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19/12/2018 | CEDH | N°001-188747

CEDH | CEDH, AFFAIRE MOLLA SALI c. GRÈCE, 2018, 001-188747


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MOLLA SALI c. GRÈCE

(Requête no 20452/14)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

19 décembre 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Molla Sali c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,
Ledi Bianku,
Kristina Pardalos,
Julia Laffranque,
Paul Lemmens,


Aleš Pejchal,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,
et de Fr...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MOLLA SALI c. GRÈCE

(Requête no 20452/14)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

19 décembre 2018

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Molla Sali c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Ganna Yudkivska,
Robert Spano,
Ledi Bianku,
Kristina Pardalos,
Julia Laffranque,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Armen Harutyunyan,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 décembre 2017 et le 8 novembre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20452/14) dirigée contre la République hellénique et dont une ressortissante de cet État, Mme Chatitze Molla Sali (« la requérante »), a saisi la Cour le 5 mars 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Mes Y. Ktistakis et K. Tsitselikis avocats à Athènes et à Thessalonique, respectivement. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. K. Georghiadis et Mme V. Pelekou, assesseurs au Conseil juridique de l’État, ainsi que Mme A. Magrippi, auditrice au Conseil juridique de l’État.

3. La requérante alléguait une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 et de l’article 1 du Protocole no 1, dans le cadre d’une affaire relative aux droits de succession sur les biens de son mari décédé.

4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 23 août 2016, la présidente de la section a décidé, en vertu de l’article 54 § 2 b) du règlement, de communiquer les griefs susmentionnés au gouvernement défendeur. Le 6 juin 2017, une chambre de cette section, composée de Kristina Pardalos, présidente, de Linos-Alexandre Sicilianos, Ledi Bianku, Aleš Pejchal, Armen Harutyunyan, Pauliine Koskelo et Tim Eicke, juges, ainsi que de Renata Degener, greffière adjointe de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. La juge Pardalos, dont le mandat a pris fin au cours de la procédure, a continué de connaître de l’affaire (article 23 § 3 de la Convention et article 23 § 4 du règlement).

6. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire. Christian Concern, l’Union hellénique des droits de l’homme et Greek Helsinki Monitor, qui avaient été autorisées à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement), ont elles aussi produit des observations.

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 6 décembre 2017.

Ont comparu :

– pour le Gouvernement

Mme V. Pelekou, assesseure au Conseil juridique de l’État, agent,
Mme A. Magrippi, auditrice au Conseil juridique de l’État,

Mme M. Telalian, directrice du Département juridique du ministère des Affaires étrangères, conseils ;
M. E. Kastanas, conseiller juridique au Département juridique du ministère des Affaires étrangères, conseiller ;

– pour la requérante

M. K. Tsitselikis, avocat et professeur à l’Université de Macédoine,

M. Y. Ktistakis, avocat et professeur adjoint à l’Université de Thrace, conseils,
M. D. Memet, avocat, conseiller,

M. O.F. Cankat, pour la requérante,

M. T. Unay, pour la requérante.

La Cour a entendu MM. Tsitselikis et Ktistakis, pour la requérante, et Mmes Magrippi, Telalian et Pelekou, pour le Gouvernement, en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. La requérante est née en 1950 et réside à Komotini.

9. Le mari de la requérante, Moustafa Molla Sali, membre de la communauté musulmane de Thrace, décéda le 21 mars 2008. Le 7 février 2003, il avait établi par devant notaire, et conformément aux dispositions pertinentes du code civil, un testament public. Il léguait à son épouse la totalité de ses biens, à savoir : le tiers d’un terrain agricole d’une superficie de 2 000 m² sis près de Komotini ; la moitié d’un appartement d’une superficie de 127 m², une place de stationnement et une cave dans un immeuble à Komotini ; le quart d’un magasin sis à Komotini, d’une surface de 24 m², et un autre magasin de 31 m² à Komotini qui fut entretemps exproprié et pour lequel la requérante a déjà reçu une indemnité d’expropriation ; ainsi que quatre biens immobiliers à Istanbul.

10. Par une décision no 12.785/2003 du 10 juin 2008, le tribunal de première instance de Komotini, sur la base du certificat des proches parents soumis par la requérante, homologua le testament produit devant lui. Le 6 avril 2010, la requérante fit acte devant notaire de son acceptation de la succession. Le Trésor public en fut avisé et la requérante fit enregistrer les biens transmis auprès du bureau de cadastre de Komotini en versant les frais d’enregistrement correspondants. Il ne ressort pas du dossier que la requérante ait eu à payer, en l’occurrence, des droits de succession sur les biens transmis.

A. La procédure devant le tribunal de première instance de Rhodope

11. Entretemps, le 12 décembre 2009, les deux sœurs du défunt avaient contesté la validité du testament devant le tribunal de première instance de Rhodope. Elles revendiquaient trois quarts des biens légués. Elles disaient que tant elles-mêmes que le défunt appartenaient à la communauté musulmane de Thrace et que, en cette qualité, toute question relative à la succession de ses biens était soumise à la loi musulmane sacrée (la charia) et à la compétence du mufti, et non aux dispositions du code civil. Elles estimaient que l’application des coutumes musulmanes et de la charia aux ressortissants grecs de confession musulmane était prévue par les dispositions des articles 14 § 1 du traité de Sèvres de 1920 (ratifié par le décret des 29 septembre/30 octobre 1923) et 42 et 45 du traité de Lausanne (ratifié par le décret du 25 août 1923) (paragraphes 65-68 ci-dessous). Elles soutenaient que le régime du droit successoral applicable aux musulmans était la succession ab intestat et non testamentaire. En droit islamique, en présence de parents proches, le testament ne faisait selon elles que compléter la succession ab intestat. Elles ajoutaient que ces dispositions avaient été maintenues en vigueur après l’adoption du code civil grec, en vertu de l’article 6 de la loi d’accompagnement de ce code, et ce pour les seuls ressortissants grecs de Thrace de confession musulmane.

12. Par un jugement no 50/2010 du 1er juin 2010, le tribunal de première instance de Rhodope débouta les sœurs du défunt. Il considéra qu’appliquer le droit successoral musulman aux musulmans grecs de manière à les empêcher de disposer de leurs biens en prévision de leur décès introduisait une discrimination inacceptable fondée sur les convictions religieuses. Il jugea l’interdiction faite à ces personnes de rédiger un testament public contraire aux articles 4 (principe d’égalité), 5 §§ 1 (libre développement de la personnalité) et 2 (principe de non-discrimination) et 13 § 1 (liberté de conscience religieuse) de la Constitution, ainsi qu’à l’article 14 de la Convention et à l’article 1 du Protocole no 1. Il souligna qu’à supposer même qu’il faille déduire de l’article 5 § 2 de la loi no 1920/1991 (portant ratification de l’acte à caractère législatif du 24 décembre 1990 relatif aux ministres du culte musulman) que les relations successorales des musulmans étaient régies par la charia, celle-ci devait être appliquée de manière compatible avec la Constitution et la Convention. Il estima qu’une telle incompatibilité aurait résulté de l’interprétation du droit des successions musulman conduisant à priver les intéressés de certains de leurs droits civils contre leur gré. Il ajouta que, si l’application de la charia était régie entre autres par le droit international, et notamment par le jeu combiné des articles 42 et 45 du traité de Lausanne, elle ne devait pas pour autant conduire à une interprétation et à une application du droit successoral musulman de nature à amputer les droits civils des musulmans grecs, car le but de ce traité était non pas de priver de ces droits les membres de cette minorité mais de renforcer leur protection.

13. Le tribunal précisa qu’un musulman grec s’adressant à un notaire afin de rédiger un testament public exerçait son droit de disposer de ses biens, en prévision de son décès, dans les mêmes conditions que les autres citoyens grecs. Il en conclut qu’il était exclu d’annuler le testament et d’en écarter certains des effets juridiques du fait que ce type de testament était interdit par la charia. Selon lui, retenir les allégations des demanderesses reviendrait alors à introduire une différence de traitement inacceptable entre ressortissants grecs fondée sur leurs convictions religieuses.

B. La procédure devant la cour d’appel de Thrace

14. Le 16 juin 2010, les sœurs du défunt firent appel du jugement susmentionné.

15. Le 28 septembre 2011, la cour d’appel de Thrace rejeta l’appel (arrêt no 392/2011). Elle souligna d’abord que les dispositions législatives adoptées en application des traités de Sèvres et de Lausanne étaient protectrices des ressortissants grecs de confession musulmane et conformes à la Constitution et à la Convention. Elle estima que cela valait tant pour les testaments islamiques que pour la succession ab intestat et que le mufti n’avait aucune compétence juridictionnelle en matière de testament public. Elle dit que, étant libre de choisir le type de testament dans l’exercice de ses droits et donc de faire établir un testament public, conformément à l’article 1724 du code civil, le testateur n’avait pas à se soumettre au droit islamique, qui ne régissait pas les questions de testament public. Elle ajouta que le mufti n’avait aucun pouvoir sur la volonté du testateur, que nul ne pouvait circonscrire. Autrement, selon elle, il y aurait discrimination fondée sur la religion, laquelle serait illicite au regard des règles générales en matière d’interdiction de discrimination.

16. Plus particulièrement, la cour d’appel releva que le choix du défunt, citoyen grec de confession musulmane et membre de la minorité religieuse musulmane de Thrace, de s’adresser à un notaire et de lui demander d’établir un testament public, en choisissant de déterminer lui-même les personnes auxquelles il léguerait ses biens et selon quelles modalités, relevait de son droit, prévu par la loi, de disposer de ses biens en prévision de son décès dans les mêmes conditions que les autres ressortissants grecs.

C. La procédure devant la Cour de cassation

17. Le 23 janvier 2012, les sœurs du défunt se pourvurent en cassation.

18. Par un arrêt no 1862/2013 du 7 octobre 2013, en se fondant sur des dispositions de droit international, à savoir l’article 11 du traité d’Athènes de 1913, et sur des dispositions de droit interne, à savoir les articles 4 de la loi no 147/1914, 10 de la loi no 2345/1920 (votées en exécution du traité d’Athènes) et 5 § 2 de la loi no 1920/1991, la Cour de cassation accueillit le pourvoi. Elle releva que l’article 10 de la loi no 2345/1920 (relative à l’archimufti provisoire et aux muftis des musulmans résidant sur le territoire) reprenait la disposition de l’article 11 § 8.1 du traité d’Athènes, selon lequel les muftis exerçaient leur compétence sur les musulmans en matière de mariage, de divorce, de pension alimentaire, de tutelle, de curatelle, d’émancipation de mineurs, de testament islamique et de succession ab intestat. Elle souligna que le droit interpersonnel des ressortissants grecs musulmans, qui avait été ainsi établi par le traité susmentionné, ratifié par la Grèce, était, en vertu de l’article 28 § 1 de la Constitution, partie intégrante du droit interne grec et avait valeur supérieure à toute autre disposition contraire de la loi. Examinant les motifs de l’arrêt de la cour d’appel, elle conclut que la manière dont celle-ci avait statué méconnaissait les dispositions législatives pertinentes, car le droit applicable à la succession du défunt était le droit successoral musulman, qui faisait partie du droit interne et s’appliquait spécifiquement aux ressortissants grecs de confession musulmane. Elle releva que les biens successoraux en question appartenaient à la catégorie des biens « possédés en pleine propriété » (moulkia) – terres publiques qui appartenaient à l’administration ottomane et avaient été cédées en pleine propriété à des personnes privées, et qui étaient régies par la charia pendant l’occupation ottomane – et que, par conséquent, le testament public litigieux devait être réputé invalide et dépourvu d’effet juridique, au motif que la charia ne reconnaissait aucune institution de la sorte.

19. La Cour de cassation renvoya l’affaire devant la cour d’appel de Thrace.

D. La procédure devant la cour d’appel statuant sur renvoi

20. Par un arrêt no 183/2015 du 15 décembre 2015, la cour d’appel annula le jugement rendu par le tribunal de première instance de Rhodope le 1er juin 2010. Suivant l’arrêt de la Cour de cassation, elle considéra que les dispositions législatives pertinentes étaient protectrices des ressortissants grecs de confession musulmane, constituaient un droit spécial et ne méconnaissaient pas le principe de l’égalité, garanti par l’article 4 de la Constitution, ni le droit d’accès à un tribunal, garanti par l’article 6 de la Convention. Elle rappela que le droit applicable à la succession du défunt était la charia car les biens légués étaient des « moulkia » et que, par conséquent, le testament public litigieux était dépourvu d’effet juridique parce que la charia ne reconnaissait aucune institution de la sorte. Elle souligna que les arrêts de la Cour de cassation liaient les juridictions statuant sur renvoi en ce qui concernait les questions juridiques tranchées par ces arrêts. Ainsi, elle s’estima liée par l’arrêt du 7 octobre 2013 de la Cour de cassation qu’elle ne pouvait plus contredire, de sorte qu’elle ne pouvait accueillir la demande de renvoi préjudiciel devant la Cour de justice de l’Union européenne faite par la requérante, qui avait demandé l’interprétation de l’article 5 § 2 de la loi no 1920/1991 et de l’article 45 du Traité de Lausanne. Un pourvoi ayant été introduit contre cet arrêt de la cour d’appel, celui-ci ne fut pas immédiatement exécutoire.

E. La procédure devant la Cour de cassation statuant sur l’arrêt de renvoi de la cour d’appel

21. Le 8 février 2016, la requérante forma contre cet arrêt de la cour d’appel un pourvoi en cassation, dont l’audience fut fixée au 11 janvier 2017. Elle formulait plusieurs moyens en cassation.

22. Dans le premier moyen, elle soutenait que l’arrêt attaqué n’était pas suffisamment motivé sur un point qui avait selon elle une incidence déterminante sur l’issue de la procédure, à savoir qu’il n’abordait nulle part la question de savoir si son mari était « musulman pratiquant », condition indispensable à l’application du droit spécial.

23. Dans le deuxième moyen, la requérante estimait erronées l’interprétation et l’application de l’article 5 § 2 de la loi no 1920/1991 et de certains articles du code civil. Elle disait que l’arrêt attaqué avait étendu aux membres de la communauté musulmane ne suivant pas fidèlement le dogme musulman le champ d’application des dispositions créant un droit dérogatoire pour les ressortissants grecs de confession musulmane.

