GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE MAGYAR KÉTFARKÚ KUTYA PÁRT c. HONGRIE
(Requête no 201/17)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Liberté de communiquer des informations • Base juridique insuffisamment prévisible pour une amende infligée à un parti politique ayant mis à la disposition des électeurs une application mobile de partage anonyme de photographies de leur bulletin de vote • Caractère vague du principe de l’« exercice des droits conformément à leur but » • Cadre réglementaire interne n’excluant pas tout arbitraire dans son application • Contrôle rigoureux requis pour les restrictions à la liberté d’expression des partis politiques dans le contexte d’élections ou d’un référendum
STRASBOURG
20 janvier 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Linos-Alexandre Sicilianos, président,
Guido Raimondi,
Angelika Nußberger,
Robert Spano,
Branko Lubarda,
Ledi Bianku,
Paul Lemmens,
Valeriu Griţco,
Dmitry Dedov,
Jon Fridrik Kjølbro,
Síofra O’Leary,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Alena Poláčková,
Jolien Schukking,
Péter Paczolay,
Ivana Jelić, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 novembre 2018 et le 30 septembre 2019,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 201/17) dirigée contre la Hongrie et dont Magyar Kétfarkú Kutya Párt, un parti politique hongrois (« le parti requérant » ou « le MKKP »), a saisi la Cour le 16 décembre 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le parti requérant a été représenté par Me Cs. Tordai, avocat à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de la Justice.
3. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour, « le règlement »). Le 23 janvier 2018, une chambre de cette section, composée de Ganna Yudkivska, présidente, Vincent A. De Gaetano, Paulo Pinto de Albuquerque, Faris Vehabović, Carlo Ranzoni, Marko Bošnjak et Péter Paczolay, juges, ainsi que de Marialena Tsirli, greffière de section, a rendu un arrêt dans lequel elle a conclu, à l’unanimité, à la violation de l’article 10 de la Convention. Le 23 avril 2018, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 28 mai 2018, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
4. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
5. Le MKKP et le Gouvernement ont chacun soumis des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement) sur le fond de l’affaire.
6. Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 21 novembre 2018.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement défendeur
M.Z. Tallódi,agent,
MmeM. Weller, co-agente ;
– pour le MKKP
MM.Cs. Tordai,
T. Fazekas,
B. T. Tóth,conseils,
MmeD. G. Szabó,conseillère.
La Cour a entendu MM. Tallódi, Fazekas et Tóth en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.
EN FAIT
7. Le MKKP est un parti politique hongrois. Aux élections législatives de 2018, il obtint 1,73 % des suffrages exprimés au niveau national (soit 99 410 voix), et n’atteignit donc pas le seuil légal de représentation parlementaire. De plus, aucun de ses candidats ne fut élu au niveau des circonscriptions. Le mode d’expression du MKKP est largement satirique : le parti tourne en dérision l’élite politique et les politiques gouvernementales, sur son site internet, qui abonde en contenus comiques, et dans le cadre de « campagnes » en faveur de causes manifestement absurdes, d’œuvres de street art et de performances de rue.
8. En 2006, le parti présenta sa candidature aux élections législatives, avec un programme de campagne qui promettait, notamment, la vie éternelle, des bières gratuites, moins de gravitation et deux couchers de soleil par jour. La même année, il fit campagne pour la mairie de Budapest en s’appuyant sur des slogans tels que « Plus de tout, moins de rien ! », « Vie éternelle, bières gratuites et réductions d’impôts ! » ou encore « On promet tout et n’importe quoi ! »
9. En 2015, des réfugiés et des migrants affluant vers l’Europe traversèrent le territoire hongrois. Face à cette situation, le gouvernement adopta une nouvelle politique migratoire, qui fut très médiatisée. En réaction, le MKKP lança ce qu’il appela une « campagne anti‑anti‑immigration », financée par des micro-dons de particuliers à hauteur de quelque 33 millions de forints hongrois (HUF), soit environ 100 000 euros (EUR). Dans le cadre de cette campagne, il posa des affiches caricaturant les messages du gouvernement, avec des slogans tels que « Vous pouvez venir en Hongrie, on travaille déjà en Angleterre ! ».
10. Le 22 septembre 2015, les ministres de l’Intérieur de l’Union européenne (« l’UE », « l’Union ») réunis pour le Conseil « Justice et affaires intérieures » approuvèrent un plan prévoyant sur deux ans la relocalisation de 120 000 demandeurs d’asile depuis les États situés aux frontières extérieures (Italie et Grèce) vers tous les autres pays de l’Union. Dans le cadre de ce plan, la Hongrie devait accueillir 1 294 personnes en provenance d’autres États membres.
11. Le 24 février 2016, le Premier ministre hongrois annonça que son gouvernement allait organiser un référendum sur la question de savoir s’il fallait accepter les quotas obligatoires de relocalisation des migrants prévus par l’UE. Le même jour, le gouvernement soumit à l’approbation de la Commission électorale nationale (« CEN ») la question suivante, qu’il entendait poser dans ce cadre : « Voulez-vous que l’Union européenne puisse ordonner l’installation obligatoire d’étrangers en Hongrie sans l’accord du Parlement ? »
12. Le 29 février 2016, la CEN approuva la question par neuf voix contre trois. Le 5 mai 2016, après avoir examiné les recours qui avaient été introduits en justice contre cette décision, la Kúria (la juridiction suprême de Hongrie) autorisa la tenue du référendum.
13. Le 10 mai 2016, l’Assemblée nationale approuva officiellement la tenue du référendum proposé par le Gouvernement, par 136 voix pour, émanant des partis majoritaires au Parlement ainsi que du parti d’opposition Jobbik, et cinq voix contre, les 53 parlementaires restants ayant décidé de boycotter la session. Le 21 juin 2016, la Cour constitutionnelle rejeta tous les recours formés contre le projet de référendum. Il fut annoncé que le référendum aurait lieu le 2 octobre 2016.
14. Plusieurs groupes d’opposition, dont des partis politiques et des acteurs de la société civile, considéraient que dans leur formulation de la question soumise au référendum, les autorités présentaient de manière délibérément déformée la politique de l’UE : selon eux, il n’y avait en réalité aucun projet prévoyant l’instauration de quotas obligatoires de relocalisation de migrants. Ces groupes déclarèrent que le référendum n’était qu’un outil de propagande du gouvernement, qu’il n’offrait pas aux électeurs un véritable choix entre de réelles alternatives, et que la formulation tendancieuse de la question n’avait d’autre but que d’exacerber les polémiques sur l’immigration.
15. Le MKKP appela ses sympathisants à participer au référendum, mais à voter nul. L’idée sous-jacente était que ce référendum constituait fondamentalement un abus d’une institution juridique démocratique et que, tandis que le boycott était un rejet passif de la consultation, le vote nul était un message clair de dénonciation active de l’illégitimité de cette consultation. Dans le message qu’il avait publié sur son site Internet pour appeler les électeurs à voter nul, le MKKP expliquait également qu’un bulletin de vote nul ne pouvait être falsifié et qu’on avait la certitude qu’il ne serait pas pris en compte lors du comptage des voix.
16. Au cours de la période précédant le référendum, le Gouvernement lança une campagne relative à la politique migratoire. Il fit poser des affiches où l’on pouvait lire ceci : « Le saviez-vous ? Plus de 300 personnes ont été tuées dans des attentats terroristes en Europe depuis le début de la crise des migrants. », « Le saviez-vous ? Les auteurs des attentats terroristes de Paris étaient des immigrés. », « Le saviez-vous ? Un million et demi de migrants irréguliers sont entrés en Europe en 2015. », « Le saviez-vous ? Bruxelles veut imposer l’installation en Hongrie d’un nombre de migrants irréguliers correspondant à la population d’une ville. », « Le saviez-vous ? Près d’un million de migrants veulent venir en Europe rien que depuis la Libye. » et « Le saviez-vous ? Depuis le début de la crise des migrants, le harcèlement sexuel des femmes a augmenté en Europe. »
17. En réaction à cette campagne, le MKKP poursuivit sa propre campagne d’affichage, qu’il finança à nouveau par des micro-dons (« Le saviez-vous ? Il y a une guerre en Syrie. », « Le saviez-vous ? Un million de Hongrois veulent émigrer en Europe. », « Le saviez-vous ? Dans la plupart des cas, les auteurs d’actes de corruption sont des politiciens. », « Le saviez‑vous ? Un arbre peut vous tomber sur la tête. », « Le saviez-vous ? Le Hongrois moyen a plus de chances de voir un OVNI que de rencontrer un réfugié au cours de sa vie. » et « Le saviez-vous ? Pendant les Jeux olympiques, le plus grand danger pour les participants hongrois venait de leurs concurrents étrangers. »).
18. Le 29 septembre 2016, le MKKP mit à la disposition des électeurs une application mobile intitulée « Votez nul ! », qui permettait aux utilisateurs de mettre en ligne et de partager entre eux, anonymement, une photographie de leur bulletin de vote ou de ce qu’ils faisaient au lieu d’aller voter. Il ne fait pas controverse entre les parties que l’anonymat était total, tant pour les utilisateurs qui publiaient des photographies que pour les utilisateurs passifs. Plusieurs grands journaux en ligne (index.hu, hvg.hu) rapportèrent le lancement de l’application.
19. L’application pouvait être téléchargée depuis l’AppStore (version iOS) ou Google Play (version Android) gratuitement et sans qu’il soit nécessaire de s’inscrire. L’application avait accès au statut et à l’identifiant du téléphone, ainsi qu’à sa galerie photo. Utilisée avec les paramètres de base, elle permettait à l’utilisateur de prendre une photographie avec la caméra arrière du téléphone seulement, et non avec la caméra avant, de sorte que les électeurs ne pouvaient pas prendre de « selfies de vote », c’est-à-dire apparaître sur leur photographie. On pouvait ajouter un commentaire à la photographie, soit en choisissant un message politique pré-rédigé, soit en rédigeant son propre message. Il était possible d’indiquer dans quel département on avait voté, si on avait participé au référendum et si on avait exprimé un suffrage valable ou non. Ces messages apparaissaient avec la photographie. De plus, l’application générait des graphiques montrant, par département, le taux de participation et le nombre de suffrages valables et non valables. Les photographies et les messages étaient accessibles aux autres utilisateurs de l’application. La publication et le partage des photographies étaient anonymes et chaque utilisateur ne pouvait publier qu’une photographie. En utilisant l’application, les électeurs envoyaient à son opérateur un code crypté non récupérable (code de hachage, hash value) généré par l’identifiant du téléphone, et la photographie (avec un message « codé en dur », hardcoded). Grâce au hachage, ni le MKKP ni le développeur de l’application ne pouvaient accéder à l’identifiant des téléphones mobiles utilisés.
20. Le 29 septembre 2016, un particulier saisit la CEN d’une plainte relative à cette application.
21. Par une décision du 30 septembre 2016, la CEN jugea l’application mobile contraire aux principes de l’équité et du secret du scrutin ainsi qu’au principe de l’exercice des droits conformément à leur but (rendeltetésszerű joggyakorlás). Elle ordonna au MKKP de s’abstenir de commettre d’autres violations de l’article 2 § 1 a) et e) de la loi no XXXVI de 2013 sur la procédure électorale ou de l’article 2 § 1 de la Loi fondamentale. S’appuyant sur des lignes directrices adoptées en 2014, elle considéra que les électeurs ne pouvaient traiter les bulletins de vote comme s’ils leur appartenaient et que, dès lors, ils ne pouvaient ni les sortir des isoloirs ni les photographier. Elle expliqua que photographier les bulletins de vote pouvait être source de fraude électorale. Elle ajouta que, même si le principe de secret du scrutin n’imposait aucune obligation aux électeurs, il ne leur permettait pas d’abuser de leur situation, car le secret du vote ne pouvait être assuré qu’avec leur coopération. Enfin, elle estima que l’application était de nature à discréditer aux yeux du public le travail des organes électoraux et les systèmes de décompte des voix.
22. Le MKKP saisit la Kúria d’une demande de contrôle juridictionnel de cette décision. Celle-ci n’était donc pas encore applicable à la date du référendum.
23. Le 2 octobre 2016 se tint le référendum relatif au plan de l’Union européenne pour la relocalisation des migrants. L’application mobile en cause fut disponible toute la journée, et 3 894 photographies y furent partagées. Il ressort du dossier que les photographies ne furent publiées nulle part ailleurs que dans l’application.
24. Le 3 octobre 2016, le particulier qui avait saisi la CEN (paragraphe 20 ci-dessus) porta devant elle une nouvelle plainte, le MKKP ayant activé l’application « Votez nul ! » le jour du référendum. Il soutenait qu’en assurant le fonctionnement de cette application et en encourageant les électeurs à l’utiliser, le MKKP avait porté atteinte aux principes de l’exercice des droits de bonne foi et de l’exercice des droits conformément à leur but ainsi qu’aux principes de l’équité et du secret du scrutin.
25. Par une décision du 7 octobre 2016, la CEN confirma sa conclusion précédente et condamna le parti politique au paiement d’une amende de 832 500 HUF, soit 2 700 EUR environ. Elle précisa qu’en fournissant aux électeurs une application mobile, en les appelant à publier des photographies de bulletins de vote et en les encourageant à voter nul, le parti s’était conduit d’une manière susceptible d’influer sur leur choix, et constitutive dès lors d’une activité de campagne illicite.
26. Par une décision du 10 octobre 2016, la Kúria confirma la décision de la CEN du 30 septembre 2016 quant à sa conclusion relative à l’atteinte au principe de l’exercice des droits conformément à leur but, mais en infirma la partie relative à l’atteinte à l’équité du référendum. Elle tint le raisonnement suivant :
« (...)
Le recours introduit par le requérant
Le requérant a introduit un recours contre la décision de la Commission électorale nationale. Il sollicite l’annulation de cette décision et le rejet de la plainte dont il fait l’objet. Il soutient que la décision litigieuse emporte violation des articles 2 § 1 et IX § 1 de la Loi fondamentale et de l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale.
Le requérant argue qu’il incombait à l’auteur de la plainte d’apporter la preuve de l’illégalité de l’application, et que celui-ci ne l’a pas fait. Il estime que, dès lors, la plainte aurait dû être rejetée sans examen au fond. Il soutient que la CEN n’a pas examiné l’application et qu’elle n’a fondé ses conclusions que sur des communiqués de presse. Il allègue que l’application, qu’il a jointe sur un appareil externe, ne permettait ni à lui-même ni au développeur d’avoir accès aux données à caractère personnel des utilisateurs. Il affirme également que les données transférées ne pouvaient pas être reliées à un utilisateur, et qu’elles ne peuvent dès lors pas être considérées comme des données à caractère personnel. Il estime que les lignes directrices [de la Commission électorale nationale] n’ont pas force obligatoire et qu’elles ne peuvent donc constituer la base légale de la décision. Il considère qu’en faisant de la publicité pour l’application et en appelant les électeurs à l’utiliser, il exerçait son droit à la liberté d’expression, protégé par l’article IX § 1 de la Loi fondamentale, d’une part, et, d’autre part, il appelait les électeurs à exercer le leur. Il déduit de plusieurs arrêts de la Cour constitutionnelle que même si le droit à la liberté d’expression n’est pas un droit fondamental illimité, il ne peut être restreint que dans une mesure nécessaire et proportionnée par rapport à un autre droit fondamental ou à un autre principe constitutionnel, et que toute restriction ainsi imposée doit être propre à assurer la réalisation du but invoqué. Il argue que l’application n’a pas porté atteinte au caractère secret du scrutin puisqu’elle ne permettait pas de relier la teneur du vote à l’électeur concerné. Il considère que le principe du secret du scrutin garantit aux électeurs que nul ne puisse découvrir la teneur de leur vote, mais ne leur interdit pas de la révéler à autrui. Il ajoute qu’en toute hypothèse, l’application était une plateforme mise à la disposition des électeurs pour leur permettre de faire part à d’autres de la teneur de leur vote, et en aucun cas un moyen de violer le secret du scrutin. Il estime en conséquence qu’elle n’était contraire ni à l’article 2 § 1 de la Loi fondamentale ni à l’article 2 § 1 a) et e) de la loi sur la procédure électorale. (...)
