QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE MORENO DIAZ PEÑA ET AUTRES c. PORTUGAL
(Requête no 44262/10)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
STRASBOURG
4 juin 2019
DÉFINITIF
04/09/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Moreno Diaz Peña et autres c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant
en une chambre composée de :
Ganna Yudkivska, présidente,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Péter Paczolay, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 avril 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44262/10) dirigée contre la République portugaise par six ressortissants espagnols, Mme Pilar Moreno Diaz Peña, M. Joaquin Peña Moreno, Mme Marta Pilar Peña Moreno, Mme Paloma de la Ascención Francisca Peña Moreno, M. Francisco Javier Peña Moreno et Mme Maria de las Mercedes Peña y Moreno (« les requérants ») qui ont saisi la Cour le 26 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). À la suite du décès de Mme Pilar Moreno Diaz Peña, survenu le 17 septembre 2013, les autres requérants ont poursuivi l’instance en son nom en leur qualité d’héritiers.
2. Par un arrêt du 4 juin 2015 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé que le temps pris par les juridictions portugaises pour trancher la contestation des requérants concernant le montant de l’indemnité d’expropriation ainsi que l’absence d’un recours pour obtenir réparation en raison de la durée de la procédure devant lesdites juridictions avaient emporté violation des articles 6 et 13 de la Convention. La Cour a par ailleurs estimé que les requérants avaient subi une atteinte à leur droit au respect de leurs biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Moreno Diaz Peña et autres c. Portugal, no 44262/10, §§ 60, 64 et 93, 4 juin 2015).
3. S’appuyant sur l’article 41 de la Convention, les requérants réclamaient une satisfaction équitable d’un montant de 24 183 946 euros (EUR) pour le dommage matériel subi en raison de l’expropriation de leurs biens et de 1 200 000 EUR pour dommage moral. Ils demandaient aussi le remboursement de 615 391,86 EUR pour les frais et dépens qu’ils auraient engagés, dont 549 727,92 EUR pour les frais de justice relatifs à la procédure interne.
4. Étant donné que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvait pas en état, la Cour l’a réservée et a invité le Gouvernement et les requérants à lui soumettre par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, § 98 et point 6 du dispositif).
5. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations.
6. Aucun accord permettant d’aboutir à un règlement amiable n’a été trouvé.
EN DROIT
7. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
I. Les observations des parties
A. Dommage matériel
8. Les requérants estiment que la restitutio in integrum s’impose afin qu’ils soient placés dans la position dans laquelle ils auraient été si la violation constatée par la Cour n’était pas survenue. Ils réitèrent l’ensemble des arguments qu’ils avaient déjà exposés dans le cadre de l’examen au fond de leurs griefs et qui sont résumés aux paragraphes 68 et 69 de l’arrêt au principal. En s’appuyant sur l’analyse faite par la Cour aux paragraphes 88 à 91 de l’arrêt au principal, ils réclament le montant, mis à jour, de la valeur marchande des terrains telle que fixée de façon unanime par les experts le 8 octobre 1996, sur la base du contrat conclu avec la mairie d’Oeiras en 1976, auquel était annexée une carte topographique indiquant que la surface plancher des terrains en cause était de 78 076 m2. Selon eux, en 2014, cette valeur était de 28 318 069,89 EUR. Ayant reçu au niveau interne 2 845 487 EUR en 2010, ils réclament le restant, soit 25 472 582, 89 EUR pour le préjudice matériel qu’ils estiment avoir subi en raison de l’octroi d’une indemnisation d’expropriation selon eux dix fois inférieure à la valeur marchande des terrains en cause.
9. Eu égard aux paragraphes 77, 78 et 91 de l’arrêt au principal, le Gouvernement estime que l’article 41 de la Convention impose de réparer le préjudice dû au laps de temps qui s’était écoulé depuis que les requérants avaient été dépossédés des terrains en cause. Autrement dit, il s’agit selon lui de verser aux requérants une somme correspondant aux intérêts moratoires depuis l’année 2001, date de l’expertise ayant fixé la valeur marchande des terrains litigieux retenue en dernière instance par les juridictions nationales et qui correspond à 2 269 530,43 EUR. Le Gouvernement observe que 2 700 741 EUR ont finalement été versés aux requérants en 2010 et que ce montant prenait en compte le taux d’inflation. Compte tenu de ces éléments, le Gouvernement évalue à 945 990,02 EUR la somme correspondant aux intérêts légaux entre 2001 et 2010, somme qu’il considère devoir être versée aux requérants pour préjudice matériel au titre de la violation constatée par la Cour de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
B. Dommage moral
10. Les requérants réclament également 1 200 000 EUR pour l’angoisse, la fatigue et la frustration dont ils disent avoir souffert en raison des trente ans de procédure d’expropriation à l’issue de laquelle ils se sont vus finalement octroyer une indemnisation selon eux inférieure à la valeur réelle de leurs biens. Ils indiquent que leur père est décédé au cours de la procédure interne, leur mère au cours de la procédure devant la Cour, et qu’ils ont eux-mêmes, à l’heure actuelle, des âges compris entre 54 et 64 ans.
