DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE CANGI c. TURQUIE
(Requête no 24973/15)
ARRÊT
STRASBOURG
29 janvier 2019
DÉFINITIF
29/04/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cangı c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 décembre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 24973/15) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Arif Ali Cangı (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 mai 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me S. Cengiz, avocat exerçant à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant se plaignait d’une atteinte à son droit de recevoir et de communiquer des informations.
4. Le 2 novembre 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Le contexte de l’affaire
5. Le requérant est né en 1964 et réside à İzmir.
6. Il est avocat de profession. À l’époque des faits, il était membre du groupe d’initiative d’Allianoi, un groupe composé de particuliers et d’organisations non gouvernementales luttant contre la destruction du site antique d’Allianoi, menacé par le projet de construction du barrage de Yortanlı. Il introduisit devant les tribunaux, à son nom ainsi qu’au nom d’un certain nombre d’organisations non gouvernementales qu’il représentait, des procédures en vue du contrôle judiciaire des décisions administratives relatives au site antique d’Allianoi.
7. À la suite des décisions du conseil régional chargé de la préservation des héritages culturels et naturels d’İzmir (« le conseil des héritages culturels et naturels ») du 28 mai 2010 et du 17 août 2010, autorisant respectivement l’ensevelissement sous du sable et la submersion du site d’Allianoi, et du 8 décembre 2010, autorisant la rétention d’eau dans le barrage de Yortanlı, le site antique fut englouti par les eaux dudit barrage au début de l’année 2011. L’action en annulation des décisions du conseil des héritages culturels et naturels autorisant l’inondation du site antique par les eaux du barrage fut rejetée par le tribunal administratif d’Ankara le 30 janvier 2013 et ce jugement fut confirmé par l’arrêt du Conseil d’État du 5 mai 2015.
B. La réunion du 26 janvier 2010 et la procédure introduite par le requérant afin d’obtenir le procès-verbal officiel de cette réunion
8. Le 26 janvier 2010, une réunion portant sur les projets de conservation du site antique d’Allianoi et sur la planification des travaux du barrage de Yortanlı eut lieu dans les locaux du conseil des héritages culturels et naturels. Les membres dudit conseil et les responsables de la direction des travaux hydrauliques de l’État assistèrent à cette réunion, qui fut présidée par la vice-présidente de la direction des monuments et des musées du ministère de la Culture et du Tourisme. À l’issue de cette réunion, il fut décidé qu’une équipe d’experts préparerait un nouveau rapport sur le projet de conservation et le présenterait au conseil des héritages culturels et naturels.
9. Par une lettre du 21 novembre 2011, le requérant, indiquant qu’il venait d’apprendre la tenue de la réunion susmentionnée, demanda au conseil des héritages culturels et naturels la communication d’une copie signée du procès-verbal de cette réunion. Il invoquait à cet égard la loi no 4982 sur le droit d’accès à l’information.
10. Le 20 décembre 2011, le conseil des héritages culturels et naturels rejeta cette demande au motif qu’il s’agissait d’une réunion spéciale entre organismes publics propre au fonctionnement de ceux-ci (« kurumlar arası hizmete özel bir toplantı »).
11. Le 4 janvier 2012, le requérant forma un recours en opposition devant le conseil d’appréciation de l’accès à l’information contre la décision de rejet de sa demande du conseil des héritages culturels et naturels. Il indiquait qu’il avait obtenu une copie non officielle et non signée du procès-verbal de la réunion du 26 janvier 2010 et qu’il était d’une importance cruciale qu’il obtînt la copie officielle et signée du procès-verbal en question aux fins du contrôle de la légalité des décisions précitées du conseil des héritages culturels et naturels autorisant l’inondation du site antique d’Allianoi (paragraphe 7 ci-dessus). Selon lui, la façon dont cette réunion avait été organisée et l’objet de celle-ci étaient de nature à affecter la légalité de ces décisions. Le requérant alléguait à cet égard que, selon le procès-verbal non officiel dont il disposait, la vice-présidente de la direction des monuments et des musées du ministère de la Culture et du Tourisme, qui avait présidé la réunion en question, avait fait pression sur les membres du conseil des héritages culturels et naturels pour que le projet de la direction des travaux hydrauliques de l’État fût approuvé avant le mois d’avril 2010.
12. Le 26 janvier 2012, le conseil d’appréciation de l’accès à l’information rejeta le recours du requérant en application de l’article 26 § 1 de la loi no 4982 au motif que le procès-verbal demandé entrait dans la catégorie des informations et documents ayant les caractéristiques d’un avis, d’une proposition, d’une note d’information ou d’une recommandation, obtenus par les organismes et établissements publics afin de mener leurs activités et visés par cette disposition.