24. La requérante concluait que ces moyens n’étaient pas englobés dans la question juridique tranchée par l’arrêt no 1862/2013 de la Cour de cassation. Elle précisait que cet arrêt visait de manière générale les ressortissants grecs de confession musulmane et n’abordait pas la question du droit applicable aux membres non pratiquants de la communauté musulmane.

25. Dans ses observations complémentaires, la requérante soutenait que l’affaire, qui concernait la rédaction d’un testament public, permise à tout citoyen grec indépendamment de toute considération de religion, ne relevait pas de la compétence du mufti. Les dispositions spécifiques visant la minorité musulmane ne pouvaient selon elle être appliquées sans violer les droits individuels des musulmans, tels que garantis par la Constitution hellénique, ainsi que par l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1.

26. Par un arrêt no 556/2017 du 6 avril 2017, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle ne fit aucune référence à la Convention dans ses motifs.

27. En ce qui concerne le premier moyen exposé par la requérante, elle l’estima irrecevable au motif qu’il était fondé sur le degré de sentiment de religiosité du défunt en tant que musulman, un critère n’ayant aucune portée juridique. Elle ajouta que l’application de la charia n’était pas exclue par l’effet de la nationalité grecque du défunt.

28. Quant au deuxième moyen, la Cour de cassation considéra que la cour d’appel avait rendu l’arrêt attaqué en suivant un bon raisonnement, c’est-à-dire en se conformant à l’arrêt no 1862/2013 de la Cour de cassation. Elle souligna que la cour d’appel avait rattaché les faits de la cause au droit matériel et avait tranché sur la base de motifs suffisants la question essentielle de la reconnaissance de l’invalidité du testament.

29. Cet arrêt marqua la fin de la procédure en ce qui concerne les biens situés en Grèce.

30. L’ensemble de cette procédure eut pour effet de priver la requérante de trois quarts des biens légués.

F. La procédure devant le tribunal de première instance d’Istanbul

31. Dans l’intervalle, en 2011, les sœurs du testateur avaient saisi le tribunal de première instance d’Istanbul d’une demande tendant à ce que celui-ci annule le testament en vertu des principes de droit international privé tirés du code civil turc. Elles soutenaient que le testament était contraire à l’ordre public turc. Des audiences eurent lieu les 9 février et 26 mai 2016, mais le tribunal ajourna l’examen de l’affaire, considérant que la requérante devait se pourvoir en cassation contre l’arrêt no 183/2015 de la cour d’appel de Thrace. La nouvelle date de l’audience dans l’affaire fut fixée au 28 septembre 2017, puis ajournée au 18 janvier 2018. À la date du présent arrêt, la Cour n’avait pas été informée de la suite de cette procédure.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

32. Les articles pertinents de la Constitution prévoient :

Article 4

« 1. Les Hellènes sont égaux devant la loi.

2. Les hommes et les femmes hellènes ont les mêmes droits et les mêmes obligations.

(...) »

Article 5

« 1. Chacun a le droit de développer librement sa personnalité et de participer à la vie sociale, économique et politique du pays pourvu qu’il ne porte pas atteinte aux droits d’autrui ni ne viole la Constitution ou les bonnes mœurs.

2. Tous ceux qui se trouvent sur le territoire hellénique jouissent de la protection absolue de leur vie, de leur honneur et de leur liberté sans distinction de nationalité, de race, de langue, de convictions religieuses ou politiques. (...) »

Article 13 § 1

« La liberté de la conscience religieuse est inviolable. La jouissance des droits individuels et politiques ne dépend pas des croyances religieuses de chacun. »

Article 20 § 1

« Chacun a le droit à bénéficier d’une protection légale auprès des tribunaux et peut exposer devant eux ses points de vue sur ses droits et ses intérêts, conformément aux dispositions de la loi. »

B. Le code civil

33. Les articles pertinents du code civil disposent :

Article 1724

« Le testament public est établi sur la déclaration de dernière volonté du testateur, reçue par un notaire en présence de trois témoins, ou d’un second notaire et d’un témoin, et conformément aux dispositions des articles 1725 à 1737. »

Article 1769

« Tout notaire dépositaire d’un testament, doit, dès qu’il a pris connaissance du décès du testateur, en envoyer copie au greffier du tribunal de première instance compétent s’il s’agit d’un testament public (...)

(...) Le testament public adressé au greffier est ouvert à la première audience du tribunal [postérieurement à la réception du testament]. »

Article 1956

« Le tribunal de la succession délivre à l’héritier, sur la requête de celui-ci, un certificat attestant de son droit d’héritier et la part successorale qui lui revient (certificat d’héritier – « κληρονομητήριο »). »

C. Le code de procédure civile

34. L’article 562 § 1 du code de procédure civile est ainsi libellé :

« Tout moyen en cassation contre l’arrêt de la juridiction statuant sur renvoi est irrecevable s’il vise une partie de l’arrêt conforme à l’arrêt de cassation. »

D. Le droit successoral musulman

35. En droit successoral musulman (Farâ’idh), la succession ab intestat est le mode de succession le plus courant. Le décès entraîne l’extinction définitive des rapports juridiques entre le défunt et les tiers. Parmi les tiers figurent les héritiers du défunt, qui sont considérés comme des créanciers de celui-ci. Les créanciers autres que les héritiers ont un rang supérieur à ces derniers et doivent être satisfaits en premier lieu, faute de quoi toute succession aux héritiers est nulle.

36. La part successorale des héritiers de sexe masculin est double de celle des héritiers de sexe féminin. Les premiers sont considérés comme des héritiers « autonomes » et ont droit à la masse de la succession qui reste une fois que les ayants droit à des parts ont reçu celles-ci. L’épouse survivante et les filles du défunt sont considérées comme des détentrices de parts. Les parts sont au nombre de six : une moitié, un quart, un huitième, un tiers, deux tiers et un sixième. Ainsi, l’épouse survivante recevra un huitième de la succession, en présence d’enfants, et un quart en l’absence d’enfants. Si le défunt a pour seul enfant une fille, celle-ci aura droit à la moitié de la succession. Si le défunt a aussi des frères et une mère, sa fille recevra un sixième.

37. Par un jugement no 152/1991, le tribunal de première instance de Rhodope a dit que le régime des parts successorales inégales lors de la succession ab intestat était contraire à l’article 4 § 2 de la Constitution, qui garantit l’égalité entre les deux sexes.

38. La charia prévoit aussi un testament islamique mais celui-ci s’apparente plutôt à un legs. Un tel testament est rédigé par le mufti lui‑même ou est établi oralement devant deux témoins. Il permet à l’intéressé de transmettre jusqu’à un tiers de ses biens à des tiers (qui ne sont pas ses héritiers) dans un but caritatif.

39. Le mufti est un fonctionnaire grec qui a rang de directeur général de l’administration et qui est nommé par décret présidentiel sur proposition du ministre de l’Éducation nationale et des Affaires religieuses (à propos du rôle du mufti, voir aussi les paragraphes 50 et 77 ci-dessous).

E. Les dispositions portant sur la charia en droit grec et la pratique interne

1. Les textes

40. La protection du particularisme religieux des musulmans grecs est fondée sur une série d’instruments internationaux (paragraphes 62-65 ci‑dessous) ainsi que sur l’article 4 de la loi no 147/1914 du 5 janvier 1914 sur « la législation applicable dans les territoires cédés et leur organisation judiciaire » (texte voté en application du traité d’Athènes, auquel il se réfère en son deuxième paragraphe), aux termes duquel :

« Toute matière se rapportant au mariage des personnes appartenant à la religion musulmane ou israélite, c’est-à-dire tout ce qui concerne la formation légitime et la dissolution du mariage, ainsi que les relations personnelles entre les époux pendant leur vie conjugale et les liens de parenté, est régie par la loi sacrée et jugée conformément à celle-ci.

Quant aux musulmans, les conditions spéciales prévues pour eux dans le dernier traité entre la Grèce et la Turquie sont aussi en vigueur. »

41. À l’occasion de l’adoption du code civil grec en 1946, l’article 6 de la loi d’accompagnement du code civil abrogea l’article 4 de la loi no 147/1914 à l’égard des seuls ressortissants grecs de confession israélite. En revanche, l’article 8 de la loi d’accompagnement du code civil maintint en vigueur l’article 10 § 1 de la loi no 2345/1920, remplacé par la suite par l’article 5 § 2 de la loi no 1920/1991 (paragraphe 45 ci-dessous).

42. L’article 5 § 2 de la loi no 1920/1991, portant ratification de l’acte à caractère législatif du 24 décembre 1990 relatif aux ministres du culte musulman, dispose :

« Le mufti exerce sa compétence au regard des citoyens grecs de confession musulmane domiciliés dans sa région, en matière de mariage, de divorce, de pension alimentaire, de tutelle, de curatelle, d’émancipation de mineurs, de testament islamique et de succession ab intestat, lorsque ces matières sont régies par la loi sacrée musulmane ».

43. L’article 5 § 3 de la même loi prévoit :

« Les décisions rendues par le mufti dans des affaires au sujet desquelles la compétence de celui-ci est contestée ne peuvent être exécutées et avoir force de chose jugée que si elles sont déclarées exécutoires par le tribunal de première instance, siégeant en formation de juge unique, de la région du ressort du mufti, conformément à la procédure non contentieuse. Le tribunal se contente d’examiner si la décision a été rendue dans les limites de la compétence du mufti et si les dispositions qui ont été appliquées étaient conformes à la Constitution. Son jugement est susceptible de recours devant une formation collégiale de ce tribunal, qui se prononce selon la même procédure. Le jugement de la formation collégiale n’est pas susceptible de recours, ordinaire ou extraordinaire. »

2. La jurisprudence

a. À propos des traités internationaux

44. Les juridictions suprêmes grecques divergent sur la question de savoir si le traité d’Athènes est encore en vigueur et sur la portée de ce traité. Le Conseil d’État a jugé que les dispositions protectrices de minorités du traité de Lausanne étaient fondées sur le principe de l’égalité de traitement entre les membres des minorités et les autres citoyens dans l’exercice de leurs droits civils et politiques. Par conséquent, selon lui, l’article 11 du traité d’Athènes n’était pas compatible avec le principe précité et n’était donc plus applicable (arrêts no 1333/2001 et 466/2003). En revanche, la formation civile de la Cour de cassation a pour jurisprudence constante que le traité d’Athènes constitue le fondement juridique de la protection des minorités en Grèce et que c’est de ce traité que découle l’obligation internationale d’appliquer la charia (arrêts no 231/1932, 105/1937, 14/1938, 322/1960, 738/1967, 1723/1980, 1041/2000, 1097/2007 et 2113/2009).

45. La formation civile de la Cour de cassation considère aussi que le statut instauré au bénéfice des musulmans grecs par les traités de Sèvres et de Lausanne n’est pas devenu caduc par l’effet de l’adoption du code civil en 1946 (paragraphe 41 ci-dessus). Elle a relevé que l’article 4 de la loi no 147/1914 n’avait été supprimé que dans sa partie concernant la communauté israélite et non dans celle concernant la communauté musulmane. Elle a ajouté que, si la loi no 1920/1991 avait supprimé l’article 10 § 1 de la loi no 2345/1920 (paragraphe 41 ci-dessus), elle en avait repris le contenu en son article 5 § 2. Elle a souligné que les dispositions législatives précitées, qui avaient été introduites en exécution des traités de Sèvres et de Lausanne, étaient protectrices des musulmans grecs, constituaient un droit spécial applicable aux relations interpersonnelles et n’étaient contraires ni à l’article 4 § 1 de la Constitution (principe de l’égalité), ni à l’article 20 § 1 de celle-ci (droit à une protection judiciaire), ni à l’article 6 § 1 de la Convention (voir, par exemple l’arrêt no 2138/2013 de la Cour de cassation du 5 décembre 2013).

46. La formation civile de la Cour de cassation a admis que la charia s’appliquait sous réserve de sa compatibilité avec la Constitution et le droit international, une question à trancher par les tribunaux internes appelés à statuer sur le caractère exécutoire des décisions du mufti. Dans son arrêt no 2138/2013 précité, elle a dit ceci :

« (...) il ressort que les rapports familiaux des musulmans sont soumis aux règles de leur tradition religieuse (dans la mesure où elles ne s’opposent pas aux règles de droit de rang supérieur, tirées notamment de la Constitution et du droit international moderne). Il ressort aussi qu’un élément indissociable de cette tradition est la compétence juridictionnelle de leur ministres du culte, les seules personnes qui ont compétence soit pour se prononcer sur le contenu des Règles Sacrées, soit pour interpréter et appliquer celles-ci dans chaque cas concret ».

47. En revanche, la formation pénale de la Cour de cassation a considéré que l’article 5 § 2 de la loi no 1920/1991 est une disposition de nature procédurale qui ne peut créer aucune norme juridique substantielle (arrêt no 1588/2011). Elle a jugé que la question de la pension alimentaire à verser à la femme et à l’enfant d’un musulman devait être tranchée par les juridictions civiles et non par le mufti.

b. À propos de la compétence du mufti

48. En étudiant la jurisprudence des tribunaux de première instance à ce sujet, la doctrine a constaté qu’ils n’exercent pas en réalité un véritable contrôle de constitutionnalité, mais dans la majorité des cas, entérinent formellement la décision du mufti. Ainsi, pendant la période allant de 2007 à 2014, les tribunaux de Xanthi et de Rhodope ont déclaré exécutoires 390 décisions du mufti de Xanthi et 476 décisions du mufti de Komotini, respectivement, et ont refusé de le faire dans 34 et 17 décisions, respectivement[1].

49. Dans un avis rendu le 3 novembre 1953, le Conseil Juridique de l’État, siégeant en formation plénière, a estimé que l’article 4 de la loi no 147/1914 – pour autant qu’il concernait le droit des successions applicable aux musulmans grecs – ainsi que certains autres articles n’étaient plus fondés sur les traités internationaux en vigueur à la date de l’adoption du code civil et devaient donc être réputés caducs. Il a dit que, en effet, l’article 11 du traité d’Athènes avait été tacitement abrogé par les traités postérieurs de Sèvres et de Lausanne. Il a ajouté que l’abrogation de l’article 4 de la loi no 147/1914, ainsi que de certaines dispositions d’autres lois (régissant des questions afférentes au respect des coutumes de la minorité musulmane) par l’effet de l’adoption du code civil, applicable à tous les ressortissants grecs et à toutes les questions relevant du droit de la famille, ne devait pas être regardée comme contraire au traité de Lausanne. Il a relevé enfin que l’abrogation par la Turquie des dispositions applicables à ses propres minorités et l’acceptation de cette situation par la Grèce permettaient de conclure que l’entrée en vigueur d’un code civil unique conforme aux conceptions prévalant dans la civilisation de l’Europe de l’ouest n’étaient pas contraires au traité de Lausanne. Il en a conclu que, pour imposer des droits de succession, les autorités fiscales devaient considérer que les musulmans grecs héritaient selon les dispositions du code civil.