Le requérant soutient par ailleurs que la CEN n’a pas motivé sa conclusion selon laquelle l’application était particulièrement susceptible d’ébranler la confiance de la population dans le système informatique et le système de décompte des voix du scrutin, ainsi que dans le travail des organes électoraux.
(...)
Décision et raisonnement de la Kúria
La CEN a considéré à raison que l’application permettait de mettre en ligne des données relatives au référendum du 2 octobre 2016 ; les informations publiées sur le site web et sur la page Facebook du requérant appelaient les électeurs à mettre en ligne dans l’application des photographies et d’autres informations. L’objet de l’examen réalisé ici est la décision de la CEN visée par le présent recours, c’est-à-dire la décision par laquelle la CEN a dit qu’appeler les électeurs à mettre en ligne et publier des photographies de bulletins de vote du référendum national sur une application mobile portait atteinte aux principes de l’équité et du secret du scrutin et de l’exercice des droits de bonne foi et conformément à leur but.
Le plaignant a produit à titre de preuve les informations qui avaient été publiées au sujet de l’application sur le site web du requérant et sur les sites hvg.hu et index.hu. La [Kúria] estime en conséquence qu’il s’est acquitté de l’obligation qui lui incombait de joindre à sa plainte les éléments de preuve requis. La CEN a suffisamment établi les faits et n’a pas méconnu l’article 43 § 1 de la loi sur la procédure électorale.
La Kúria souligne en premier lieu que les lignes directrices ne sont pas un texte législatif et qu’elles n’ont pas force de loi en vertu de l’article 51 § 2 de la loi sur la procédure électorale ; elles sont donc sans pertinence pour l’examen juridique de la présente affaire. La CEN a pris sa décision en s’appuyant sur les lignes directrices, or elle aurait dû procéder à sa propre appréciation et appliquer aux faits de l’espèce les dispositions pertinentes de la Loi fondamentale et de la loi sur la procédure électorale.
En vertu de l’article 2 § 1 de la Loi fondamentale, les membres de l’Assemblée nationale sont élus au suffrage universel direct et égalitaire, à bulletin secret, dans le cadre d’élections qui garantissent la libre expression de la volonté des électeurs, selon des modalités définies dans une loi organique. De l’avis de la [Kúria], le secret du scrutin (qui est un droit des électeurs) visé à l’article 2 § 1 signifie d’abord qu’il faut garantir le droit de tous les électeurs à l’expression de leur choix par un vote secret – non détectable par qui que ce soit. Il faut ensuite qu’ait été mis en place un système qui ne permette pas de déterminer comment un électeur a voté. La Kúria ne souscrit pas au raisonnement de la décision attaquée selon lequel l’application et ses fonctionnalités – en particulier celles de mise en ligne de photographies, d’envoi de messages, d’estimation de la participation au scrutin et d’envoi de notifications par les électeurs – visaient ouvertement à porter atteinte au secret du scrutin et du référendum. Les dispositions de la loi sur l’organisation de référendums, l’initiative citoyenne européenne et la procédure de référendum, de la loi sur la procédure électorale et des règles relatives à la procédure de vote garantissent clairement le secret du scrutin. L’application jointe au recours examiné en l’espèce ne permet pas d’accéder aux données personnelles des utilisateurs ni, dès lors, de rattacher un suffrage exprimé à un électeur. La CEN n’est d’ailleurs pas parvenue à une conclusion différente. À la lumière de ce qui précède, il y a lieu de conclure que ni l’application ni son utilisation n’ont porté atteinte au secret du scrutin, et qu’en accueillant cette partie de la plainte, la CEN a méconnu le droit applicable.
En vertu de l’article 2 § 1 de la loi sur la procédure électorale, les principes suivants doivent prévaloir dans l’application des règles de procédure électorales :
a) la préservation de l’équité du scrutin ;
e) l’exercice des droits de bonne foi et conformément à leur but.
Les dispositions applicables au scrutin figurent aux articles 168 à 186 de la loi sur la procédure électorale. En vertu de l’article 180 § 1, un isoloir doit être mis à la disposition des électeurs pour qu’ils remplissent leur bulletin de vote. En vertu de l’article 182 § 1, l’électeur place le bulletin de vote dans une enveloppe puis l’enveloppe dans une urne. L’article 186 § 1 dispose qu’un suffrage valable ne peut être exprimé qu’en faveur des candidats ou des listes dont les noms figurent sur les bulletins de vote officiels.
De l’avis de la Kúria – et contrairement à ce qu’a estimé la CEN –, le fait de photographier un bulletin de vote dans l’isoloir ne porte pas atteinte au secret du vote et du scrutin. Aucun texte de loi n’interdit de photographier les bulletins de vote, et la CEN n’a d’ailleurs pu en citer aucun en ce sens. Comme indiqué ci-dessus, l’exercice du vote à bulletin secret comporte deux aspects, et la prise de photographies ne porte pas atteinte au secret du bulletin de vote et ne permet pas de rattacher un suffrage exprimé à un électeur.
La question suivante à trancher en l’espèce est celle de savoir si le fait d’appeler les électeurs à partager une photographie de leur bulletin de vote dans l’application et de gérer cette application porte atteinte aux principes du secret du scrutin et de l’exercice des droits de bonne foi et conformément à leur but. En vertu de la jurisprudence constante rappelée dans la décision no Kvk.IV.37.359/2014/2 de la Kúria, l’exercice des droits conformément à leur but est une obligation qui découle du principe de droit civil relatif à l’interdiction de l’abus de droit, qui s’applique à l’ensemble du système juridique. Ce principe signifie que les titulaires de droits doivent les exercer conformément à leur but et à leur contenu. Seul un tel exercice des droits est protégé juridiquement, lorsqu’au-delà de la prérogative formelle on peut déterminer la teneur réelle du droit. Ainsi, établir l’atteinte au principe de l’exercice des droits conformément à leur but va au-delà de l’établissement de l’atteinte aux droits : l’intention d’abuser de la teneur de l’institution juridique sous couvert d’une conduite légale doit être reconnaissable.
La [Kúria] attache une importance particulière au rôle et à l’utilisation des bulletins de vote dans le cadre du processus électoral. Un bulletin de vote a clairement pour but de permettre aux électeurs d’exprimer leur opinion sur la question qui leur est posée ; tout usage contraire à ce but porte atteinte au principe de l’exercice des droits conformément à leur but. En conséquence, l’application litigieuse et la conduite du requérant consistant à appeler les électeurs à prendre des photographies et à les publier dans l’application constituent elles aussi une atteinte à ce principe.
En vertu de l’article IX § 1 de la Loi fondamentale, toute personne a droit à la liberté d’expression. La Cour constitutionnelle a établi dans sa décision no 30/1992 (V.26) AB que l’État peut avoir recours à la restriction des droits fondamentaux s’il n’y a pas d’autre moyen de protéger l’exercice d’un autre droit fondamental ou d’une liberté fondamentale ou une valeur constitutionnelle. Ainsi, il ne suffit pas que la restriction vise à protéger un autre droit fondamental ou une liberté fondamentale ou qu’elle poursuive un but constitutionnel, il faut encore qu’elle soit proportionnée au but visé : l’importance de ce but et le poids de l’atteinte au droit fondamental doivent être équilibrés l’un par rapport à l’autre. Le législateur doit choisir la mesure la moins restrictive qui permette de parvenir au but visé. Toute restriction d’un droit qui ne répondrait pas à un besoin impérieux ou qui serait arbitraire et toute restriction qui serait disproportionnée au but visé seraient inconstitutionnelles.
La [Kúria] souligne que son raisonnement relatif à l’exercice des droits conformément à leur but ne porte pas atteinte au droit à la liberté d’expression des électeurs. En l’espèce, le droit des électeurs à la liberté d’expression dans le contexte du scrutin est double. Premièrement, les électeurs expriment en votant leur opinion sur la question faisant l’objet du scrutin ; deuxièmement, ils ont la possibilité de faire connaître à d’autres la manière dont ils ont voté, oralement, par écrit ou de toute autre manière, par exemple sur les médias sociaux ou sur d’autres sites internet. La Kúria considère que l’application en cause porte atteinte au principe de l’exercice des droits conformément à leur but non pas à raison de ce qu’elle permet aux électeurs – sans qu’ils soient individuellement reconnaissables – de publier la teneur de leur vote, mais à raison de la manière dont elle permet cette publication, c’est-à-dire par la prise et la mise en ligne de photographies de bulletins de vote.
La conduite du requérant a donc porté atteinte au principe de l’exercice des droits conformément à leur but. Cependant, cette atteinte n’était pas d’une gravité telle qu’elle aurait emporté violation du principe de protection de l’équité du scrutin prévu à l’article 2 § 1 a) de la loi sur la procédure électorale : elle n’a eu aucune incidence matérielle sur l’équité du référendum national.
La Kúria a également examiné le point de savoir si la conduite du requérant avait porté atteinte au principe de l’exercice des droits de bonne foi. À cet égard, elle souligne que le fait de développer l’application et d’appeler les électeurs à l’utiliser n’était pas contraire au principe de l’exercice des droits de bonne foi : l’intention malveillante n’est pas prouvée et la décision de la CEN ne renferme pas non plus d’argument matériel à cet égard.
La Kúria ne souscrit pas au raisonnement de la CEN selon lequel l’application est particulièrement propre à ébranler la confiance de la population dans le système informatique et le système de décompte des voix du scrutin. La CEN n’a avancé aucun argument matériel à cet égard et, de plus, la Kúria estime qu’il n’y a dans l’application et dans l’appel à l’utiliser rien qui soit de nature à ébranler la confiance du public dans le travail des organes électoraux. Le fait de photographier des bulletins de vote ne permet pas la fraude électorale.
La décision de la cour d’appel fédérale américaine produite par le requérant montre que la question du partage de photographies de bulletins de vote a été portée devant les tribunaux aux États-Unis également, mais cette considération est sans pertinence en l’espèce.
En vertu de l’article 231 § 5 b) de la loi sur la procédure électorale, la Kúria réforme la décision de la CEN, comme exposé dans le dispositif. Le seul motif d’accueillir la plainte est le fait que la conduite du requérant a enfreint l’article 2 § 1 e) quant au principe de l’exercice des droits conformément à leur but. La Kúria confirme l’obligation pour le requérant de cesser son comportement illicite.
(...) »
27. Par une décision du 18 octobre 2016, la Kúria confirma en partie la décision rendue par la CEN le 7 octobre 2016. Elle ramena l’amende à 100 000 HUF, soit 310 EUR environ. Elle suivit pour l’essentiel le même raisonnement que celui reproduit ci-dessus, et ajouta ce qui suit :
« (...)
Le requérant a formé un recours contre la décision de la Commission électorale nationale. Il sollicite d’une part l’annulation de cette décision et le rejet de la plainte, et d’autre part l’annulation du constat de violation de l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale et de l’amende qui lui a été imposée.
Le requérant soutient que la décision contestée est contraire aux articles 2 § 1 et IX § 1 de la Loi fondamentale, aux articles 2 § 1 a) et e), 47 § 2 et 218 § 2 d) de la loi sur la procédure électorale, à l’article 79 de la loi sur le référendum et aux articles 223 § 3 b) et 219 § 1 de la loi sur la procédure électorale. (...)
Par ailleurs, le requérant argue que lorsqu’elle a examiné le recours formé contre la décision no 118/216 de la CEN, la Kúria a seulement conclu que l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale avait été enfreint, mais elle n’a pas constaté d’infraction à une autre disposition. Il demande que le raisonnement qu’elle a tenu dans le cadre de ce recours soit pris en compte.
Le requérant se plaint également de l’amende qui lui a été infligée. Il considère que le critère sur la base duquel elle a été imposée n’était pas légal. Selon lui, l’amende ne sanctionnait pas une violation des règles de campagne. En effet, la CEN n’aurait pas établi que le fait d’appeler les électeurs à voter nul était contraire à la loi, elle aurait simplement considéré que le nom de l’application était susceptible d’influer sur le choix des électeurs : dès lors, elle n’aurait pas été fondée à lui infliger une amende au titre d’une quelconque irrégularité.
Le requérant estime également que la CEN a mal apprécié le montant de l’amende à infliger. Il soutient que puisque la Kúria avait déjà jugé que la CEN avait conclu à tort à une irrégularité dans sa décision no 118/2016, on ne peut pas non plus lui reprocher la même irrégularité en l’espèce. Selon lui, la méthode qu’il a choisie pour exprimer une opinion ne constituait pas une irrégularité justifiant l’imposition d’une amende. La décision no 118/2016 de la CEN n’aurait été ni définitive ni juridiquement contraignante, et le fait qu’il ne s’y soit pas conformé ne pourrait donc pas justifier qu’on lui ait infligé une amende.
(...)
Pendant la campagne qui a précédé le référendum organisé le 2 octobre 2016 à l’initiative du gouvernement hongrois sur la question « Voulez-vous que l’Union européenne puisse ordonner l’installation obligatoire d’étrangers en Hongrie sans l’accord du Parlement ? », les débats ont porté non seulement sur ce qu’il fallait répondre à la question, mais aussi sur le point de savoir s’il fallait voter ou s’abstenir de voter (...)
Eu égard à ce qui précède, le fait de développer et de fournir aux électeurs une application mobile les incitant à voter nul était susceptible de les influencer dans leur choix. En vertu de l’article 140 de la loi sur la procédure électorale, on entend par moyen de campagne tout moyen utilisé pour influer ou tenter d’influer sur le choix des électeurs. Tel est le cas de l’application mobile en cause. En vertu de l’article 141 de la loi sur la procédure électorale, on entend par activité de campagne toute activité faisant appel à un moyen de campagne menée pendant la période de campagne, ainsi que toute autre activité menée pendant la période de campagne pour influer ou tenter d’influer sur le choix des électeurs. La CEN a établi à raison que le requérant avait mené une activité de campagne pendant la période de campagne au sens de l’article 139 de la loi sur la procédure électorale.
La Kúria a également vérifié si l’amende en cause avait été infligée conformément à l’article 218 § 2 d) de la loi sur la procédure électorale. Elle souligne que toute personne menant des activités de campagne doit ce faisant respecter les règles et principes généraux de la procédure électorale. Elle ne partage pas l’avis du requérant sur les activités de campagne. Celui-ci conteste l’amende qui lui a été infligée en l’espèce, estimant qu’elle était motivée par la manière dont il avait exprimé une opinion. Or cette amende ne lui a pas été imposée simplement en raison de la manière dont il avait exprimé une opinion, mais parce qu’il a mené une activité de campagne au mépris du principe de l’exercice des droits conformément à leur but, consacré à l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale. L’imposition de cette sanction était donc conforme à l’article 218 § 2 d) de la loi sur la procédure électorale.