13. Le 2 avril 2012, le requérant introduisit devant le tribunal administratif d’Ankara (« le tribunal administratif ») un recours en annulation de la décision du conseil d’appréciation de l’accès à l’information. Il soutenait notamment que l’article 26 § 1 de la loi no 4982, sur lequel était fondée cette décision, avait été mal interprété par ce conseil ; en effet, selon lui, les informations et documents visés par cette disposition devaient entrer dans le champ d’application du droit à l’information, à moins que l’organisme concerné n’en ait décidé le contraire.
14. Le 10 avril 2013, le tribunal administratif rejeta le recours du requérant. Il estima que l’acte litigieux n’était pas illégal au motif que, pour que les informations et documents ayant les caractéristiques d’un avis, d’une proposition, d’une note d’information ou d’une recommandation obtenus par les organismes et établissements publics afin de mener leurs activités entrent dans le champ d’application de la loi no 4982, les organismes et établissements concernés devaient en avoir décidé le contraire (sic) (« kurum ve kuruluşların faaliyetlerini yürütmek üzere elde ettikleri görüş, bilgi notu, teklif ve tavsiye niteliğindeki bilgi ve belgelerin 4982 sayılı Kanun kapsamında olması için kurum ve kuruluşlar tarafından aksinin kararlaştırılmasının gerekmesi karşısında tesis edilen dava konusu işlemde hukuka aykırılık bulunmamaktadır »).
15. À une date non précisée, le requérant interjeta appel du jugement du tribunal administratif. Il dénonçait en particulier l’interprétation de l’article 26 § 1 de la loi no 4982 par ce tribunal, qui, selon lui, avait eu pour conséquence l’annulation de son droit d’accès à l’information prévu par la loi. Il soutenait à cet égard que, selon cette disposition, le procès-verbal demandé entrait en principe dans le champ d’application du droit d’accès à l’information et que l’administration n’avait pas décidé d’en exclure ce document avant sa demande formulée pour obtenir sa communication.
16. Le 28 mars 2014, le tribunal administratif régional d’Ankara confirma le jugement attaqué. Il considéra que celui-ci était conforme à la procédure et au droit.
17. Le 11 juin 2014, le requérant forma un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il se plaignait notamment d’une violation des dispositions de l’article 10 de la Convention en raison de l’interprétation et de l’application, à ses yeux erronées, de l’article 26 § 1 de la loi no 4982 par les autorités et juridictions administratives. Il soutenait que ces dernières l’avaient ainsi privé de son droit de recevoir et de communiquer des informations sur la réunion du 26 janvier 2010 et de la possibilité d’exercer son rôle de chien de garde en tant que représentant d’une organisation non gouvernementale ayant pour but la protection du site antique d’Allianoi.
18. Le 31 octobre 2014, la Cour constitutionnelle déclara le recours du requérant irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Après avoir relevé que le grief de l’intéressé portait sur l’interprétation et l’application d’une disposition légale et sur l’issue d’une procédure qu’il avait intentée devant les juridictions administratives, elle estima que les décisions de ces dernières étaient dépourvues d’arbitraire ou d’erreur manifeste d’appréciation.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
19. La loi no 4982 du 9 octobre 2003 relative au droit d’accès à l’information vise à mettre en place les procédures et principes relatifs à l’utilisation par les individus de leur droit à l’information conformément aux principes d’impartialité et d’ouverture, qui est une exigence d’une gouvernance démocratique et transparente. Elle s’applique aux activités des organismes et établissements publics et des établissements professionnels ayant la qualité d’un organisme public. Les articles 4 et 5 de cette loi disposent que chacun a le droit d’accéder à l’information et que les organismes et établissements publics sont tenus de mettre à la disposition des demandeurs tout information et document, sauf exceptions prévues par la loi, et de prendre les mesures administratives et techniques nécessaires afin de répondre aux demandes d’information de manière effective, rapide et exacte.
20. L’article 26 § 1 de la loi en question se lit comme suit :
« Article 26 - Les informations et documents ayant les caractéristiques d’un avis, d’une proposition, d’une note d’information ou d’une recommandation, obtenus par les organismes et établissements [publics] afin de mener leurs activités entrent dans le champ d’application du droit à l’information, à moins que le contraire ne soit décidé.
