faute de quoi il sera impossible d’identifier le bon traitement et de se débarrasser de ces pratiques. La première phase de ce processus doit consister à nommer les stéréotypes. Ainsi, comme la Cour de justice des Communautés européennes l’a dit dans l’affaire Marschall (CJCE, C‑409/95, Hellmut Marschall c. Land Nordrhein-Westfalen, arrêt rendu le 11 novembre 1997, § 29):
« (...) il apparaît que, même à qualifications égales, les candidats masculins ont tendance à être promus de préférence aux candidats féminins du fait, notamment, de certains préjugés et idées stéréotypées sur le rôle et les capacités de la femme dans la vie active et de la crainte, par exemple, que les femmes interrompent plus fréquemment leur carrière, que, en raison des tâches ménagères et familiales, elles organisent leur temps de travail de façon moins souple ou qu’elles soient plus fréquemment absentes en raison des grossesses, des naissances et des périodes d’allaitement. »
17. En l’espèce, la Cour a identifié les « préjugés » présents dans la décision rendue par la Cour administrative suprême (paragraphe 54 de l’arrêt) et dit que « [c]e postulat reflèt[était] une vision traditionnelle de la sexualité féminine –essentiellement liée aux fonctions reproductrices de la femme – et méconna[issait] son importance physique et psychologique pour l’épanouissement de la femme en tant que personne » (paragraphe 52), sans se préoccuper de savoir si ces préjugés pourraient avoir une réalité statistique.
18. La seconde phase consiste à contester les stéréotypes une fois que l’on a établi qu’ils sont néfastes. La Cour a élaboré plusieurs approches en la matière. Il est important de noter, d’un point de vue méthodologique, que contrairement aux autres affaires de discrimination, nous n’utilisons pas un élément de comparaison au cours de cette phase de contestation. Le critère de comparabilité ne convient pas dans les affaires concernant l’application de stéréotypes[19]. Les stéréotypes affectent l’autonomie des groupes et des individus. En ce qui concerne l’examen visant à établir l’existence d’un désavantage, il suffit de prouver que les stéréotypes sont néfastes pour le groupe auquel le requérant appartient, et que la règle ou la pratique suivie par l’État est fondée sur lesdits stéréotypes. « La discrimination doit être vue à l’aune de l’expérience de ceux qu’elle touche » (Cour constitutionnelle sud-africaine, National Coalition for Gay and Lesbian Equality and Others v. Minister of Home Affairs and Others, [1999] ZACC 17).
19. Contestant les préjugés qu’elle a identifiés, la Cour a évoqué le problème des préjugés au sein du système judiciaire portugais (paragraphe 54 de l’arrêt) et s’est référée à cet égard au rapport de la Rapporteuse spéciale du Conseil des droits de l’homme de l’ONU ainsi qu’aux observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes. Elle a renvoyé à des décisions similaires rendues en faveur d’hommes non pour établir une comparaison, mais pour situer le contexte, étant donné qu’elle a clairement dit qu’il « n’[était] pas du ressort de la Cour d’examiner les sommes effectivement accordées par la Cour administrative suprême à la requérante » (paragraphe 51 de l’arrêt), tout en observant, à raison, que les autorités internes ne tenaient pas compte du nombre d’enfants qu’avaient les hommes lorsqu’elles examinaient des questions liées à leur sexualité.
D. Conclusion
20. « Les effets dévastateurs des efforts déployés par l’homme moderne pour transcender les contingences de la condition humaine en écrasant et en dominant la nature (et les êtres humains qui lui sont symboliquement assimilés, à savoir l’homme sauvage, l’enfant, la femme) sont apparus de manière évidente à la fin du siècle », écrit la philosophe allemande Cornelia Klinger[20]. L’égalité entre les hommes et les femmes reste un but à atteindre et la lutte contre les stéréotypes, qui sont l’une des racines de l’inégalité, est nécessaire pour y parvenir.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES RAVARANI ET BOŠNJAK
(Traduction)
1. Nous ne pouvons malheureusement pas partager les vues de nos estimés collègues en l’espèce car nous ne considérons pas que la requérante ait été victime de discrimination. Par conséquent nous exprimons respectueusement notre désaccord avec l’arrêt.
2. Nous ne nions ni l’existence ni l’importance du problème général de la discrimination à l’égard des femmes au Portugal. Si nous n’exprimons pas notre opinion sur ce point, c’est simplement parce que nous avons la ferme conviction que, dans le cas d’espèce, la requérante n’a pas fait l’objet d’une discrimination.
3. Un problème de méthodologie. Les arguments à l’appui de pareilles conclusions sont principalement d’ordre méthodologique.