11. Le Gouvernement demande la fixation d’un montant au titre du dommage moral en équité, selon l’approche adoptée dans les affaires relatives à des expropriations ou à des nationalisations au Portugal.
C. Frais et dépens
12. Les requérants demandent le remboursement de 803 338,86 EUR pour les frais et dépens qu’ils disent avoir engagés. À l’appui de leur demande, ils renvoient aux factures figurant à l’annexe 8 des observations présentées devant la chambre. Concernant plus spécifiquement les frais de justice relatifs à la procédure interne, en se référant à une lettre du 11 décembre 2012 dont la chambre a accusé réception le 29 janvier 2013, ils indiquent avoir reçu un nouveau décompte, portant lesdits frais à 782 675,65 EUR (paragraphe 3 ci-dessus). Ils ajoutent que cette somme a bien été déduite de l’indemnité d’expropriation leur ayant été octroyée en 2010.
13. Le Gouvernement n’a pas formulé d’observations particulières sur ce point.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Sur les intérêts légaux
14. Les intérêts légaux entre le 20 octobre 1980 (date de l’expropriation) et le 4 juin 2015 (date de l’arrêt au principal) étaient les suivants :
Base légale
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Intérêt légal
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Période d’application
---|---|---
Décret-loi no 200-C/80 du 24 juin 1980
et arrêté ministériel (Portaria) no 447/80 du 31 juillet
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15 %
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05/08/1980- 22/05/1983
Arrêté ministériel no 581/83 du 18 mai 1983
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23 %
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23/05/1983- 28/004/1987
Arrêté ministériel no 339/87 du 24 avril 1987
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15 %
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29/04/1987- 29/09/1995
Arrêté ministériel no 1171/95 du 25 septembre 1995
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10 %
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30/09/1995-16/04/1999
Arrêté ministériel no 263/99 du 12 avril 1999
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7%
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17/04/1999- 30/04/2003
Arrêté ministériel no 291/03 du 8 avril 2003
|
4%
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Depuis le 1er mai 2003
B. Sur le taux d’inflation
15. Selon les données de la Banque mondiale[1], les taux d’inflation entre les années 1980 et 2015 pour le Portugal étaient les suivants :
Année
|
Inflation, prix à la consommation (% annuel)
---|---
1980
|
16.69
1981
|
20.04
1982
|
22.73
1983
|
25.11
1984
|
28.78
1985
|
19.65
1986
|
11.76
1987
|
9.34
1988
|
9.70
1989
|
12.62
1990
|
13.37
1991
|
10.93
1992
|
8.94
1993
|
6.50
1994
|
5.21
1995
|
4.12
1996
|
3.12
1997
|
2.16
1998
|
2.72
1999
|
2.30
2000
|
2.85
2001
|
4.39
2002
|
3.55
2003
|
3.28
2004
|
2.36
2005
|
2.29
2006
|
2.74
2007
|
2.81
2008
|
2.59
2009
|
-0.84
2010
|
1.40
2011
|
3.65
2012
|
2.77
2013
|
0.27
2014
|
-0.28
2015
|
0.49
III. APPRÉCIATION DE LA COUR
A. Rappel des principes
16. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que possible la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000‑XI). En d’autres termes, la réparation du dommage matériel doit aboutir à la situation la plus proche possible de celle qui existerait si la violation constatée n’avait pas eu lieu (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 33, CEDH 2014).
17. Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001‑I et Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009). Dans l’exercice de ce pouvoir, elle dispose d’une certaine latitude ; l’adjectif « équitable » et le membre de phrase « s’il y a lieu » en témoignent (Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000‑IV). Pour ce faire, elle peut se fonder sur des considérations d’équité (Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 36, Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), no 25701/94, 79, 28 novembre 2002, S.C. Granitul S.A. c. Roumanie (satisfaction équitable), no 22022/03, § 15, 24 avril 2012, et Kryvenkyy c. Ukraine, no 43768/07, § 52, 16 février 2017).