(...) »
28. Le MKKP introduisit un recours constitutionnel contre les décisions rendues par la Kúria les 10 et 18 octobre 2016. Invoquant l’article 27 de la loi sur la Cour constitutionnelle, il développait notamment l’argumentation suivante :
« Le requérant a développé l’application en question, disponible sur les sites de téléchargement Google Play (Android) et Apple Store (iOS), dans la perspective du référendum du 2 octobre 2016.
Cette application a été développée en réponse à la propagation des nouveaux canaux de communication que constituent les médias sociaux. De nos jours, il est courant que les citoyens partagent leurs expériences, pensées et opinions en publiant sur des sites web (Facebook, Instagram, Tumblr, blogs) des photographies prises avec leur téléphone mobile. En période électorale, cela se manifeste par le fait que les citoyens photographient leur bulletin de vote et partagent leur cliché sur les médias sociaux. En développant l’application en cause, le requérant avait pour intention de donner aux électeurs la possibilité d’exercer leur droit à la liberté d’expression en partageant anonymement une photographie de leur bulletin de vote (ou, pour ceux qui n’iraient pas voter, une photographie de ce qu’ils faisaient à la place) avec un commentaire, d’une manière qui ne permettrait pas de rattacher le bulletin à l’électeur lui-même. (...)
Le requérant estime que l’interprétation faite par la Kúria et les conséquences juridiques de cette interprétation ont porté atteinte à un droit que lui garantit l’article IX § 1 de la Loi fondamentale, et que ladite interprétation est donc inconstitutionnelle.
En prenant une photographie de leur bulletin de vote et en la partageant avec d’autres, les électeurs avaient pour but d’exprimer un point de vue sur une question d’intérêt public. Cette démarche relève donc de l’exercice de la liberté d’expression, et en particulier de l’aspect important de cette liberté que constitue la possibilité de débattre de sujets d’intérêt public. Dès lors, la conduite par laquelle le requérant a permis aux électeurs d’exercer leur droit à la liberté d’expression relève elle aussi de la protection de l’article IX § 1 de la Loi fondamentale. (...)
Le requérant estime que le but de l’objet figurant sur une photographie ne peut justifier constitutionnellement une restriction de l’exercice de la liberté d’expression au moyen de la prise et du partage de photographies. En effet, pareille restriction ne poursuit pas un but légitime et n’est pas absolument nécessaire.
(...)
Le but d’un objet figurant sur une photographie n’est pas un droit fondamental ou une valeur constitutionnelle : il ne peut donc être invoqué en tant que but légitime justifiant la restriction d’un droit fondamental. En d’autres termes, il ne répond pas aux conditions requises pour la restriction d’un droit fondamental. (...) Le requérant estime que la décision de la Kúria faisant l’objet du présent recours restreint sans aucune raison constitutionnelle l’exercice par lui de sa liberté d’expression, en restreignant le droit des électeurs à la liberté d’expression.
(...)
Le requérant souligne qu’il est courant pour les électeurs de partager sur les médias sociaux avec leurs amis et avec des tiers des photographies de leur bulletin de vote, de même que d’autres aspects de leur vie. Compte tenu des caractéristiques des médias sociaux, ce type de partage de photographies permet de rattacher le suffrage exprimé à l’électeur, puisque la photographie apparaît alors avec le nom de l’utilisateur. Au contraire, l’application en cause offre expressément la possibilité de partager une photographie de son bulletin de vote et de la teneur de son vote avec d’autres personnes sans révéler son identité : le risque d’atteinte au secret du vote y est donc moindre que lorsque l’on partage des photographies sur Facebook ou sur d’autres médias sociaux. Si le développement et la publicité de l’application étaient jugés illégaux, la conséquence serait que les électeurs partageraient des photographies de leurs bulletins de vote sur les médias sociaux d’une manière permettant de savoir qui a voté quoi, ce qui aurait pour effet d’augmenter le risque hypothétique de fraude électorale plutôt que de le diminuer. »
29. Le 24 octobre 2016, la Cour constitutionnelle rendit deux décisions par lesquelles, à l’issue d’un raisonnement identique, elle déclara irrecevables les recours formés par le requérant contre les décisions de la Kúria nos 3226/2016 (XI.14) AB du 10 octobre 2016 et 3227/216 (XI.14) AB du 18 octobre 2016. Les passages pertinents de ce raisonnement sont reproduits ci-dessous :
« La Cour constitutionnelle rejette [déclare irrecevable] le recours constitutionnel formé contre la décision no KvK.II.37.967/2016/2 de la Kúria.
(...)
En vertu de l’article 56 § 1 de la loi sur la Cour constitutionnelle, la Cour constitutionnelle, siégeant en comité, statue sur la recevabilité des recours constitutionnels. Le comité vérifie, dans le cadre de sa marge d’appréciation, le respect des conditions légales de forme et de fond auxquelles est subordonnée la recevabilité du recours constitutionnel, et en particulier la qualité de victime du requérant, l’épuisement des voies de recours (articles 26-27) et les conditions posées aux articles 29 à 31.
Premièrement, la Cour constitutionnelle a examiné le point de savoir si le recours constitutionnel porté devant elle répondait aux conditions de forme (conditions procédurales).
(...)
Deuxièmement, la Cour constitutionnelle a examiné le point de savoir si le recours constitutionnel répondait aux conditions de fond posées aux articles 27 et 29.
En vertu de l’article 27, les personnes physiques ou morales affectées par une décision de justice peuvent former un recours constitutionnel devant la Cour constitutionnelle si la décision sur le fond ou toute autre décision ayant mis fin à la procédure judiciaire porte atteinte à l’un de leurs droits fondamentaux, dès lors qu’elles ont préalablement épuisé les voies de recours disponibles ou qu’aucune voie de recours n’est disponible.
La Cour constitutionnelle a établi que le recours constitutionnel porté devant elle en l’espèce ne répond pas aux conditions énoncées à l’article 27 a), en ce que la décision de justice attaquée ne concerne pas un droit fondamental du requérant.
Le requérant soutient dans son recours constitutionnel que « la décision litigieuse de la Kúria restreint sans aucune raison constitutionnelle l’exercice par lui de sa liberté d’expression, en restreignant le droit des électeurs à la liberté d’expression. »
(...)
En l’espèce, la Cour constitutionnelle doit déterminer si la décision établissant le caractère irrégulier de l’application « Votez nul ! » développée par le requérant, un parti politique, et ordonnant à celui-ci de cesser son comportement illicite, concernait le droit de l’intéressé à la liberté d’expression d’une opinion, telle que décrite ci‑dessus.
(...)
La Cour constitutionnelle partage l’opinion de la Kúria selon laquelle la présente affaire concerne le droit des électeurs à la liberté d’expression. Elle estime toutefois que cela ne signifie pas que le droit du requérant à la liberté d’expression ait aussi été en cause dans la procédure judiciaire.
La Cour constitutionnelle considère que le requérant a simplement fourni aux électeurs, au moyen de l’application, une possibilité de partager entre eux, dans l’exercice de leur droit à la liberté d’expression, des photographies montrant leur bulletin de vote ou illustrant leur décision de ne pas voter au référendum. Ainsi, le requérant n’a fait que fournir une plateforme, une interface où l’on pouvait publier des opinions, mais cela ne signifie pas en soi qu’il ait lui-même exprimé son opinion.
Le requérant a seulement soutenu que la décision litigieuse de la Kúria restreignait le droit des électeurs à la liberté d’expression et qu’ainsi elle concernait également sa propre conduite, qui relevait elle-même de l’exercice de la liberté d’expression. Il n’a donc allégué qu’une atteinte indirecte à son droit à la liberté d’expression, soutenant que la restriction apportée au droit des électeurs à la liberté d’expression portait aussi atteinte à son propre droit à la liberté d’expression.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour constitutionnelle conclut que le requérant a sollicité l’annulation de la décision litigieuse de la Kúria en invoquant une violation non de l’un de ses propres droits fondamentaux, mais de droits de tiers. Le grief ne répond donc pas à la condition posée à l’article 27 a).
À la lumière de cette conclusion, la Cour constitutionnelle rejette le recours constitutionnel en application de l’article 56 §§ 1 et 2 de la loi sur la Cour constitutionnelle et de l’article 30 § 2 h) des règles de procédure. »
30. La juge Czine émit une opinion dissidente dans laquelle elle expliquait que l’affaire soulevait d’après elle des questions revêtant une importance constitutionnelle. Elle y tenait notamment le raisonnement suivant :
« Pour les raisons énoncées ci-après, je ne souscris pas à la décision de rejet du recours constitutionnel.
À mon avis, les conditions de fond, en particulier celles posées aux articles 27 et 29, étaient réunies en l’espèce, car les arguments avancés relativement au droit à la liberté d’expression et au principe de l’exercice des droits conformément à leur but en vertu de l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale soulèvent des doutes quant à la constitutionnalité de la décision de justice, et appellent l’examen d’une question d’une importance constitutionnelle fondamentale.
(...)
En l’espèce, la Commission électorale nationale a estimé établi, sur la base des éléments disponibles, que le requérant avait « encouragé les électeurs à prendre dans le cadre du référendum des photographies de bulletins de vote valables et non valables et à les publier dans l’application, afin d’adresser un message au Gouvernement. »
Le requérant soutient clairement dans son recours constitutionnel que, « en développant l’application en cause, [il] avait pour intention de donner aux électeurs une possibilité d’exercer leur droit à la liberté d’expression en prenant et en partageant anonymement une photographie de leur bulletin de vote ou, pour ceux qui n’iraient pas voter, une photographie de ce qu’ils faisaient à la place ». Il argue que le fait pour lui de permettre aux électeurs d’exercer leur droit à la liberté d’expression relève de la protection de l’article IX § 1 de la Loi fondamentale.
J’estime que la présente affaire pose une question d’une importance constitutionnelle fondamentale, qui est celle de savoir si la décision de justice attaquée a restreint le droit à la liberté d’expression et si le principe de l’exercice des droits conformément à leur but énoncé à l’article 2 § 1 e) peut être, au sens de l’article I § 3 de la Loi fondamentale, un motif constitutionnel de restriction du droit à la liberté d’expression. À la lumière de ce qui précède, j’estime nécessaire de déclarer le recours constitutionnel recevable et de l’examiner au fond. »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
I. Le droit interne
1. La loi CCXXXVIII de 2013 sur l’organisation de référendums, l’initiative citoyenne européenne et la procédure de référendum
31. Les dispositions pertinentes de cette loi sont ainsi libellées :
Chapitre I
Dispositions générales
Article 1
« 1. Les dispositions générales de la loi XXXVI de 2013 sur la procédure électorale (...) s’appliquent – sauf dispositions contraires de la présente loi – aux procédures relevant du champ d’application de la présente loi.
2. La Commission électorale nationale peut émettre des lignes directrices à l’intention des organes électoraux afin de promouvoir une interprétation unifiée des dispositions légales relatives aux procédures régies par la présente loi. »
2. La loi XXXVI de 2013 sur la procédure électorale
32. Les dispositions pertinentes de cette loi sont ainsi libellées :
Principes fondamentaux de la procédure électorale
Article 2
« 1. L’application des règles de procédure électorale respecte les principes suivants :
a) la préservation de l’équité du scrutin ;
b) la participation volontaire au scrutin ;
c) l’égalité des chances pour les candidats et les organisations présentant des candidats ;
d) la fourniture d’un appui aux électeurs en situation de handicap afin que ceux-ci puissent exercer leur droit de vote ;
e) l’exercice des droits de bonne foi et conformément à leur but ;
f) la publicité de la procédure électorale.
(...) »
Lignes directrices
Article 51
« 1) La Commission électorale nationale peut émettre des lignes directrices à l’intention des organes électoraux afin de promouvoir une interprétation uniforme des dispositions légales relatives aux élections.
2) Les lignes directrices ne sont pas juridiquement contraignantes ; elles ont pour seul but de fournir une orientation, et elles ne sont pas susceptibles de recours.
3) Les lignes directrices sont publiées sur le site Internet officiel des élections. »
Période et moyens de campagne
Article 139
« La période de campagne électorale commence le cinquantième jour précédant le scrutin et se termine le jour du scrutin, à la clôture des votes. »
Article 140
« On entend par « moyen de campagne » tout moyen utilisé pour influer ou tenter d’influer sur le choix des électeurs, en particulier :
a) les affiches ;
b) le démarchage direct par une organisation présentant un candidat ou par le candidat lui‑même ;
c) les publicités politiques ;
d) les meetings électoraux. »
Article 141
« On entend par « activité de campagne » toute activité faisant appel à un moyen de campagne menée pendant la période de campagne, ainsi que toute autre activité menée pendant la période de campagne pour influer ou tenter d’influer sur le choix des électeurs. »
Article 142
« Ne sont pas considérées comme des activités de campagne les activités des organes électoraux et les communications personnelles entre particuliers, quels qu’en soient le contenu et la forme. »
Article 143
« Le jour du scrutin, toutes les activités de campagne sont interdites dans les lieux publics dans un rayon de 150 mètres de l’accès au bâtiment désigné comme bureau de vote. »
Examen des plaintes
Article 218
« 1) La commission électorale examine en se fondant sur les informations disponibles les plaintes dont elle est saisie.
2) Lorsqu’elle fait droit à une plainte, la commission électorale :
a) établit l’irrégularité ;
b) ordonne la cessation du comportement irrégulier ;
c) annule la procédure électorale ou la partie de cette procédure sur laquelle le comportement irrégulier a eu une incidence, et ordonne la tenue d’une nouvelle procédure ;
d) est investie du pouvoir d’infliger une amende en cas de violation des règles de campagne électorale ou des obligations énoncées aux articles 124 § 2 et 155. »
3. La loi sur la Cour constitutionnelle
33. En ses parties pertinentes, la loi sur la Cour constitutionnelle (loi CLI de 2011) énonce ce qui suit :
Article 26
« 1. Toute personne physique ou morale partie à une procédure dans laquelle est appliquée une disposition légale qu’elle estime contraire à la Loi fondamentale peut saisir la Cour constitutionnelle d’un recours fondé sur l’article 24 § 2 c) de la Loi fondamentale si :
a) l’application de cette disposition emporte violation à son égard des droits garantis par la Loi fondamentale, et
b) l’auteur de la saisine a épuisé les voies de recours disponibles ou aucun recours n’est disponible.
2. Par dérogation au paragraphe 1 du présent article, la Cour constitutionnelle peut également être saisie d’un recours fondé sur l’article 24 § 2 c) (...) de la Loi fondamentale si :
a) la mesure faisant grief ne résulte pas d’une décision de justice mais est directement due à l’application ou à l’entrée en vigueur d’une disposition légale [supposément] contraire à la Loi fondamentale, et
b) il n’existe pas de recours permettant d’obtenir réparation du préjudice subi, ou l’auteur de la saisine a déjà épuisé les voies de recours. »
Article 27
« Toute personne physique ou morale partie à une procédure dans laquelle est rendue une décision sur le fond ou une décision mettant fin à la procédure qu’elle estime contraire à la Loi fondamentale peut saisir la Cour constitutionnelle d’un recours fondé sur l’article 24 § 2 d) de la Loi fondamentale si :
a) la décision emporte violation à son égard des droits garantis par la Loi fondamentale, et
b) l’auteur de la saisine a épuisé les voies de recours ou ne dispose d’aucun recours. »
(...)