4. Définition. L’égalité et sa négation, la discrimination[21], qu’elle soit directe ou indirecte, sont des notions relationnelles qui présupposent l’existence de situations comparables ou au moins analogues. En effet, l’article 14 ne protège à l’évidence pas les personnes qui se trouvent dans des situations totalement différentes de celle dans laquelle se trouve le groupe de référence.
5. Principes établis par la Cour. La Cour a établi dans sa jurisprudence que seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14. Pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence de traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Bien que la liste des cas de discrimination potentielle soit longue[22], toute différence de traitement n’emporte pas automatiquement violation de l’article 14. Il faut établir que d’autres personnes placées dans des situations analogues ou comparables jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette distinction est discriminatoire (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 125, CEDH 2012 (extraits)). De plus, il est évident que la discrimination n’est interdite que si elle porte sur certains domaines protégés[23]. Une telle différence de traitement est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010).
6. Une disposition dénuée d’existence indépendante. En outre, l’article 14 n’a pas d’existence indépendante puisqu’il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins des dispositions de la Convention (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 71, série A no 94).
7. Une analyse en trois étapes. La jurisprudence de la Cour montre que trois étapes sont nécessaires pour établir l’existence d’une discrimination : premièrement, on identifie deux catégories de personnes comparables et pouvant être distinguées l’une de l’autre – il découle du libellé de l’article 14 que l’on envisage la discrimination à la lumière de l’appartenance d’une personne à un groupe[24] ; deuxièmement, on détermine si les personnes appartenant à ces deux catégories sont effectivement traitées de manière différenciée ; enfin, si c’est le cas, on cherche à savoir si cette différence de traitement a une justification objective et raisonnable.
8. Dans les paragraphes suivants, nous examinerons les deux premières étapes de l’analyse et tenterons d’exposer les obligations méthodologiques auxquelles la majorité était soumise et l’approche qu’elle a adoptée en vue d’établir une comparaison (A) et d’identifier tout traitement potentiellement défavorable réservé à des personnes appartenant à des groupes comparables (B)[25].
A. Comparaison
9. L’exercice comparatif est à la fois délicat et potentiellement décisif. L’issue de l’affaire dépend souvent du choix de l’élément de comparaison.
10. Identification de deux groupes de personnes. En ce qui concerne l’identification de deux personnes ou groupes de personnes se trouvant dans des situations analogues ou comparables, la Cour a souvent formulé le principe de base de la manière suivante : « un requérant doit démontrer qu’il se trouvait dans une situation comparable à celle d’autres personnes ayant reçu un traitement différent, eu égard à la nature particulière de son grief[26] ». Il est important de noter dans ce contexte qu’il n’appartient pas au requérant de dicter l’étendue de l’exercice de comparabilité : il s’agit d’une question d’ordre juridique qui relève du ressort du juge, lequel doit tenir compte « des éléments caractéristiques de [sa] situation dans le contexte donné » et « à la lumière du domaine concerné et de la finalité de la mesure qui opère la distinction en cause[27] ».
11. Distinction opérée par la législation. Dans la plupart des cas, la Cour a opéré une distinction entre deux catégories abstraites et comparables[28] de personnes traitées différemment par le droit interne (voir par exemple, parmi beaucoup d’autres, Karlheinz Schmidt c. Allemagne, 18 juillet 1994, série A no 291‑B, où la Cour a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 4 § 3 d) au motif que seuls les hommes avaient l’obligation soit de servir dans les corps de sapeurs-pompiers, soit de verser une contribution financière ; Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, série A no 280‑B, où la Cour a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 au motif que le droit interne autorisait les femmes à accoler leur nom de jeune fille à celui de leur époux, mais interdisait aux hommes de faire de même ; Konstantin Markin, précité, où la Cour a conclu à une discrimination au regard de l’article 14 (combiné avec l’article 8) au motif que contrairement aux mères, les pères n’avaient pas droit à un congé parental ; Opuz c. Turquie, no 33401/02, CEDH 2009, où la Cour a conclu à une violation de l’article 14 combiné avec les articles 2 et 3 au motif que la législation interne ne protégeait pas les femmes contre la violence domestique. Il est également intéressant de comparer cet arrêt à celui qui a été rendu dans l’affaire Rumor c. Italie, no 72964/10, 27 mai 2014, où une femme s’était plainte de violences domestiques, mais où la Cour n’avait pas conclu à une violation de l’article 14 combiné avec l’article 3 au motif qu’il existait en Italie un cadre juridique permettant aux autorités de prendre des mesures efficaces pour lutter contre ce phénomène, et que ce cadre s’était avéré efficace).