(« Madde 26 - Kurum ve kuruluşların faaliyetlerini yürütmek üzere elde ettikleri görüş, bilgi notu, teklif ve tavsiye niteliğindeki bilgi veya belgeler, kurum ve kuruluş tarafından aksi kararlaştırılmadıkça bilgi edinme hakkı kapsamındadır. »)
(...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
21. Le requérant allègue que le rejet de sa demande visant à obtenir une copie officielle du procès-verbal de la réunion du 26 janvier 2010 constitue une atteinte à son droit de recevoir et de communiquer des informations d’intérêt général en sa qualité de citoyen et de membre d’une organisation non gouvernementale luttant pour la protection du site antique d’Allianoi et pour la sensibilisation de l’opinion publique à ce sujet. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
22. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du défaut manifeste de fondement du grief du requérant. Il considère à cet égard que, dans la mesure où le requérant a pu obtenir une copie non officielle du procès-verbal de la réunion du 26 janvier 2010, l’intéressé a eu la possibilité de présenter ses allégations fondées sur le contenu de cette réunion lors des procédures en annulation qu’il avait intentées devant les tribunaux administratifs. Il soutient en outre que le requérant n’apporte aucune explication quant au préjudice qu’il aurait subi en raison de la non-communication d’une copie officielle du procès-verbal en question.
23. Le requérant conteste cette exception.
24. La Cour estime que l’exception soulève des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression et donc à la substance du grief tiré de l’article 10 de la Convention.
25. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Existence d’une ingérence
a) Arguments des parties
26. Le requérant indique que, en tant qu’activiste militant pour la protection du site antique d’Allianoi, il avait fait partie d’une campagne de sensibilisation à ce sujet au sein d’une organisation non gouvernementale et avait introduit des procédures en annulation des décisions administratives prévoyant l’inondation du site antique. Il soutient que la copie officielle du procès-verbal de la réunion du 26 janvier 2010 revêtait une importance cruciale afin de prouver devant les tribunaux administratifs son argument relatif à la pression exercée par l’administration sur le conseil des héritages culturels et naturels. Il estime par ailleurs qu’il avait besoin de ce procès-verbal afin de dévoiler le contenu de la réunion en question au public qui, selon lui, avait le droit de connaître les développements concernant le site antique d’Allianoi.
27. Le Gouvernement expose que, selon la jurisprudence de la Cour, les États sont tenus de mettre en place un dispositif permettant aux individus d’obtenir des informations généralement accessibles mais ne sont pas obligés de donner accès aux informations confidentielles. Il considère que, puisqu’il s’agit en l’espèce d’un procès-verbal d’une réunion concernant le fonctionnement des organismes publics, l’accès à l’information n’est pas protégé par l’article 10 de la Convention.
28. Le Gouvernement ajoute que le requérant a été en mesure d’obtenir le procès-verbal non signé de la réunion en cause, qui concernait la préparation d’un nouveau rapport sur le projet de conservation du site d’Allianoi et qu’il avait déjà connaissance de ce rapport et du projet. Selon lui, le requérant a donc eu accès aux informations susceptibles d’avoir une incidence sur les procédures administratives qu’il avait intentées.
29. Par conséquent, le Gouvernement considère qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans la liberté d’expression du requérant.
b) Appréciation de la Cour
30. La Cour rappelle avoir reconnu dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie ([GC], no 18030/11, § 156, 8 novembre 2016) qu’un droit d’accès aux informations détenues par une autorité publique et une obligation de l’État à les communiquer peuvent naître, lorsque l’accès à l’information est déterminant pour l’exercice par l’individu de son droit à la liberté d’expression, en particulier « la liberté de recevoir et de communiquer des informations », et que refuser cet accès constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit.
31. La question de savoir si et dans quelle mesure le refus de donner accès à des informations constitue une ingérence dans l’exercice par un requérant du droit à la liberté d’expression doit s’apprécier au cas par cas à la lumière des circonstances particulières de la cause (idem, § 157). La liste des critères pertinents pour définir plus précisément la portée de ce droit, établie dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság précité, est la suivante : le but de la demande d’information, la nature des informations recherchées, le rôle du requérant et la disponibilité des informations demandées (idem, §§ 158‑170). La Cour examinera la question de l’existence d’une ingérence dans la présente affaire à la lumière de ces critères.