50. Il ressort également de la jurisprudence des tribunaux du fond grecs que la compétence du mufti et l’application de la charia sont limitées par les obligations constitutionnelles et internationales en vigueur dans l’ordre juridique interne, qui imposent à l’État, en cas de conflit entre cette loi et les droits civils, de garantir ceux-ci au citoyen grec musulman par l’application du code civil grec (jugement no 9/2008 du tribunal de première instance de Rhodope).

51. Par un arrêt no 7/2001, la cour d’appel de Thrace a jugé que les questions de droit de la famille et de droit des successions relevant de la compétence du mufti étaient strictement déterminées et circonscrites parce qu’il s’agissait d’un droit d’exception pour lequel toute interprétation extensive était inacceptable.

52. Dans une décision no 1623/2003 ordonnant des mesures provisoires, le tribunal de première instance de Xanthi a considéré qu’au cas où des ressortissants grecs de confession musulmane auraient choisi de se marier civilement, toutes les questions relevant du droit de la famille, y compris celles énumérées au paragraphe 2 de l’article 5, étaient régies non pas par la charia, mais par les règles de droit commun et soumises aux juridictions ordinaires. Le tribunal a également jugé que la liberté de religion et le principe d’égalité donnaient à tous les citoyens grecs le droit de choisir le type de mariage qu’ils souhaitaient et, s’ils ont opté pour le mariage civil, le droit de se voir appliquer le droit correspondant à leur choix.

53. Dans son jugement no 102/2012, le tribunal de première instance de Xanthi a également dit que nul ne pouvait soutenir que la privation des droits des femmes musulmanes grecques ou leur traitement inégalitaire étaient justifiés par des circonstances spéciales ou imposés par des motifs d’intérêt public qui seraient supérieurs aux droits fondamentaux, à l’égalité des sexes et à l’égalité devant la loi. Toutefois, ce jugement a été infirmé par la cour d’appel de Thrace (arrêt no 178/2015).

54. En outre, dans la présente affaire (paragraphe 15 ci-dessus), la cour d’appel de Thrace a jugé que le mufti n’était pas compétent en matière de succession par voie de testament public et que la volonté du défunt ne pouvait pas être limitée par la compétence du mufti car cela constituerait une discrimination fondée sur la religion. Elle a aussi souligné que la charia constituait une loi spéciale dont l’interprétation avait pour effet de priver les musulmans de leurs droits contre leur volonté (arrêt no 392/2011).

55. De son côté, la jurisprudence constante de la formation civile de la Cour de cassation depuis 1960 tend à appliquer la charia dans les successions ab intestat portant sur des biens « possédés en pleine propriété » (arrêts no 321/1960, 1041/2000, 1097/2007, 2113/2009, 1497/2013, 1370/2014). Dans un arrêt no 1097/2007 du 16 mai 2007, la Cour de cassation a dit que la succession des grecs musulmans concernant les biens exempts de dettes était strictement régie par la « loi sacrée musulmane » et non par le code civil. Par ailleurs, le 7 février 2017, elle a réaffirmé que la charia était la seule loi applicable aux musulmans grecs en matière de succession ab intestat.

3. La Commission nationale des droits de l’homme

56. Dans une « contribution écrite » relative à la mise en œuvre de la Convention internationale sur l’élimination de toute forme de discrimination raciale en Grèce, soumise, en juillet 2016 au Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale, la Commission nationale des droits de l’homme a souligné que les autorités persistaient à ne pas appliquer le droit civil grec en matière de mariage et de succession à la minorité musulmane de Thrace et que l’application de la charia n’était pas compatible avec les dispositions de la Convention internationale sur l’élimination de la discrimination raciale. Elle s’est déclarée préoccupée par l’arrêt no 1862/2013 de la Cour de cassation rendu dans la présente affaire (paragraphe 18 ci-dessus), qui créait selon elle un précédent de nature à affecter la pratique judiciaire en Grèce. Elle a dit que cet arrêt portait atteinte au droit pour les membres de la minorité musulmane de Thrace d’établir un testament conformément au droit civil, un droit qu’ils pouvaient exercer depuis 1946 (rapport annuel de la Commission nationale des droits de l’homme, 2016, p. 239).

F. La loi no 4511/2018 modifiant l’article 5 de la loi no 1920/1991 portant ratification de l’acte à caractère législatif du 24 décembre 1990 relatif aux ministres du culte musulman

57. Les dispositions pertinentes de la loi no 4511/2018, entrée en vigueur le 15 janvier 2018, prévoient :

Article 1

« 1. À la fin de l’article 5 de l’acte à caractère législatif du 24 décembre 1990 (...) est ajouté un paragraphe 4 ainsi libellé :

« 4. a. Les affaires mentionnées au paragraphe 2 sont régies par les dispositions du droit commun et ne relèvent qu’exceptionnellement de la compétence du mufti, c’est-à-dire à condition que les deux parties lui demandent conjointement de régler le litige conformément à la loi musulmane sacrée (...). Si l’une des parties ne souhaite pas soumettre l’affaire au mufti, elle peut saisir les juridictions civiles (...), qui, dans tous les cas, sont présumées compétentes.

b. Un décret présidentiel, édicté sur proposition du ministre de l’Éducation, de la Recherche et des Cultes et du ministre de la Justice, de la Transparence et des Droits de l’Homme, fixe les règles procédurales pour l’examen de l’affaire par le mufti et la publication des décisions de celui-ci (...).

c. Les relations successorales des membres de la minorité musulmane de Thrace sont régies par les dispositions du code civil, sauf si le testateur rédige devant notaire une déclaration de dernière volonté (...) dans laquelle il exprime expressément son souhait de soumettre la succession aux règles de la loi musulmane sacrée. »

2. (...) Les testaments qui ont été rédigés avant l’entrée en vigueur de la présente loi et pour lesquels la transmission de biens n’a pas encore eu lieu produisent normalement leurs effets juridiques au moment de leur ouverture.

(...) »

58. Le rapport explicatif de la loi no 4511/2018 précisait que la jurisprudence et la doctrine s’étaient penchées sur divers aspects de l’application de la charia et sur la problématique de la hiérarchisation de certaines dispositions et de leur rang dans l’ordre juridique interne ainsi que de leur conformité avec la Constitution et l’acquis européen en matière de droits de l’homme. Cette problématique est toujours d’actualité à la suite de l’évolution doctrinale et jurisprudentielle portant sur ces questions et de l’interaction entre la jurisprudence des tribunaux grecs et celle des juridictions internationales.

59. Le rapport admettait que l’État avait fait preuve d’inertie en la matière pendant 97 ans, période pendant laquelle les conceptions, les pratiques et les traditions avaient évolué sur le plan tant international que national.

60. Le rapport disait que l’État ne devait plus être le simple spectateur d’un débat juridique et laisser au pouvoir judiciaire le soin de résoudre des questions importantes qui concernaient les citoyens grecs.

61. À la date de l’adoption du présent arrêt, il apparaît que le décret mentionné à l’article 1, 4 b) de la loi n’avait pas encore été adopté.

III. DROIT ET PRATIQUE INTERNATIONAUX

A. Les traités

1. Les traités internationaux encadrant la protection du particularisme religieux des musulmans grecs

62. La protection du particularisme religieux des musulmans grecs est fondée sur trois traités internationaux : le traité d’Athènes du 14 novembre 1913 visant au renforcement de la paix et de l’amitié entre la Grèce et la Turquie, le traité de Sèvres du 10 août 1920 relatif à la protection des minorités en Grèce (conclu entre, d’une part, la Grèce, et, d’autre part, l’Empire britannique, la France, l’Italie et le Japon) et le traité de Paix de Lausanne du 24 juillet 1923 (conclu entre l’Empire britannique, la France, l’Italie, le Japon, la Grèce, la Roumanie et l’État serbo-croate-slovène, d’une part, et la Turquie, d’autre part).

63. L’article 11 du traité d’Athènes dispose :

« 8.1. Les muftis, à part leur compétence pour les affaires purement religieuses et leur supervision de l’administration des propriétés d’utilité publique (vakif), exercent aussi leur juridiction parmi les musulmans en ce qui concerne les mariages, les divorces, les pensions alimentaires (nafaqah), les tutelles, les curatelles, les émancipations des mineurs, les testaments islamiques et la succession à la position de Mutevelli (tevliet).

8.2. Les décisions délivrées par les muftis sont exécutées par les autorités grecques compétentes.

9. À propos des héritages, les musulmans intéressés peuvent, suite à un accord préalable, s’adresser au mufti comme arbitre. Quant à la décision arbitrale prononcée, toutes les voies de recours sont acceptées auprès des Tribunaux du Pays, sauf s’il existe une disposition dans le sens contraire. »

64. Le traité de Sèvres disposait en son article 14 § 1 :

« La Grèce consent à prendre toutes les mesures nécessaires concernant les musulmans pour qu’elle règle, conformément aux usages musulmans, toute affaire qui relève du droit de la famille et du statut personnel de ceux-ci. »

65. Le traité de Lausanne prévoit notamment :

Article 42 § 1

« Le gouvernement turc agrée de prendre à l’égard des minorités non musulmanes, en ce qui concerne leur statut familial ou personnel, toutes dispositions permettant de régler ces questions selon les usages de ces minorités. »

Article 43

« Les ressortissants turcs appartenant aux minorités non musulmanes ne seront pas astreints à accomplir un acte quelconque constituant une violation de leur foi ou de leurs pratiques religieuses, ni frappés d’aucune incapacité s’ils refusent de comparaître devant les tribunaux ou d’accomplir quelque acte légal le jour de leur repos hebdomadaire.

Toutefois, cette disposition ne dispensera pas ces ressortissants turcs des obligations imposées à tous autres ressortissants turcs en vue du maintien de l’ordre public. »

Article 45

« Les droits reconnus par les stipulations de la présente Section aux minorités non musulmanes de la Turquie, sont également reconnus par la Grèce à la minorité musulmane se trouvant sur son territoire. »

2. La Convention de Vienne sur le droit des traités

66. L’article 30 (application de traités successifs portant sur la même matière) de la Convention de Vienne sur le droit des traités, du 23 mai 1969, dispose :

« 1. Sous réserve des dispositions de l’article 103 de la Charte des Nations Unies, les droits et obligations des États parties à des traités successifs portant sur la même matière sont déterminés conformément aux paragraphes suivants.

2. Lorsqu’un traité précise qu’il est subordonné à un traité antérieur ou postérieur ou qu’il ne doit pas être considéré comme incompatible avec cet autre traité, les dispositions de celui-ci l’emportent.

3. Lorsque toutes les parties au traité antérieur sont également parties au traité postérieur, sans que le traité antérieur ait pris fin ou que son application ait été suspendue en vertu de l’article 59, le traité antérieur ne s’applique que dans la mesure où ses dispositions sont compatibles avec celles du traité postérieur.

(...) »

3. La convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales

67. L’article 3 § 1 de cette Convention, adoptée en 1995 et entrée en vigueur le 1er février 1998 (signée mais non ratifiée par la Grèce), prévoit :

« Toute personne appartenant à une minorité nationale a le droit de choisir librement d’être traitée ou ne pas être traitée comme telle et aucun désavantage ne doit résulter de ce choix ou de l’exercice des droits qui y sont liés ».

68. Le rapport explicatif de la convention-cadre souligne que l’article 3 § 1 « garantit tout d’abord à toute personne appartenant à une minorité nationale le droit de choisir librement d’être traitée ou de de ne pas être traitée comme telle. Il laisse à chacune de ces personnes le droit de décider si elle souhaite ou non bénéficier de la protection découlant des principes de la convention-cadre » (§ 34). Il précise que ce paragraphe « n’implique pas le droit pour un individu de choisir arbitrairement d’appartenir à une quelconque minorité nationale. Il dit que le choix subjectif de l’individu est indissociablement lié à des critères objectifs pertinents pour l’identité de la personne » (§ 35). Il ajoute que le paragraphe 1 « prévoit, en outre, qu’aucun désavantage ne doit résulter ni du libre choix garanti par cette disposition ni de l’exercice des droits qui y sont liés [et que c]ette disposition a pour objet de s’assurer que la jouissance de ce libre choix ne fasse pas non plus l’objet d’atteintes indirectes » (§ 36).

4. Le Comité de l’ONU des droits des personnes handicapées

69. Dans son Observation générale no 6 sur l’égalité et la non‑discrimination, adoptée le 26 avril 2018, le Comité des droits des personnes handicapées a confirmé son opinion selon laquelle la notion de « discrimination » englobe la discrimination contre

« (...) les personnes qui sont associées à une personne handicapée. Cette dernière forme de discrimination est dite « discrimination par association ». La large portée de l’article 5 tient à la nécessité d’éliminer et de combattre toutes les situations discriminatoires et/ou tous les comportements discriminatoires liés au handicap. » (§ 20).

B. Les constats des organes internationaux

1. Les Nations Unies

a. Le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes

70. Dans ses observations finales sur la Grèce, du 2 février 2007, le Comité s’est dit préoccupé par la non-application à la minorité musulmane de la législation grecque relative au mariage et à l’héritage et craignait que cette situation ne se traduise par une discrimination à l’égard des femmes musulmanes qui serait contraire à la Constitution grecque et à l’article 16 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.

71. Dans ses observations finales concernant le septième rapport périodique de la Grèce, adoptées par le Comité lors de sa cinquante‑quatrième session (11 février-1er mars 2013), celui-ci a relevé ce qui suit :

« 36. Le Comité s’inquiète de la situation des femmes en ce qui concerne le mariage et les successions dans l’État partie. Il demeure préoccupé par le fait que le droit de l’État partie n’est pas appliqué de façon cohérente à toutes les communautés. À cet égard, le Comité constate avec préoccupation que le droit commun de l’État partie ne s’applique pas à la communauté musulmane de Thrace pour ce qui est du mariage et des successions (...).