Article 29
« La Cour constitutionnelle accueille le recours dont elle est saisie si la décision de justice litigieuse repose largement sur un élément contraire à la Loi fondamentale ou si l’affaire soulève des questions de droit constitutionnel d’importance fondamentale. »
(...)
Article 56
« 1. La Cour constitutionnelle, siégeant en un comité constitué conformément à ses règles de procédure, statue sur la recevabilité du recours constitutionnel.
2. Le comité vérifie, dans le cadre de sa marge d’appréciation, le respect des conditions de fond auxquelles est subordonnée la recevabilité du recours constitutionnel – en particulier la qualité de victime du requérant aux fins des articles 26 et 27, l’épuisement des voies de recours et les conditions posées aux articles 29 à 31.
3. En cas de rejet du recours, le comité rend une décision dans laquelle elle expose brièvement les motifs du rejet.
4. En cas d’admission du recours, le rapporteur transmet l’affaire au comité permanent visé dans les règles de procédure de la Cour constitutionnelle, afin que celui-ci statue sur le recours à l’issue d’un examen au fond. »
II. La pratique interne
1. La décision no 18/2008 (III.12.) AB de la Cour constitutionnelle
34. Dans cette affaire, la Commission électorale nationale avait refusé d’approuver une question qui lui avait été soumise en vue d’un référendum, au motif que l’auteur de la proposition de référendum avait déjà présenté, puis retiré, la même initiative référendaire. La Cour constitutionnelle tint le raisonnement suivant :
« (...)
Les principes électoraux, et notamment l’obligation d’exercer les droits conformément à leur but, découlent également de l’obligation pour l’État de respecter et de protéger les droits fondamentaux (intézményvédelmi kötelezettség). Ainsi que la Cour constitutionnelle l’a expliqué, les articles 2 et 70 de la Constitution imposent à l’État l’obligation de garantir le droit de proposer des référendums et d’apporter son soutien à des initiatives référendaires. Cette obligation constitutionnelle n’est pas subordonnée à une condition de nécessité et de proportionnalité, mais à la réalisation du but du droit en cause. (...) Outre l’obligation de respecter et de protéger les droits fondamentaux, l’application des principes électoraux sert également l’intérêt de la sécurité juridique, qui procède du principe de l’état de droit énoncé à l’article 2 § 1 de la Constitution. Dans sa décision no 32/2001 (VII.11), la Cour constitutionnelle a dit que les principes électoraux constituaient des garanties de l’état de droit (...)
(...)
Le principe de l’exercice des droits conformément à leur but trouve son origine à la fois dans la doctrine et dans la jurisprudence relatives à l’interdiction de l’abus de droit en droit civil. L’obligation d’exercer les droits conformément à leur but découle des dispositions de droit civil qui consacrent l’interdiction de l’abus de droit ; elle imprègne l’ensemble du système juridique. Elle signifie que le titulaire d’un droit ne peut se prévaloir d’une institution juridique que d’une manière conforme au but et au contenu de cette institution. Ce n’est que lorsqu’ils sont ainsi exercés que les droits sont légalement protégés et reconnus d’une manière correspondant à leur véritable contenu – et non à une simple prérogative formelle. L’article 2 § 2 de la loi no IV de 1959 relative au code civil dispose que « la loi garantit la possibilité pour chacun d’exercer ses droits conformément à leur finalité sociale. »
(...)
L’examen des dispositions législatives précitées et des exemples qu’elles renferment montre que le législateur ne définit pas de critères de détermination de ce qui constitue un exercice des droits non conforme à leur but ou un abus de droit mais laisse aux autorités d’application des lois le soin de trancher la question de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, la personne a exercé ses droits conformément à leur but. Il ressort des exemples de cas d’exercice des droits non conforme à leur but ou d’abus de droit qu’il y a exercice d’un droit non conforme au but du droit en question lorsque le droit est exercé d’une manière qui emporte des conséquences négatives (par exemple la restriction ou la violation des droits d’autrui).
(...)
La loi sur la procédure électorale est l’un des instruments législatifs qui intègrent le principe de l’exercice des droits conformément à leur but. Elle dispose que toute personne participant au processus électoral doit respecter les principes énoncés en son article 3, notamment celui de l’exercice des droits de bonne foi et conformément à leur but, dont elle fait un principe fondamental de la procédure électorale. En son article 2, elle dispose que les règles qu’elle pose sont applicables aux référendums nationaux. Dès lors, les principes fondamentaux régissant les élections s’appliquent également aux référendums. Ils doivent être respectés tout au long du processus électoral, par tous ses acteurs (...) Les initiateurs de référendums nationaux, les signataires de l’initiative, les personnes ayant introduit un recours à cet égard, les électeurs, les organes électoraux ainsi que les autres organes compétents pour statuer sur les recours formés en la matière doivent exercer leurs droits conformément aux buts de ces droits.
(...)
Contrairement à d’autres textes, la loi sur la procédure électorale ne prévoit pas de critères à l’aune desquels déterminer dans quels cas il y a manquement à l’obligation d’exercer les droits conformément à leur but. Elle ne fournit même pas d’exemples de cas où le fait d’exercer un droit d’une manière qui ne correspond pas à son véritable contenu constitue un abus de droit ou un exercice du droit non conforme à son but. Elle laisse au juge le soin de se prononcer sur ce point.
Il n’est pas possible de définir des critères qui permettraient de déterminer dans tous les cas si un droit a été exercé conformément à son but.
La CEN, et la Cour constitutionnelle sur recours, peuvent déterminer, en examinant l’ensemble des circonstances de la cause, quels comportements des électeurs constituent un exercice des droits non conforme à leur but. La CEN est parfois amenée à procéder à un tel examen. Elle a ainsi rendu plusieurs décisions dans lesquelles elle a établi que certains comportements étaient irréguliers car contraires au principe de l’exercice des droits conformément à leur but. (...)
Il ressort également de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle que lorsqu’elle est amenée à contrôler les décisions de la CEN, elle fonde son raisonnement sur les principes généraux de la procédure électorale, dont le principe de l’exercice des droits conformément à leur but.
(...) »
2. La décision no 3096/2014 (IV.11) AB de la Cour constitutionnelle
35. L’affaire concernait la parution d’un article dans un journal de quartier de Budapest publié par une société appartenant à la mairie d’arrondissement. Le numéro paru le 13 mars 2014, avant les élections, contenait un article intitulé « le député socialiste a voté contre Zugló [l’arrondissement en question] à 90 reprises », ainsi qu’un autre article où un autre député était dépeint sous un jour positif. La Cour constitutionnelle tint le raisonnement suivant :
« (...)
En vertu de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, les limites de la liberté de la presse ne sont pas les mêmes selon les médias. La Cour constitutionnelle a dit que les restrictions pouvant être imposées aux médias de radiodiffusion (radio et télévision) étaient plus larges, premièrement en raison du peu de fréquences disponibles, et deuxièmement en raison de l’impact particulier de ces médias sur la société et sur l’opinion publique. La conclusion de la Kúria selon laquelle la liberté d’un rédacteur en chef pouvait être restreinte en vertu des principes généraux de la loi sur la procédure électorale était liée à l’obligation de fournir des informations objectives. Dans sa décision no 1/2007 (I.18), la Cour constitutionnelle a dit que la liberté éditoriale des médias de radiodiffusion pouvait se trouver restreinte par l’obligation qui leur incombe de fournir des informations équilibrées, impartiales et objectives, mais que cette restriction était directement liée aux caractéristiques propres à ce type de médias et n’était donc pas applicable à la presse écrite. Pour celle-ci, le point de départ de la Cour constitutionnelle a toujours été la liberté illimitée de fonder un journal. En conséquence, le pouvoir d’influence des médias ne peut justifier l’imposition de restrictions à la presse écrite. En ce sens, on ne peut sanctionner un organe de presse écrite à raison de la nature et de la qualité de l’information qu’il diffuse.
Dans certaines circonstances, la presse écrite financée par des fonds ou des organismes publics peut faire exception à cette règle. En vertu du préambule de la loi no CLXXXXIX de 2011 sur les collectivités locales, les municipalités sont la communauté des habitants, elles représentent l’autonomie locale au sein de l’unité de l’administration nationale. Ainsi, parce qu’elles exercent la puissance publique et utilisent de l’argent public, le rôle qu’elles jouent lorsqu’elles informent les citoyens est différent de celui de la presse écrite en général. Les organes de presse écrite financés par des fonds ou des organismes publics peuvent donc être soumis à certaines obligations.
Dans sa décision, la Kúria a estimé que les pratiques éditoriales des journaux municipaux financés par des fonds publics pouvaient, en période de campagne électorale, être soumises à des restrictions découlant des règles posées par la loi sur la procédure électorale.
En l’espèce, la Cour constitutionnelle est appelée à examiner, à la lumière du droit de voter, la question de savoir si cette déclaration de principe porte atteinte à la liberté d’opinion et à la liberté éditoriale.
Si la procédure électorale et l’exercice du droit de vote concernent souvent des droits individuels (par exemple, l’inscription sur les listes électorales, l’éligibilité), ils ont aussi trait, parfois, à l’intérêt public résidant dans le caractère libre et démocratique des élections. En vertu de l’article 2 § 1 de la Loi fondamentale, les députés doivent être élus conformément aux règles posées par une loi adoptée à la majorité absolue.
Le scrutin est régi notamment par la loi sur la procédure électorale. Un chapitre distinct de cette loi est consacré aux campagnes électorales, et une section spécifique de ce chapitre traite du rôle que jouent les médias dans ce cadre et fixe les règles applicables aux fournisseurs de services de médias, à la presse écrite et aux cinémas.
Selon la pratique de la Kúria, le texte qui prévaut en matière de procédure électorale est la loi sur la procédure électorale, et tous les autres textes législatifs doivent être interprétés conformément à cette loi. Dans sa décision de principe no KvK.II.37.307/2014/3, la Kúria a posé le principe général selon lequel en matière de relations juridiques dans le cadre électoral, seules les dispositions de la loi sur la procédure électorale sont applicables, d’autres types de règles ne pouvant s’appliquer que dans la mesure prévue par cette loi.
En période de campagne électorale, la communication d’informations aux électeurs revêt plus d’importance encore qu’en temps normal. En vertu du principe de la prééminence du droit dans les sociétés démocratiques, l’opinion publique doit se former démocratiquement et les représentants du peuple doivent être élus par un électorat faisant des choix éclairés. Les élections ne peuvent être libres et démocratiques si la presse ne respecte pas la responsabilité constitutionnelle qui lui incombe de diffuser des informations exactes. La Cour constitutionnelle souligne qu’à cet effet, l’État doit d’abord et avant tout reconnaître la liberté éditoriale et respecter l’interdiction qui lui est faite d’interférer dans les contenus diffusés par les médias. Dans certaines circonstances, toutefois, il peut être justifié et nécessaire d’un point de vue constitutionnel d’imposer certaines obligations concernant la manière dont les informations sont diffusées. Ces obligations s’appliquent non seulement aux fournisseurs de services de médias, mais aussi aux organes de presse écrite financés par des fonds publics. Les exigences posées dans la décision de la Kúria visent le même objectif.
La Cour constitutionnelle note que cette interprétation est conforme à la recommandation adoptée en 1999 par le Comité des Ministres [du Conseil de l’Europe], où sont énoncées des lignes directrices relatives au respect de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans le contexte de l’encadrement de la couverture des campagnes électorales par les médias [Recommandation no R (99) 15 du Comité des Ministres relative à des mesures concernant la couverture des campagnes électorales par les médias]. En vertu de cette recommandation, les organes de presse écrite, contrairement aux médias du secteur de la radiodiffusion, ne sont généralement liés par aucune obligation quant à leur pratique éditoriale ; toutefois, les organes de presse écrite qui sont la propriété des pouvoirs publics font exception à cette règle : ils sont tenus de couvrir les campagnes électorales de manière équitable, équilibrée et impartiale, sans discriminer ou soutenir un parti politique ou un candidat particulier.
L’avis no 190/2002 de la Commission de Venise (Code de bonne conduite en matière électorale : lignes directrices et rapport explicatif – adoptés par la Commission de Venise lors de sa 52e session (Venise, 18-19 octobre 2002), CDL‑AD (2002) 23 rev) est ainsi libellé en son paragraphe 2.3 :
« (...) L’égalité des chances doit être assurée entre les partis et les candidats. Elle implique la neutralité des autorités publiques, en particulier relativement :
i. à la campagne électorale ;
ii. à la couverture par les médias, notamment les médias publics ;
iii. au financement public des partis et campagnes. (...) »
C’est lorsque l’obligation constitutionnelle pour les organisations présentant des candidats de contribuer à l’expression de la volonté du peuple et de formuler et exposer aux citoyens les enjeux sociaux est claire non seulement pour ces organisations mais aussi pour le public qu’elle fonctionne le mieux.
L’égalité des chances dans le cadre de la campagne électorale est un droit pour chacun des candidats ; la concurrence pour l’obtention de voix doit donc être libre. Cela signifie que l’État doit être tenu d’interpréter la législation d’une manière propre à assurer l’égalité de traitement de toutes les personnes concernées par le processus électoral.
Certes, les collectivités locales doivent s’acquitter de leur mission générale même en période de campagne électorale ; toutefois, les règles spécifiques relatives à l’exercice des droits électoraux prévalent alors. D’un point de vue constitutionnel, il n’est pas critiquable qu’en période électorale, le juge, tenant compte des circonstances particulières de la cause et se fondant sur l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, impose des obligations particulières en matière de pratique éditoriale aux organes de presse appartenant aux pouvoirs publics (notamment à ceux qui appartiennent aux collectivités locales) afin de garantir l’exercice des droits électoraux.
(...) »
3. La décision de principe no 2014.12.376 de la Kúria
36. L’affaire qui a donné lieu à cette décision concernait le refus d’autoriser une chaîne de télévision à diffuser un spot de campagne dans lequel deux singes parlaient avec la voix de deux candidats à l’élection. La décision de la Kúria renfermait le passage suivant :
« (...)
En vertu de l’article 141 de la loi sur la procédure électorale, on entend par « activité de campagne » toute activité faisant appel à un moyen de campagne menée pendant la période de campagne, ainsi que toute autre activité menée pendant la période de campagne pour influer ou tenter d’influer sur le choix des électeurs. La « publicité politique » visée à l’article 140 c) de la loi sur la procédure électorale désigne tout moyen de campagne dont le contenu est encadré par l’article 203 § 55 de la loi relative aux services de médias et à la communication de masse. Elle est définie ainsi : « publicité politique : tout programme diffusé ou publié en tant que publicité, qui soutient ou appelle à soutenir un parti politique, un mouvement politique ou le gouvernement, ou qui en promeut le nom, les buts, les activités, les slogans ou les symboles. »
La loi sur la procédure électorale, lue en combinaison avec les dispositions de la loi sur la communication de masse, n’interdit pas les pratiques de campagne négatives. Il est donc autorisé d’énumérer les défauts d’un adversaire ou de son programme, de les accentuer et de les caricaturer, tout en mettant en avant les atouts du candidat que défend la campagne. Ce type de campagne doit néanmoins respecter les principes fondamentaux découlant de la loi sur la procédure électorale.