12. Le recours aux stéréotypes. Dans d’autres affaires, la Cour a considéré qu’il n’était pas nécessaire de définir deux catégories de personnes et s’est contentée d’identifier au sein de la société une catégorie de population particulièrement vulnérable qui avait dans le passé subi d’importantes discriminations. Ici, la justification d’un traitement différencié dans le droit interne découle principalement du recours à des stéréotypes, liés, par exemple, au handicap mental (Alajos Kiss c. Hongrie, no 38832/06, 20 mai 2010), à l’orientation sexuelle (E.B. c. France [GC], no 43546/02, 22 janvier 2008), à la race (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, CEDH 2007‑IV) ou au sexe (Abdulaziz, Cabales et Balkandali, arrêt précité : en vertu de la législation interne, il était plus simple pour un homme installé au Royaume-Uni que pour une femme également installée dans ce pays de bénéficier du rapprochement familial, ce qui constituait donc une discrimination claire et directe fondée sur le sexe).
Aux fins de la présente espèce, il importe de relever que dans toutes les affaires où la Cour a identifié une discrimination fondée sur des stéréotypes, il y a toujours eu une allusion directe à l’appartenance de l’intéressé à une catégorie de population particulièrement vulnérable au sein de la société.
13. Différence de traitement de fait. À d’autres occasions, la Cour a conclu à une violation à raison non d’une différence de traitement opérée par le droit interne, mais d’une différence de traitement de fait entre deux catégories de personnes distinctes (voir, par exemple, Eremia c. République de Moldova, no 3564/11, 28 mai 2013, où la Cour a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 3 au motif que les autorités internes, parce qu’elles n’avaient pas pris la mesure de la violence domestique et de son effet discriminatoire sur les femmes, n’avaient pas protégé les requérantes contre la violence de leur mari et de leur père ; Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, CEDH 2006‑VIII, où la Cour a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 4 § 3 d) au motif que les hommes étaient bien plus souvent que les femmes appelées à siéger en tant que jurés ; D.H. et autres c. République tchèque, arrêt précité, où la Cour a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 2 du Protocole no 1 au motif que les enfants roms étaient systématiquement placés dans des écoles spéciales). Dans certains cas, la Cour a conclu à une discrimination lorsqu’une juridiction nationale s’était appuyée sur des stéréotypes pour justifier un traitement discriminatoire sans y avoir été contrainte par la loi (Schuler-Zgraggen c. Suisse, 24 juin 1993, série A no 263, où une juridiction interne avait refusé d’accorder à une femme une pension d’invalidité en partant du principe que, comme elle avait donné naissance à un enfant, elle aurait de toute manière probablement cessé de travailler, comme, selon le jugement interne, le font généralement les femmes ; Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, CEDH 1999‑IX, qui concernait une décision de changement de l’autorité parentale fondée sur l’homosexualité du père ; Di Trizio c. Suisse, no 7186/09, 2 février 2016, où la Cour a critiqué un jugement qui justifiait le refus d’accorder à une femme une pension d’invalidité, même partielle, par la soi-disant « réalité sociologique » selon laquelle une femme travaille souvent moins une fois devenue mère).
14. L’exercice comparatif dans la présente espèce. Une question d’ordre juridique. L’exercice comparatif relève d’une appréciation du fond de l’affaire et c’est au juge, et non aux parties, qu’il revient de définir les catégories devant être comparées.
15. Le grief comme point de départ. Cela étant, le grief soulevé par le requérant peut servir de point de départ. Dans la présente affaire, il apparaît que le grief de la requérante est triple : 1) son état de santé serait la conséquence exclusive de l’intervention chirurgicale au cours de laquelle elle a été victime d’une erreur médicale (paragraphe 41) ; 2) la Cour administrative suprême n’aurait pas dû diminuer le montant des dommages et intérêts qui lui avaient été accordés (paragraphe 42) ; et 3) elle aurait été victime d’une discrimination fondée sur le sexe et l’âge (paragraphe 43). Les deux premiers arguments n’ont rien à voir avec la question de la discrimination : il s’agit clairement de griefs de quatrième instance. L’arrêt ne les traite pas du tout.
Le troisième grief soulève quant à lui une question de discrimination et, pour les besoins de l’analyse comparative, deux catégories comparables sont envisageables : a) les hommes de l’âge de la requérante souffrant de problèmes sexuels imputables à une erreur médicale (pour ce qui concerne la discrimination fondée sur le sexe) ; b) les femmes plus jeunes que la requérante souffrant de problèmes sexuels imputables à une erreur médicale (pour ce qui concerne la discrimination fondée sur l’âge) (paragraphe 43).