37. Le Comité recommande à l’État partie:

a) D’harmoniser pleinement l’application de la charia et du droit commun de l’État partie avec les dispositions relatives à la non-discrimination figurant dans la Convention, en particulier en ce qui concerne le mariage et les successions;

(...) »

b. Le Comité des droits de l’homme établi par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques

72. Dans un document intitulé « Examen des Rapports présentés par les États parties en vertu de l’article 40 du Pacte », du 25 avril 2005, le Comité des droits de l’homme a observé ce qui suit au sujet de la Grèce :

« 8. Le Comité est préoccupé par les obstacles auxquels peuvent se heurter les femmes musulmanes du fait que le droit général grec ne s’applique pas à la minorité musulmane en matière de mariage et d’héritage (art. 3 et 23).

Le Comité demande instamment à l’État partie de faire en sorte que les femmes musulmanes prennent davantage conscience de leurs droits et des recours à leur disposition et qu’elles bénéficient des dispositions du droit civil grec. »

73. Dans un document ultérieur de suivi, en date du 23 janvier 2014, le Comité des droits de l’homme a reproduit la réponse du gouvernement grec, qui disait ceci :

« Application de la charia dans les affaires familiales et de succession pour les membres de la minorité musulmane de Thrace (par. 8 des observations finales du Comité)

59. La loi prévoit la possibilité d’appliquer la charia dans les affaires familiales et de succession pour les membres de la minorité musulmane de Thrace. Les membres de la minorité musulmane ont le choix de recourir à la charia ou au Code civil grec dans les affaires susmentionnées. Il ressort des affaires mettant en cause des femmes musulmanes depuis quelques années, que faire ce choix est une pratique courante en Thrace.

60. Les membres de la minorité musulmane de Thrace sont entièrement libres de s’adresser aux tribunaux civils ou aux muftis locaux. Dans le premier cas, c’est la loi générale qui s’applique. Dans le second cas, c’est la charia pour autant que ses règles n’entrent pas en conflit avec les valeurs fondamentales de la société grecque ni avec l’ordre juridique ou constitutionnel grec. La loi dispose que les tribunaux n’exécuteront pas les décisions des muftis qui seraient contraires à la Constitution grecque. Il n’existe d’ailleurs que des dérogations mineures au droit civil: des concepts tels que la polygamie, le mariage à un âge inférieur à l’âge légal, le mariage par procuration, la répudiation, etc., sont interdits en vertu de ce principe.

61. La Grèce est fermement résolue à renforcer l’examen sur le fond et le contrôle, par les tribunaux, des décisions des muftis sur ces questions; elle tient ainsi à garantir que les conséquences juridiques et l’exécution de ces décisions ne sont pas contraires à la Constitution ni aux traités internationaux et régionaux relatifs aux droits de l’homme, notamment en ce qui concerne les droits des femmes et des enfants.

62. Compte tenu des préférences qui s’expriment et des évolutions qu’on observe dans la majeure partie de la minorité musulmane à propos des questions religieuses, sociales et juridiques, la Grèce étudiera d’éventuels réajustements dans l’application de la charia en Thrace, se conformant ainsi à ses obligations légales et à la possible évolution des souhaits de la minorité musulmane elle-même.

63. Enfin, il importe de préciser qu’il n’existe pas en Grèce d’ « ordres juridiques parallèles » ni de « sociétés séparées » en fonction de l’appartenance religieuse des citoyens grecs. Les femmes musulmanes sont pleinement prises en compte dans les politiques d’égalité entre les sexes et elles participent aux programmes correspondants mis en œuvre par les autorités compétentes. »

2. Le Conseil de l’Europe

a. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

74. Le Commissaire Thomas Hammarberg et sa délégation se sont rendus en Grèce, y compris dans le département d’Evros, du 8 au 10 décembre 2008. Au cours de sa visite, le Commissaire s’est entretenu avec des représentants des autorités et des organisations non gouvernementales nationales et internationales, au sujet de certaines questions de droits de l’homme, dont celle des droits des minorités. Il a également rencontré des membres de groupes minoritaires.

75. Dans son rapport, le Commissaire a ciblé les points suivants :

« (...)

III. Les muftis et l’application de la charia en Grèce : Le Commissaire note les graves inquiétudes exprimées par des organisations nationales et internationales compétentes à propos de l’application, aux ressortissants grecs musulmans de Thrace, par des muftis nommés par l’État grec, de la charia pour les questions de droit de la famille et des successions. Cette pratique étant incompatible avec les normes de droits de l’homme européennes et internationales, le Commissaire recommande aux autorités de la revoir et, parallèlement, d’instituer avec les représentants de la minorité musulmane un dialogue ouvert et permanent sur toutes les questions influant sur leur vie quotidienne et sur toutes les questions de droits de l’homme, conformément aux normes du Conseil de l’Europe.

(...)

33. Le Commissaire a noté qu’en 2007, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) s’est « dit préoccupé par la non-application à la minorité musulmane de la législation grecque relative au mariage et à l’héritage » et ... « craint que cette situation ne se traduise par une discrimination à l’égard des femmes musulmanes qui serait contraire à la Constitution grecque et à l’article 16 de la Convention [sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes] (...)

34. Le Commissaire a conscience du fait que la décision de procéder à l’application de la charia pour des questions de droit de la famille et des successions peut être prise par des membres de la minorité musulmane de Thrace qui ont, en principe, le droit de choisir entre le droit civil grec et le droit coranique. Il convient toutefois de noter l’existence d’exceptions pour ce qui concerne des questions liées au droit de succession où le droit coranique est strictement appliqué. Le Commissaire sait également que le droit coranique doit, en principe, être appliqué, dans la mesure où ses règles n’entrent pas en conflit avec l’ordre constitutionnel et statutaire de la Grèce. En fait, la loi 1920/1991 (sur les muftis) dispose qu’en cas de différend, les tribunaux nationaux ne devraient pas appliquer les décisions des muftis qui seraient contraires à la Constitution grecque. Dans un récent rapport, un expert juridique émet, toutefois de sérieux doutes quant à l’efficacité de l’examen et du contrôle, par les tribunaux civils nationaux, des décisions judiciaires des muftis.

35. Le Commissaire partage les observations des institutions de droit de l’homme nationales et internationales compétentes précitées, dont les rapports ont clairement indiqué que la pratique de la charia décrite plus haut, qui se fonde notamment sur des traités conclus au début du 20e siècle entre la Grèce et l’Empire ottoman puis la Turquie, soulève de graves questions de compatibilité avec les engagements contractés par la Grèce à la suite de la ratification des principaux traités de droits de l’homme internationaux et européens postérieurs à 1948, notamment ceux qui ont trait aux droits de l’enfant et aux droits des femmes qui devraient, dans tous les cas, prévaloir et être effectivement appliqués.

36. Au cours des entretiens que le Commissaire a eus à Alexandroupolis avec les membres susmentionnés de la minorité musulmane, ces derniers ont souligné à maintes reprises leur souhait de voir prévaloir et de voir appliquer les « normes européennes » aux membres de la minorité musulmane. Durant ces entretiens, le Commissaire a eu l’impression qu’une grande partie des membres de la minorité musulmane ne veut pas être soumise, même si on leur en laisse le choix, à la charia et se féliciterait de son abolition en Grèce. Parallèlement, une telle évolution pourrait paver la voie vers l’élection directe d’un mufti par les membres de la minorité musulmane, perspective que la majorité des membres de ce groupe minoritaire semblent souhaiter.

VI. Conclusions et recommandations

(...)

41. Le Commissaire tient à souligner dans ce contexte que toutes les obligations découlant du Traité de paix de Lausanne de 1923 ou de tout autre traité conclu au début du XXe siècle devraient être considérées et interprétées en respectant pleinement les obligations contractées lors de la ratification des instruments de droits de l’homme européens et internationaux. »

b. La Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire

76. Dans un rapport établi le 21 avril 2009, intitulé « la liberté de religion et autres droits de l’homme des minorités non musulmanes en Turquie et de la minorité musulmane en Thrace (Grèce orientale) », la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire a noté ce qui suit :

« 55. Par ailleurs, l’application de la charia peut se révéler problématique, et le rapporteur est particulièrement préoccupé par ce qui a été rapporté par un des experts auprès de la commission, selon lequel « 99 % des décisions des muftis sont avalisées par les tribunaux grecs, même lorsqu’elles enfreignent les droits des femmes et des enfants tels qu’ils ressortent de la Constitution ou de la Convention européenne des droits de l’homme» ».

77. Une proposition de résolution intitulée « Compatibilité de la charia avec la Convention européenne des droits de l’homme : des États parties à la Convention peuvent-ils être signataires de la Déclaration du Caire » a été transmise à la commission des questions juridiques et des droits de l’homme pour rapport le 27 janvier 2016. Lors de sa réunion à Strasbourg le 19 avril 2016, la commission a désigné une rapporteure à cette fin. Dans une note introductive du 7 octobre 2016, celle-ci a noté :

« (...)

4. Application de la charia dans tout ou partie d’un territoire d’un État membre du Conseil de l’Europe

4.1 La Thrace occidentale en Grèce

41. En vertu du traité de Lausanne du 24 juillet 1923, l’État grec reconnaît l’existence d’une seule minorité sur le territoire grec, à savoir la minorité « musulmane » de Thrace occidentale au nord-est de la Grèce. La « minorité musulmane de Grèce » ainsi que « les Grecs de Constantinople » ont été expressément exclus de l’échange obligatoire de population entre la Grèce et la Turquie opéré en vertu du traité de Lausanne du 30 janvier 1923. Le droit grec a reconnu aux ressortissants grecs musulmans résidant en Thrace occidentale la possibilité de recourir à la charia, en tant que système judiciaire parallèle en matière de droit privé. La loi attribue au mufti des compétences juridictionnelles pour statuer sur les litiges entre musulmans en matière successorale (loi no 2345/1920).

42. Cinq muftis cohabitent en Thrace depuis 1990 : trois officiellement nommés par l’État grec et deux élus par la minorité, mais non reconnus par les autorités grecques, ce qui est source de conflits et a amené la Cour européenne des droits de l’homme à constater des violations de l’article 9 de la Convention.

43. En principe, tout citoyen grec musulman a la possibilité de choisir librement entre un mufti et le juge grec. Pour autant, ce droit d’option est interprété très strictement par la Cour suprême grecque et la coexistence de ce système judiciaire parallèle fait l’objet de nombreuses critiques. Par l’arrêt 1097/2007 du 16 mai 2007, la Cour suprême grecque a reconnu que la succession des Grecs musulmans concernant les biens exempts de dettes est strictement réglée par la « sainte loi musulmane » et jamais par le Code civil grec. En vertu de la « sainte loi musulmane », il n’est pas possible d’hériter, entre autres, par testament. (...)

44. De plus, l’application de la charia en Thrace occidentale se fait au détriment des femmes. On peut citer le fait que des muftis ont autorisé plusieurs mariages musulmans conclus par procuration, sans le consentement exprès des femmes, mêmes mineures. En matière de succession, une requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme par une femme, membre de la minorité musulmane à l’encontre de la Grèce. La requérante conteste la décision de justice de la Cour suprême grecque, considérant que le testament d’un citoyen musulman décédé en faveur de son épouse était nul au motif qu’il était contraire à la charia.

45. Rappelons enfin que le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe avait clairement indiqué ‘qu’il serait favorable au retrait de la compétence judiciaire des muftis étant donné les graves questions de compatibilité de cette pratique avec les normes internationales et européennes en matière de droits de l’homme’. »

IV. DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE

78. Les dispositions pertinentes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000/C 364/01) sont ainsi libellées :

Article 21

Non-discrimination

« 1. Est interdite, toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle.

2. Dans le domaine d’application du traité instituant la Communauté européenne et du traité sur l’Union européenne, et sans préjudice des dispositions particulières desdits traités, toute discrimination fondée sur la nationalité est interdite. »

79. Par ailleurs, la directive du Conseil 2000/78/CE du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail dispose :

Article 1

Objet

« La présente directive a pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, l’handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en oeuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement. »

Article 2

Concept de discrimination

« 1. Aux fins de la présente directive, on entend par "principe de l’égalité de traitement" l’absence de toute discrimination directe ou indirecte, fondée sur un des motifs visés à l’article 1er.

2. Aux fins du paragraphe 1:

a) une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er ;

(...) »

80. Le 17 juillet 2008, dans l’affaire no C-303/06, S. Coleman c. Attridge Law et Steve Law (ECLI:EU:C:2008:415), la Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union européenne a examiné la question de savoir si la directive 2000/78 du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail devait être interprétée comme n’interdisant la discrimination directe, fondée en l’espèce sur le handicap, que contre les employés qui eux-mêmes jouissent d’une protection parce qu’ils sont handicapés, ou si le principe de l’égalité de traitement et l’interdiction de la discrimination directe s’appliquent aussi aux employés qui sont traités moins favorablement en raison du handicap de leurs enfants et dispensent l’essentiel des soins dont ceux-ci ont besoin. Sur ce point, elle a conclu ceci :

« 56. (...) la directive 2000/78 et, notamment, ses articles 1er et 2, paragraphes 1 et 2, sous a), doivent être interprétés en ce sens que l’interdiction de discrimination directe qu’ils prévoient n’est pas limitée aux seules personnes qui sont elles-mêmes handicapées. Lorsqu’un employeur traite un employé n’ayant pas lui-même un handicap de manière moins favorable qu’un autre employé ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable et qu’il est prouvé que le traitement défavorable dont cet employé est victime est fondé sur le handicap de son enfant, auquel il dispense l’essentiel des soins dont celui-ci a besoin, un tel traitement est contraire à l’interdiction de discrimination directe énoncée audit article 2, paragraphe 2, sous a). »

81. Le 16 juillet 2015, dans l’affaire C-83/14, CHEZ Razpredelenie Bulgaria AD c. Komisia za zashtita ot diskriminatsia, (ECLI:EU:C:2015:480), la Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union européenne a examiné la question de la discrimination par association fondée sur l’origine ethnique dans le cadre de l’interprétation de la directive 2000/43/CE du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, s’agissant en particulier de savoir si le principe de l’égalité de traitement ne bénéficie qu’aux personnes possédant effectivement la race ou l’origine ethnique concernée ou s’il bénéficie aussi aux personnes qui, bien que n’ayant pas l’origine raciale ou ethnique en question, n’en subissent pas moins un traitement moins favorable sur ce fondement. La partie pertinente de l’arrêt se lit comme suit :

« 56. (...) la jurisprudence de la Cour, déjà rappelée au point 42 du présent arrêt, en vertu de laquelle le champ d’application de la directive 2000/43 ne peut, eu égard à son objet et à la nature des droits qu’elle vise à protéger, être défini de manière restrictive, est, en l’occurrence, de nature à justifier l’interprétation selon laquelle le principe de l’égalité de traitement auquel se réfère ladite directive s’applique non pas à une catégorie de personnes déterminée, mais en fonction des motifs visés à l’article 1er de celle-ci, si bien qu’il a vocation à bénéficier également aux personnes qui, bien que n’appartenant pas elles-mêmes à la race ou à l’ethnie concernée, subissent néanmoins un traitement moins favorable ou un désavantage particulier pour l’un de ces motifs (voir, par analogie, arrêt Coleman, C‑303/06, EU:C:2008:415, points 38 et 50). »

V. DROIT COMPARÉ

82. Il ressort des documents dont dispose la Cour sur la législation des États membres du Conseil de l’Europe que, au sein de tous ceux-ci, la charia peut s’appliquer comme source de droit étranger en cas de conflit de lois dans le cadre du droit international privé. Toutefois, en pareil cas, le droit islamique est appliqué non pas en tant que tel mais en tant que loi d’un État souverain (non-européen) et il est soumis aux impératifs d’ordre public. En dehors du domaine du droit international privé, il n’y avait qu’un seul État (la France) qui appliquait officiellement certaines dispositions de la charia aux ressortissants de l’un de ses territoires d’outre-mer (Mayotte). Cela dit, cette application était limitée et a pris fin en 2011.