B. Application à la présente espèce
18. La Cour rappelle avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure d’expropriation, et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
1. Dommage matériel
19. S’agissant de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la Cour s’est exprimée en ces termes dans l’arrêt au principal :
« 90. La Cour constate que les juridictions ont, en dernière instance, fait leurs les conclusions d’un rapport d’expertise non conforme aux indications qui avaient été données aux experts par la cour d’appel de Lisbonne dans ses arrêts du 7 juillet 1993, du 2 mai 1996 et du 7 mai 1998. En effet, ce rapport se plaçait en l’an 2001 pour apprécier la valeur du terrain alors que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 7 mai 1998 prescrivait d’apprécier cette valeur à la date de la déclaration d’utilité publique de l’expropriation. En outre, ce rapport ne répondait pas à la question posée par la cour d’appel sur l’existence, au moment de l’expropriation, d’un plan d’urbanisation concernant ledit terrain, et ne faisait aucune référence au contrat d’urbanisation signé entre la mairie d’Oeiras et la société Habitat. Or, si dans son jugement du 15 décembre 2008, le tribunal d’Oeiras a reconnu qu’au moment de la déclaration d’utilité publique les terrains étaient inclus dans un plan d’urbanisation en vertu du contrat signé entre la mairie d’Oeiras et la société Habitat, il a en revanche considéré que le quantum constructible indiqué sur la carte topographique annexée audit contrat ne pouvait être retenu.
91. La Cour note que, pour justifier cette approche, qui a abouti, en l’occurrence, à retenir une surface de plancher constructible de 17 250 m², les experts ont indiqué que le long laps de temps écoulé depuis l’expropriation rendait difficile la détermination de la surface de plancher constructible à l’époque de celle-ci (voir ci-dessus paragraphe 44). Aux yeux de la Cour, cela revient à sanctionner les requérants pour la durée d’une procédure dont ils ne peuvent être tenus responsables (voir ci-dessus, paragraphe 58). Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue ci‑dessus aux paragraphes 59 et 60, la Cour estime que les juridictions auraient dû, au contraire, compenser le retard de la procédure en actualisant le montant de l’indemnité au regard de l’inflation et en ajoutant des intérêts, ces derniers devant correspondre aux intérêts légaux simples appliqués au capital progressivement réévalué (Guiso‑Gallisay, précité, § 105 ; Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 42, CE DH 2014 ; Scordino, précité, § 258; Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 219-220, CEDH 2012). Certes, dans son arrêt du 11 février 2010, la cour d’appel de Lisbonne a actualisé le montant de l’indemnité en tenant compte de l’évolution de l’indice des prix à la consommation. Elle a toutefois omis d’assortir ce montant d’intérêts pour le retard dans la fixation et le paiement de l’indemnité depuis l’expropriation.
92. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre, d’une part, les exigences de l’intérêt général et, d’autre part, la sauvegarde du droit de chacun au respect de ses biens. »
20. Notant que les parties font une interprétation divergente de ces paragraphes, la Cour rappelle qu’elle n’a pas jugé l’expropriation comme étant contraire au principe de la légalité (paragraphe 81 de l’arrêt au principal). En effet, le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention s’est fondé, en l’espèce, sur une disproportion injustifiée entre les exigences de l’intérêt général et le droit des requérants au respect de leurs biens. Plus particulièrement, il a été reproché aux autorités internes, d’une part, de s’être fondées en dernière instance sur une expertise non conforme aux indications qui avaient été données aux experts par la cour d’appel de Lisbonne dans ses arrêts du 7 juillet 1993, du 2 mai 1996 et du 7 mai 1998 (paragraphe 90 de l’arrêt au principal) et, d’autre part, de ne pas avoir compensé le retard pris pour fixer et payer l’indemnité d’expropriation en versant une somme additionnelle correspondant aux intérêts de retard (paragraphe 91 de l’arrêt au principal in fine).