16. Une question liée à des considérations de genre. Aux fins de l’appréciation visant à établir l’existence d’une discrimination, la Cour aurait pu essayer d’examiner la situation de groupes comparables en retenant soit l’âge, soit le sexe comme critère distinctif. En fait, elle n’a opéré aucune comparaison fondée sur la première catégorie. Il s’agit là d’une lacune, mais il n’appartient pas aux juges dissidents de s’étendre sur la question car on ne leur demande pas de proposer une alternative au grief soulevé par la requérante. En revanche, l’arrêt se concentre sur la question de la discrimination fondée sur le sexe. En conséquence, l’appréciation devrait être opérée sous l’angle suivant : la requérante se plaint de ne pas avoir reçu le même traitement que les hommes se trouvant dans la même situation, c’est-à-dire des hommes demandant à être indemnisés pour les souffrances physiques qu’ils ont subies et qui les empêchent d’avoir une vie sexuelle normale. En d’autres termes, en l’espèce, il convient d’opérer une comparaison entre des femmes et des hommes qui ont subi des dommages physiques et qui demandent réparation pour préjudice moral.
B. Traitement défavorable réservé à une catégorie de personnes
17. La deuxième étape, qui consiste à vérifier s’il existe une différence de traitement donnant lieu à un traitement défavorable d’une catégorie de personnes par rapport à une autre, apparaît encore plus difficile à mettre en œuvre que celle consistant à identifier deux catégories de personnes à des fins de comparaison.
18. La question qui se pose. Dans la présente affaire, il est nécessaire, pour conclure à une discrimination, d’établir qu’au Portugal les hommes qui souffrent d’une incapacité physique comparable à celle dont souffre la requérante sont traités, du fait de leur qualité d’homme, différemment des femmes atteintes d’une incapacité physique similaire.
19. Une question d’ordre factuel plutôt que d’ordre juridique. Il n’existe manifestement au Portugal aucun cadre juridique qui établisse pareille différence de traitement. Il est par conséquent nécessaire de rechercher si, dans les faits, les femmes sont traitées différemment des hommes lorsqu’il s’agit de leur accorder réparation pour un préjudice identique à celui en question. Il ne peut donc que s’agir du fait que, de manière générale, les juridictions accordent aux femmes une réparation différente de celle qu’elles octroient aux hommes qui se trouvent la même situation.
20. La discrimination doit découler de la jurisprudence. Il est donc inévitable d’un point de vue méthodologique de rechercher si cette différence de traitement ressort de la jurisprudence portugaise. Il y a lieu d’examiner la jurisprudence relative aux deux catégories à comparer, à savoir la jurisprudence relative aux hommes se trouvant dans pareille situation et celle relative aux femmes.
21. Deux possibilités pour identifier des cas de discrimination dans la jurisprudence. a) On pourrait trouver une série d’affaires concernant des hommes et une autre concernant des femmes (dans lesquelles toutes les circonstances pertinentes seraient égales ou pour l’essentiel similaires), et constater que les hommes ont régulièrement obtenu des dommages et intérêts plus élevés que les femmes. En pareille situation, il ne serait pas nécessaire que, dans leurs décisions, les juridictions internes aient précisé avoir considéré le sexe du demandeur comme un critère pertinent aux fins du calcul des dommages et intérêts. b) On pourrait identifier une seule affaire dans laquelle un demandeur se serait vu accorder des dommages et intérêts plus faibles que des demandeurs du sexe opposé dans des affaires comparables, dès lors que cette décision était fondée sur un stéréotype (par exemple, l’idée que le sexe est moins important pour les femmes que pour les hommes).
22. Une série d’affaires dans lesquelles hommes et femmes sont systématiquement traités de manière différente. Si on se livre à l’exercice décrit ci-dessus sous a), il est nécessaire, en principe, d’identifier deux ensembles de décisions qui montrent que les hommes perçoivent généralement des dommages et intérêts plus élevés que les femmes lorsqu’ils subissent un préjudice physique qui affecte négativement leur vie sexuelle.