32. Elle note que, en l’espèce, le requérant était membre d’une organisation non gouvernementale, le groupe d’initiative d’Allianoi, qui participait au débat public sur la préservation du site antique d’Allianoi, menacé de destruction par un projet de barrage. Elle relève qu’il était également l’avocat des organisations non gouvernementales qui avaient introduit des actions en annulation des décisions des autorités approuvant le projet de barrage (paragraphe 6 ci-dessus). Elle constate que, lorsqu’il a obtenu, par un moyen non précisé dans le dossier, une copie non officielle du procès-verbal de la réunion du 26 janvier 2010, il a demandé au conseil des héritages culturels et naturels la copie signée du procès-verbal en question (paragraphe 9 ci-dessus). Elle observe que cette demande était motivée non seulement par la volonté du requérant de soumettre ce document aux tribunaux comme élément de preuve afin de démontrer les irrégularités du processus de décision relatif au projet de barrage, notamment en ce qui concernait ses allégations de pression exercée par le ministère de la Culture et du Tourisme sur le conseil des héritages culturels et naturels, mais aussi et surtout par son souhait d’informer le public sur le déroulement de cette réunion et sur les décisions prises par les autorités concernant le site antique (paragraphes 11, 17 et 26 ci-dessus).
33. La Cour observe que le refus des autorités de fournir au requérant le procès-verbal signé et authentifié de la réunion en question constituait un obstacle à la transmission aux tribunaux et au public des informations sur la procédure décisionnelle concernant la protection du site antique d’Allianoi. Elle note que, certes, le requérant disposait d’une copie non signée du procès-verbal, mais qu’il estimait avoir besoin d’une copie officielle de ce document pour défendre sa cause. En effet, elle estime que l’on peut raisonnablement considérer que, sans procès-verbal officiel fourni par les autorités, le requérant ne pouvait contribuer de manière efficace ni à un débat juridique ni à un débat public en produisant à l’attention des tribunaux et du public des informations fiables et crédibles. Elle juge que le document demandé était donc « nécessaire » aux fins de l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (Roşiianu c. Roumanie, no 27329/06, § 63, 24 juin 2014).
34. En ce qui concerne la nature des informations en question, la Cour note que la réunion du 26 janvier 2010 portait sur le projet de conservation du site antique d’Allianoi et sur la construction du barrage de Yortanlı. Elle observe que, à l’issue de cette réunion, il a été décidé de préparer et de présenter un nouveau rapport sur le projet de conservation au conseil des héritages culturels et naturels (paragraphe 8 ci-dessus). Elle relève que la réunion en question concernait donc incontestablement un sujet d’intérêt général, étant donné que l’inondation d’un site historique par les eaux d’un barrage constitue évidemment une question qui est susceptible de créer une forte controverse, qui porte sur un thème social important, ou qui a trait à un problème dont le public aurait intérêt à être informé (Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 162).
35. Pour ce qui est du rôle du requérant, la Cour observe que ce dernier était membre et représentant d’une organisation non gouvernementale, le groupe d’initiative d’Allianoi, et que, de par son action visant à la protection du site antique d’Allianoi et à la diffusion d’informations sur les procédures en cours concernant ce site, il exerçait un rôle de « chien de garde public » (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 103, CEDH 2013 (extraits)). Elle considère que la démarche professionnelle du requérant au nom de cette organisation non gouvernementale, dans le cadre des procédures en annulation des décisions administratives en cause et de son action de sensibilisation du grand public au sujet de la protection du site antique, ne saurait être remise en question. Elle estime que le procès-verbal en question, dont le contenu est décrit ci-dessus, renfermait des informations du type de celles que le requérant avait entrepris de communiquer au public dans le cadre de son action pour le site antique au nom de l’organisation non gouvernementale dont il faisait partie. Elle considère donc que l’intéressé avait besoin d’accéder au document demandé pour accomplir cette tâche en fournissant des informations précises et fiables.
36. Enfin, la Cour note que le procès-verbal en question était disponible et qu’il n’a pas été soulevé devant elle que la communication de ce document eût fait peser sur les autorités une charge particulièrement lourde (Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie, no 37374/05, § 36, 14 avril 2009).
37. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que, en refusant au requérant l’accès au document demandé, lequel était disponible, les autorités internes ont entravé l’exercice par l’intéressé de sa liberté de recevoir et de communiquer des informations, d’une manière touchant à la substance même de ses droits protégés par l’article 10 de la Convention. Elle juge qu’il y a donc eu une ingérence dans l’exercice du droit garanti par cette disposition, laquelle est applicable au cas d’espèce.
2. Justification de l’ingérence
38. Pour être justifiée, une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs des buts légitimes mentionnés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, et être « nécessaire dans une société démocratique ».
39. Le requérant soutient que, étant donné les dispositions de la loi no 4982 prévoyant le droit d’accès des individus à l’information et l’obligation des autorités de fournir les informations demandées, l’ingérence litigieuse était arbitraire et illégale.