21. Dans ces conditions, la Cour est d’avis qu’une restitutio in integrum n’est pas justifiée en l’espèce (voir, a contrario, Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, §37-38, série A no 330‑B, et Brumărescu, précité, §§ 21-22). Elle estime que le rétablissement de « la situation la plus proche possible de celle qui existerait si la violation constatée n’avait pas eu lieu » se limite au paiement d’une indemnisation adéquate qui aurait dû être versée à l’époque de l’expropriation. Aux termes du paragraphe 91 de l’arrêt au principal, l’indemnisation à octroyer au titre du dommage matériel devra donc correspondre à la valeur pleine et entière des terrains en cause au moment de l’expropriation, somme de laquelle devra être déduite celle ayant été versée aux requérants au niveau interne. Cette indemnisation, progressivement réévaluée en tenant compte du taux d’inflation, devra être assortie d’intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps qui s’est écoulé depuis la dépossession des terrains (Guiso-Gallisay, précité, §§ 103-105).
22. La Cour note que, pour formuler leur demande au titre du dommage matériel, les requérants s’appuient sur l’expertise unanime du 8 octobre 1996 ayant fondé le jugement du tribunal d’Oeiras du 11 septembre 1997 (voir, à cet égard, les paragraphes 36 à 41 de l’arrêt au principal). Or cette expertise ne saurait être retenue en l’espèce puisqu’elle a été invalidée par la cour d’appel de Lisbonne dans son arrêt du 7 mai 1998.
23. Faute pour les parties d’avoir fourni une expertise actualisée rendant compte de la valeur marchande des terrains en cause au moment de l’expropriation, la Cour décide de tenir compte de celle qui a été retenue en dernière instance (paragraphes 44 et 46 de l’arrêt au principal) et de la rapporter à la date de l’expropriation, soit au 20 octobre 1980 (paragraphe 18 de l’arrêt au principal). En diminuant cette somme, pour les besoins du calcul, en fonction de l’inflation courue entre le 20 octobre 1980 et le 31 janvier 2001, en ayant égard aux taux d’intérêts légaux et aux taux d’inflation entre le 20 octobre 1980 et le 4 juin 2015 (paragraphes 14 et 15 ci-dessus) et, compte tenu de la somme versée aux requérants par les autorités internes en 2010 (paragraphe 47 de l’arrêt au principal), statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour estime raisonnable d’accorder conjointement aux requérants la somme de 4 000 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
2. Dommage moral
24. La Cour reconnaît que les requérants ont subi un dommage certain en raison de la durée excessive de la procédure d’expropriation au niveau interne et des conséquences de ce retard sur la fixation de l’indemnité d’expropriation. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle décide de leur allouer conjointement 21 000 EUR.
3. Frais et dépens
25. La Cour rappelle que, pour avoir droit à l’allocation des frais et dépens en vertu de l’article 41 de la Convention, la partie lésée doit les avoir réellement et nécessairement exposés. En particulier, l’article 60 § 2 du règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie. En outre, les frais et dépens ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, parmi beaucoup d’autres, Vistiņš et Perepjolkins, précité, § 50).
26. En l’espèce, la Cour a conclu, d’une part, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure interne et, d’autre part, à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphe 2 ci-dessus). Force est de constater que, même s’il n’y avait pas eu violation de ces dispositions, les requérants auraient encourus des frais pour la procédure d’expropriation engagée au niveau interne. Dès lors, eu égard aux documents versés par les requérants à l’appui de leur demande, la Cour estime qu’il y a lieu de leur rembourser une partie de la somme réclamée pour la procédure nationale, soit 400 000 EUR. Les requérants n’ayant pas demandé le remboursement des frais engagés devant elle, elle juge qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.
4. Intérêts moratoires
27. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 4 000 000 EUR (quatre millions d’euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel,
ii. 21 000 EUR (vingt et un mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,
iii. 400 000 EUR (quatre cent mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
2. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juin 2019, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Andrea TamiettiGanna Yudkivska
Greffier adjointPrésidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque.
G.Y.
A.N.T.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE
1. Je regrette de ne pouvoir souscrire à l’approche qu’a suivie la majorité pour trancher la demande de réparation faite par les requérants au titre de la satisfaction équitable.
2. En ce qui concerne le dommage matériel, je conviens que l’approche adoptée dans l’affaire Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable, [GC])[2] devait être retenue en l’espèce, eu égard notamment à la motivation de l’arrêt quant au fond (« l’arrêt au principal ») et au long laps de temps qui s’est écoulé depuis la dépossession des terrains en cause jusqu’au versement de l’indemnité. En revanche, je ne suis pas du tout d’accord avec la façon dont la majorité a appliqué la méthode pour calculer le montant à allouer dans la présente espèce.