23. Question préliminaire : est-il nécessaire d’identifier deux catégories ? La question se pose de savoir s’il est vraiment nécessaire d’identifier ces deux catégories d’affaires, ou s’il n’est pas suffisant d’identifier uniquement la jurisprudence relative aux hommes et de comparer les montants accordés aux hommes de manière générale à ceux obtenus par la requérante, en concluant à une différence de traitement si la somme allouée à la requérante est effectivement inférieure aux sommes octroyées aux hommes. Une telle approche simplifiée semble inadaptée : s’il ressort de plusieurs jugements que les hommes se voient accorder des indemnités entrant dans une fourchette donnée et que le montant alloué dans le cas particulier de la requérante est inférieur, il s’agit d’une erreur de jugement de la juridiction compétente, qui s’est écartée d’une jurisprudence plus ou moins bien établie. Il est certes difficile d’établir une distinction claire entre une erreur de jugement et l’application discriminatoire d’une disposition juridique donnée à un cas individuel. En tout état de cause, il est nécessaire, pour conclure à une discrimination, de constater plus d’un cas individuel dans lequel les juridictions internes se sont écartées de la jurisprudence – qu’il appartient aux juridictions internes de redresser, car la Cour européenne s’érigerait en juge de quatrième instance si elle venait à se prononcer sur la question – autrement dit de prouver que le traitement discriminatoire en question découle de l’application d’un comportement discriminatoire général (il y a lieu de rappeler ici le libellé de l’arrêt rendu dans l’affaire Konstantin Markin, précité, § 125). La distinction doit probablement être établie après un examen attentif du raisonnement sous-tendant la décision interne considérée. Quoi qu’il en soit, il ressort des points développés ci‑après que, dans la présente affaire, on ne peut même pas identifier une catégorie de personnes jouissant d’un traitement préférentiel à laquelle la requérante prise individuellement puisse être comparée. Par ailleurs, pour pallier l’absence de catégories pertinentes, on peut invoquer l’existence d’un raisonnement stéréotypé emportant discrimination. Ce point est traité ci‑dessous.
24. Le concept de jurisprudence. Cela étant dit, il est nécessaire, en principe, d’identifier deux ensembles jurisprudentiels afin de les comparer et de vérifier si, de manière générale, les femmes font l’objet d’un traitement moins favorable que les hommes. Dans ce contexte, il est important d’examiner attentivement le concept de « jurisprudence », que l’on définit comme une série de jugements offrant une réponse identique ou similaire à un problème juridique donné. Ces jugements doivent avoir été rendus par une même juridiction de dernière instance ou sous son contrôle, et ils doivent établir ou confirmer des principes juridiques. Si un nombre de jugements relativement faible est nécessaire pour établir une jurisprudence concernant un point de droit, à tout le moins si ces jugements émanent d’une juridiction supérieure, un nombre de jugements bien plus important est au contraire nécessaire lorsqu’il s’agit d’établir une jurisprudence concernant des points de fait — par exemple le montant généralement accordé en réparation de certains types de dommages (la perte d’un enfant, par exemple), ceci pour permettre de dégager l’attitude générale adoptée par les juridictions concernées.
25. Existe-t-il une jurisprudence établie relativement aux indemnités accordées pour des dommages physiques affectant négativement la vie sexuelle ? En l’espèce, pour répondre à cette question, il faudrait identifier deux séries de jugements, en nombre suffisant, dans lesquels hommes et femmes ont fait l’objet d’un traitement différent en ce qui concerne les aspects factuels en jeu, à savoir l’indemnisation du dommage physique subi, y compris des difficultés concernant la vie sexuelle. À cet égard, la décision litigieuse cite deux décisions rendues par la Cour suprême de justice en 2008 et en 2014 respectivement (paragraphes 25 et 26 de l’arrêt), dans lesquelles deux hommes ont obtenu des dommages et intérêts. Il semble très problématique, voire impossible, de se fonder uniquement sur deux jugements pour conclure à une discrimination à l’égard de la requérante.
26. Une question de chiffres. Premièrement, peut-on considérer que deux décisions suffisent à établir une jurisprudence ? Cela pourrait être le cas si on avait affaire à une question de droit, mais, comme nous l’avons indiqué auparavant, lorsqu’il s’agit de questions très factuelles, pour lesquelles un grand nombre d’éléments de fait ont dû être mis en balance, comment peut-on parler de véritable jurisprudence ? Lorsqu’il s’agit de questions factuelles, il est nécessaire d’être en présence d’un nombre de jugements bien plus important pour dégager des tendances des différentes considérations factuelles.
27. Jugements émanant de juridictions différentes. En outre, les deux jugements cités ont été rendus par la Cour suprême de justice, qui est une juridiction différente de la Cour administrative suprême. Dans un tel cas, et si le jugement contesté émane d’une autre juridiction de dernière instance, la question qui se pose est plutôt celle d’une incohérence entre la jurisprudence de deux juridictions, et elle relève donc de l’article 6 (comparer avec Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 116, 29 novembre 2016).
28. Absence de jurisprudence concernant l’octroi de dommages et intérêts à des femmes. Si l’on admet, par hypothèse, que les deux jugements rendus par la Cour suprême de justice sont pertinents en l’espèce et qu’il n’existe aucun autre jugement dans lequel la juridiction concernée se serait prononcée différemment dans ce contexte extrêmement factuel (dont nous n’avons pas connaissance), il convient de souligner que, par contraste, il n’est fait mention d’aucun jugement où la question de l’octroi de dommages et intérêts à des femmes se trouvant dans une situation similaire s’est posée. En conséquence, il est impossible de procéder à l’exercice de comparaison nécessaire pour déterminer s’il y a eu discrimination.