83. Dans un autre État (Royaume-Uni), en mai 2016, le gouvernement a commandé une étude indépendante en ce qui concerne l’application de la charia (en Angleterre et au pays de Galles) afin d’examiner « s’il était fait un mauvais usage de la charia et si celle-ci était appliquée de manière incompatible avec le droit interne de l’Angleterre et du pays de Galles et, en particulier, s’il y avait des pratiques discriminatoires contre les femmes qui avaient recours aux tribunaux islamiques affiliés à une mosquée locale (sharia councils). Dans son rapport de février 2018, l’étude indépendante a constaté que les sharia councils n’avaient pas de statut juridique, ni de pouvoir juridique contraignant en vertu du droit commun. Alors que la charia était une source de conduite pour nombre de musulmans, les sharia councils n’avaient pas de compétence juridictionnelle en Angleterre et au pays de Galles. Ainsi si les sharia councils prenaient de décisions ou faisaient de recommandations incompatibles avec le droit interne (y compris avec les politiques en matière d’égalité, telle que la Loi sur l’Égalité de 2010), le droit interne devait prévaloir. Les sharia councils agiraient illégalement s’ils tentaient d’écarter l’application du droit interne. Même s’ils ne revendiquent pas un pouvoir juridique contraignant, ils disposent en réalité d’une capacité décisionnelle dans le domaine du divorce islamique. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

84. La requérante allègue la violation de l’article 6 § 1 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14 et de l’article 1 du Protocole no 1. Sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, elle soutient qu’en appliquant au testament de son mari la charia au lieu du droit civil grec, la Cour de cassation l’a privée des trois quarts de son héritage. Sous l’angle de l’article 6 § 1, elle se plaint que la Cour de cassation ait refusé d’appliquer dans son cas les règles de droit commun applicables à tous les citoyens grecs et tranché le litige sur le fondement de la charia alors que le testament de son mari avait été établi sous l’empire des dispositions du code civil grec. Invoquant l’article 6 § 1 combiné avec l’article 14, elle se dit aussi victime d’une différence de traitement fondée sur la religion.

85. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements. En vertu du principe jura novit curia, elle a par exemple examiné d’office plus d’un grief sous l’angle d’un article ou d’un paragraphe que n’avaient pas invoqué les parties. Un grief se caractérise par les faits qu’il dénonce et non par les simples moyens ou arguments de droit invoqués (voir Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, § 52, 2 novembre 2010, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], no 37685/10 et 22768/10, §§ 123-126, 20 mars 2018, et les affaires qui y sont citées).

86. La Cour considère que, la présente affaire ayant principalement pour objet le refus par la Cour de cassation d’appliquer le droit des successions, tel que tiré du code civil, pour des motifs liés à la confession musulmane du testateur, l’époux de la requérante, la question qui se pose est avant tout celle de l’existence d’une différence de traitement assimilable à une discrimination par rapport à l’application du droit des successions, tel qu’énoncé dans le code civil, aux personnes cherchant à se prévaloir d’un testament dont l’auteur n’est pas de confession musulmane. Elle examinera donc l’affaire sous le seul angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.

Ces articles se lisent respectivement ainsi :

Article 14 de la Convention

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) la religion (...) ou toute autre situation »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

1. Non-épuisement des voies de recours internes

87. En premier lieu, le Gouvernement excipe d’un défaut d’épuisement des voies de recours internes par la requérante. Il souligne que, dans son pourvoi en cassation formé contre l’arrêt no 183/2015 du 15 décembre 2015 de la cour d’appel de Thrace statuant sur renvoi (paragraphe 21 ci-dessus), la requérante avait soulevé de nouveaux moyens de cassation que ni l’arrêt no 1862/2013 de la Cour de cassation ni sa jurisprudence relative à la question à l’étude n’avaient abordés. Il constate que la requérante avait invité la Cour de cassation à dire s’il y avait eu violation des articles 6 § 1 et 14 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 sur la base de ces nouveaux moyens. Il estime qu’elle n’aurait pas dû saisir la Cour le 5 mars 2014, mais attendre l’arrêt de la Cour de cassation sur le pourvoi et qu’elle n’aurait dû saisir la Cour que si cet arrêt, rendu le 6 avril 2017, lui était défavorable.

88. La requérante souligne que l’arrêt de la Cour de cassation du 7 octobre 2013 (voir paragraphe 18 ci-dessus) était définitif dans la mesure où, eu égard à l’article 562 § 1 du code de procédure civile (paragraphe 34 ci-dessus), celle-ci ne pouvait plus revenir en arrière et réexaminer les mêmes moyens de cassation. En outre, elle dit qu’elle était obligée de se pourvoir à nouveau en cassation afin de pouvoir organiser sa défense devant les juridictions turques : la procédure devant celles-ci avait trait à l’irrévocabilité (τελεσιδικία) de l’arrêt no 183/2015 de la cour d’appel de Thrace et les sœurs du défunt soutenaient qu’elle devait saisir à nouveau la Cour de cassation, ce dont convenait le tribunal de première instance d’Istanbul, qui avait pour ce motif ajourné l’examen de l’affaire (paragraphe 31 ci-dessus).

89. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, qui doivent être à la fois relatives aux violations incriminées, disponibles et adéquates. Elle rappelle également qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, notamment, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 76, CEDH 1999‑V ; Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II ; Vučković et autres c. Serbie(exceptions préliminaires) [GC], no 17153/11 et suiv., § 74, 25 mars 2014, et Gherghina c. Roumanie [GC] (déc.), no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015). Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette obligation (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Prencipe c. Monaco, no43376/06, § 93, 16 juillet 2009).

90. La Cour relève qu’en l’espèce, la requérante l’a saisie le 5 mars 2014. L’arrêt de la Cour de cassation qui a fait droit à l’action des sœurs du mari de la requérante et renvoyé l’affaire devant la cour d’appel de Thrace a été rendu le 7 octobre 2013. Le 15 décembre 2015, cette dernière a statué dans le même sens que la Cour de cassation. Saisie par la requérante le 8 février 2016, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi de celle-ci le 6 avril 2017. La Cour estime que l’exception de non-épuisement a, en tout état de cause, perdu de sa pertinence car, de toute manière, elle tolère que le dernier échelon des recours internes soit atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne soit appelée à se prononcer sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, 1er février 2011).

91. Il convient donc de rejeter l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.

2. Défaut de qualité de victime

92. En deuxième lieu, le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour défaut de qualité de victime de la requérante. Il estime qu’il ne ressort nullement des décisions judiciaires rendues en l’espèce que la requérante ait subi une différence de traitement fondée sur son sexe ou sa religion. Il dit que l’application de la charia, au lieu des articles pertinents du code civil, était basée non pas sur un motif se rapportant à sa situation personnelle ou à sa « différence » sur le plan religieux, mais sur la nature du bien transmis (bien « possédé en pleine propriété »), et sur le fait que le testateur était de confession musulmane. Il soutient par ailleurs que la requérante ne possédait pas les biens litigieux en héritage et n’avait aucune espérance légitime de les acquérir par voie de testament : elle n’a pas prouvé qu’elle avait qualité d’héritière légitime car elle n’a pas produit de certificat d’héritière.

93. La requérante plaide que son mari défunt et elle-même ont satisfait à toutes les conditions du code civil en matière de passation de testament public. Elle ajoute que tant le tribunal de première instance de Rhodope dans son jugement du 1er juin 2010 (paragraphe 12 ci-dessus) que la cour d’appel de Thrace dans son arrêt du 28 septembre 2011 (paragraphe 15 ci‑dessus) ont jugé que le testament litigieux était valide et que la requérante avait hérité des biens de son mari défunt. Elle estime qu’elle avait non seulement une espérance de devenir héritière à l’avenir, mais aussi l’espérance réelle et légitime de jouir pleinement de son droit de propriété sur les biens hérités.

94. Depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 7 octobre 2013 (paragraphes 18-19 ci-dessus), la requérante se trouve dans l’impossibilité d’hériter des trois quarts des biens que lui a légués son mari alors que le tribunal de première instance de Komotini avait procédé à l’ouverture du testament et qu’elle avait fait acte devant notaire de son acceptation de la succession et avait enregistré auprès du bureau de cadastre de Komotini les biens transmis en payant les frais d’enregistrement correspondants (paragraphe 10 ci-dessus).

95. La Cour considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’exception du Gouvernement est si étroitement liée à la substance du grief tiré par la requérante de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, qu’il y a lieu de la joindre au fond.

3. Conclusion

96. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a. La requérante

97. La requérante relève que l’annulation par la Cour de cassation du testament de son mari a radicalement modifié la division des parts successorales entre elle, qui a perdu trois quarts des biens légués, et les sœurs du défunt. Or elle note que le tribunal de première instance de Komotini avait ouvert le testament et qu’elle avait déclaré accepter la succession. Elle en conclut qu’elle avait une espérance légitime de voir les juridictions civiles statuer sur le fondement du code civil et de jouir de ses droits de propriété sur l’ensemble de son héritage.

98. La requérante souligne en outre que le tribunal de première instance et la cour d’appel n’ont pas mis en doute ses droits sur la succession. Elle dit que ces juridictions ont statué sur la base du testament et du certificat des proches parents produit par elle et qu’elles n’ont pas jugé nécessaire la production d’un certificat d’héritier, condition qui était indispensable selon le Gouvernement et dont l’inobservation a été retenue d’emblée par la Cour de cassation. Elle précise par ailleurs que, quelques années avant le décès de son mari, les sœurs de celui-ci avaient accepté la succession de leurs parents qui s’était déroulée selon les règles du droit civil.

99. La requérante ajoute que le recours par la Cour de cassation à la notion de « biens possédés en pleine propriété » pour qualifier les biens successoraux litigieux n’a de portée juridique que lorsque la charia est appliquée par le mufti, mais que cette qualification n’est pas reconnue par le droit civil.

100. La requérante estime que ce n’est pas parce qu’une pratique judiciaire contraire aux droits fondamentaux des membres de la minorité musulmane n’optant pas pour l’application de la charia a persisté pendant des décennies qu’elle aurait dû être privée de l’espérance légitime que les règles de l’État de droit lui soient appliquées.

101. La requérante dit qu’aucune loi dans l’ordre juridique grec ne refuse à un citoyen grec de confession musulmane l’accès aux juridictions civiles et que seule une série d’arrêts de la Cour de cassation considère la compétence du mufti comme obligatoire. Or, elle estime que ces arrêts se fondent sur des considérations de nature non juridique qui voient dans la minorité musulmane une population à l’égard de laquelle la charia est obligatoirement et exclusivement applicable. Selon elle, imposer à quelqu’un, contre sa volonté, un droit protecteur de la minorité religieuse à laquelle il appartient renferme un élément de discrimination fondée sur la religion et ne poursuit aucun but légitime.

102. Se prévalant de l’arrêt Thlimmenos c. Grèce (no 34349/97, CEDH 2000-IV), la requérante soutient que le traitement protecteur des musulmans prévu par un droit spécial ne saurait leur être appliqué que s’il est facultatif. Elle dit que la loi doit traiter les mêmes situations par les mêmes moyens et que le droit de rédiger un testament public est octroyé par le code civil à tous, sans exception. Elle note que, en l’espèce, le testateur jouissait lui aussi de ce droit ainsi qu’elle-même, par voie de conséquence, étant son héritière.

103. La requérante dit que la religion ne peut servir de critère que si un droit spécial est octroyé sur la base de celle-ci et activé selon le souhait de son titulaire et non pas l’inverse, c’est-à-dire à la discrétion de l’État. L’application automatique du droit spécial par les tribunaux selon des critères religieux introduit selon elle une différence de traitement de nature discriminatoire.

104. La requérante soutient enfin que conditionner l’accès aux tribunaux civils d’un membre de la minorité musulmane à son renoncement préalable à son statut de membre de cette minorité reviendrait à créer un système ségrégationniste dans lequel la charia s’appliquerait par défaut à tous les membres de la minorité musulmane. Elle estime qu’une telle approche contredirait le principe fondamental du droit des minorités qui permet le libre choix entre accepter ou refuser le bénéfice d’un droit spécial protecteur de la minorité. Pour elle, un tel droit ne peut être « activé » qu’en fonction du souhait de son bénéficiaire et non à la discrétion de l’État.

105. La requérante dit que, si la charia devait être maintenue dans l’ordre juridique grec comme une loi protectrice de la minorité, elle ne devrait pas être imposée contre la volonté de l’intéressé comme ce fut le cas en l’espèce concernant la succession de son mari.

b. Le Gouvernement

106. Le Gouvernement soutient que la requérante ne pouvait se prévaloir d’aucune « espérance légitime » de se voir reconnaître la qualité d’héritière sur l’ensemble des biens visés par le testament ni, par voie de conséquence, un droit de propriété sur les biens de son mari défunt. Il dit qu’elle n’invoque aucun titre de nature à fonder un tel droit et qu’elle se base seulement sur le testament de son mari, publié par le tribunal de première instance de Rhodope. Or il estime que cette publication ne vaut pas validation officielle du testament, lequel était annulable et a d’ailleurs été privé d’effet juridique par l’arrêt no 183/2015 de la cour d’appel de Thrace. Il relève qu’elle n’a pas non plus reçu du tribunal le certificat d’héritier prévu à l’article 1956 du code civil car à l’évidence, il y avait litige quant à l’existence de son droit successoral. Il note que le seul fondement du droit de propriété avancé par elle était le testament contesté. Selon lui, elle n’est donc devenue héritière légale que d’un quart des biens litigieux, et non de l’ensemble de ceux-ci.

107. Le Gouvernement considère que les conditions posées par la jurisprudence de la Cour en la matière, notamment celles relatives à la légalité et à la prévisibilité de la base juridique en droit interne sur laquelle une telle espérance reposait, ne se trouvaient pas remplies en l’espèce. Selon lui, la décision par laquelle la Cour de cassation a privé d’effet juridique le testament en se fondant sur les articles 4 de la loi no 147/1914 et 5 de la loi no 1920/1991 et sur les traités internationaux pertinents était conforme à sa jurisprudence constante et totalement prévisible tant à la date de la rédaction du testament qu’à la date du décès du testateur.

108. Le Gouvernement estime qu’il existe un rapport inversement proportionnel entre l’existence ou l’inexistence d’une « espérance légitime » pour la requérante de se voir reconnaître héritière unique et pour les sœurs du défunt de se voir reconnaître cohéritières ab intestat conformément à la charia. Il explique que, ces dernières n’étant pas censées prévoir un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation par lequel celle-ci aurait appliqué le code civil, on ne saurait admettre que la requérante ne pouvait pas prévoir l’application de la charia dans son cas.

109. Le Gouvernement soutient qu’en l’occurrence la requérante n’a subi aucune discrimination. Il dit que, confirmant sa jurisprudence constante et poursuivant un but protecteur de la minorité musulmane en Grèce, la Cour de cassation a appliqué en l’espèce le droit des successions spécial qui s’applique de manière uniforme à une catégorie spécifique de biens des musulmans grecs. Il estime que la Cour de cassation a ainsi protégé la caractéristique spécifique de ces biens et de leurs propriétaires, afin d’éviter une atteinte au principe d’égalité. Il explique que la jurisprudence constante de la haute juridiction sert un but d’intérêt public supérieur dans un domaine complexe et multidimensionnel visant notamment au respect et à la protection de la minorité musulmane de Thrace, un but légitime lié aussi au respect par la Grèce de ses obligations découlant du droit international. Selon lui, on ne saurait considérer que ce but aurait pu être atteint d’une manière différente, compte tenu de la complexité de nombreux paramètres qui dépassent le cas concret.

110. Le Gouvernement note que la requérante elle-même n’a subi aucun traitement discriminatoire fondé sur sa religion. Il dit qu’aucune décision judiciaire ne s’est référée à sa religion comme motif pour appliquer la charia dans son cas et pour lui refuser sa qualité d’héritière sur l’ensemble des biens. Il expose que l’application de la charia, dans le cas de la requérante, était basée non pas sur sa situation propre mais sur la catégorie spécifique des biens en question. Selon lui, la décision de ne pas appliquer l’article 1724 du code civil était effectivement fondée sur la nature des biens successoraux, qui constituaient des biens « possédés en pleine propriété ».

111. Le Gouvernement invite la Cour à distinguer la présente affaire de l’affaire Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et autres c. Turquie ([GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, CEDH 2003-II). Il soutient que, en l’occurrence, la Cour n’est pas appelée à examiner in abstracto l’application d’un système multijuridique fondé sur la charia et sa compatibilité avec les droits fondamentaux. Il dit que la présente affaire doit être examinée in concreto, en tenant compte de critères tels que le respect du multiculturalisme dans l’Europe d’aujourd’hui et de la difficulté de concevoir des politiques applicables aux communautés religieuses. Il estime que, au vu de la complexité de « l’identité moderne » des habitants de l’Europe, la Cour devrait procéder à un examen, au cas par cas, de chaque règle de la charia qui s’appliquerait à des cas concrets visant des musulmans résidant dans des États non-musulmans. Selon lui, le critère de la complexité devrait être d’autant plus déterminant dans un cas comme la présente affaire que les juridictions internes ont invoqué des traités internationaux comme fondement de la charia.

112. Le Gouvernement argue que les décisions des tribunaux du fond ne permettent d’ailleurs pas de dire si la requérante avait contracté un mariage civil avec son mari défunt ou si ce dernier avait connaissance de la nullité de son testament ou avait accepté celle-ci, laquelle était certaine compte tenu de la jurisprudence de la Cour de cassation. Il fait valoir que le défunt n’a pas non plus expressément déclaré, indépendamment de l’appréciation d’une telle déclaration par les tribunaux, qu’il souhaitait renoncer dans son cas à l’application de la charia. Il en conclut que, pendant les cinq années précédant le décès du mari de la requérante, les intéressés n’avaient effectué aucune démarche tendant à valablement céder l’ensemble des biens du défunt à son épouse. Il ajoute que tous ces éléments auraient donné l’occasion aux juridictions internes d’examiner s’ils étaient de nature à différencier le cas d’espèce de ceux jugés au cours des décennies passées. Il dit que, si la charia ne reconnaît pas le testament comme mode de transmission successorale, la Cour de cassation admet qu’un testament est valide s’il est accepté par toutes les personnes ayant la qualité d’héritier sous l’empire de la charia. Or il constate qu’en l’espèce l’accord des sœurs du défunt au testament litigieux faisait défaut.

113. Enfin, lors de l’audience devant la Cour, le Gouvernement a soutenu que les dispositions du traité d’Athènes, conclu alors que la région de Thrace ne faisait pas encore partie de la Grèce, ne s’appliquaient pas, à la date de sa conclusion, aux musulmans de Thrace occidentale. Selon lui, les dispositions relatives aux minorités énoncées dans ce traité sont caduques pour deux raisons : d’une part, à la suite de la conclusion de la convention concernant l’échange des populations grecques et turques du 30 janvier 1923 et du transfert en Turquie de tous les musulmans établis en Grèce, à l’exception des musulmans de Thrace occidentale, les dispositions précitées, qui s’appliquaient dans les régions cédées à la Grèce en 1913, sont devenues sans objet ; d’autre part, ces dispositions ont été abolies par le traité de Lausanne du 24 juillet 1923.

2. Les tiers intervenants

a. Christian Concern

114. En premier lieu, Christian Concern donne un aperçu de l’influence croissante de la charia au Royaume-Uni du fait de son application par les tribunaux islamiques d’arbitrage, dont le nombre dépasse actuellement quatre-vingt-cinq. Cette organisation estime que le fonctionnement de ces tribunaux a créé de nombreux problèmes car il a permis à la charia de devenir un système juridique parallèle. Elle affirme que la Chambre des Lords a appelé l’attention sur le conflit entre la charia et le droit britannique et a qualifié le code islamique de « totalement incompatible » avec les droits de l’homme.

115. En deuxième lieu, Christian Concern souligne que les tribunaux islamiques ne devraient pas être assimilés, sur le plan du droit civil, à une alternative aux tribunaux ordinaires permettant l’application d’une série de règles différentes à des actes ponctuant la vie privée des membres d’une minorité. Cette organisation considère que la charia est plus qu’un régime normatif et qu’elle constitue une éthique qui impose une vision globale de la relation entre la religion, la société et l’individu. Elle ajoute que la nature discriminatoire inhérente à la charia ne peut pas être ignorée, notamment en ce qu’elle touche les femmes et les non-musulmans. Elle conclut que, cette loi étant souvent incompatible avec les droits garantis par la Convention, les individus devraient toujours avoir le droit de saisir les tribunaux ordinaires afin de bénéficier de la protection du droit interne.

b. Union hellénique pour les droits de l’homme

116. L’Union hellénique pour les droits de l’homme affirme qu’il existe au sein de la Cour de cassation une grande confusion quant aux dispositions qui définissent le champ d’application de la charia. Elle relève aussi des divergences entre, d’une part, la Cour de cassation et les juridictions civiles du fond, et, d’autre part, la Cour de cassation et le Conseil d’État. Les contradictions de la jurisprudence interne concernant l’interprétation du droit interne pertinent sapent selon elle le principe de la sécurité juridique, qui constitue un élément fondamental de la prééminence du droit.

117. L’Union hellénique estime que l’application obligatoire de la loi religieuse ne constitue pas une différence de traitement justifiée par la protection de l’autonomie religieuse de la minorité. Pour elle, le souci de l’État de préserver l’autonomie d’une minorité et de renforcer le pluralisme culturel ne saurait justifier, au nom de la protection de cette minorité, des restrictions aux droits fondamentaux de ceux de ses membres qui décideraient de ne pas en suivre les règles et les pratiques.

118. L’Union hellénique dit que la pratique européenne et internationale ne permet pas de justifier une marge d’appréciation des autorités grecques qui irait dans le sens de l’application obligatoire de la charia. Il argue que les sharia councils, qui existent dans certains États (Royaume-Uni et États‑Unis) et dans certaines entités infra-étatiques (la province d’Ontario au Canada et le territoire de Mayotte), constituent une option et non une obligation pour les musulmans y résidant. Selon elle, ces conseils fonctionnent comme des tribunaux arbitraux dont les décisions permettent aux juridictions civiles de prendre en considération la charia dans leurs propres décisions, mais leur saisine n’est pas obligatoire et ne fait pas échec à l’application du droit civil et à la compétence des juridictions civiles.

c. Greek Helsinki Monitor

119. En premier lieu, Greek Helsinki Monitor donne un aperçu de la jurisprudence de la Cour dans les affaires qui soulèvent un conflit entre les normes d’ordres juridiques différents (Pellegrini c. Italie, no 30882/96, CEDH 2001-VIII, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, §§ 108-110, CEDH 2005-XI, Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/02, 20 octobre 2009, et Negrepontis-Giannisis c. Grèce, no 56759/08, 3 mai 2011). Selon cette organisation, respecter l’autonomie religieuse ne devrait pas conduire à s’en remettre en l’absence de toute critique aux décisions des organes religieux, notamment lorsque celles-ci se heurtent aux droits fondamentaux protégés par la Convention.

120. En deuxième lieu, Greek Helsinki Monitor expose la position des juridictions internes et de la doctrine concernant l’application de la charia et du droit islamique des successions. Cette organisation dit que, ainsi, si la Cour de cassation s’est toujours fondée sur les obligations internationales de l’État pour infirmer les décisions des juridictions inférieures lorsque celles‑ci concluaient que l’application de la charia était contraire à la Constitution et à la Convention, elle n’a retenu aucun motif significatif permettant d’invalider les arguments de ces juridictions.

121. En troisième lieu, Greek Helsinki Monitor évoque les préoccupations exprimées par certains organes internationaux tels que le Comité des droits de l’homme de l’ONU (paragraphes 72-73 ci-dessus) et la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (paragraphes 76-77 ci‑dessus).

3. Appréciation de la Cour

a. Remarques préliminaires et méthode suivie

122. La présente affaire porte sur le droit pour la requérante de tirer bénéfice d’un testament établi en sa faveur, conformément au code civil, par un testateur grec de confession musulmane. Alors que le mari de la requérante, dans le cadre d’un testament établi selon le droit civil devant un notaire avait décidé de lui léguer l’ensemble de ses biens, la Cour de cassation a estimé qu’il y avait lieu d’appliquer à cette succession le droit successoral musulman. En conséquence de quoi, la requérante a été privée du bénéfice du testament que son époux avait établi et qui s’en est trouvé dépourvu de tout effet juridique. La Cour a décidé ci-dessus (paragraphe 86 ci-dessus) d’examiner l’affaire sous le seul angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Dans l’examen de ce grief, la Cour se penchera d’abord sur la question de l’applicabilité aux faits de la cause de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Elle recherchera ensuite si la requérante, en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur de confession musulmane, en l’occurrence son époux, se trouvait dans une situation analogue ou comparable à celle d’une bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur n’étant pas de confession musulmane, et si elle a fait l’objet d’une différence de traitement. En cas de réponse positive à ces questions, la Cour sera appelée, enfin, à dire si la différence litigieuse avait une justification objective et raisonnable.

b. Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

i) Principes généraux

123. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. L’article 14 n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites dispositions. L’interdiction de la discrimination que l’article 14 consacre dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique aussi aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (voir, parmi beaucoup d’autres, E.B. c. France [GC], no 43546/02, §§ 47-48, 22 janvier 2008 ; Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 63, CEDH 2010 ; İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 158, 26 avril 2016 ; Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 88, 24 mai 2016, et Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 112, 5 septembre 2017).

124. Par ailleurs, la notion de « bien » évoquée à la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc des « biens » aux fins de cette disposition (Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 211, CEDH 2015 et les affaires y citées).

125. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (ibidem, § 211 ; voir aussi Brosset-Triboulet c. France [GC] no 34078/02, § 65, 29 mars 2010, et Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 51, CEDH 2013).

126. Le fait pour les lois internes d’un État de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme « droit », voire comme « droit de propriété », ne s’oppose pas à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Brosset-Triboulet, précité, § 71). Un intérêt patrimonial reconnu par le droit interne – même s’il est révocable dans certaines circonstances – peut s’analyser en un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 105, CEDH 2000‑I).

127. Enfin, la Cour rappelle que dans les cas où la Cour examine sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel un requérant a été privé, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une valeur patrimoniale, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été ce motif discriminatoire, l’intéressé aurait eu un droit, sanctionnable par les tribunaux internes, sur cette valeur patrimoniale (Fabris, précité, § 52 ; voir aussi, mutatis mutandis, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 55, CEDH 2005-X).

ii) Application des principes en l’espèce

128. En la présente espèce, il convient d’établir si les faits de la cause, à savoir l’impossibilité pour la requérante de tirer bénéfice d’un testament en sa faveur, conformément au code civil, tombe sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1.