3. Dans son arrêt au principal adopté le 4 juin 2015, la Cour avait conclu à la violation, d’une part, de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure d’expropriation au niveau interne et, d’autre part, de l’article 13 de la Convention vu l’absence d’un recours en réparation en raison de la durée excessive d’une procédure. Elle avait également constaté une atteinte au droit des requérants au respect des biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Sur ce point, elle avait estimé que les requérants avaient eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui avait rompu le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et leur droit au respect des biens. Dans la mesure où l’affaire n’était pas en état, la Cour avait décidé de réserver la question de l’article 41, invitant les parties à présenter leurs observations à cet égard.
4. Il ressort des observations soumises par les parties que celles-ci ont fait une interprétation erronée de l’arrêt au principal. En ce qui concerne la compensation à octroyer en réparation du préjudice matériel subi du fait de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, les requérants estiment qu’une restitutio in integrum s’impose alors que, pour le Gouvernement, l’arrêt exigeait simplement une compensation des intérêts de retard qui n’avaient pas été versés au niveau interne. Partant de ces interprétations respectives, s’agissant du dommage matériel, les requérants réclamaient 25 472 582,89 euros (EUR) tandis que le Gouvernement évaluait le préjudice matériel à 945 990,02 EUR.
5. En l’espèce, ainsi que le relève la majorité au paragraphe 20 (en faisant référence au paragraphe 81 de l’arrêt au principal), la Cour n’a pas dit que l’expropriation était contraire au principe de la légalité. En effet, une procédure d’expropriation a bien été ouverte concernant les terrains en cause, la propriété de ces derniers ayant été définitivement transférée à l’État par l’ordonnance du 26 avril 1990 (paragraphe 24 de l’arrêt au principal). En outre, une indemnité a bien été fixée et payée aux requérants, même si ce fut de façon tardive. Je partage donc l’avis de la majorité selon lequel, en l’espèce, les circonstances n’imposaient pas une restitutio in integrum (paragraphe 21).
6. Dans l’arrêt au principal, la Cour s’est exprimée comme suit :
« 90. La Cour constate que les juridictions ont, en dernière instance, fait leurs les conclusions d’un rapport d’expertise non conforme aux indications qui avaient été données aux experts par la cour d’appel de Lisbonne dans ses arrêts du 7 juillet 1993, du 2 mai 1996 et du 7 mai 1998. En effet, ce rapport se plaçait en l’an 2001 pour apprécier la valeur du terrain alors que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 7 mai 1998 prescrivait d’apprécier cette valeur à la date de la déclaration d’utilité publique de l’expropriation (...)
91. (...) les juridictions auraient dû, au contraire, compenser le retard de la procédure en actualisant le montant de l’indemnité au regard de l’inflation et en ajoutant des intérêts, ces derniers devant correspondre aux intérêts légaux simples appliqués au capital progressivement réévalué (Guiso‑Gallisay, précité, § 105 ; Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 42, CEDH 2014 ; Scordino, précité, § 258 ; Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, §§ 219-220, CEDH 2012) (...) »
Vu ces indications, il incombait aux requérants d’étayer leurs prétentions en soumettant une nouvelle expertise rendant compte de la valeur marchande du bien à la date de l’expropriation, c’est-à-dire en 1980. Or, ils n’en ont rien fait. Le Gouvernement n’a pas non plus fourni de nouvelle expertise.
7. Confrontée à une telle situation, la Cour aurait pu rejeter les prétentions des requérants. En effet, l’article 60 § 2 du règlement dispose que « [s]auf décision contraire du président de la chambre, le requérant doit soumettre ses prétentions, chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, dans le délai qui lui a été imparti pour la présentation de ses observations sur le fond ». L’article 60 § 3 prévoit que « [s]i le requérant ne respecte pas les exigences décrites dans les paragraphes qui précèdent, la chambre peut rejeter tout ou partie de ses prétentions. » L’instruction pratique sur les demandes de satisfaction équitable (édictée par le président de la Cour au titre de l’article 32 du règlement le 28 mars 2007) est encore plus claire à ce sujet. Au paragraphe 5 de ladite instruction il est précisé que « (...) [l]a Cour exige donc des demandes précises, pièces justificatives à l’appui, sans quoi elle n’alloue aucune indemnité. » En outre, le paragraphe 11 dit : « [i]l appartient au requérant de démontrer que la violation ou les violations alléguées ont entraîné pour lui un préjudice matériel. Il doit produire les documents pertinents afin de prouver, dans la mesure du possible, non seulement l’existence mais aussi le montant ou la valeur du dommage. » Compte tenu de ce qui précède, dans les cas où les requérants ne présentent pas les éléments pertinents pour permettre à la Cour de statuer, celle-ci peut ne rien allouer[3].