En vertu de l’article 2 § 1 de la loi sur la procédure électorale, sur lequel la Commission électorale nationale s’est fondée, il faut tenir compte du principe de l’exercice des droits conformément à leur but lors de la mise en œuvre des règles de procédure électorale. L’obligation d’exercer les droits conformément à leur but découle des dispositions de droit civil qui consacrent l’interdiction de l’abus de droit ; elle imprègne l’ensemble du système juridique. Elle signifie que le titulaire d’un droit ne peut se prévaloir d’une institution juridique que d’une manière conforme au but et au contenu de cette institution. Ce n’est que lorsqu’ils sont ainsi exercés que les droits sont légalement protégés et reconnus d’une manière correspondant à leur véritable contenu – et non à une simple prérogative formelle. Ainsi, le droit à la liberté d’expression invoqué par le requérant doit être exercé conformément au droit à la dignité humaine inscrit dans la Loi fondamentale et dans le code civil. C’est de ce point de vue que la [Kúria] doit examiner la question de savoir si le film de campagne du requérant et le contenu de ce film sont contraires au droit susmentionné.
La Kúria souscrit à l’appréciation faite par la Commission électorale nationale des droits fondamentaux. Le fait de représenter une personne sous les traits d’un animal la déshumanise et peut s’analyser en une atteinte à la dignité humaine. En Hongrie, le fait de représenter un candidat sous les traits d’un singe revient à lui attribuer les caractéristiques négatives de l’animal (campagne négative) ; or, dans le même temps, le candidat dont la campagne fait la promotion est présenté sous forme humaine. De l’avis de la Kúria, il s’agit d’un type de campagne négative non autorisé, que le candidat concerné ne peut contrer par des arguments ou des éléments de preuve. Dès lors, cette pratique est contraire au principe de l’exercice des droits de bonne foi et conformément à leur but. »
4. La déclaration de principe no 9/2006 de la Commission électorale d’État
37. La déclaration de principe no 9/2006 adoptée le 30 mars 2006 par la Commission électorale d’État (à laquelle a succédé la Commission électorale nationale) porte sur le fait de sortir des bulletins de votes hors du bureau de vote. En ses parties pertinentes, elle est ainsi libellée :
« (...)
L’article 70 § 1 de la loi [C de 1997] sur la procédure électorale énonce que « [l]’électeur met son bulletin de vote dans une enveloppe qu’il dépose dans l’urne devant les membres du bureau de vote ».
Il ressort de l’interprétation grammaticale et logique de cette disposition, ainsi que des principes de la procédure électorale énoncés à l’article 3 a) et d) de la loi sur la procédure électorale – à savoir la préservation de l’équité du scrutin, la prévention de la fraude électorale et l’exercice des droits de bonne foi et conformément à leur but – que les bulletins de vote sont des documents officiels dont le but est de représenter le choix des électeurs et d’établir les résultats du scrutin.
En conséquence, le fait pour un électeur d’utiliser un bulletin de vote comme s’il lui appartenait en le sortant du bureau de vote est contraire au principe de l’exercice des droits de bonne foi et conformément à leur but. Sortir un bulletin de vote du bureau de vote peut aussi être source de fraude électorale, fraude dont la prévention relève de l’intérêt public consistant à garantir l’équité du scrutin.
Le fait d’utiliser un bulletin de vote de manière contraire au but dans lequel il a été établi peut également emporter violation de l’exigence constitutionnelle de confidentialité du scrutin.
De l’avis de la Commission électorale d’État, les électeurs ne sont pas propriétaires des bulletins de vote ; en d’autres termes, le principe de la participation volontaire au scrutin énoncé à l’article 3 b) de la loi sur la procédure électorale ne les autorise pas à sortir les bulletins des bureaux de vote. »
5. Les lignes directrices no 12/2014 de la Commission électorale nationale
38. En leurs passages pertinents, les lignes directrices no 12/2014 de la Commission électorale nationale sur le fait de sortir des bulletins de vote hors du bureau de vote ou de photographier des bulletins de vote sont ainsi libellées :
« 1. L’article 182 § 1 de la loi sur la procédure électorale dispose que l’électeur met son bulletin de vote dans une enveloppe et introduit celle-ci dans l’urne ; il ressort clairement de l’interprétation grammaticale et juridique de cette disposition, compte tenu également des principes de la préservation de l’équité du scrutin et de l’exercice des droits électoraux de bonne foi et conformément à leur but, que les bulletins de vote sont des documents officiels dont le but est de représenter le choix des électeurs et d’établir les résultats du scrutin.
2. Ainsi, si un électeur utilise un bulletin de vote comme s’il lui appartenait, en le sortant du bureau de vote ou en le photographiant avant de le mettre dans l’enveloppe ou dans l’urne, il enfreint le principe de l’exercice des droits électoraux de bonne foi et conformément à leur but. Sortir des bulletins de vote du bureau de vote, les photographier, les filmer, etc., peut aussi être source de fraude électorale, fraude dont la prévention relève de l’intérêt public consistant à garantir l’équité du scrutin.
3. Une utilisation des bulletins de vote contraire à leur but peut aussi porter atteinte au principe du secret du scrutin consacré par la Loi fondamentale de la Hongrie. Le secret du scrutin comprend également le secret du bulletin de vote ; ainsi, photographier son vote ou son bulletin de vote est un acte contraire aux principes énoncés dans la loi sur la procédure électorale. Le secret du scrutin ne permet pas seulement l’expression en toute sécurité de la volonté des électeurs, il permet aussi l’accomplissement de la procédure de vote conformément à l’état de droit et aux principes de la démocratie. Son importance dépasse donc la conduite des électeurs eux-mêmes. À l’évidence, le secret du scrutin n’impose pas à l’électeur une obligation de confidentialité ; cependant l’obligation d’exercer ses droits conformément à leur but signifie que les électeurs ne doivent pas abuser du fait que le secret du scrutin ne peut être totalement respecté sans leur coopération.
4. De l’avis de la Commission électorale nationale, ni les dispositions de la Loi fondamentale ni celles de la loi sur la procédure électorale ne signifient que les bulletins de vote sont la propriété des électeurs ; en conséquence, ceux-ci ne peuvent faire comme si ces bulletins leur appartenaient, ils ne peuvent les utiliser que dans le but d’exprimer leur suffrage. La participation volontaire au scrutin ne signifie pas que l’électeur puisse sortir un bulletin de vote du bureau de vote.
Motivation
« De l’avis de la Commission, (...) les bulletins de vote officiels ne sont pas la propriété des électeurs (...) Même les bulletins nuls ne sont pas à la libre disposition des électeurs. La Commission électorale nationale considère donc que la seule conduite respectueuse du principe de l’exercice des droits électoraux de bonne foi et conformément à leur but et du principe du secret du scrutin énoncé à l’article 2 § 1 de la Loi fondamentale (...) consiste pour l’électeur, lorsqu’il exprime son suffrage, à ne pas traiter le bulletin comme sa propriété mais comme un moyen d’exercice du droit de vote et d’établissement de l’issue du scrutin. L’électeur ne peut donc pas sortir le bulletin de vote du bureau de vote ni le photographier, que ce soit avec un appareil de télécommunication, avec un appareil numérique ou avec un autre type d’appareil, pour le montrer à un tiers.
Le but des présentes lignes directrices est de lutter contre la fraude électorale (notamment contre le « vote en chaîne ») afin de préserver l’équité du scrutin.
III. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
39. Il découle des documents dont la Cour dispose sur la législation des États membres du Conseil de l’Europe, et en particulier d’une étude portant sur trente-quatre d’entre eux, que l’ensemble de ces États reconnaissent, au niveau constitutionnel ou législatif, le droit au secret du scrutin.
40. La majorité des États membres n’ont pas de dispositions encadrant spécifiquement la publication par des électeurs sur des canaux médiatiques d’informations sur la manière dont ils ont voté.
41. Deux États membres (Albanie et Islande) ont des lois qui interdisent expressément aux électeurs de révéler leur choix de vote en publiant une photographie.
42. Dans deux autres États membres (République tchèque et Finlande), la liberté des électeurs de publier sur des canaux médiatiques des informations concernant leurs propres choix électoraux a été confirmée à plusieurs niveaux.
43. Trois États membres (Portugal, Arménie et Estonie) ont mis en place des restrictions générales à la divulgation d’informations par les électeurs, par quelque moyen que ce soit, sur la manière dont ils ont voté. Au Portugal, la Commission électorale nationale a pour pratique d’interdire aux électeurs de prendre puis de publier sur Internet des photographies de leur bulletin de vote.
44. Dans neuf États membres (Allemagne, Autriche, Géorgie, Lituanie, Macédoine du Nord, Moldova, Saint-Marin, Serbie et Turquie), la loi interdit de prendre des photographies ou d’introduire des appareils photo ou des téléphones portables dans les bureaux de vote. En Autriche, la Cour constitutionnelle a dit que le fait pour des électeurs de publier de leur propre chef, sur les médias sociaux en particulier, des informations concernant la manière dont ils ont voté ne s’analyse pas en une violation du principe de la liberté du suffrage, étant donné que ce principe a pour seul but d’éviter que les électeurs ne soient influencés dans leurs propres choix électoraux.
45. Dans trois pays (Croatie, France et Royaume-Uni), les organes électoraux ont adopté des instructions et des recommandations demandant aux électeurs de ne pas utiliser leur téléphone portable dans les bureaux de vote.
IV. LES DOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE
46. La Recommandation 1704 (2005) de l’Assemblée parlementaire intitulée « Référendums : vers de bonnes pratiques en Europe », adoptée le 29 avril 2005, est ainsi libellée en ses parties pertinentes :
« (...)
2. L’Assemblée parlementaire considère le référendum comme un des instruments permettant aux citoyens de participer à la prise de décision politique ; elle reconnaît également la contribution essentielle de la société civile organisée dans le cadre de la démocratie participative.
(...)
12. Confirmant ses prises de position antérieures, l’Assemblée souligne que la participation populaire directe au processus de décision exige que les électeurs soient adéquatement informés des questions sur lesquelles porteront les décisions, ainsi que du processus de décision démocratique en général. Ayant à l’esprit ces considérations, le Conseil de l’Europe devrait intensifier ses activités concernant la sensibilisation aux médias et l’éducation à la citoyenneté démocratique, également dans le contexte de l’élaboration de bonnes pratiques en matière de référendum.
(...) »
47. À sa 68e session plénière (13-14 octobre 2006), la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a adopté les « Lignes directrices sur la tenue des référendums », qui sont ainsi libellées en leurs parties pertinentes :
« (...)
3.2. La libre expression de la volonté de l’électeur et la lutte contre la fraude
a. procédure de vote
(...)
ix. les bulletins non utilisés et les bulletins nuls doivent rester en permanence dans le bureau de vote ;
(...)
xv. l’État doit punir toute fraude électorale
(...)
b. La libre expression de la volonté de l’électeur implique aussi :
i. que l’exécutif organise les référendums prévus par l’ordre juridique, en particulier lorsqu’il n’en a pas l’initiative ;
ii. le respect des règles de procédure ; en particulier, le scrutin populaire doit être organisé dans le délai prévu par la loi ;
(...)
4. Le suffrage secret
a. Le secret du vote est non seulement un droit, mais aussi une obligation pour l’électeur, qui doit être sanctionnée par la nullité des bulletins dont le contenu a été révélé.
b. Le vote doit être individuel. Le vote familial et toute autre forme de contrôle d’un électeur sur le vote d’un autre doivent être interdits.
c. La liste des votants ne devrait pas être rendue publique.
d. La violation du secret du vote doit être sanctionnée.
(...) »
(...) »
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
48. Le Gouvernement soutient qu’en ce qui concerne son grief fondé sur l’article 10, le MKKP n’a pas épuisé les voies de recours internes conformément à l’article 35 § 1 de la Convention.
1. L’arrêt de la chambre
49. La chambre a observé que dans son recours constitutionnel, le MKKP avait soutenu que le fait de le sanctionner pour avoir mis à la disposition des électeurs l’application mobile litigieuse avait porté atteinte à son droit à la liberté d’expression, sa démarche étant selon lui protégée par l’article IX § 1 de la Loi fondamentale. Elle a donc considéré qu’il avait soulevé la substance de son grief devant la Cour constitutionnelle et qu’il s’était ainsi conformé à l’obligation d’épuiser les voies de recours internes. Aussi a-t-elle rejeté l’exception soulevée par le Gouvernement.
2. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
50. Devant la Grande Chambre, le Gouvernement excipe à nouveau du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le parti requérant aurait dû introduire un recours constitutionnel fondé sur l’article 26 § 2 de la loi sur la Cour constitutionnelle et plaider que la Kúria avait appliqué un texte contraire à la Loi fondamentale. En ce qui concerne le recours introduit contre les décisions de la Kúria sur le fondement de l’article 27 de la loi sur la Cour constitutionnelle, il estime que si le parti requérant a bien exercé cette voie de droit d’un point de vue formel, il n’a pas démontré avoir un intérêt direct dans l’affaire, de sorte que son recours ne répondait pas aux conditions préalables de recevabilité prévues en droit interne.
2. Le MKKP
51. Le MKKP n’a fait aucun commentaire sur ce point.
3. Appréciation de la Cour
52. La Cour rappelle tout d’abord qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l’occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux États contractants, à savoir éviter ou redresser les violations alléguées contre eux. Cette règle se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Les dispositions de l’article 35 § 1 ne prescrivent toutefois l’épuisement que des seuls recours à la fois relatifs aux violations incriminées et à même de redresser celles-ci. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’accessibilité et l’effectivité voulues ; il incombe à l’État défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (voir, parmi beaucoup d’autres, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014, et Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, § 87, CEDH 2015).
53. Dans plusieurs affaires, la Cour a considéré que les voies de recours internes avaient été épuisées aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention bien que le recours constitutionnel du requérant ait été déclaré irrecevable : elle a estimé que le grief avait été suffisamment soulevé en substance devant la Cour constitutionnelle (voir, entre autres, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 144, CEDH 2010 ; voir aussi Uhl c. Allemagne (déc.), no 64387/01, 6 mai 2004, Storck c. Allemagne (déc.), no 61603/00, 26 octobre 2004, et Schwarzenberger c. Allemagne, no 75737/01, § 31, 10 août 2006). Dans d’autres, en revanche, elle a jugé que les voies de recours internes n’avaient pas été épuisées, par exemple lorsque le recours avait été déclaré irrecevable parce que le requérant avait commis une erreur procédurale (Jalloh c. Allemagne (déc.), no 54810/00, 26 octobre 2004).
54. Il ne fait pas controverse entre les parties que le recours constitutionnel prévu par l’article 27 de la loi sur la Cour constitutionnelle était un recours effectif dans les circonstances de l’espèce. En revanche, le Gouvernement soutient que lorsqu’il a introduit son recours, le MKKP n’a pas respecté les conditions prévues par le droit interne : en particulier, il n’aurait pas démontré à suffisance, conformément à l’article 27 a) de la loi sur la Cour constitutionnelle, avoir un intérêt direct dans l’affaire.
55. La Cour observe que le MKKP soutient devant elle que l’interdiction dont a été frappée l’application mobile et la sanction qu’il s’est vu infliger pour l’avoir mise à la disposition des électeurs pendant le référendum national ont emporté violation de son droit à la liberté d’expression, et qu’il a soulevé ce point expressément dans le cadre de son recours devant la Kúria, où il a soutenu qu’en appelant les électeurs à utiliser l’application il avait exercé son propre droit à la liberté d’expression et, de plus, encouragé les électeurs à s’en servir pour exercer le leur (paragraphes 26-27 ci‑dessus).
56. Par ailleurs, dans le cadre de la procédure constitutionnelle, le MKKP a présenté un exposé complet de la procédure menée devant la Commission électorale nationale (« CEN ») et la Kúria et il s’est plaint d’une violation du droit à la liberté d’expression garanti par la Loi fondamentale hongroise et par l’article 10 de la Convention. En particulier, dans son recours constitutionnel, il a non seulement expliqué qu’il avait développé l’application mobile dans le but d’offrir aux électeurs la possibilité d’exercer leur liberté d’expression dans le cadre du référendum organisé sur une question d’intérêt public, mais aussi soutenu qu’en appelant les électeurs à exercer leur liberté d’expression, il exerçait la sienne, et qu’à ce titre, sa conduite était protégée par l’article IX § 1 de la Loi fondamentale. Ainsi, il a expressément dénoncé une atteinte à son propre droit à la liberté d’expression. Il a également argué que la mesure litigieuse était disproportionnée (paragraphe 28 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour estime qu’il a soulevé en substance devant la Cour constitutionnelle son grief relatif à une atteinte à son droit à la liberté d’expression, et qu’il a ainsi donné aux juridictions internes l’occasion de redresser la violation alléguée.
57. Cela étant, la Cour constitutionnelle a déclaré le recours irrecevable : elle a conclu que l’affaire concernait le droit à la liberté d’expression des électeurs, et que le MKKP n’avait fait que proposer une plateforme d’expression sans exprimer lui-même une opinion. Le fait qu’elle ait considéré que le MKKP n’invoquait pas son propre droit à la liberté d’expression mais celui de tiers n’empêche toutefois pas la Cour de conclure qu’il a bien exercé la voie de recours correspondante.
58. En ce qui concerne l’argument avancé par le Gouvernement sur la question du recours constitutionnel prévu à l’article 26 § 2 de la loi sur la Cour constitutionnelle, la Cour observe que ce type de recours ne concerne que les cas où la mesure faisant grief ne résulte pas d’une décision de justice mais est due à l’application d’une disposition que l’auteur de la saisine estime inconstitutionnelle, et où il n’existe pas de recours permettant de redresser la violation alléguée. Un recours constitutionnel fondé sur l’article 26 § 2 ne peut donc pas constituer un recours effectif dans le cas d’une violation qui résulterait de l’application ou de l’interprétation erronées d’une disposition légale qui n’est pas en elle-même inconstitutionnelle.
59. La Cour observe qu’à aucun moment au cours de la procédure interne ou de la procédure menée devant elle le MKKP n’a soutenu que la violation dont il s’estime victime découle d’une disposition légale inconstitutionnelle : son grief consiste à dire que les décisions individuelles des autorités internes ont porté atteinte à sa liberté d’expression. La cause ne pouvait donc être examinée que dans le cadre d’une procédure de recours contre ces décisions. Dès lors, comme constaté ci-dessus, le MKKP a exercé devant la Kúria et devant la Cour constitutionnelle les voies de recours appropriées pour se plaindre de la restriction imposée à ses activités de campagne.
60. La substance du grief soulevé par le MKKP concerne donc une interprétation et une application supposément erronées du droit interne. Par ailleurs, le Gouvernement n’a pas expliqué en quoi un recours fondé sur l’article 26 § 2 de la loi sur la Cour constitutionnelle eût été effectif en pratique à l’égard de ce grief. Partant, la Cour considère que le MKKP n’était pas tenu de faire usage de cette voie de recours.
61. La Cour note que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne concerne que les recours relatifs aux violations alléguées (Ivinović c. Croatie, no 13006/13, § 28, 18 septembre 2014). Elle conclut donc qu’en exerçant la seule voie de droit dont il disposait relativement à son grief, le parti requérant a épuisé les voies de recours internes conformément à l’article 35 § 1 de la Convention.
62. L’exception soulevée par le Gouvernement pour non-épuisement des voies de recours internes doit donc être rejetée.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
63. Le MKKP soutient que l’interdiction dont a été frappée l’application mobile qu’il avait développée pour permettre aux électeurs de publier anonymement une photographie de leur bulletin de vote et la sanction qu’il s’est vu infliger pour l’avoir mise à leur disposition ont emporté violation à son égard du droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention. Cet article est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
64. Le Gouvernement conteste cette thèse.
4. L’arrêt de la chambre
65. La chambre a noté que le MKKP avait été sanctionné pour avoir mis à la disposition d’autrui un moyen de transmission permettant de diffuser et de recevoir des informations. Elle a jugé qu’en fournissant à d’autres une plateforme pour qu’ils expriment leur opinion en publiant des photographies de bulletins de vote, le MKKP avait exercé son droit à la liberté d’expression, et que, dès lors, la sanction qu’il s’était vu infliger avait constitué une ingérence dans l’exercice de ce droit.
66. La chambre a estimé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la question de savoir si l’ingérence litigieuse était prévue par la loi car elle considérait que la mesure litigieuse était contraire à l’article 10 pour d’autres raisons. Elle a en effet jugé que le Gouvernement n’avait pas démontré que l’interdiction eût pour but de protéger un intérêt visé à l’article 10 § 2 de la Convention. Relativement au souci de protection du secret et de l’équité du scrutin invoqué par le Gouvernement, elle a considéré comme la Kúria que rien dans les circonstances de l’espèce ne permettait de dire que la publication anonyme de photographies de bulletins de vote nuls ait eu une quelconque incidence sur l’un ou sur l’autre. Quant au principe de « l’exercice des droits conformément à leur but » visé à l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, appliqué par les autorités internes et invoqué par le Gouvernement, elle a jugé que même s’il constituait un motif de restriction en droit interne, il ne pouvait être rattaché à aucun des buts visés à l’article 10 de la Convention. Elle a donc estimé que l’ingérence litigieuse ne pouvait être considérée comme poursuivant un but légitime au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, et elle a conclu, à l’unanimité, à la violation de cet article.
5. Thèses des parties devant la Grande Chambre
1. Le MKKP
67. Le MKKP soutient qu’il a été porté à sa liberté d’expression une atteinte emportant violation de l’article 10 de la Convention. Il argue tout d’abord que l’application mobile qu’il a proposée était un support de diffusion d’opinions politiques relatives à un sujet d’importance majeure, et qu’elle relevait donc de la protection de l’article 10. S’appuyant sur les décisions de la CEN et de la Kúria, il ajoute que cette application, baptisée « Votez nul ! », encourageait les électeurs à exprimer un vote nul et que, par conséquent, elle était propre à les influencer. Il en conclut qu’elle constituait un mode d’expression d’une opinion politique, ce qui, là encore, la place selon lui sous la protection de l’article 10 de la Convention. Il ajoute que les activités des partis politiques sont un facteur de fonctionnement de la démocratie, et que l’ample couverture médiatique dont l’application mobile a fait l’objet a contribué à faire connaître à l’électorat les opinions politiques qu’il défend.
68. Invoquant les arrêts Társaság a Szabadságjogokért c. Hongrie (no 37374/05, 14 avril 2009) et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie ([GC], no 18030/11, 8 novembre 2016), le parti requérant soutient qu’il est important que des acteurs jouant le rôle de « chiens de garde » de la démocratie puissent réunir des informations portant sur des questions d’intérêt public. Or l’application mobile aurait eu pour but de contrôler l’équité du référendum par la collecte et le partage de données anonymes.
69. En ce qui concerne la base légale de l’ingérence, le MKKP allègue qu’aucune disposition du droit hongrois ni aucune décision, qu’elle émanât d’une commission électorale ou d’un tribunal, n’interdisait de photographier des bulletins de vote. Il argue que les lignes directrices émises par la CEN sont de nature non contraignante et qu’elles ne peuvent donc pas être considérées comme des dispositions de « loi » aux fins de l’article 10 § 2. Il ajoute que la disposition relative au principe de l’exercice des droits conformément à leur but qui figure dans la loi sur la procédure électorale ne pouvait pas non plus constituer une base légale permettant de fonder une restriction à la liberté d’expression. Il affirme à cet égard que, selon la jurisprudence des tribunaux hongrois, il y a violation de ce principe lorsqu’est commis, sous couvert d’un respect formel de la loi, un abus manifeste emportant une conséquence négative (par exemple une restriction des droits d’autrui ou une atteinte à ces droits). Il renvoie à la pratique de la Cour constitutionnelle, dont il ressort selon lui qu’en matière électorale ce principe ne permet de restreindre la liberté d’expression que dans un but de protection des droits d’autrui, c’est-à-dire en cas d’atteinte à la réputation d’un candidat ou d’un parti politique. Il allègue par ailleurs qu’en droit hongrois, le secret du vote est un droit auquel il est possible de renoncer, et non une obligation.
70. En ce qui concerne le but de l’ingérence, le MKKP ne conteste pas qu’en principe, la préservation de l’équité et du secret du scrutin puisse être considérée comme un but légitime susceptible de justifier l’apport d’une restriction à la liberté d’expression. En revanche, il doute que l’on puisse dire que la restriction imposée relativement à l’application mobile visait ce « but légitime », étant donné que la Kúria a conclu que ni l’équité ni le secret du scrutin n’étaient en jeu en l’espèce. Il ajoute que le but du bulletin de vote et le principe de l’exercice des droits conformément à leur but ne peuvent être rattachés à aucun des motifs visés à l’article 10 § 2.
71. Le MKKP soutient que la marge d’appréciation dont jouissent les États en matière électorale est certes ample, mais qu’elle s’arrête là où commence la liberté d’expression : selon lui, on ne peut pas invoquer le droit à des élections libres pour affaiblir la protection des droits garantis par l’article 10.
72. À l’appui de sa thèse selon laquelle l’ingérence litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique, le MKKP soutient que le secret du vote est un droit et non une obligation en droit hongrois, et qu’en toute hypothèse, la publication dans l’application de photographies de bulletins de vote n’y a pas porté atteinte puisqu’il était techniquement impossible de rattacher ces photographies à tel ou tel électeur.
73. Par ailleurs, le MKKP affirme que son action était pertinente. Il explique qu’il a développé l’application mobile en vue d’un référendum hautement controversé, « inacceptable » et « déraisonnable », précédé d’une campagne intense du gouvernement, à laquelle il aurait répondu par des affiches parodiques. Il ajoute que, tandis que la plupart des partis de l’opposition, dénonçant le caractère manipulateur et inintelligible de la démarche du gouvernement, ont appelé à boycotter la consultation, d’autres, dont lui-même, ont invité les électeurs à participer au scrutin, mais en votant nul.
74. Le MKKP estime d’autre part que sa conduite a contribué au bon déroulement du processus démocratique. Il avance qu’à l’ère de la société de l’information, les médias sociaux sont devenus un outil important du discours public. Il considère également que rendre public le fait que l’on a voté est non seulement un aspect de la vie de notre temps, mais aussi l’expression d’un discours politique et un acte conscient des citoyens. Il soutient que la publication sur l’application mobile de photographies de bulletins de vote a incité des électeurs à participer au processus électoral, et ainsi contribué à renforcer la démocratie. Il estime en outre qu’en fournissant une plateforme anonyme à cette fin, il a permis d’écarter les risques d’abus inhérents à d’autres plateformes, telles que celles proposées par les médias sociaux.
75. Enfin, le MKKP soutient que les décisions de la Kúria montrent que les autorités internes n’ont pas dûment mis en balance les intérêts en présence, à savoir, d’une part, la protection du principe de l’exercice des droits conformément à leur but et, d’autre part, la liberté de recevoir et de communiquer des informations. Il allègue que si elles l’avaient fait, il leur serait apparu de manière évidente que ni l’équité ni le secret du scrutin n’avaient été compromis.
2. Le Gouvernement
76. Le Gouvernement ne conteste pas que les arguments soulevés par le MKKP devant la Cour font apparaître une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression.
77. Il soutient toutefois que cette ingérence avait une base légale. Il estime en effet que photographier un bulletin de vote est contraire à l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, en vertu duquel les droits doivent être exercés conformément à leur but. Il expose que la CEN a donné l’interprétation du principe correspondant dans les lignes directrices no 12/2014, qui s’appliquent aux procédures électorales comme aux référendums, et où elle a précisé que, compte tenu des dernières évolutions techniques, les électeurs ne doivent pas sortir les bulletins de vote hors du bureau de vote, même sous la forme dématérialisée d’un enregistrement. Il considère donc que les électeurs ne doivent pas créer d’enregistrement des bulletins de vote. Cette interprétation du cadre juridique en vigueur aurait été à la fois accessible et prévisible pour le MKKP.
78. Le Gouvernement soutient également que la restriction litigieuse visait des buts légitimes : elle aurait été nécessaire dans une société démocratique pour la protection de l’intérêt public résidant dans le bon déroulement de la procédure électorale (y compris la campagne précédant le scrutin) et l’utilisation « normale » des bulletins de vote. Ces buts relèveraient de la protection des droits d’autrui, dont feraient partie le droit au secret du vote, le droit à un processus électoral équitable et le droit au bon fonctionnement des institutions démocratiques. Ils protégeraient la libre expression des opinions politiques des électeurs en mettant ceux-ci à l’abri de la coercition.
79. Le Gouvernement argue que l’obligation qui découle du principe de « l’exercice des droits conformément à leur but » posé à l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale correspond à l’interdiction de l’abus de droit et procède de celle qu’a l’État de protéger les institutions démocratiques afin d’assurer la « défense de l’ordre » et la « protection des droits d’autrui ». Ce principe garantirait également l’état de droit et la sécurité juridique.
80. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement argue que la réaction au phénomène qui consiste à prendre des photographies de bulletins de vote varie en fonction de l’histoire et des traditions juridiques et culturelles de chaque société. Selon lui, l’absence de consensus européen sur la question milite en faveur d’une ample marge d’appréciation des États membres dans ce domaine et implique que les autorités internes sont les mieux placées pour répondre aux besoins de la société à cet égard.
81. Le Gouvernement soutient que l’interdiction de sortir des bureaux de vote les bulletins de vote eux-mêmes ou une forme dématérialisée de ces bulletins répond à un besoin social impérieux. Il argue tout d’abord que l’interdiction générale de photographier les bulletins de vote est nécessaire pour prévenir l’achat de voix. Il ne dit pas que ce problème se pose en l’espèce, mais il indique que ce type de fraude électorale a déjà eu lieu par le passé, sous la forme de vote en chaîne. De plus, il estime que l’utilisation d’applications mobiles risque de saper la confiance du public dans le fonctionnement des organes électoraux et dans les résultats officiels, et que de cette manière aussi, elle nuit à l’équité du processus électoral. Il affirme à cet égard que les applications qui traitent des données relatives aux suffrages exprimés sans respecter les normes strictes de sécurité des données applicables aux systèmes informatiques officiels de décompte des voix risquent d’aboutir à des résultats différents de ceux des organes électoraux et de mettre ainsi en doute la régularité du travail de ces organes.