29. Non-pertinence des jugements utilisés à titre de comparaison. Différences factuelles. Même si l’on admet qu’il est possible, aux fins d’établir l’existence d’une discrimination, de comparer la décision de la Cour administrative suprême dont la requérante se plaint et les deux jugements cités, et si l’on laisse donc de côté l’identification de catégories et que l’on considère que la requérante a fait l’objet d’un traitement différent de celui réservé aux deux hommes à l’égard desquels les jugements cités ont été rendus, il est vrai que dans chacune de ces trois affaires le demandeur a subi des souffrances physiques et a eu une vie sexuelle diminuée. Toutefois, la comparabilité s’arrête là : le contexte factuel de ces affaires peut varier grandement et étant donné que le texte intégral des jugements n’est pas disponible, il est impossible de savoir si elles sont vraiment comparables à tous égards ou si certains aspects importants justifieraient une différenciation (on sait seulement que l’un des hommes présentait une simple inflammation de la prostate et que l’autre s’était vu erronément diagnostiquer un cancer).
30. Un problème lié à l’âge et non au sexe du demandeur. Plus important encore, aucun des deux jugements cités n’évoque le sexe du demandeur en lien avec le montant des dommages et intérêts accordés. Dans chacun de ces jugements, c’est l’âge du demandeur qui est évoqué, et il n’est dit nulle part que l’intéressé aurait dû recevoir une somme plus ou moins importante qu’une femme se trouvant dans la même situation. En outre, dans chacun des trois jugements, les juridictions internes ont fait preuve d’une grande empathie à l’égard des souffrances des victimes (et pas uniquement à l’égard des souffrances subies par les deux hommes, comme le montre le passage pertinent cité ci-dessous). De surcroît, dans les deux affaires citées, il n’est aucunement question d’une diminution, sur le fondement d’une pathologie préexistante, des dommages et intérêts alloués aux victimes, contrairement à ce qui est dit dans le jugement contesté (paragraphes 35 et 36 ci-dessous).
31. Conclusion : absence de deux jurisprudences comparables. La conclusion est simple : la majorité ne s’est pas livrée à un exercice comparatif visant à établir l’existence de deux jurisprudences qui mettraient en lumière une différence de traitement fondée sur le sexe dans l’attribution de dommages et intérêts pour préjudice moral lorsque le demandeur a subi des dommages physiques, y compris des dommages ayant un impact sur sa vie sexuelle.
32. Alternative : identification d’un raisonnement stéréotypé. Plutôt que de procéder à un tel exercice comparatif, la majorité s’appuie sur un autre argument, concluant que le jugement critiqué montre que le système judiciaire portugais et, au-delà, la société dans son ensemble, a une représentation stéréotypée des femmes et qu’elle considère que celles-ci valent moins que les hommes en tant que personnes, ce qui lui permet d’éviter d’avoir à identifier une catégorie de personnes aux fins de l’exercice de comparaison (paragraphe 49 de l’arrêt). Elle tire pareille conclusion du fait que la Cour administrative suprême a mentionné que la requérante avait déjà deux enfants. La majorité considère donc implicitement que la vie sexuelle des femmes est intimement liée à la procréation.
33. Dans sa décision, la Cour administrative suprême s’est-elle fondée sur un stéréotype lié au sexe ? Qu’a donc fait au juste la Cour administrative suprême ? Elle a statué sur une demande d’indemnisation formée par une femme de 71 ans qui, à la suite d’une intervention chirurgicale qu’elle avait subie à l’âge de 50 ans, souffrait de douleurs intenses, d’une perte de sensibilité vaginale et d’incontinence urinaire, éprouvait des difficultés à s’asseoir et à se déplacer, et ne pouvait pas avoir de relations sexuelles (paragraphe 10 de l’arrêt). La juridiction de première instance avait conclu que l’hôpital était responsable des souffrances de la victime. Elle avait souligné qu’en conséquence de ce qui lui était arrivé, l’intéressée souffrait de dépression, avait des pensées suicidaires et évitait le contact avec sa famille et ses amis. Elle avait donc accordé à la victime 80 000 EUR pour préjudice moral et 16 000 EUR pour les frais liés à l’employée de maison qu’elle avait dû engager pour se faire aider dans l’accomplissement des tâches ménagères.
34. Pas de réduction des dommages et intérêts alloués, mais nouvelle appréciation. Il importe de souligner que, contrairement à ce qui est indiqué à tort dans l’arrêt (paragraphe 56), la Cour administrative suprême n’a pas réduit l’indemnité accordée à la victime par la juridiction de première instance pour préjudice moral : elle a procédé à une nouvelle appréciation et a ramené à 6 000 EUR[29] le montant à octroyer pour les frais liés à l’embauche d’une employée de maison, et à 50 000 EUR l’indemnité globale pour préjudice moral.