Cela étant, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, je pourrais néanmoins être d’accord avec la majorité pour accorder une somme fixée en équité, comme la Cour l’a fait dans un certain nombre d’affaires[4]. En revanche, je pense que la Cour aurait dû limiter strictement son examen aux éléments qui étaient à sa disposition et se garder de faire une interprétation disproportionnée de l’équité pour favoriser les requérants alors que ce sont précisément eux qui ont failli à l’obligation qui leur avait été faite d’étayer leurs prétentions par des pièces justificatives, consécutivement à l’arrêt qui avait été rendu par la Cour sur le fond.
8. L’absence d’une nouvelle expertise évaluant la valeur marchande du bien à la date de l’expropriation rend difficile l’application de la « formule de calcul Guiso-Gallisay » à la présente espèce. L’autre difficulté tient au fait que l’indemnité fixée par les autorités n’a pas été acquittée au moment de l’expropriation mais en 2010, soit trente années plus tard. Ces constatations justifiaient de mon point de vue que la Cour limitât son examen aux seuls éléments qui étaient à sa disposition. Je rappelle tout d’abord les éléments à prendre en compte dans la présente espèce :
1. Période à prendre en considération : elle commence à la date de l’expropriation, soit le 20 octobre 1980 (paragraphe 18 de l’arrêt au principal) et prend fin à la date de l’arrêt au principal, soit le 4 juin 2015[5] ;
2. Taux d’inflation : ceux qui figurent dans la base de données de la Banque mondiale ;
3. Taux d’intérêt légaux : taux d’intérêt fixés au niveau interne par différents arrêtés ministériels ;
4. Valeur marchande des terrains en cause : je rappelle qu’au cours de la procédure interne quatre évaluations ont été effectuées par les experts qui ont été mandatés :
1) L’expertise du 3 octobre 1991, sur laquelle s’est fondé le jugement du tribunal d’Oeiras du 13 juillet 1992, a évalué la valeur des terrains à 7 009 946,03 EUR (paragraphe 27 de l’arrêt au principal) ;
2) L’expertise du 10 janvier 1995, sur laquelle s’est fondé le jugement du tribunal d’Oeiras du 14 juillet 1995, a évalué la valeur des terrains à 1 635 654,07 EUR (paragraphe 32 de l’arrêt au principal) ;
3) L’expertise du 8 octobre 1996, sur laquelle s’est fondé le jugement du tribunal d’Oeiras du 11 septembre 1997, a évalué la valeur des terrains à 2 726 090,12 EUR (paragraphe 36 de l’arrêt au principal) ;
4) L’expertise du 31 janvier 2001, sur laquelle s’est fondé le jugement final du tribunal d’Oeiras du 15 décembre 2008 (confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 11 février 2010), a évalué la valeur des terrains à 2 269 530,43 EUR à l’année 2001 (paragraphes 43 à 46 de l’arrêt au principal).
Or, la majorité a voulu suivre la « méthode de calcul Guiso-Gallisay » mais elle a fini par s’en écarter, en appliquant des critères artificiels. En l’occurrence, la majorité est partie de la somme qui avait été fixée au 31 janvier 2001, au niveau interne, soit 2 269 530 EUR (paragraphe 43 de l’arrêt au principal). Elle l’a toutefois ramenée à sa valeur de 1980, en tenant compte du taux d’inflation, aboutissant ainsi à 277 675 EUR. S’il est vrai que la somme de 2 269 530 EUR en 2001 correspondait à 277 675 EUR en 1980, cela ne signifie en aucun cas que les terrains en cause valaient 277 675 EUR à la date de l’expropriation. À ce jour, nous ne disposons toujours pas de cette information. En suivant une telle simulation, la majorité s’est écartée du premier critère posé par la « méthode de calcul Guiso-Gallisay », à savoir la valeur marchande du bien à la date de l’expropriation. À mon avis, à lui seul, cet élément fausse l’application de cette méthode à la présente espèce.
9. Ensuite, en ce qui concerne la somme payée au niveau interne (2 700 741 EUR), laquelle n’a été versée qu’en 2010 alors que la valeur du bien avait été fixée en 2001, deux approches étaient envisageables : soit on déduisait l’indemnité interne à « mi-chemin » (approche A ci-dessous), soit on traitait cette somme comme un acompte versé aux requérants et, dans ce cas, on la déduisait à la fin du calcul après l’avoir réévaluée à l’année 2015 (approche B ci-dessous).