82. Le Gouvernement estime que lorsque la confiance du public dans les institutions démocratiques est en jeu, la question n’est pas de savoir s’il existe effectivement des cas avérés de fraude électorale. Selon lui, un soupçon de fraude suffit à entamer la confiance du public dans le processus démocratique.
83. D’autre part, le Gouvernement conteste la pertinence de la conduite du MKKP. Il estime que cette conduite ne répondait pas à un « besoin sociétal » qu’auraient eu les électeurs de divulguer la teneur de leur vote sous la forme de photographies. Preuve en serait le fait que 3 894 photographies seulement auraient été publiées sur l’application mobile, alors que, sur un total de 3 643 055 votes exprimés, 224 668 votes nuls auraient été comptabilisés.
84. En toute hypothèse, la mesure en cause aurait été proportionnée au but poursuivi. Le MMKP aurait été sanctionné non pas pour avoir photographié un bulletin de vote mais pour avoir utilisé un moyen de campagne qui aurait incité des milliers d’électeurs à ne pas respecter les règles électorales. Les électeurs auraient en outre eu toute liberté pour exprimer leurs opinions politiques autrement que par la publication d’une photographie de leur bulletin de vote. Les autorités internes n’auraient pas non plus empêché le MKKP de militer pour un vote nul en employant d’autres moyens qu’un appel à publier une photographie de son bulletin de vote. Par ailleurs, le montant de l’amende infligée au parti aurait été modique.
6. Appréciation de la Cour
1. Sur l’existence d’une ingérence
85. Il ne fait pas controverse entre les parties que les décisions des autorités internes ont constitué une ingérence dans l’exercice par le MKKP de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. Pour les motifs exposés ci-après, la Cour ne voit pas de raison de conclure différemment.
86. La Cour a déjà dit que l’utilisation de photographies en général joue un rôle de communication important, en ce qu’elle permet de faire passer des informations directement. Elle a reconnu à de nombreuses reprises que le droit à la liberté d’expression s’étend à la publication de photographies (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 103, CEDH 2012 ; voir aussi Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, § 34, 10 janvier 2013). Elle considère que la publication de photographies de bulletins de vote est une forme de conduite qui relève de l’exercice de la liberté d’expression.
87. Il est vrai que le MKKP n’était pas l’auteur des photographies en question : il a seulement participé à leur diffusion en proposant une application mobile qui permettait leur publication. La Cour a reconnu dans sa jurisprudence que l’article 10 concerne non seulement le contenu des informations mais aussi les moyens de leur diffusion, car toute restriction apportée à ceux-ci touche le droit de recevoir et de communiquer des informations (voir, par exemple, Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 50, CEDH 2012). En ce qui concerne les médias écrits, elle a dit que même s’ils ne s’associent pas forcément aux opinions exprimées dans l’ouvrage qu’ils publient, les éditeurs participent à l’exercice de la liberté d’expression en fournissant aux auteurs un support de diffusion de leurs opinions auprès du public (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 49, CEDH 1999‑VI). Pour ce qui est des nouveaux médias, elle a déjà dit qu’un service Google destiné à faciliter la création et le partage de sites web au sein d’un groupe constituait un moyen d’exercice de la liberté d’expression (Ahmet Yıldırım, précité, § 49). De même, elle a dit qu’un site Internet d’hébergement de vidéos était un précieux outil d’exercice de la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées, et que le blocage des services correspondants privait les utilisateurs d’un moyen important d’exercer leur droit à la liberté de recevoir et de communiquer des informations et des idées (Cengiz et autres c. Turquie, nos 48226/10 et 14027/11, § 54, CEDH 2015 (extraits)). Dans le même ordre d’idées, elle a considéré dans une autre affaire qu’en exploitant un site web qui permettait aux utilisateurs de partager du contenu numérique tel que des films, de la musique et des jeux sur ordinateur, les requérants avaient fourni à autrui un moyen de communiquer et de recevoir des informations au sens de l’article 10 de la Convention. Elle a donc jugé qu’en les condamnant pour avoir mis en place un moyen de diffusion d’informations, les autorités avaient porté atteinte au droit des requérants à la liberté d’expression (Neij et Sunde Kolmisoppi c. Suède (déc.), no 40397/12, 19 février 2013).
88. De même en l’espèce, la Cour admet que l’application mobile en cause était un moyen que le MKKP mettait à la disposition des électeurs afin que ceux-ci puissent communiquer leurs opinions politiques, et qu’il s’agissait donc d’un outil leur permettant d’exercer leur liberté d’expression.
89. De plus, elle note que, dans le cadre de la procédure interne, les autorités ont estimé qu’en fournissant aux électeurs une application mobile, en les appelant à mettre en ligne et publier des photographies de bulletins de vote et en les encourageant à voter nul, le MKKP s’était conduit d’une manière susceptible d’influer sur leur choix, et constitutive dès lors d’une activité de campagne (paragraphe 27 ci-dessus). La Cour ne voit pas de raison de mettre en doute l’interprétation qu’elles ont faite de la conduite du MKKP. Elle considère que celui-ci entendait non seulement offrir une plateforme aux électeurs pour qu’ils y expriment leur opinion, mais aussi faire passer lui-même un message politique. Compte tenu du contexte (une période de référendum national) et du nom de l’application (« Votez nul ! »), l’exploitation de cette application doit être considérée comme l’expression de l’opinion politique du MKKP sur le référendum en question.
90. De plus, le MKKP a affirmé qu’il avait été sanctionné non pas pour avoir mené une activité de campagne, mais pour l’avoir fait au moyen de l’application mobile en question (paragraphes 26-28 ci-dessus). Or, la Cour l’a toujours dit, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège leur mode de diffusion (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 58, 29 mars 2016). C’est dans ce cadre que s’inscrit la conduite du MKKP.
91. Ainsi, en fournissant aux électeurs une application mobile, en les appelant à mettre en ligne et publier des photographies de bulletins de vote et en les encourageant à voter nul, le MKKP a non seulement mis à la disposition de tiers une plateforme leur permettant de diffuser des contenus, mais aussi communiqué lui-même des informations et des idées. De l’avis de la Cour, ces deux aspects de sa conduite sont indissociables, et relèvent l’un comme l’autre de l’exercice par le parti de son droit à la liberté d’expression.
92. La réaction des autorités à l’exercice par le MKKP de ses droits protégés par l’article 10 de la Convention s’analyse donc en une ingérence dans cet exercice.
2. Sur le point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi
a) Principes généraux
93. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi beaucoup d’autres, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015, ainsi que les références qui s’y trouvent citées). La notion de « qualité de la loi » exige non seulement que la loi soit prévisible, mais aussi qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit. Il en découle donc que le droit interne doit offrir des garanties adéquates contre des ingérences arbitraires de la puissance publique dans les droits et libertés fondamentaux (Malone c. Royaume‑Uni, 2 août 1984, § 67, série A no 82, et Olsson c. Suède (no 1), 24 mars 1988, § 61, série A no 130).
94. En ce qui concerne l’exigence de prévisibilité, la Cour a dit à maintes reprises qu’on ne peut considérer comme une « loi » au sens de l’article 10 § 2 qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences ne doivent pas nécessairement être prévisibles avec une certitude absolue. La certitude, bien que souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit pouvoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois emploient-elles, par la force des choses, des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Delfi AS, précité, § 121, et Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 141, CEDH 2012). L’exigence de prévisibilité ne saurait être interprétée comme une règle commandant que les modalités détaillées d’application d’une loi soient énoncées dans le texte lui-même ; elle peut se trouver respectée si les points qu’il n’est pas possible de trancher de manière satisfaisante sur la base du droit interne sont énoncés dans des textes de rang infralégislatif (Association Ekin c. France, no 39288/98, § 46, CEDH 2001‑VIII). Ne la méconnaît pas non plus, en elle-même, une loi qui, tout en conférant un pouvoir d’appréciation, en précise l’étendue et les modalités d’exercice avec assez de netteté, compte tenu du but légitime poursuivi, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (Gillow c. Royaume-Uni, 24 novembre 1986, § 51, série A no 109).
95. Cela étant, la Cour n’a pas pour tâche de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur de l’État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont conformes à la Convention (Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 184,).
96. La Cour rappelle aussi que, dans les affaires qui trouvent leur origine dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, sa tâche ne consiste pas à examiner le droit interne dans l’abstrait mais à rechercher si la manière dont il a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 136, CEDH 2015 (extraits), avec d’autres références).
97. Par ailleurs, un certain doute à propos de cas limites ne suffit pas à lui seul à rendre l’application d’une disposition légale imprévisible. De même, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence de « prévisibilité » aux fins de la Convention du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. La fonction de décision confiée aux tribunaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes, compte tenu des évolutions de la pratique quotidienne (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 65, CEDH 2004‑I). Par ailleurs, la Cour a conscience de ce qu’il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois (voir, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 115, CEDH 2015).
98. Quant à la portée de la notion de prévisibilité, elle dépend dans une large mesure du contenu du texte en question, du domaine que ce texte est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il s’adresse (voir, parmi beaucoup d’autres, Delfi AS, précité, § 122, et Gorzelik et autres, précité, § 65).
99. Le fait que le contexte soit celui d’une période électorale est un facteur particulièrement important à cet égard, car l’intégrité du processus électoral joue un rôle crucial dans la préservation de la confiance de l’électorat envers les institutions démocratiques. Ainsi, la Cour a déjà jugé insuffisamment prévisibles dans leurs effets ou même arbitraires, et donc incompatibles avec l’article 3 du Protocole no 1, des interprétations extensives et imprévisibles de dispositions légales régissant la matière électorale (Kovatch c. Ukraine, no 39424/02, §§ 48-62, CEDH 2008, Lykourezos c. Grèce, no 33554/03, §§ 50-58, CEDH 2006‑VIII, et Paschalidis, Koutmeridis et Zaharakis c. Grèce, nos 27863/05 et 2 autres, §§ 29-35, 10 avril 2008).
100. Le fait que les dispositions en question forment la base de la restriction apportée à l’exercice de la liberté d’expression est un élément supplémentaire à prendre en compte au moment de vérifier que la loi satisfait à l’exigence de prévisibilité. À cet égard, la Cour rappelle que la liberté d’expression est une condition essentielle de « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». Pour cette raison, il est particulièrement important en période préélectorale que les opinions et informations de toutes sortes puissent circuler librement (Orlovskaya Iskra c. Russie, no 42911/08, § 110, 21 février 2017). Cela est particulièrement vrai lorsque la liberté d’expression en jeu est celle d’un parti politique : ainsi que la Cour l’a dit à maintes reprises, les partis politiques jouent un rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie ; et l’apport de restrictions à leur liberté d’expression doit donc faire l’objet d’un contrôle rigoureux (voir notamment, mutatis mutandis, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98 et 3 autres, §§ 87-88 et 100, CEDH 2003‑II). Il en va de même, mutatis mutandis, dans le contexte d’un référendum visant à déterminer la volonté des électeurs sur des questions d’intérêt public.
101. De l’avis de la Cour, ce contrôle comprend évidemment l’appréciation de la question de savoir si la base légale invoquée par les autorités pour restreindre la liberté d’expression d’un parti politique était suffisamment prévisible dans ses effets pour exclure tout arbitraire dans son application. Une surveillance rigoureuse à cet égard protège non seulement les partis politiques démocratiques contre des ingérences arbitraires des autorités, mais encore la démocratie elle-même, car l’apport de restrictions à la liberté d’expression dans ce domaine en l’absence de règles suffisamment prévisibles est de nature à nuire au déroulement d’un débat politique ouvert, à la légitimité du processus électoral et des résultats qui en découlent et, en définitive, risque de saper la confiance des citoyens dans l’intégrité des institutions démocratiques et leur adhésion à l’état de droit.
b) Application de ces principes au cas d’espèce
102. En l’espèce, les parties ont des avis divergents (voir, respectivement, les paragraphes 69 et 79 ci-dessus) sur le point de savoir si la base légale de l’ingérence faite dans l’exercice par le MKKP de son droit à la liberté d’expression était suffisamment prévisible et si, dès lors, l’ingérence était « prévue par la loi ».
103. Le MKKP soutient que ni le droit ni la pratique judiciaire internes n’interdisaient de photographier un bulletin de vote, et que le principe de l’exercice des droits conformément à leur but sur lequel se sont fondées les autorités internes ne pouvait servir de base légale à l’imposition de restrictions dans un contexte électoral que si la conduite faisant l’objet de la restriction était susceptible d’emporter des conséquences négatives, telles par exemple qu’une atteinte aux droits d’autrui, notamment à la réputation des candidats et des partis politiques (paragraphe 69 ci‑dessus).
104. Le Gouvernement invoque le principe de l’exercice des droits conformément à leur but énoncé à l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, ainsi que l’interprétation que les juridictions internes ont faite de cette disposition. Il ajoute que, depuis 2014 (c’est‑à‑dire depuis la publication des lignes directrices de la CEN), le MKKP était en mesure de prévoir que le fait de photographier des bulletins de vote serait jugé contraire à ce principe (paragraphe 77 ci-dessus).
105. Dans ses décisions des 30 septembre et 7 octobre 2016, la CEN s’est appuyée sur les alinéas a) (principe de l’équité du processus électoral) et e) (principe de l’exercice des droits de bonne foi et conformément à leur but) de l’article 2 § 1 de la loi sur la procédure électorale, ainsi que sur l’article 2 § 1 de la Loi fondamentale (principe du secret du scrutin). Elle s’est également référée à ses propres lignes directrices, notant qu’il y était expressément indiqué que le fait de photographier les bulletins de vote devait être considéré comme une atteinte à ces principes (paragraphes 21 et 25 ci-dessus).
106. La Kúria, pour sa part, ne s’est appuyée dans ses décisions des 10 et 18 octobre 2016 que sur l’article 2 § 1 e), et seulement dans la mesure où cette disposition concernait le principe de l’exercice des droits conformément à leur but. Elle a estimé que l’article 2 § 1 e) fournissait une base légale à la restriction litigieuse. Elle a considéré en revanche que la conduite du MKKP n’avait pas porté atteinte au principe de l’exercice des droits de bonne foi. Elle a rejeté le raisonnement et les conclusions de la CEN consistant à dire que la conduite du MKKP avait mis en péril l’équité des élections et le droit au secret du scrutin. Soulignant que les lignes directrices de la CEN ne constituaient pas un texte de valeur législative et n’avaient pas force de loi, elle les a jugées sans pertinence aux fins de son appréciation (paragraphe 26 ci-dessus).
107. Dans sa seconde décision, en date du 18 octobre 2016, la Kúria a souscrit à la qualification que la CEN avait faite de la conduite du MKKP, à savoir l’exercice d’une activité de campagne pendant la période de campagne au sens de l’article 141 de la loi sur la procédure électorale. Elle a estimé qu’en appelant les électeurs à mettre en ligne et publier des photographies de bulletins de vote et en les encourageant à voter nul, le MKKP s’était conduit d’une manière susceptible d’influer sur leur choix, en violation des règles de campagne électorale, et que cette conduite justifiait qu’il lui fût imposé une amende (sur le fondement de l’article 2 § 1 e) combiné à l’article 218 § 2 d) de la loi sur la procédure électorale).