129. La Cour a déjà été saisie d’affaires dans lesquelles un décès survenu dans une famille avait automatiquement transféré aux proches parents, selon les termes du droit pertinent, des droits héréditaires sur la succession (Mazurek c. France, no 34406/97, § 42, CEDH 2000-II, et Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 32, 22 novembre 2004). Or, en l’occurrence, il est question de l’acquisition de droits successoraux par l’effet d’un testament établi conformément au code civil.

130. En l’espèce, il y a lieu de noter que, par une décision du 10 juin 2008 (paragraphe 10 ci-dessus), le tribunal de première instance de Komotini a homologué le testament et que, le 6 avril 2010, la requérante a établi devant notaire un acte d’acceptation de la succession. Cet acte a été notifié au Trésor public. La requérante a ensuite fait enregistrer les biens transmis auprès du bureau de cadastre de Komotini et a payé les droits correspondants. Le tribunal de première instance de Rhodope et la cour d’appel de Thrace se sont prononcés sur l’action des sœurs du défunt en validant le testament, que son auteur avait librement choisi de rédiger selon les dispositions pertinentes du code civil. Si la requérante ne disposait pas du certificat d’héritier prévu par l’article 1956 du code civil, c’est parce que les sœurs du défunt avaient contesté la validité du testament tout de suite après l’ouverture de celui-ci par le tribunal de première instance (paragraphe 11 ci-dessus). Dès lors, la requérante aurait hérité de la totalité de la succession de son époux testateur si ce dernier n’avait pas été de confession musulmane.

131. Dans ces conditions, la Cour considère que l’intérêt patrimonial de la requérante à succéder à son mari était suffisamment important et reconnu pour constituer un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (voir mutatis mutandis, Fabris, précité, § 54).

132. Il en résulte que les intérêts patrimoniaux de la requérante tombent sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1 et du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit à rendre l’article 14 de la Convention applicable.

c. Sur l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1

i) Principes généraux

133. Pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (voir, parmi beaucoup d’autres, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 125, CEDH 2012 ; X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 98, CEDH 2013 ; Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 64, 24 janvier 2017, et Fábián, précité, § 113). En d’autres termes, l’obligation de démontrer l’existence d’une « situation analogue » n’implique pas que les catégories comparées doivent être identiques.

134. Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de l’article 14. Seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable, ou « situation », sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14 (Fábián, précité, § 113, et les affaires qui y sont citées). Sur ce point, la Cour rappelle que, dans sa jurisprudence, elle entend généralement en un sens large l’expression « autre situation » (Carson et autres, précité, § 70) et que l’interprétation de celle-ci ne se limite pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Clift c. Royaume-Uni, no 7205/07, §§ 56-59, 13 juillet 2010). Par exemple, un problème de discrimination a surgi dans des affaires où la situation des requérants, qui selon eux avait servi de fondement à un traitement discriminatoire, avait été déterminée au regard de leurs circonstances familiales, par exemple le lieu de résidence de leurs enfants (Efe c. Autriche, no 9134/06, § 48, 8 janvier 2013). Dès lors, au vu de sa finalité et de la nature des droits qu’il est censé protégé, l’article 14 s’étend aussi aux circonstances dans lesquelles le traitement défavorable d’un individu est lié à la situation ou aux caractéristiques protégées d’une autre personne (Guberina c. Croatie, no 23682/13, 78, 22 mars 2016, et Škorjanec c. Croatie, no 25536/14, § 55, 28 mars 2017, ainsi que Weller c. Hongrie, no 44399/05, § 37, 31 mars 2009).

135. La Cour rappelle aussi que dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. Au regard de cette disposition, une distinction est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (Fabris, précité, § 56).

136. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement. L’étendue de cette marge varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 88, CEDH 2011).

137. En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 65, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 85, CEDH 2013 (extraits), et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 177).

ii) Application des principes en l’espèce

a) Existence d’une situation analogue ou comparable et d’une différence de traitement

138. Il convient avant tout de rechercher si la requérante, une femme mariée bénéficiaire du testament de son mari musulman, se trouvait dans une situation analogue ou comparable à celle d’une femme mariée bénéficiaire du testament d’un mari non musulman.

139. La Cour note que de son vivant, le mari de la requérante, lui aussi membre de la communauté musulmane de Thrace, avait établi par devant notaire, et conformément aux dispositions du code civil, un testament public par lequel il léguait la totalité de ses biens à son épouse. Il est hors de doute que celle-ci, à l’instar de toute autre citoyenne grecque, s’attendait à ce qu’au décès de son mari, la transmission des biens du défunt se fasse selon les termes du testament ainsi passé.

140. Or, par son arrêt du 7 octobre 2013, la Cour de cassation a infirmé l’arrêt de la cour d’appel de Thrace du 28 septembre 2011, lequel avait confirmé le jugement du tribunal de première instance de Rhodope. Pour la cour d’appel, le testateur étant libre de choisir le type de testament dans l’exercice de ses droits et donc de faire établir un testament public, conformément à l’article 1724 du code civil, il n’avait pas à se soumettre au droit islamique, qui ne régissait pas les questions de testament public (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour de cassation a néanmoins considéré que la cour d’appel avait violé la loi, au motif que la loi applicable à la succession du défunt était le droit successoral musulman, qui faisait partie du droit interne et qui, en Grèce, s’appliquait spécifiquement aux musulmans grecs. Elle a dit plus particulièrement que les biens successoraux concernés appartenaient à la catégorie des moulkia, en conséquence de quoi le testament public litigieux ne produisait aucun effet juridique. En statuant ainsi, elle a placé la requérante dans une situation différente par rapport à une femme mariée bénéficiaire du testament d’un mari non musulman. À cet égard, la Cour note aussi que plusieurs organes internationaux ont mis en relief cette question (paragraphes 71-77 ci-dessus).

141. En conclusion, la requérante, en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur de confession musulmane, se trouvait dans une situation comparable à celle d’une bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur n’étant pas de confession musulmane, et elle a été traitée différemment sur le fondement d’une « autre situation », en l’occurrence la religion du testateur.

b) Justification de la différence de traitement

142. La Cour rappelle que son rôle n’est pas de se prononcer sur l’interprétation la plus correcte de la législation interne, mais de rechercher si la manière dont cette législation a été appliquée a enfreint les droits garantis au requérant par l’article 14 de la Convention. En l’espèce, elle est donc appelée à dire si la différence de traitement litigieuse, qui prenait sa source dans l’application du droit interne, avait une justification objective et raisonnable (voir, parmi beaucoup d’autres et mutatis mutandis, Fabris, précité, § 63, et Pla et Puncernau c. Andorre, CEDH 2004-VIII, § 46).

– Sur la poursuite d’un but légitime

143. Le Gouvernement soutient que la jurisprudence constante de la Cour de cassation sert un but d’intérêt public, en l’occurrence la protection de la minorité musulmane de Thrace. Bien qu’elle comprenne que la Grèce soit tenue par ses obligations internationales relativement à la protection de cette minorité, la Cour doute, au vu des circonstances particulières de l’espèce, que la mesure dénoncée concernant les droits successoraux de la requérante soit appropriée pour réaliser ce but. Cela étant, la Cour n’a pas à se forger une opinion définitive sur ce point puisqu’en tout état de cause cette mesure n’était pas proportionnée au but poursuivi.

– Sur la proportionnalité entre les moyens employés et le but visé

144. Il reste à examiner la question de la proportionnalité de ladite différence de traitement à ce but.

145. La Cour relève tout d’abord que l’application de la charia à la succession en cause a eu de lourdes conséquences pour la requérante, qui s’est vu privée des trois quarts de l’héritage.

146. La Cour de cassation et le Gouvernement justifient cette mesure en s’appuyant principalement sur le devoir pour la Grèce de respecter ses obligations internationales ainsi que la condition spécifique de la minorité musulmane de Thrace. La Cour note d’emblée que la Cour de cassation a appliqué le droit successoral musulman, dans les circonstances de l’espèce, en se fondant sur des dispositions de droit international, à savoir l’article 11 du traité d’Athènes de 1913, et sur des dispositions de droit interne, à savoir les articles 4 de la loi no 147/1914, 10 de la loi no 2345/1920 (votées en exécution du traité d’Athènes) et 5 § 2 de la loi no 1920/1991 (paragraphe 18 ci-dessus).

147. La formation civile de la Cour de cassation dans sa jurisprudence a considéré que le statut instauré au bénéfice des musulmans grecs n’avait pas été abrogé par l’adoption du code civil en 1946 et que l’article 4 de la loi no 147/1994 n’avait été supprimé que dans sa partie concernant la communauté israélite et non dans celle concernant la communauté musulmane. Elle a ajouté que, si la loi no 1920/1991 avait supprimé l’article 10 § 1 de la loi no 2345/1920, elle en avait repris le contenu en son article 5 § 2. Elle a dit que les dispositions législatives précitées étaient protectrices des musulmans grecs, constituaient un droit spécial applicable aux relations interpersonnelles et n’étaient contraires ni à l’article 4 § 1 de la Constitution (principe d’égalité), ni à l’article 20 § 1 de celle-ci (droit à une protection judiciaire), ni à l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 45 ci‑dessus).

148. La conséquence principale de l’approche de la Cour de cassation, suivie en matière de successions depuis 1960 par celle-ci et par certaines juridictions du fond, selon laquelle les relations successorales des membres de la minorité musulmane sont régies par la charia, est que le testament rédigé devant notaire d’un ressortissant grec de confession musulmane n’a aucun effet juridique car la charia ne reconnaît, à l’exception du testament islamique, que la succession ab intestat.

149. La Cour rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il appartient d’interpréter la législation interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, sa tâche se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres, précité, § 149). Cela vaut aussi lorsque le droit interne renvoie à des règles de droit international général ou à des accords internationaux (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, et Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, § 72, CEDH 2008).

150. La Cour relève d’emblée que, en l’espèce, la Cour de cassation a fait reposer l’application de la charia sur la nature de la succession, c’est-à-dire des biens « possédés en pleine propriété ». Or, la notion de mulkia, telle que la Cour la comprend, est une notion de droit islamique qui n’entre en jeu que lorsqu’un mufti règle la succession du défunt régie par la charia (paragraphe 18 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, la justification que la Grèce tire de la charia ou de ses obligations internationales n’est pas convaincante, pour les raisons suivantes.

151. La Cour relève qu’il ne fait pas de doute qu’en signant et en ratifiant les traités de Sèvres et de Lausanne, la Grèce s’est engagée à respecter les usages la minorité musulmane. Or, eu égard à la formulation des articles concernés (paragraphes 64-65 ci-dessus), ces traités ne font pas obligation à la Grèce d’appliquer la charia. Le Gouvernement et la requérante sont du reste d’accord sur ce point. Plus particulièrement, le traité de Lausanne ne mentionne pas expressément la compétence du mufti mais garantit le particularisme religieux de la communauté musulmane grecque, qui était exclue de l’échange des populations prévu dans ses dispositions et était censée demeurer en Grèce, un pays dont la grande majorité des habitants est de confession chrétienne. Il n’a pas non plus conféré à un organe spécifique la moindre compétence juridictionnelle relativement à ces pratiques religieuses. Force est aussi de constater que, lors de l’audience, le Gouvernement a dit que les dispositions du traité d’Athènes relatives à la protection des droits des minorités ainsi que celles du traité de Sèvres n’étaient plus en vigueur, ce qu’il avait du reste déjà admis dans l’affaire Serif c. Grèce (no 38178/97, § 40, 14 décembre 1999).

152. La Cour note aussi que l’article 5 § 2 de la loi no 1920/1991 qui énumère, entre autres, les compétences du mufti en matière successorale se réfère uniquement au testament islamique et à la succession ab intestat, et non pas à la compétence du mufti pour d’autres types de succession. Comme cela est souvent le cas en Grèce, le notaire auquel s’est adressé le mari de la requérante a d’ailleurs accepté d’établir le testament envisagé par ce dernier (paragraphe 9 ci-dessus).

153. La Cour note par ailleurs qu’il existe – comme c’est du reste le cas en l’espèce – des divergences de jurisprudence entre les tribunaux en ce qui concerne notamment la question de la conformité de l’application de la charia au principe de l’égalité de traitement et aux normes internationales de protection des droits de l’homme. Ces divergences existent entre les tribunaux d’un même ordre de juridiction, comme entre la Cour de cassation et les juridictions civiles du fond (paragraphes 51-53 ci-dessus), entre la Cour de cassation et le Conseil d’État (paragraphe 44 ci-dessus) mais aussi au sein de la Cour de cassation elle-même (paragraphe 47 ci-dessus). Ces divergences créent une insécurité juridique qui est incompatible avec les exigences de l’état de droit (voir, mutatis mutandis, Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 56, CEDH 2000‑III et Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, § 39, 6 décembre 2007) et affaiblissent, par là-même, l’argument principal du Gouvernement évoqué plus haut (paragraphe 146 ci-dessus).

154. En plus, la Cour ne peut que constater que plusieurs organes internationaux se sont dit préoccupés par l’application de la charia aux musulmans grecs de Thrace occidentale et par la discrimination ainsi créée notamment au détriment des femmes et des enfants, non seulement au sein même de la minorité par rapport aux hommes, mais également vis-à-vis des grecs non musulmans. Ainsi, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, dans son rapport sur les droits des minorités en Grèce, a relevé que l’application de la charia aux questions relevant du droit de la famille et des successions était incompatible avec les engagements internationaux contractés par la Grèce, surtout après la ratification par celle-ci des traités internationaux et européens postérieurs à 1948 en matière de protection des droits de l’homme, mais aussi des droits de l’enfant et des droits de la femme. Il a recommandé aux autorités grecques d’interpréter le traité de Lausanne et tout autre traité conclu au début du XXe siècle dans le respect des obligations découlant des instruments internationaux et européens de protection des droits de l’homme (paragraphe 75 ci-dessus). D’autres organes internationaux se sont prononcés dans le même sens (paragraphes 70-73 et 76-77 ci-dessus)

155. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, la liberté de religion n’astreint pas les États contractants à créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers. Néanmoins, un État qui a créé un tel statut doit veiller à ce que les critères pour que ce groupe bénéficie de ce statut soient appliqués d’une manière non discriminatoire (İzzettin Doğan et autres, précité, § 164).

156. En outre, rien ne permet de dire qu’un testateur de confession musulmane ayant établi un testament conformément au code civil renonce automatiquement à son droit, ou à celui de ses bénéficiaires, de ne pas faire l’objet d’une discrimination fondée sur sa religion. Les convictions religieuses d’une personne ne peuvent valablement valoir renonciation à certains droits si pareille renonciation se heurte à un intérêt public important (Konstantin Markin, précité, § 150). L’État ne peut quant à lui assumer le rôle de garant de l’identité minoritaire d’un groupe spécifique de la population au détriment du droit des membres de ce groupe de choisir de ne pas appartenir à ce groupe ou de ne pas suivre les pratiques et les règles de celui-ci.

157. Refuser aux membres d’une minorité religieuse le droit d’opter volontairement pour le droit commun et d’en jouir non seulement aboutit à un traitement discriminatoire, mais constitue également une atteinte à un droit d’importance capitale dans le domaine de la protection des minorités, à savoir le droit de libre identification. L’aspect négatif du droit de libre identification, c’est-à-dire le droit de choisir de ne pas être traité comme une personne appartenant à une minorité, n’est assorti d’aucune limite analogue à celle prévue pour l’aspect positif de celui-ci (paragraphes 67-68 ci‑dessus). Le choix en question est parfaitement libre, pourvu qu’il soit éclairé. Il doit être respecté tant par les autres membres de la minorité que par l’État lui-même. C’est ce que confirme l’article 3 § 1 de la convention-cadre du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales, suivant lequel « aucun désavantage ne doit résulter de ce choix ou de l’exercice des droits qui y sont liés ». Le droit de la libre identification n’est pas un droit propre à la convention-cadre. Il constitue la « pierre angulaire » du droit international de la protection des minorités en général. C’est particulièrement vrai pour l’aspect négatif dudit droit : aucun instrument conventionnel – bilatéral ou multilatéral – ou non conventionnel n’oblige une personne à se soumettre contre sa volonté à un régime particulier en matière de protection des minorités.

158. La Cour relève enfin que la présente affaire met en lumière le fait que la Grèce est le seul pays en Europe qui, jusqu’à l’époque des faits, appliquait la charia à une partie de ses citoyens contre leur volonté. Cela est d’autant plus problématique que dans le cas d’espèce cette application a provoqué une situation préjudiciable pour les droits individuels d’une veuve qui avait hérité de son mari selon les règles de droit civil, mais qui s’est par la suite trouvée dans une situation juridique que ni elle ni son mari n’avaient voulue.

159. À cet égard, la Cour note que dans les États membres du Conseil de l’Europe la charia s’applique en général comme une loi étrangère dans le cadre du droit international privé. En dehors de ce cadre, seule la France appliquait la charia à la population du territoire de Mayotte mais cette pratique a pris fin en 2011. Quant au Royaume-Uni, l’application de la charia par les sharia councils n’est acceptée que dans la mesure où le recours à celle-ci reste volontaire (paragraphe 83 ci-dessus).

160. La Cour note avec satisfaction que le 15 janvier 2018, la loi visant à abolir le régime spécifique imposant le recours à la charia pour le règlement des affaires familiales de la minorité musulmane est entrée en vigueur. Le recours au mufti en matière de mariages, de divorce ou d’héritage ne devient désormais possible qu’en cas d’accord de tous les intéressés (paragraphe 57 ci-dessus). Cela étant, les dispositions de la nouvelle loi n’ont aucune incidence sur la situation de la requérante, dont le cas a été tranché de manière définitive sous l’empire du régime antérieur à celui prévu par cette loi (voir, mutatis mutandis, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 107, CEDH 2013).

161. En conclusion, au vu des considérations ci-dessus, la Cour estime que la différence de traitement subie par la requérante en tant que bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur de confession musulmane, par rapport à une bénéficiaire d’un testament établi conformément au code civil par un testateur n’étant pas de confession musulmane, n’avait pas de justification objective et raisonnable.

162. Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette l’exception tirée par le Gouvernement d’un défaut de qualité de victime de la requérante et estime qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

163. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

164. La requérante réclame 967 686,75 euros (EUR) au titre du dommage matériel résultant de la violation de l’article 1 du Protocole no 1. A l’appui de ses prétentions, elle produit des documents des autorités fiscales grecques pour les biens concernés sis en Grèce et des rapports d’expertise établis en Turquie pour les biens concernés sis en Turquie. Elle réclame aussi 30 000 EUR au titre du dommage moral résultant de la violation des articles 6 et 14 de la Convention. Pour ses frais et dépens, elle demande 8 500 EUR.

165. Le Gouvernement considère que les prétentions de la requérante pour dommage matériel sont vagues, non établies et excessives. Il dit que les rapports d’expertise produits par la requérante ont été rédigés par une société d’experts étrangers et concernent des biens qui ne se trouvent pas sur le territoire grec et ne s’inscrivaient pas dans les procédures conduites devant les juridictions grecques. Il précise que les biens visés par ces procédures étaient au nombre de six, tous situés à Komotini, mais que la requérante n’a pas démontré avoir subi un quelconque dommage matériel : elle se réfère seulement à la taxe immobilière (ΕΝΦΙΑ) qu’elle a payée (d’un montant de 373,76 EUR). Il ajoute que la valeur sur laquelle s’est fondée l’autorité fiscale pour calculer le montant de cette taxe s’élève à 42 000 EUR, à hauteur de la part des biens revenant à la requérante. Quant à la somme réclamée pour dommage moral, il estime qu’elle n’est pas conforme à la jurisprudence de la Cour en la matière. Enfin, il soutient que la demande de la requérante pour frais et dépens est elle aussi vague, non établie et excessive.

166. Dans les circonstances de la cause, la Cour juge que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état. Par conséquent, il y a lieu de la réserver en entier et de fixer la suite de la procédure en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et la requérante (article 75 § 1 du règlement). Pour ce faire, la Cour accorde aux parties un délai de trois mois.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’un défaut de qualité de victime de la requérante et la rejette;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;

4. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;

en conséquence,

a) la réserve en entier ;

b) invite la requérante et le gouvernement défendeur à lui adresser par écrit, dans un délai de trois mois à compter de la date de notification du présent arrêt, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la suite de la procédure et délègue au président de la Cour le soin de la fixer au besoin.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 19 décembre 2018.

Françoise Elens-PassosGuido Raimondi
Greffière adjointePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Mits.

G.R.

F.E.P.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE MITS

(Traduction)

I. Introduction

1. Je suis d’accord que l’affaire doit être examinée sous l’angle de l’article 14 en combinaison avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Je suis tout à fait d’accord aussi avec l’issue. Toutefois, en s’attachant à la seule question du testament rédigé par le testateur, l’époux de la requérante, de confession musulmane, l’affaire oublie un élément important, à savoir la religion de la requérante, une femme de confession musulmane, ainsi que le contexte global des droits des minorités.

II. La protection de la minorité musulmane en Thrace

2. Il peut être établi sur la base des observations des parties que la requérante et son époux avaient contracté un mariage de droit islamique et que tous les acteurs de la procédure de succession interne (c’est-à-dire la requérante, son époux et les deux sœurs de ce dernier) sont ou étaient des membres de la minorité musulmane de Thrace. La requérante se dit victime notamment d’une différence de traitement fondée sur la religion (paragraphe 84 de l’arrêt).

3. Les tribunaux internes ont jugé que l’applicabilité de la charia, régissant les relations interpersonnelles entre ressortissants grecs de confession musulmane, découlait des traités internationaux ratifiés par la Grèce (paragraphe 18 de l’arrêt) et était censée protéger ces ressortissants (paragraphe 20 de l’arrêt). De même, le Gouvernement soutient que l’applicabilité du droit des successions spécial vise notamment au respect et à la protection de la minorité musulmane de Thrace, un but lié aussi au respect par la Grèce de ses obligations découlant du droit international (paragraphe 109 de l’arrêt).

4. En effet, les traités internationaux conclus il y a une centaine d’années ont pour but de protéger la minorité musulmane sur le territoire de la Thrace. Le traité d’Athènes (sur lequel la Cour de cassation se base) évoque la « juridiction entre les musulmans en ce qui concerne (...) les testaments islamiques » et les « musulmans intéressés ». Le traité de Sèvres mentionne les « musulmans » et le règlement conformément aux « usages musulmans » des questions relevant du droit de la famille et du statut personnel de ces derniers. Le traité de Lausanne (sur lequel le Gouvernement se base) parle de la « minorité musulmane » (paragraphes 63-65 de l’arrêt).

5. En conséquence, tout l’objet de l’applicabilité de la charia en Thrace est de respecter l’identité distincte de la minorité musulmane et de permettre l’application d’un régime légal distinctif dans des domaines définis des relations interpersonnelles, par exemple les successions, parmi les membres de cette minorité. Voilà pourquoi les sœurs de l’époux de la requérante, membre de la minorité musulmane, ont pu prétendre à leur part de la succession en vertu de la charia et pourquoi la requérante, membre de la minorité musulmane, n’a reçu qu’un quart et non la totalité de la succession. La charia a des règles et une logique rigoureuses pour ce qui est de protéger les membres de la famille et les autres proches en matière de successions.

III. Le constat de l’existence d’une discrimination en l’espèce

6. À titre de comparaison, la Grande Chambre cherche à déterminer si « une femme mariée bénéficiaire du testament de son mari musulman, se trouvait dans une situation analogue ou comparable à celle d’une femme mariée bénéficiaire du testament d’un mari non musulman » (paragraphe 138 de l’arrêt). Elle confirme que tel était le cas, puis dit douter que l’application de la charia en l’espèce fût appropriée pour réaliser le but de la protection de la minorité musulmane de Thrace (paragraphe 143 de l’arrêt) et conclut que traiter différemment la requérante par rapport à une bénéficiaire d’un testateur non musulman n’avait aucune justification objective et raisonnable.

7. C’est la première fois que la Grande Chambre examine la question et conclut à l’existence d’une discrimination par association. Autrement dit, la violation de l’article 14 en combinaison avec l’article 1 du Protocole no 1 est établie à raison non pas de la religion de la requérante mais de celle de son époux, de confession musulmane. C’est d’ailleurs un élément essentiel de l’affaire mais ce n’est pas le seul qui la constitue.

8. Si l’on suit la logique ci-dessus concernant le régime légal distinctif applicable en Thrace visant à protéger la minorité musulmane, alors le bon point de comparaison que la Grande Chambre aurait dû retenir est celui de savoir si « une femme musulmane mariée bénéficiaire du testament de son mari musulman, se trouvait dans une situation analogue ou comparable à celle d’une femme mariée non musulmane bénéficiaire du testament d’un mari non musulman ».

9. Comme la Grande Chambre l’observe fort justement au paragraphe 154 de son arrêt, plusieurs organes internationaux se sont dits préoccupés par l’application de la charia en Thrace et par la discrimination ainsi créée notamment au détriment des femmes et des enfants de la minorité musulmane par rapport aux ressortissants grecs non musulmans. La question qui préoccupe les organes internationaux est la situation des femmes musulmanes en tant que membres de la minorité musulmane de Thrace, c’est-à-dire précisément une situation comme celle dont il est question en l’espèce (paragraphes 70-77 de l’arrêt).

10. En effet, réduire le champ de la protection de la minorité musulmane à la confession musulmane du testateur fait naître des doutes raisonnables au stade de l’analyse du caractère légitime du but en ce qui concerne l’opportunité de lui imposer la charia pour les besoins de la succession. Or, cela méconnaît les événements historiques et le contexte plus général des droits des minorités à l’origine de la situation actuelle. En effet, l’application de la charia fut instaurée en Thrace de manière à permettre à la minorité musulmane de conserver son identité, en particulier en adoptant un régime légal distinct. La question n’est donc pas seulement celle de la confession musulmane du testateur : c’est aussi celle des divers intérêts y relatifs que ce régime légal particulier protège, y compris ceux de l’épouse musulmane et des sœurs musulmanes. Par conséquent, si le but invoqué par le Gouvernement est en lui-même légitime, la question de savoir s’il est poursuivi dans les circonstances de l’espèce appelle un examen sur la base de considérations de proportionnalité.

11. Je partage pleinement l’analyse de la Grande Chambre sur la proportionnalité des mesures, s’agissant en particulier du droit à l’auto-identification comme membre d’une minorité (paragraphes 156-157 de l’arrêt). Il est communément admis que, en droit international, quatre attributs d’une minorité se dégagent des pratiques nationales et internationales : les caractéristiques objectives, l’auto-identification, le nombre des membres de la minorité et sa présence de longue date sur le territoire en question. Concernant l’auto-identification, nul ne peut être contraint d’appartenir à une minorité et chacun doit pouvoir faire sur ce point un choix libre et éclairé.[2] C’est là que, en n’offrant pas le choix de ne pas être soumis à un régime légal spécifique censé protéger la minorité musulmane, la Grèce dévie du but légitime de la protection de la minorité musulmane de Thrace. Cela s’applique aussi à la requérante en tant que membre de cette minorité.

IV. Conclusion

12. Au vu des faits de l’espèce, la Grande Chambre n’était pas tenue de rechercher si la requérante pouvait avoir été victime d’une discrimination fondée sur le sexe – que ce soit par rapport aux hommes de confession musulmane ou aux femmes non musulmanes. Elle n’avait pas non plus à examiner la question plus large des conséquences de l’application d’un régime légal tel que la charia, issu d’un cadre de traditions culturelles juridiques différentes, dans l’espace juridique européen.

13. La Grande Chambre était plutôt appelée à déterminer si la requérante avait subi une différence de traitement fondée sur la religion. L’analyse qui précède me pousse à conclure qu’il y a eu violation de l’article 14 en combinaison avec l’article 1 du Protocole no 1 à cause de la religion de la requérante et de son époux.

* * *

[1] Informations tirées de l’article de doctrine intitulé « Compétence du mufti dans les affaires familiales, personnelles et successorales des musulmans grecs relevant du ressort de la cour d’appel de Thrace », Georgia Sakaloglou, Nomiko Vima, vol. 63, p. 1366.

[2] Gudmundur Alfredsson « Minorities, Indigenous and Tribal Peoples, and Peoples: Definitions of Terms as a Matter of International Law », I Nazila Ghanea et Alexandra Xanthaki (dir. de publ.) : Minorities, Peoples, Self-Determination, Leyde et Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2005, pp. 165-166.


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