10. La valeur de départ (« le capital initial ») est de 277 675 EUR. D’après les données de la Banque mondiale, cette somme réévaluée à l’année 2010 ressort à 2 768 930 EUR. Les intérêts pour la période allant de 1980 à 2010 s’établissent quant à eux à 3 761 055 EUR.
Si nous suivons l’approche A, il reste à déterminer les sommes à verser au titre de la période allant de 2010 à 2015. Vu que l’État a acquitté l’indemnité en 2010, le « capital de départ » pour cette période correspond à la différence entre le capital initial réévalué à l’année 2010 (2 768 930 EUR) et le montant effectivement versé (2 700 741 EUR), soit 68 189 EUR. Cette somme réévaluée à l’année 2015 s’établit à 72 992 EUR. Pour les intérêts entre 2010 et 2015, nous obtenons 12 069 EUR.
Si nous suivons cette approche, l’indemnité à acquitter au titre du dommage matériel serait de 3 846 115 EUR, soit le total de 3 761 055 EUR + 72 992 EUR + 12 069 EUR. Voici les calculs :
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11. L’autre approche (approche B) aurait consisté à considérer la somme versée au niveau interne comme un acompte des intérêts. Les calculs pour la période allant de 1980 à 2010 ne changent pas par rapport à ceux de l’approche A. Pour la seconde période, il faudrait prendre comme valeur de départ la valeur du bien réévaluée à l’année 2010 (soit 2 768 930 EUR). À l’année 2015, cette somme s’établissait à 2 859 479 EUR. Pour ce qui est des intérêts pour la même période, nous obtenons 490 063 EUR. Après déduction de la somme versée au niveau interne, réévaluée à l’année 2015 (2 890 944 EUR), nous obtenons 4 219 652 EUR. Voici les calculs :
![](data:image/png;base64,iVBORw0KGgoAAAANSUhEUgAAAckAAAEICAYAAAA0iw9gAAAAAXNSR0IArs4c6QAAAARnQU1BAACxjwv8YQUAAAAJcEhZcwAACxIAAAsSAdLdfvwAAEGFSURBVHhe7Z1PqyxX9f59J44CDpyIoBMRBDMQDBJwoIhkEBxEhaBIuE4SEQRB7shACEG4EFACF8HJ5YqDQIgzIWONTkPmeQH3W5/+5Tm/56za1V3dp0519e)
Ces calculs ne respectent pas la méthode Guiso-Gallisay dans la mesure où la somme versée au niveau interne n’est pas déduite au début[6] mais à la fin. Ils contredisent aussi les éléments du dossier, l’indemnité acquittée au niveau interne ne pouvant être considérée comme un acompte.
La majorité n’a néanmoins suivi ni l’une ni l’autre de ces approches, puisqu’elle a fini par fixer la somme à octroyer au titre du dommage matériel à quatre millions d’euros.
12. En ce qui concerne la valeur marchande des biens, eu égard à l’arrêt au principal, je pense qu’il fallait prendre en considération la valeur marchande des terrains qui a été retenue au niveau interne en dernière instance, soit 2 269 530 EUR. En effet, même si la fixation de la valeur des terrains fondée sur des « densités moyennes » était tout sauf équitable (voir le point 6 de mon opinion jointe à l’arrêt au principal), on ne peut s’en tenir actuellement qu’à cette dernière, les requérants ayant omis de soumettre une nouvelle expertise. En revanche, je ne suis pas d’accord avec la nécessité de ramener cette somme à sa valeur de 1980 étant donné que cela revient à s’écarter de façon flagrante de la « formule de calcul Guiso-Gallisay ». En l’occurrence, la valeur marchande des terrains sur laquelle s’est fondée l’indemnisation de l’expropriation en dernière instance correspond à la valeur des terrains au 31 janvier 2001, c’est-à-dire à la date de l’expertise retenue en dernière instance (paragraphe 43 de l’arrêt au principal). Cet élément est extrêmement important car en 2001, les terrains valaient incontestablement plus qu’en 1980. En effet, ces terrains se situent à Oeiras, ville située à 20 km de Lisbonne. La capitale s’étant étendue au cours des vingt dernières années, Oeiras est progressivement devenue une ville satellite. Ainsi, d’après moi, le calcul du dommage matériel aurait dû partir de l’année 2001 et non pas de l’année 1980, comme celui de la majorité.