108. La Cour ne voit pas de raison de mettre en question l’existence en droit hongrois de dispositions légales destinées à décourager les individus et les groupes, par exemple en prévoyant l’imposition d’amendes, de se livrer à des activités de campagne illicites. Elle note que l’article 2 § 1) de la loi sur la procédure électorale dispose que les principes fondamentaux qui y sont énumérés doivent être respectés lors de l’application des règles de procédure électorale. De plus, l’article 218 de cette même loi prévoit l’imposition d’une amende en cas de violation des règles de campagne. La Cour observe également que les juridictions internes, notamment la Kúria et la Cour constitutionnelle, avaient déjà invoqué précédemment le principe de l’exercice des droits conformément à leur but, visé à l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, pour juger fondées des restrictions apportées à des formes d’expression relatives aux élections. Il n’a pas été avancé que ces dispositions aient été insuffisamment accessibles.
109. La question à trancher en l’espèce est celle de savoir si, en l’absence dans la législation interne de disposition contraignante (paragraphe 26 ci-dessus) interdisant expressément de prendre des photographies de bulletins de vote et de les mettre en ligne anonymement dans une application mobile afin qu’elles soient diffusées pendant le scrutin, le MKKP savait ou aurait dû savoir – après s’être entouré au besoin de conseils éclairés – que sa conduite serait jugée contraire au droit en vigueur en matière de procédure électorale.
110. La Cour constitutionnelle a relevé dans sa décision de 2008 le caractère vague du principe de l’« exercice des droits conformément à leur but » visé à l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale. Elle a noté que ce principe trouvait son origine dans la doctrine et la jurisprudence relatives à l’interdiction de l’abus de droit en droit civil. Elle a ajouté que la loi sur la procédure électorale ne définissait pas ce qui en constituait une violation, ne posait aucun critère permettant de déterminer ce qui devait être considéré comme un cas d’exercice des droits non conforme à leur but, et ne donnait pas non plus d’exemples de tels cas. Elle a considéré qu’il n’était pas non plus possible de définir des critères qui auraient permis de déterminer dans tous les cas si un droit était exercé conformément à son but : selon elle, il appartenait à la CEN, et en définitive aux juridictions internes, de trancher, à l’issue d’un examen de l’ensemble des circonstances de chaque cause, la question de savoir si telle ou telle conduite était conforme ou contraire au principe (voir la décision no 18/2008 (III.12.) AB, au paragraphe 34 ci-dessus).
111. De l’avis de la Cour, le fait que les principes posés dans une loi doivent faire l’objet d’une interprétation judiciaire n’est pas, en lui-même, nécessairement contraire à l’exigence selon laquelle la loi doit être libellée en termes suffisamment précis. Il reste cependant que le cadre réglementaire interne appliqué en l’espèce prévoyait la possibilité de poser une restriction à l’exercice de la liberté d’expression dans le cadre du processus électoral au cas par cas, et qu’il conférait donc un très large pouvoir d’appréciation aux organes électoraux et aux juridictions internes quant à son interprétation et à son application. Le manque de clarté de l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale et le risque que l’incertitude quant à l’interprétation qui en serait faite faisait peser sur le respect des droits électoraux, et notamment sur la liberté de débattre des affaires publiques, appelaient donc une prudence particulière de la part des autorités internes.
112. Lorsqu’elle a interprété l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, la Cour constitutionnelle a restreint la portée de cette disposition à la conduite électorale emportant des « conséquences négatives », par exemple une atteinte aux droits d’autrui (paragraphes 34-35 ci-dessus). Un raisonnement similaire se dégage de la jurisprudence de la Kúria (paragraphe 36 ci-dessus).
113. Force est de constater que lorsqu’elles ont examiné l’ensemble des circonstances de la cause, la CEN et la Kúria ont abouti à des conclusions différentes quant à l’applicabilité des principes fondamentaux de la procédure électorale. S’appuyant sur l’article 2 § 1 e) de la loi sur la procédure électorale, combiné à l’article 2 § 1 a), la CEN a estimé que la conduite du MKKP mettait en péril l’équité et le secret du scrutin. Au contraire, la Kúria a rejeté expressément ce raisonnement et conclu qu’il n’avait pas été porté atteinte au secret du scrutin car l’application mobile ne permettait pas d’accéder aux données personnelles des utilisateurs ni, dès lors, de relier un suffrage exprimé à un électeur. La Kúria a conclu également que la conduite du MKKP n’avait eu aucune incidence concrète sur l’équité du référendum au niveau national et qu’elle n’avait pas été de nature à ébranler la confiance du public dans le travail des organes électoraux. Elle n’a pas expliqué en quoi la restriction litigieuse, fondée sur le principe de l’exercice des droits conformément à leur but, avait trait à une « conséquence négative » potentielle ou réelle de cette conduite, et y répondait.
114. Enfin, en ce qui concerne l’argument du Gouvernement consistant à dire que les lignes directrices de la CEN précisaient clairement que photographier un bulletin de vote était contraire au principe de l’exercice des droits conformément à leur but, la Cour note que ces lignes directrices exprimaient l’opinion de la CEN sur l’interprétation des principes fondamentaux de la procédure électorale. Émises à l’intention des organes électoraux, elles n’étaient pas juridiquement contraignantes mais n’avaient qu’une valeur indicative (voir l’article 51 de la loi sur la procédure électorale, au paragraphe 32 ci-dessus). De plus, ce n’est qu’après le référendum que la Kúria en a précisé la pertinence et les effets juridiques en l’espèce (paragraphe 26 ci-dessus) – ce qui n’a assurément pas contribué à rendre prévisible la restriction litigieuse.
115. La présente affaire est apparemment la première dans laquelle les autorités internes ont appliqué le principe de l’exercice des droits conformément à leur but à l’utilisation d’une application mobile pour la mise en ligne anonyme de photographies de bulletins de vote. Comme indiqué précédemment, le seul fait que cette affaire soit la première de ce type ne rend pas en lui‑même l’interprétation de la loi imprévisible, car il arrive toujours un jour où une norme juridique est appliquée pour la première fois (paragraphe 97 ci-dessus).
116. Cela étant, eu égard à l’importance particulière que revêt la prévisibilité de la loi en matière de restriction de la liberté d’expression d’un parti politique dans le contexte d’une élection ou d’un référendum (paragraphes 99-100 ci-dessus), la Cour est d’avis que compte tenu de l’incertitude considérable qui entourait les effets potentiels des dispositions légales litigieuses appliquées par les autorités internes, la restriction en cause n’était pas conforme aux exigences découlant de l’article 10 § 2 de la Convention.
c) Conclusion
117. Compte tenu de ce qui précède, la Cour n’est pas convaincue que les règles de droit sur lesquelles les autorités se sont fondées pour restreindre la liberté pour le MKKP de communiquer des informations et des idées en l’espèce aient été formulées avec suffisamment de précision, aux fins du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, pour exclure tout arbitraire et permettre au MKKP de régler sa conduite en conséquence.
118. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention. À la lumière de cette conclusion, elle estime inutile d’examiner séparément les autres arguments avancés par le MKKP sur le terrain de cette disposition.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
119. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
7. Dommage
120. Le MKKP réclame 100 000 forints hongrois (HUF), soit environ 330 euros (EUR), pour dommage matériel. Cette somme correspond à celle que la Kúria lui a ordonné de payer à titre d’amende.
121. Le Gouvernement ne conteste pas cette demande.
122. La Cour rappelle que l’article 41 l’habilite à accorder à la partie lésée, s’il y a lieu, la satisfaction qui lui semble appropriée (O’Keeffe c. Irlande [GC], no 35810/09, § 199, CEDH 2014 (extraits)).
123. Elle estime que l’amende infligée au MKKP a causé à celui-ci un préjudice matériel (paragraphe 27 ci-dessus). Eu égard au lien entre l’amende imposée dans le cadre des procédures internes et la violation de l’article 10 qu’elle a constatée, la Cour dit que le MKKP doit se voir rembourser l’intégralité du montant qu’il réclame.
8. Frais et dépens
124. Le MKKP réclame 3 000 EUR au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant la chambre et 3 750 EUR pour ceux afférents à la procédure devant la Grande Chambre. Cette somme correspond à vingt heures de travail juridique, facturées par son avocat au taux horaire de 150 EUR, en ce qui concerne la procédure devant la chambre, et vingt-cinq heures de travail juridique, facturées au même taux horaire, en ce qui concerne la procédure devant la Grande Chambre. Le MKKP réclame également 865 EUR pour les frais de voyage et de séjour afférents à l’audience tenue devant la Grande Chambre.
125. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, eu égard aux documents en sa possession et aux critères rappelés ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’octroyer au requérant la totalité de la somme réclamée, soit 7 615 EUR.
9. Intérêts moratoires
126. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit, par seize voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser au parti requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 330 EUR (trois cent trente euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel,
ii. 7 615 EUR (sept mille six cent quinze euros), plus tout montant pouvant être dû par le parti requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en anglais et en français, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 20 janvier 2020.
Johan CallewaertLinos-Alexandre Sicilianos
Adjoint au greffierPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Dedov.
L.A.S.
J.C.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE DEDOV
(Traduction)
1. Avec tout le respect que j’ai pour l’avis de la majorité, j’estime que le cas d’espèce appelle une autre approche, fondée sur une appréciation des méthodes de campagne politique qui peuvent être utilisées dans une société démocratique. De toute évidence, le fait de prendre des photographies de bulletins de vote, de les publier et de les partager avec d’autres personnes n’est pas constitutif d’une infraction. D’un point de vue formel, pareille démarche pourrait être considérée comme un moyen innocent d’exprimer une opinion. Mais il n’en va pas de même, à mon avis, du fait d’encourager les électeurs à voter nul.
2. La majorité a jugé établi que le parti requérant, le MKKP, cherchait à influencer les électeurs. Cependant, elle a préféré ne pas se pencher sur la nature de cette influence, qui revêt pourtant une importance capitale en l’espèce. Le MKKP rejetait l’idée même du référendum, et il a organisé une « campagne anti-anti-immigration » (paragraphes 12, 19 et 20 de l’arrêt).
3. Or la légitimité de ce référendum ne fait aucun doute : la question posée par le gouvernement était appropriée et nécessaire aux fins de l’administration de l’intérêt public par la voie du scrutin populaire. Le gouvernement avait exprimé une préoccupation à l’égard des problèmes de sécurité que l’afflux de migrants risquait d’engendrer, et ces problèmes appelaient un débat public. Qui plus est, la question soumise au référendum avait été approuvée par la juridiction suprême, la Kúria, et elle concernait les pouvoirs souverains conférés au Parlement pour prendre des décisions en matière d’immigration.
4. Les électeurs ont la possibilité d’exprimer leur accord ou leur désaccord lorsqu’ils répondent à la question qui figure sur leur bulletin de vote. S’ils décident de ne pas exercer leur droit de vote, ils peuvent s’abstenir. Il n’y a pas d’autre choix. Il en va de même pour les élections législatives : la procédure électorale ne permet généralement pas de voter contre tous les candidats. Plusieurs candidats se présentent aux élections, certains meilleurs, certains pires que d’autres, et les électeurs doivent faire leur choix parmi eux. Il n’existe pas de présomption en vertu de laquelle les électeurs pourraient annuler intentionnellement leur bulletin de vote, car la participation au processus décisionnel fait partie des valeurs des sociétés démocratiques.
5. On peut commettre une erreur au moment de voter, et il peut arriver qu’un bulletin de vote se trouve d’une manière ou d’une autre entaché de nullité. En l’espèce cependant, le MKKP a incité les électeurs à annuler intentionnellement leur bulletin de vote pour exprimer leur opposition à l’idée même du référendum. Il les a encouragés à faire des dessins humoristiques sur les bulletins de vote, comme une manière de montrer que ces bulletins pouvaient être utilisés pour tout faire sauf pour voter. Ces dessins n’étaient peut-être pas insultants, mais ils représentaient assurément une marque d’irrespect à l’égard du référendum. La campagne du MKKP était donc irrespectueuse envers une institution démocratique conçue pour permettre à la société de prendre des décisions.
6. Dans l’arrêt Taranenko (Taranenko c. Russie, no 19554/05, 15 mai 2014), la Cour a rappelé en ces termes la démarche qu’elle suit en pareil cas :
« 67. En résumé, la Cour rappelle que les mesures entravant la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril (Fáber c. Hongrie, no 40721/08, § 37, 24 juillet 2012). »
7. Dans l’arrêt Sinkova (Sinkova c. Ukraine, no 39496/11, 27 février 2018), elle a estimé que le mode d’expression utilisé par la requérante n’était pas approprié et elle s’est exprimée ainsi :
« 110. (...) La requérante avait à sa disposition plusieurs moyens valables d’exprimer son opinion ou de prendre part à de véritables actions de protestation dénonçant la politique de l’État relative à l’utilisation du gaz naturel ou à l’aide aux anciens combattants sans commettre d’infraction pénale ni outrager la mémoire des soldats morts pour le pays et les sentiments des anciens combattants, dont elle affirmait défendre les droits. »
8. Dans le cas d’espèce, je ne vois rien d’autre qu’un parti politique, le MKKP, qui a rejeté les principes démocratiques alors que ses membres, ainsi que les électeurs qui ont annulé leur bulletin de vote, disposaient de plusieurs autres moyens valables d’exprimer leur opinion. J’estime qu’à lui seul, ce constat confirme tant l’explication avancée par les autorités nationales quant à l’abus des droits électoraux que le caractère légitime et proportionné de l’ingérence, et justifie une conclusion de non‑violation de l’article 10,. Les autorités ont appliqué l’article 2 § 1 a) et e) de la loi sur la procédure électorale, dont le but est de préserver l’équité du scrutin et le respect du principe de l’exercice des droits de bonne foi et conformément à leur but. Au paragraphe 9 de son arrêt, la Kúria a expliqué qu’un bulletin de vote « a clairement pour but de permettre aux électeurs d’exprimer leur opinion sur la question qui leur est posée » et que « tout usage contraire à ce but porte atteinte au principe de l’exercice des droits conformément à leur but ».
9. Les juges de la majorité ont préféré ne pas examiner la question de l’annulation intentionnelle de bulletins de vote ni la manière dont les utilisateurs de l’application avaient exprimé leur opinion. Ils ont ainsi fait de l’affaire une analyse très étroite. Ils ont exploité la divergence d’approche entre la CEN et la Kúria (paragraphe 112 de l’arrêt). Dans le même temps, ils ont choisi de fermer les yeux sur la position de la Cour constitutionnelle, qui a appliqué les principes de l’interdiction de l’abus de droit et de l’exercice des droits conformément à leur but. Contrairement à la majorité, j’estime que le fait que la Cour constitutionnelle ait considéré qu’il appartenait à la CEN et à la Kúria d’appliquer les principes généraux au cas par cas en tenant compte des circonstances de la cause (paragraphe 109 de l’arrêt) n’est pas décisif. En effet, la Cour constitutionnelle et la Kúria ont rappelé les principes généraux, dont celui de l’interdiction de l’abus de droit, et elles les ont appliqués au cas du MKKP.
10. Le fait est que le MKKP a incité les électeurs à annuler leur bulletin de vote. Contrairement à la thèse du parti requérant (paragraphe 102 de l’arrêt) – reprise par la majorité –, la présente affaire ne concerne pas une sanction infligée parce que des électeurs avaient photographié des bulletins de vote. Elle concerne une manifestation d’irrespect à l’égard du processus démocratique de prise de décision. J’estime donc que la réaction des autorités était prévisible pour le parti requérant.