35. Le montant des dommages et intérêts est basé sur trois éléments d’importance inégale. Pour parvenir à sa conclusion, la Cour administrative suprême a pris en considération trois éléments: premièrement, elle a décrit avec beaucoup d’empathie l’état de la victime, insistant sur sa vie rendue difficile en raison de son manque d’estime de soi et de ses problèmes relationnels (sans évoquer sa vie sexuelle à ce stade) ; deuxièmement, elle a dit que la victime avait des prédispositions pathologiques, étant donné qu’elle souffrait de problèmes de santé avant l’intervention chirurgicale en question (on pourrait ne pas souscrire à cette conclusion mais un réexamen de ce point reviendrait à s’ériger en une quatrième instance) ; et troisièmement, elle a évoqué l’âge de la victime (50 ans) et le fait qu’elle avait deux enfants, et elle a estimé que l’intérêt pour la vie sexuelle diminuait avec l’âge. En conséquence, la Cour administrative suprême a vu deux motifs justifiant une réduction du montant global de l’indemnité devant être accordée à la victime : son état avant l’intervention et son âge. Elle a ajouté l’élément relatif à l’âge de la victime, en accordant à celui-ci un poids moins important qu’au critère relatif au lien de causalité, comme le montre le libellé du jugement : « En outre, il ne faut pas oublier (...) ».
36. Une appréciation globale. En tout état de cause, la Cour administrative suprême n’a pas indiqué quelle importance elle avait accordée à chacun des facteurs évoqués ci-dessus, son évaluation étant globale. Pareille pratique est assez habituelle dans un contexte essentiellement factuel tel que la fixation de dommages et intérêts. Il est impossible de deviner quel poids a été accordé au facteur lié à l’âge dans l’évaluation, étant précisé qu’à ce stade, la discussion porte uniquement sur l’âge et non sur le sexe de la requérante.
37. L’âge et non le sexe retenu comme facteur de réduction. Dans ce contexte, il convient de noter que la juridiction interne a considéré que l’importance de la vie sexuelle pour la requérante dépendait non de son sexe mais de son âge. La majorité ne s’intéresse pas à la question de l’âge mais se concentre uniquement sur celle liée au sexe de la requérante. L’argument de la majorité selon lequel la Cour administrative suprême aurait appliqué un stéréotype lié au sexe n’est pas valable dans la présente affaire, pour la simple raison que la décision litigieuse fait uniquement mention de l’âge de la requérante. La situation aurait bien entendu été totalement différente, et la Cour administrative suprême aurait effectivement appliqué un stéréotype si elle avait dit que la sexualité revêt une importance moindre pour les femmes que pour les hommes. D’ailleurs, un examen du contenu de la décision litigieuse pourrait même conduire à penser qu’elle dit le contraire : en effet, elle évoque en ces termes les jugements rendus en 2008 et en 2014 respectivement : « l’impossibilité d’avoir de nouveau des relations sexuelles normales avait atteint ces hommes dans leur estime de soi et leur avait causé « un choc terrible » et un « grave traumatisme mental »». Dans le jugement critiqué, la juridiction interne souligne également, entre autres, que les troubles physiques subis par la requérante « limitent son activité sexuelle, et lui donnent le sentiment d’être diminuée en tant que femme », et qu’elle ressent « (...) un profond sentiment de dégoût et une grande frustration quant à son état (...) qui la rend très malheureuse ». Les termes utilisés sont assez proches. Un jugement rédigé sur base d’un stéréotype sous-jacent selon lequel la vie sexuelle des femmes serait moins importante que celle des hommes utiliserait un langage différent.
38. Conclusion. En résumé, dans son arrêt :
a) la chambre n’a pas appliqué la méthodologie en trois étapes bien établie, développée dans la jurisprudence de la Cour, sans pour autant donner de raison pour s’en dispenser ;
b) en particulier, elle n’a pas examiné le grief de la requérante concernant la discrimination fondée sur l’âge, et elle ne s’est pas livrée à une analyse convaincante de la différence de traitement alléguée, fondée sur le sexe ;
c) au vu de ce qui précède, elle a rendu un arrêt qui ne concorde pas avec la jurisprudence de la Cour.
Un juge qui entend faire passer un message sur un point juridique de caractère général doit attendre la bonne affaire pour le faire, faute de quoi il s’engage sur un terrain politique. Il s’agit ni plus ni moins d’une question de légitimité.
* * *
[1]. Violência doméstica: Estudo avaliativo das decisões judiciais, Conceição Gomes, Paula Fernando, Tiago Ribeiro, Ana Oliveira e Madalena Duarte, Comissão para a Cidadania e Igualdade de Género, Novembro 2016.
[2]. Rectifié le 3 octobre 2017 : l’expression « Cour suprême de justice » figurait dans l’ancienne version.
[3]. A. Tchekhov, Lettre à A.N. Pleshcheyev en date du 15 février 1890, Anton Pavlovich Tchekhov, « Complete Works and Letters in Thirty Volumes », Lettres, vol. 4, p. 18, Nauka (1976).
[4]. Louise J. Kaplan, « Female Perversions: The Temptations of Emma Bovary », New York, Doubleday, 1991.
[5]. Simone Cusack, Eliminating Judicial Stereotyping (2014)
[6]. Navi Pillay, « Equality and Justice in the Courtroom », Huffington Post, 3 mars 2014.
[7]. Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 45, CEDH 2012.
[8]. A Timmer, « Judging Stereotypes: What the European Court of Human Rights Can Borrow from American and Canadian Equal Protection Law » (2015) 63 The American Journal of Comparative Law 239, 252.
[9]. 490 U.S. 228 (1989).
[10]. Zachary A. Kramer, Note, The Ultimate Gender Stereotype: Equalizing Gender-
Conforming and Gender-Nonconforming Homosexuals Under Title VII, 2004 U. ILL. L. REV. 465, 471 (2004)
[11]. U.S. v. Virginia, 518 U.S. 515, 533 - 534 (1996).
[12]. Bradwell v. Illinois, 83 U.S. (16 Wall.) 130, 141 (1873).
[13]. Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 77, CEDH 2012 (extraits)
[14]. Simone Cusack, Eliminating Judicial Stereotyping (2014)
[15]. Elizabeth Wicks, The state and the body: legal regulation of bodily autonomy, Oxford; Portland, Oregon: Hart Publishing, 2016, p.104
[16]. Rebecca Cook et Simone Cusack, Gender Stereotyping: Transnational Legal Perspectives, 2010.
[17]. A. Byrnes, « Article 1 » dans M.A. Freeman et autres. (eds.), The UN Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination Against Women: A Commentary, 2012.
[18]. A. Timmer, Toward an Anti-Stereotyping Approach for the European Court of Human Rights, 2011.
[19]. J.H. Gerards, Judicial Review in Equal Treatment Cases, 2005.
[20]. C. Klinger, « The concepts of the sublime and the beautiful in Kant and Lyotard », Constellations no 2, 1995.
[21]. Nous ne parlerons ici que de discrimination négative, la présente espèce ne soulevant aucune question relativement à la discrimination positive.
[22]. Nous faisons référence ici à l’énumération des motifs de discrimination interdits qui figure à l’article 14, dont le caractère non exhaustif découle de l’expression « ou toute autre situation » se trouvant en fin de paragraphe. En l’espèce, il y a lieu de noter que la Cour a reconnu que l’expression « ou toute autre situation » pouvait englober l’âge (Schwizgebel c. Suisse, no 25762/07, § 85, CEDH 2010 (extraits)).
[23]. Tarunabh Khaitan, A Theory of Discrimination Law, Oxford University Press 2015, p. 28 in fine.
[24]. Voir aussi Tarunabh Khaitan, op. cit., pp. 30, 42 et 49 et suiv. L'auteur appelle cet exercice « la situation du groupe apparenté ».
[25]. Étant donné que dans la présente affaire la deuxième étape conduira à un résultat négatif, nous ne nous étendrons pas sur la troisième étape. Il convient de noter toutefois que la majorité, après avoir conclu à l'existence d'une différence de traitement fondée sur le sexe, aurait dû aborder, ne serait-ce que brièvement, la question de la justification.
[26]. Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, § 66, 13 juillet 2010.
[27]. Clift, précité, § 121.
[28]. Dans quelques rares cas, la Cour a conclu à un traitement discriminatoire prévu par la loi lorsqu’une catégorie donnée de personnes s’était vu accorder certains droits, tandis qu’une ou plusieurs personnes dans la même situation en avaient été privées sans justification valable (Pine Valley Developments Ltd c. Irlande, no 12742/87, où seule une société s’était vu refuser, en vertu de la législation applicable, le bénéfice d’une validation rétroactive de certificats d’urbanisme).
[29]. La somme de 6 000 EUR a été accordée à la requérante au titre du préjudice matériel subi. Il ressort clairement de l’arrêt que la requérante se plaignait uniquement de ce qui, à ses yeux, constituait une indemnisation insuffisante du préjudice moral que lui causait l’impossibilité d’avoir une vie sexuelle normale. En critiquant cet aspect du jugement rendu par la Cour suprême administrative, la majorité a indûment élargi l’étendue de l’examen du jugement litigieux.