13. Ensuite, j’estime que le calcul aurait dû s’arrêter à la date du versement de l’indemnité, à savoir à l’année 2010 (paragraphe 47 de l’arrêt au principal). En effet, à partir de ce moment, on ne saurait reprocher aux autorités un quelconque retard, puisqu’elles ont effectivement acquitté l’indemnité, toute critiquable soit-elle.
![](data:image/png;base64,iVBORw0KGgoAAAANSUhEUgAAAdsAAAB5CAYAAABx2YtlAAAAAXNSR0IArs4c6QAAAARnQU1BAACxjwv8YQUAAAAJcEhZcwAACxIAAAsSAdLdfvwAABuvSURBVHhe7Z09jxxVE4X9T4iQCMhAIoCUgAhZIiNBckiEZDl05ojUEiJ2bskJgsiS5dASsTGk/gP+Afv2M/LZ92z17dme3Zme3tvnkcr3q+7trtvVVdMzs+)
14. Si nous suivons ce raisonnement, la valeur de départ est de 2 269 530 EUR. Réévaluée à l’année 2010, cette somme s’établit à 2 768 930 EUR. Pour la période allant de 2001 à 2010, les intérêts s’élèvent à 1 093 460 EUR. L’indemnité qui aurait donc dû être acquittée en 2010 correspond au total de 2 768 930 EUR + 1 093 460 EUR, soit 3 862 390 EUR. Après déduction des 2 700 741 EUR versés au niveau interne, il reste 1 161 649 EUR, montant qui devrait être alloué pour le dommage matériel subi. Pour résumer et conclure, tout en adoptant l’application de la méthode de calcul du dommage matériel suivie dans l’arrêt Guiso-Gallisay, en l’espèce, il aurait fallu présenter le calcul du dommage matériel de la manière suivante :
Partant, la somme à verser aux requérants en l’espèce au titre du dommage matériel n’aurait pas dû dépasser 1 161 649 EUR. Cette méthode de calcul a le mérite d’être claire et en accord avec les éléments figurant dans le dossier, à l’instar de l’approche suivie par la Cour dans l’arrêt Vistiņš et Perepjolkins[7].
15. À titre surabondant, je pense que, compte tenu des difficultés relevées en l’espèce, au lieu de forcer l’application d’une formule de calcul, la Cour aurait dû avoir le courage de rejeter la demande, comme elle l’a déjà fait dans d’autres affaires (paragraphe 7 ci-dessus). Les requérants n’auraient pas été privés de réparation pour autant. En effet, ils auraient toujours pu demander la réouverture de la procédure au niveau interne sur le fondement de l’article 696 f) du code de procédure civile et réclamer une indemnisation conforme à l’arrêt rendu par la Cour le 4 juin 2015. Le principe de la subsidiarité aurait ainsi été respecté.
* * *
[1]. [https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/FP.CPI.TOTL.ZG?locations=PT](https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/FP.CPI.TOTL.ZG?locations=PT)
[2] No 58858/00, 22 décembre 2009.
[3] Voir, à titre d’exemple, G.R. c. Pays-Bas, no 22251/07, § 61, 10 janvier 2012, Mihai Toma c. Roumanie, no 1051/06, § 40, 24 janvier 2012, Romet c. Pays-Bas, no 7094/06, § 66, 14 février 2012 et Caligiuri et autres c. Italie, nos 657/10 et 3 autres, § 49, 9 septembre 2014.
[4] Par exemple, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no [71243/01](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2271243/01%22%5D%7D), § 39, CEDH 2014, Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC] (satisfaction équitable), no 25701/94, § 100, 28 novembre 2002, S.C. Granitul S.A. c. Roumanie (satisfaction équitable), no 22022/03, § 15, 24 avril 2012, Odescalchi et Lante della Rovere c. Italie, no 38754/07, § 74, 7 juillet 2015, et Kryvenkyy c. Ukraine, no 43768/07, § 53, 16 février 2017.
[5] Voir, sur ce dernier point, Vistiņš et Perepjolkins, précité,, §§ 11-41, CEDH 2014, et Rolim Comercial, S.A. c. Portugal (satisfaction équitable), no 16153/09, § 18, 13 janvier 2015.
[6]. Voir le paragraphe 92 de l’arrêt Guiso-Gallisay, précité.
[7] Voir le paragraphe 36 de l’arrêt Vistiņš et Perepjolkins, précité. Voir aussi Kryvenkyy c. Ukraine, no 43768/07, § 52, 16 février 2017.