40. Le Gouvernement argue que l’article 26 § 1 de la loi no 4982 constituait la base légale de l’ingérence litigieuse.
41. La Cour constate que les parties sont en désaccord sur la question de savoir si l’ingérence était prévue ou non par la loi. À cet égard, elle note que, en l’espèce, le conseil d’appréciation de l’accès à l’information a rejeté le recours en opposition formé devant lui par le requérant au motif que le procès-verbal demandé entrait dans la catégorie des informations et documents ayant les caractéristiques d’un avis, d’une proposition, d’une note d’information ou d’une recommandation, obtenus par les organismes et établissements publics afin de mener leurs activités et visés par cette disposition (paragraphe 12 ci-dessus). Elle note ensuite que le tribunal administratif a estimé que, selon l’article 26 § 1 de la loi no 4982, pour que les informations et documents ayant les caractéristiques d’un avis, d’une proposition, d’une note d’information ou d’une recommandation, obtenus par les organismes et établissements publics afin de mener leurs activités entrent dans le champ d’application de cette loi, les organismes et établissements concernés devaient en avoir décidé le contraire (paragraphe 14 ci-dessus). Elle relève aussi que le requérant, quant à lui, a soutenu devant le tribunal administratif et les autres juridictions ayant connu de son affaire que les informations et documents visés par la disposition précitée devaient entrer dans le champ d’application du droit à l’information à moins que l’organisme concerné n’en ait décidé le contraire (paragraphes 13, 15 et 17 ci-dessus).
42. La Cour observe que la divergence principale entre les parties réside dans l’interprétation des dispositions de la loi no 4982 et en particulier de son article 26 § 1 (paragraphe 20 ci-dessus). Elle estime donc, afin de déterminer si l’ingérence était prévue par la loi, devoir vérifier l’interprétation de l’article 26 § 1 de la loi no 4982 retenue par les autorités nationales. Elle rappelle à cet égard que c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter le droit interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, sa tâche se limite à déterminer si les effets de celle-ci sont compatibles avec la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018).
43. Examinant le libellé de l’article 26 § 1 de la loi no 4982 d’une part et l’interprétation de cette disposition opérée par les autorités nationales d’autre part, la Cour relève que cette interprétation ne peut passer pour prévisible et raisonnable. En effet, elle constate que les autorités nationales, dans leurs décisions, semblent avoir inversé le principe général et l’exception prévus par cette disposition, selon laquelle les informations et documents ayant les caractéristiques d’un avis, d’une proposition, d’une note d’information ou d’une recommandation, obtenus par les organismes et établissements publics afin de mener leurs activités entrent dans le champ d’application du droit à l’information – principe général –, sauf si le contraire est décidé – exception (paragraphe 20 ci-dessus). Or le conseil d’appréciation de l’accès à l’information et le tribunal administratif ont interprété et appliqué l’article 26 § 1 de la loi no 4982 en ce sens que, en règle générale, les informations et documents visés par cette disposition n’entraient pas dans le champ d’application de la loi no 4982, sous réserve des cas où les organismes et établissements auraient décidé le contraire (paragraphes 12 et 14 ci-dessus). De l’avis de la Cour, cette interprétation, qui n’est guère conciliable avec la formulation de l’article 26 § 1 de la loi no 4982, revêt un caractère arbitraire ou, à tout le moins, manifestement déraisonnable.
44. À la lumière de ce qui précède, la Cour juge que l’ingérence litigieuse n’était pas « prévue par la loi » au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, elle considère qu’il n’y a pas lieu de vérifier si les autres conditions requises par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention – à savoir l’existence d’un but légitime et la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique – ont été respectées en l’espèce.
45. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
46. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
47. Le requérant réclame 7 500 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.
48. Le Gouvernement estime que le montant demandé au titre du préjudice moral est excessif et qu’il ne correspond pas aux sommes octroyées par la Cour dans des affaires similaires.
49. La Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral et considère qu’il y a lieu de lui octroyer la totalité de la somme réclamée à ce titre.
B. Frais et dépens
50. Le requérant demande également 6 375 EUR pour les frais d’avocat, 204,17 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes, 16,94 EUR pour les frais postaux, 5 EUR pour les frais de fax et 30 EUR pour les frais divers. Il présente à cet égard un tableau de calcul affichant le travail effectué par son avocat, des factures relatives aux frais judiciaires ainsi que des reçus de poste et de fax.
51. Le Gouvernement expose que le requérant n’a soumis aucun document ni justificatif de paiement démontrant la réalité de ces dépenses dont les détails, selon lui, ne sont pas suffisamment indiqués.
52. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme forfaitaire de 2 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
53. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :
i. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 janvier 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident