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31/03/2020 | CEDH | N°001-202125

CEDH | CEDH, AFFAIRE JEANTY c. BELGIQUE, 2020, 001-202125


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE JEANTY c. BELGIQUE

(Requête no 82284/17)

ARRÊT


Art 2 (matériel) • Obligations positives • Autorités pénitentiaires intervenues rapidement pour effectivement empêcher plusieurs tentatives de suicide

Art 3 (matériel et procédural) • Traitement inhumain et dégradant • Manque de soins psychiatriques prodigués à un détenu présentant des tendances suicidaires • Placement à l’isolement pendant trois jours sans prise en compte de l’état psychique du requérant • Absence d’enquête effective

STRA

SBOURG

31 mars 2020

DÉFINITIF

31/07/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention....

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE JEANTY c. BELGIQUE

(Requête no 82284/17)

ARRÊT

Art 2 (matériel) • Obligations positives • Autorités pénitentiaires intervenues rapidement pour effectivement empêcher plusieurs tentatives de suicide

Art 3 (matériel et procédural) • Traitement inhumain et dégradant • Manque de soins psychiatriques prodigués à un détenu présentant des tendances suicidaires • Placement à l’isolement pendant trois jours sans prise en compte de l’état psychique du requérant • Absence d’enquête effective

STRASBOURG

31 mars 2020

DÉFINITIF

31/07/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Jeanty c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Georgios A. Serghides, président,
Paul Lemmens,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller,
María Elósegui,
Erik Wennerström,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête susmentionnée (no 82284/17) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Philippe Jeanty (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20 novembre 2017,

les observations des parties,

Notant que le 6 février 2018, les griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention en ce qu’ils étaient relatifs au manque allégué de soins et d’assistance psychiatriques au cours de la détention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mars 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

La requête concerne le traitement subi par le requérant ainsi que le manque allégué de soins et d’assistance psychiatriques au cours de sa détention préventive à la maison d’arrêt d’Arlon où il tenta de se suicider à plusieurs reprises. Il invoque les articles 2 et 3 de la Convention sous leur volet matériel et leur volet procédural.

EN FAIT

1. Le requérant est né en 1969 et réside à Arlon. Il a été représenté par Me Z. Chihaoui, avocat exerçant à Bruxelles.

2. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, service public fédéral de la Justice.

3. La requête porte sur les deux périodes pendant lesquelles le requérant fut détenu à la maison d’arrêt d’Arlon entre le 26 juin 2011 et le 12 août 2011, et entre le 21 octobre 2011 et le 2 décembre 2011.

1. Les faits ayant eu lieu entre le 26 juin 2011 et le 12 août 2011

4. Suspecté d’avoir commis un attentat à la pudeur avec violences ou menaces et coups et blessures avec incapacité de travail sur son épouse, le requérant fut arrêté puis auditionné par la police et placé en garde-à-vue dans la nuit du 25 au 26 juin 2011. Lors de son audition par la police le 25 juin 2011, le requérant insista sur sa détresse psychologique. Il indiqua qu’il n’était pas bien dans sa tête et qu’il voyait un psychologue compte tenu de la détérioration de son état mental les derniers mois. Il demanda à être interné et dit qu’il souhaitait mettre fin à sa vie.

5. À l’issue de la garde-à-vue, le 26 juin 2011, le juge d’instruction ordonna la mise en détention préventive du requérant à la maison d’arrêt d’Arlon. Le juge d’instruction releva notamment qu’il y avait lieu de craindre qu’à défaut de détention, le requérant reproduise des faits semblables ou similaires compte tenu de son apparente fragilité psychologique corrélée à son incapacité à maîtriser ses émotions et son agressivité.

6. Le même jour à 17 h 6, le juge d’instruction adressa un message à la prison d’Arlon par télécopie indiquant que le requérant pouvait présenter des tendances suicidaires.

7. Dès son arrivée à la maison d’arrêt d’Arlon à une heure non précisée, le requérant tenta à trois reprises d’attenter à sa vie : à son entrée au parloir en se pendant avec sa ceinture, au vestiaire en attrapant un couteau pour se le planter dans le ventre et à sa mise au cachot en se pendant avec son slip. À chaque fois, il fut arrêté par les agents pénitentiaires.

8. Face à ces événements, à 17 h 30, les agents pénitentiaires décidèrent de retirer tous les objets et effets personnels du requérant de la cellule d’isolement sécurisée, y compris le matelas et la couverture et de laisser le requérant nu pour sa sécurité. Le médecin de la prison fut immédiatement prévenu de la situation.

9. À 18 h 30, le Dr B., médecin généraliste de la prison, rendit visite au requérant dans sa cellule. Après cela, un caleçon lui fut donné et il fut autorisé à prendre l’air au préau individuel pendant vingt minutes. Un matelas fut mis à sa disposition dans la cellule à son retour du préau.

10. À 19 h, le requérant fut placé en surveillance spéciale et sous une mesure provisoire de placement en cellule d’isolement sécurisée. Il reçut une demi-dose de tranquillisant pour qu’il puisse se reposer.

11. Le lendemain, 27 juin 2011, des habits et un nécessaire de toilette furent donnés au requérant. Un entretien fut organisé avec la direction de la maison d’arrêt et avec le Dr S., médecin généraliste. Le requérant étant plus calme, il fut transféré en cellule commune. La surveillance spéciale fut néanmoins maintenue jusqu’au 29 juin lorsque le requérant demanda que la mesure soit levée, ce que le médecin accepta.

12. Le dossier médical du requérant tenu par les agents pénitentiaires indique que le 7 juillet 2011, le Dr W., psychiatre, rencontra le requérant. Ce dernier conteste fermement avoir été vu par un psychiatre ou un psychologue. Il a d’ailleurs porté plainte pour faux et usage de faux concernant son dossier médical, contestant avoir pu consulter un psychiatre au cours de sa détention.

13. À la demande du requérant, il put consulter son médecin généraliste traitant, le Dr Dl., le 27 juillet 2011.

14. Le 2 août 2011, le Dr Dl. envoya un fax au Dr B., médecin de la prison d’Arlon, faisant suite à l’entretien qu’il avait eu avec le requérant, dans lequel il indiqua son traitement médicamenteux et conclut :

« Indication de transfert en un centre de détention avec annexe psychiatrique pour initiation et adaptations thérapeutiques de l’état psychotique, puis psychothérapie éventuelle. »

15. Le Dr B. prit note des indications du Dr Dl. et inscrivit dans le dossier médical du requérant la mention suivante :

« Vu mot de [Dl.] ; prescrit Abilify 10 1 matin et sipralexa 10 le soir. Suivi. En fonction de l’évolution, revoir Dr [Dl.] et/ou transfert annexe. »

16. Le 8 août 2011, le Dr Dl. établit un rapport plus détaillé de l’état du requérant dans lequel il conclut que la détention n’avait fait qu’aggraver la dépression sévère du requérant, avec un risque suicidaire très élevé.

17. Après les tentatives de suicide du 26 juin 2011, le requérant ne tenta plus, au cours de sa première période de détention, d’attenter à sa vie jusqu’à sa libération conditionnelle. Le Gouvernement indique que le personnel pénitentiaire a néanmoins continué de prêter une attention particulière au comportement du requérant afin de détecter d’éventuels signes d’un risque accru.

18. Le 12 août 2011, la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Arlon ordonna la mise en liberté sous conditions du requérant. La chambre du conseil estima que les faits témoignaient de l’extrême fragilité dans laquelle se trouvait le requérant au moment des faits et que cette fragilité demeurait. La nature des faits et la personnalité du requérant justifiaient une expertise psychiatrique, également demandée par les avocats du requérant ainsi que le ministère public. La chambre du conseil constata que cette expertise n’avait toujours pas été initiée. Elle estima ainsi que les circonstances de fait de la cause et celles liées à la personnalité du requérant justifiaient sa libération conditionnelle. Une des conditions qui fut posée au requérant était de continuer ou d’entreprendre un suivi médical et psychologique aussi longtemps que le médecin et le psychologue l’estimeraient nécessaire.

19. Le 16 septembre 2011, le Dr Dn., expert-psychiatre, rendit un rapport dans lequel il concluait que le requérant avait une personnalité borderline et paranoïaque avec une composante dominante de possession, que le fonctionnement du requérant pouvait parfois déborder et devenir véritablement psychotique, et qu’au moment des faits mis à sa charge, il s’était momentanément trouvé dans un état de grave déséquilibre mental le rendant incapable du contrôle de ses actes. Il indiqua que l’état mental du requérant était de nature à représenter un danger pour autrui plus que pour lui-même. Le psychiatre conclut qu’une application de la loi de défense sociale était indiquée car une prise en charge thérapeutique était indispensable mais ne nécessitait pas obligatoirement un séjour en milieu spécialisé.

2. Les faits ayant eu lieu entre le 21 octobre et le 2 décembre 2011

20. Quelques semaines plus tard, le 21 octobre 2011, un second mandat d’arrêt fut décerné à l’encontre du requérant au motif qu’il n’avait pas respecté une des conditions de sa libération conditionnelle qui était de ne pas tenter d’entrer en contact avec son ex-épouse. Il réintégra la maison d’arrêt d’Arlon.

21. Le 13 novembre 2011, au retour de la sortie au préau vers 9 h 15, l’assistant pénitentiaire chef d’équipe rencontra le requérant qui avait émis certaines plaintes concernant les codétenus avec lesquels il partageait sa cellule. Il nota que le requérant avait déjà été changé de cellule à plusieurs reprises et qu’il ne faisait aucun effort pour s’entendre avec ses codétenus. Il fut donc décidé de ne pas le changer une nouvelle fois de cellule. Suite à ce refus, le requérant menaça de mettre fin à ses jours.

22. En conséquence, vers 9 h 35 le même jour, le placement du requérant en cellule d’isolement sécurisée fut décidé à titre de mesure provisoire au motif qu’il avait menacé de se suicider. Face à la résistance opposée par le requérant pour son transfert vers la cellule sécurisée, les agents pénitentiaires durent transporter le requérant en position couchée parce qu’il refusait de marcher.

23. À son arrivée à la cellule sécurisée, le requérant fut débarrassé de tous ses vêtements. Des habits pénaux lui furent fournis ainsi qu’une bouteille d’eau. Le requérant fut également soumis à une mesure de surveillance spéciale avec un contrôle toutes les sept minutes. Quelques minutes plus tard, lors de son contrôle, l’agent de section vit le requérant perché sur les barreaux de la porte en train d’attacher son pantalon. Une intervention fut immédiatement lancée et le requérant fut arrêté par les agents pénitentiaires avant d’avoir pu se lancer dans le vide. Il était conscient et pleurait.

24. Les agents pénitentiaires retirèrent de la cellule tout ce qui pouvait être utilisé par le requérant contre lui-même. Il fut également présenté à l’infirmière quelques minutes plus tard. Les agents pénitentiaires indiquèrent que le requérant semblait affecté moralement. Le médecin généraliste de la prison fut averti et rencontra le requérant dans l’heure qui suivit l’incident.

25. Quelques minutes après le départ du médecin, le requérant frappa à la fenêtre. Sur ordre du médecin, il fut décidé de lui mettre un casque ainsi que des menottes à l’avant afin d’empêcher le requérant de se blesser en se tapant la tête contre le mur. Le médecin décida que le requérant resterait entravé jusqu’au lendemain matin. Il fut proposé au requérant d’enfiler un slip et un t-shirt, ce que le requérant refusa. Il refusa également de prendre son déjeuner.

26. Le lendemain matin, 14 novembre 2011, le requérant rencontra le médecin généraliste de la prison et se dit calmé. Il portait un t-shirt.

27. À sa sortie de la cellule d’isolement le 15 novembre 2011, le directeur de la prison entendit le requérant au cours d’une audition disciplinaire au sujet des faits du 13 novembre. À l’issue de l’audition, le directeur prit la sanction disciplinaire de placement en cellule de punition pendant trois jours, à savoir du 13 au 15 novembre inclus, au motif que les menaces du requérant d’attenter à sa vie visaient à faire pression sur le personnel pénitentiaire pour obtenir une mutation de cellule. La mesure provisoire fut ainsi confirmée et transformée en une sanction disciplinaire.

28. Le dossier médical du requérant indique que le 18 novembre 2011, il rencontra un psychiatre. Le dossier n’indique toutefois pas de quel médecin il s’agissait ni des indications qui auraient été données. Le requérant, quant à lui, conteste fermement avoir pu consulter un psychiatre au cours de cette période de détention (voir également paragraphe 12 ci-dessus).

29. D’après le Gouvernement, le requérant bénéficia également de rencontres régulières à des dates non précisées avec des intervenants d’aide aux détenus. Le requérant explique quant à lui qu’il rencontra un psychologue externe à la prison à sa propre demande les 9, 16 et 29 novembre 2011.

30. Le 2 décembre 2011, la chambre du conseil du tribunal de première instance d’Arlon ordonna la libération sous conditions du requérant. Ce dernier devait notamment « continuer le suivi médical et/ou psychiatrique ainsi que le psychologue aussi longtemps que le médecin et le psychologue l’estimeront nécessaire ».

3. La plainte pénale du requérant et la procédure devant les juridictions internes

31. Le 1er avril 2014, le requérant se constitua partie civile contre X du chef d’abstention coupable et traitements inhumains et dégradants auprès du juge d’instruction de Neufchâteau. Étaient visés par la plainte les articles 417bis, 417quinquies et 422bis du code pénal. Dans la plainte, le requérant se plaignait notamment d’avoir subi un traitement inhumain et dégradant au cours de ses périodes de détention et du fait qu’il fut placé dans les quartiers ordinaires de la prison alors que son état de santé mentale défaillant nécessitait un soutien psychologique.

32. Le 28 juillet 2014, le procureur du Roi à qui le dossier de plainte avait été transmis requit du juge d’instruction d’instruire du chef des préventions d’abstention de porter secours et de traitements inhumains et dégradants. Le dossier fut transmis au juge d’instruction le 5 mars 2015.

33. Le 24 mars 2015, le directeur de la prison d’Arlon remit aux enquêteurs le dossier intégral du requérant, comprenant le dossier médical et le dossier pénitentiaire.

34. Le 1er juin 2015, le juge d’instruction clôtura l’instruction et traça une ordonnance de soit-communiqué.

35. Par un réquisitoire du 5 juin 2015, le procureur du Roi près le tribunal de première instance du Luxembourg requit un non-lieu. Il estima que l’instruction n’avait pas permis d’établir la réalité des faits dénoncés et n’avait fourni aucun indice justifiant l’accomplissement utile de nouveaux devoirs.

36. Entre le 11 décembre 2014 et le 21 janvier 2016, le requérant déposa une quinzaine de requêtes en accomplissement de devoirs complémentaires, notamment en vue de faire procéder à l’audition des médecins étant intervenus lors des faits dénoncés. Certaines furent déclarées irrecevables ou non fondées, d’autres furent partiellement accueillies.

37. Le 23 janvier 2016, le requérant déposa plainte pour faux en écritures. Il fit valoir que le dossier médical de la prison d’Arlon était faux en ce qu’il mentionnait que le requérant avait rencontré un psychiatre à deux reprises, ce qu’il contestait fermement. Il procéda à une extension de sa plainte initiale au juge d’instruction.

38. Le 29 juin 2016, la chambre du conseil du tribunal de première instance du Luxembourg prononça un non-lieu au motif que l’instruction n’avait pas permis d’établir à suffisance la réalité des faits dénoncés.

39. Le 6 février 2017, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège confirma le non-lieu. La chambre des mises en accusation retraça précisément et de manière détaillée les faits s’étant déroulés le 26 juin et le 13 novembre 2011 tels qu’ils avaient été mis en lumière par l’enquête. Elle conclut :

« S’il ressort des éléments du dossier que [le requérant] semble n’avoir pas reçu des soins appropriés à son état durant les deux crises, il reste que cette défaillance n’incombe pas au personnel de l’établissement pénitentiaire d’Arlon, ni aux médecins appelés à la prison. Les circonstances concrètes de la cause démontrent clairement que le personnel de la prison ainsi que les médecins ont pris des mesures en vue de protéger l’intégrité physique [du requérant]. Certes, elles ne semblent pas adéquates au regard des exigences de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Néanmoins, il n’existe pas de charges de culpabilité concernant l’abstention de porter secours. Quant aux traitements inhumains et dégradants, faute de charges suffisantes quant à l’élément moral des infractions, l’ordonnance de non‑lieu doit être confirmée. »

40. Le requérant se pourvut en cassation invoquant un moyen tiré notamment de la violation de l’article 3 de la Convention. Dans une première branche du moyen, il fit valoir que la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège n’avait pas respecté l’interprétation de l’article 3 de la Convention faite par la Cour selon laquelle le fait que le traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive un constat de violation de cette disposition. Dans une seconde branche, le requérant allégua que l’arrêt de la chambre des mises en accusation se contredisait en considérant, d’une part, que les mesures prises à son encontre ne semblaient pas adéquates au regard de la jurisprudence de la Cour et, d’autre part, que ces mêmes mesures n’étaient pas, dans leur ensemble, de nature à tomber sous le coup de la loi pénale. D’après le requérant, cette motivation contradictoire s’apparentait à une absence de motivation.

41. Par un arrêt du 14 juin 2017, la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par le requérant. S’agissant de la première branche du moyen unique, elle considéra que le traitement inhumain et dégradant tel qu’entendu par l’article 417bis du code pénal requérait la volonté de commettre l’infraction. L’interprétation que faisait la Cour de l’article 3 de la Convention n’impliquait pas que les préventions visées à l’article 417bis du code pénal puissent être déclarées établies à charge d’une personne sans l’existence de l’élément moral requis dans le chef de cette personne. Cette branche du moyen manquait donc en droit. Quant à la seconde branche, la Cour de cassation estima qu’il n’était pas contradictoire de considérer que les mesures prises par le personnel pénitentiaire et les médecins en vue de protéger l’intégrité physique du requérant ne semblaient pas adéquates au regard des exigences de la jurisprudence de la Cour mais que, néanmoins, il n’existait pas de charges de culpabilité concernant l’abstention de porter secours. Cette branche du moyen ne pouvait donc pas être accueillie.

4. la procédure pénale relative aux faits pour lesquels le requérant fut poursuivi

42. Entretemps, le 23 avril 2014, le tribunal correctionnel d’Arlon condamna le requérant à une peine de quatre ans d’emprisonnement dont la moitié avec sursis pour les faits d’attentat à la pudeur avec violences ou menaces et coups et blessures avec incapacité de travail sur son épouse.

43. Le 2 avril 2019, après plusieurs arrêts avant-dire-droit, la cour d’appel de Liège réforma le jugement, estimant que le requérant était, au moment des faits et au jour du prononcé de l’arrêt, atteint d’un trouble mental qui abolissait ou altérait gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes. Partant, la cour d’appel déclara le requérant irresponsable de ses actes. Elle ordonna son internement ainsi que son arrestation immédiate.

44. Suite à cet arrêt, le requérant dit s’être présenté volontairement à la police le 23 avril 2019. Il fut depuis lors placé à la prison de Namur, parfois à l’annexe psychiatrique de la prison, parfois dans les quartiers ordinaires par manque de place. Le requérant indique ne recevoir aucun soin pour son état de santé mentale.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

1. Le cadre juridique et la pratique internes
1. La criminalisation des traitements inhumains et dégradants

45. Le traitement inhumain et le traitement dégradant sont criminalisés en Belgique, respectivement par les articles 417quater et 417quinquies du code pénal. Ces infractions sont définies comme suit par l’article 417bis du code pénal :

« (...)

2o traitement inhumain : tout traitement par lequel de graves souffrances mentales ou physiques sont intentionnellement infligées à une personne, notamment dans le but d’obtenir d’elle des renseignements ou des aveux, de la punir, de faire pression sur elle ou d’intimider cette personne ou des tiers ;

3o traitement dégradant : tout traitement qui cause à celui qui y est soumis, aux yeux d’autrui ou aux siens, une humiliation ou un avilissement graves. »

46. L’abstention coupable est quant à elle érigée en délit en vertu de l’article 422bis du code pénal.

47. Toute infraction requiert que soient réunis l’élément matériel et l’élément moral même lorsque ce dernier n’est pas expressément énoncé dans l’incrimination (voir, par exemple, Cass., 12 mai 1987, RG 728, et Cass., 4 octobre 2006, P.06.0545.F). L’élément moral de l’infraction de traitement inhumain et traitement dégradant est une intention coupable : l’auteur doit avoir accompli l’acte puni sciemment et volontairement.

2. Les dispositions relatives à l’état de santé mentale et au suivi médical des inculpés

48. L’article 1er de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels telle que modifiée par la loi du 1er juillet 1964 (« loi de défense sociale »), tel qu’applicable à l’époque des faits, prévoyait que lorsqu’il existait des raisons de croire que l’inculpé était, soit en état de démence, soit dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale le rendant incapable du contrôle de ses actions, les juridictions d’instruction pouvaient, dans les cas où la loi autorisait la détention préventive, décerner un mandat d’arrêt en vue de le placer en observation. Cette mise en observation s’exécutait dans l’annexe psychiatrique d’un centre pénitentiaire. En outre, cette disposition prévoyait que le juge d’instruction qui avait décerné un mandat d’arrêt pouvait exceptionnellement, par ordonnance motivée, prescrire que ce mandat serait exécuté dans l’annexe psychiatrique d’un centre pénitentiaire.

49. Les juridictions d’instruction, tout comme les juridictions de jugement, pouvaient ordonner l’internement de l’inculpé qui avait commis un fait qualifié crime ou délit et qui était dans un des états décrits au paragraphe précédent (article 7 de la loi de défense sociale).

50. Par ailleurs, l’article 102 de l’arrêté royal du 21 mai 1965 portant règlement général des établissements pénitentiaires prévoit que lorsqu’un inculpé, un prévenu ou un accusé présente des troubles mentaux, qu’il a tenté de se suicider ou qu’il est atteint d’épilepsie, l’autorité judiciaire doit être avisée sans retard et celle-ci prend la mesure qu’elle estime adéquate.

3. Les dispositions relatives aux mesures de sécurité particulières et les sanctions disciplinaires

51. Le placement en cellule sécurisée sans objets dont l’utilisation peut être dangereuse fait partie des mesures de sécurité particulières autorisées en vertu de l’article 112 de la loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique du détenu, telle qu’applicable au moment des faits.

52. Conformément à l’article 129 de cette même loi, sont considérées comme infractions disciplinaires de la « première catégorie » l’atteinte intentionnelle à l’intégrité physique de personnes ou la menace d’une telle atteinte ainsi que l’atteinte intentionnelle à l’ordre. Les infractions disciplinaires de la première catégorie peuvent être sanctionnées par un enfermement en cellule de punition pour une durée maximale de neuf jours (article 132, 4o). Le directeur de la prison veille notamment à ce que le détenu enfermé en cellule de punition puisse faire appel à l’aide psychosociale et médicale (article 136, 8o). Le directeur et un médecin‑conseil rendent quotidiennement visite au détenu pour s’assurer de son état et de sa situation et pour vérifier s’il n’a pas de plaintes ou d’observations à formuler (article 137 § 2).

2. Les constats du Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants

53. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements inhumains ou dégradants (« CPT ») a indiqué à plusieurs reprises que la pratique de garder un prisonnier nu dans une cellule peut être considérée comme constituant un traitement dégradant (voir, par exemple, le rapport au Gouvernement français relatif à la visite effectuée en France du 27 septembre au 9 octobre 2006 (CPT/Inf (2007) 44, § 200), et le rapport au Gouvernement maltais relatif à la visite effectuée à Malte du 19 au 26 mai 2008 (CPT/Inf (2011) 5, § 136).

54. Dans son rapport au Gouvernement belge relatif à la visite effectuée en Belgique du 28 septembre au 7 octobre 2009 (CPT/Inf (2010) 24), le CPT a souligné ce qui suit :

« 130. Dans les deux établissements visités, les cellules disciplinaires, cellules « de réflexion » ou « cellules nues » étaient également utilisées à des fins médicales (par exemple lorsqu’un détenu présentait un risque suicidaire avéré). Ces cellules étaient équipées de fenêtres blindées, d’un bloc en béton qui servait de lit et de toilettes en inox.

Plus particulièrement, à la Prison d’Ittre, la délégation a été très préoccupée d’entendre que des détenus avaient été menottés pendant des périodes prolongées alors qu’ils étaient placés dans une « cellule nue », et ceci à des fins apparemment médicales. Ainsi, elle a trouvé, dans le « registre de contention et des mesures de coercition », mention de situations dans lesquelles un médecin avait ordonné de placer des détenus, menottés, en cellule nue. Un détenu rencontré par la délégation a allégué que l’un des médecins de la prison avait ordonné de le placer dans ce type de cellule, menotté et les pieds entravés, pendant 24 heures alors qu’il était sous l’emprise d’une crise d’épilepsie. Un autre détenu placé en cellule nue à l’occasion d’une tentative de suicide a affirmé qu’il y était resté menotté pendant cinq jours, après avoir été complètement déshabillé.

Maintenir un détenu nu, en cellule, s’apparente, selon le CPT, à un traitement dégradant. Le CPT recommande qu’il soit immédiatement mis fin à cette pratique. Des vêtements adaptés existent qui permettent au détenu de conserver un minimum d’effets vestimentaires prenant en compte le risque suicidaire.

Plus généralement, des cellules disciplinaires ne devraient jamais être utilisées à des fins médicales. Le CPT est d’avis qu’un détenu présentant de graves signes de tendance suicidaire ou de comportement auto- ou hétéro-agressif en raison de troubles psychiatriques devrait être immédiatement transféré vers une unité d’urgences psychiatriques, laquelle dispose de traitements et de moyens appropriés, voire vers une annexe psychiatrique.

Dans les situations exceptionnelles où le recours à des moyens de contention s’avère indispensable à l’encontre de ce type de détenus (par exemple, dans l’attente du transfèrement dans un département spécialisé), il convient de les retirer à la première occasion (en général au bout de quelques minutes ou de quelques heures) ; les moyens de contention ne sauraient en aucun cas être employés ou maintenus à titre de sanction.

(...)

146. (...) Tout comme à Lantin, c’est la gestion des urgences psychiatriques - et plus particulièrement les risques de suicide ou l’agressivité du fait de troubles psychiatriques - qui a le plus préoccupé la délégation. La réponse donnée à de telles situations était invariablement, par manque d’alternatives et en raison de la réticence des établissements hospitaliers psychiatriques extérieurs à accepter des internés/détenus, une réponse de type sécuritaire, privilégiant in fine l’utilisation des « cellules disciplinaires/cellules nues». Le CPT recommande aux autorités d’abandonner l’utilisation de « cellules disciplinaires/cellules nues » dans le contexte de la gestion de l’urgence psychiatrique et de privilégier l’élaboration d’un contrat avec un établissement hospitalier de proximité, disposant de lits psychiatriques d’urgence, auquel serait adressé tout interné (ou détenu) en état de décompensation aigu. »

EN DROIT

1. Objet de l’affaire et qualification des griefs

55. Les griefs formulés par le requérant sont multiples. D’une part, il se plaint du fait que les autorités pénitentiaires n’auraient pas pris les mesures adéquates afin de l’empêcher de mettre fin à sa vie. Ensuite, il allègue qu’il n’a pas bénéficié des soins médicaux requis par son état de santé mentale durant sa détention. Il se plaint également du traitement inhumain et dégradant qu’il aurait subi lors de ses placements en isolement. Enfin, il soutient que l’enquête qui a été menée sur sa plainte n’a pas été effective.

56. Eu égard à la base factuelle des griefs, la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 83, 25 juin 2019), estime opportun d’examiner les griefs du requérant comme suit : elle examinera sous l’angle de l’article 2 de la Convention les mesures entreprises par les autorités pénitentiaires pour empêcher que se matérialise le risque que le requérant attente effectivement à ses jours ; sous l’angle du volet matériel de l’article 3, elle procédera à l’analyse du traitement subi par le requérant au cours de sa détention, tant en ce qui concerne les placements en isolement que les soins médicaux reçus. Enfin, la Cour vérifiera le caractère effectif de l’enquête menée par les autorités sur les faits dénoncés seulement sous l’angle de l’article 3 de la Convention, compte tenu du fait que le requérant n’est pas décédé.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

57. Le requérant allègue que les autorités ont failli à leur obligation positive de prendre les mesures adéquates afin d’empêcher la matérialisation du risque certain et immédiat qu’il attente à sa vie. Il invoque l’article 2 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. [...] »

1. Sur la recevabilité
1. Sur l’applicabilité de l’article 2

58. Le Gouvernement n’a pas soulevé d’exception d’incompatibilité ratione materiae avec la Convention. Ceci étant, l’applicabilité de la Convention définit l’étendue de la compétence de la Cour. Cette question doit donc être examinée d’office à chaque stade de la procédure (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, Pasquini c. Saint-Marin, no 50956/16, § 86, 2 mai 2019, et, mutatis mutandis, Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 70, 5 juillet 2016).

59. Le requérant n’est pas décédé suite à ses tentatives de suicide qui font l’objet du grief. Cette circonstance n’est pas en soi de nature à exclure l’applicabilité de l’article 2 de la Convention. La Cour a en effet reconnu à de nombreuses reprises l’applicabilité de cette disposition même lorsque la personne qui se disait victime d’une atteinte à son droit à la vie n’était pas décédée, par exemple lorsque la force utilisée par la police n’avait pas été meurtrière (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 49, CEDH 2004‑XI), lorsque la victime d’un accident de la route avait subi des lésions corporelles très graves (Nicolae Virgiliu Tănase, précité), ou encore lorsque la victime était atteinte d’une maladie potentiellement mortelle (G.N. et autres c. Italie, no 43134/05, 1er décembre 2009).

60. Quoiqu’il n’existe pas de règle générale, il apparaît que si par nature l’activité en cause est dangereuse et propre à exposer la vie de la personne qui s’y livre à un risque réel et imminent, comme dans le cas d’actes de violence potentiellement mortels, la gravité des blessures subies peut ne pas être déterminante et, même en l’absence de toute blessure, un grief peut en pareil cas faire l’objet d’un examen sous l’angle de l’article 2 (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 140, et les références qui y sont citées).

61. Par ailleurs, la Cour a également reconnu l’applicabilité de l’article 2 de la Convention dans des affaires concernant des suicides en détention (parmi d’autres, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, CEDH 2001‑III, Troubnikov c. Russie, no 49790/99, 5 juillet 2005, Renolde c. France, no 5608/05, CEDH 2008 (extraits), et De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, 6 décembre 2011) ou dans un hôpital psychiatrique (Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, 31 janvier 2019).

62. En l’espèce, le requérant a tenté, à plusieurs reprises au cours de sa détention, de mettre fin à ses jours. Il ressort de l’établissement des faits que c’est du fait de l’intervention des agents pénitentiaires que ces tentatives n’ont pas abouti. Le fait que le requérant n’ait pas subi de blessure potentiellement mortelle, voire qu’il ne semble pas avoir subi une quelconque blessure physique grave, n’est, dans ce cas, pas déterminant. En effet, la nature même de l’action du requérant lui faisait courir un risque réel et imminent pour sa vie (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 140).

63. Dans ces circonstances, la Cour considère que l’article 2 trouve à s’appliquer.

2. Conclusion sur la recevabilité

64. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Le requérant

65. Le requérant estime que les circonstances de l’espèce démontrent une défaillance des autorités belges dans leur obligation positive de prendre des mesures afin d’empêcher la matérialisation du risque certain et immédiat pour la vie du requérant, risque dont les autorités avaient connaissance. Les autorités n’auraient pas pris toutes les mesures raisonnables pour prévenir ce risque lors de son incarcération le 26 juin 2011. En effet, aucune mesure de précaution particulière telle que la mise en observation du requérant en annexe psychiatrique (paragraphe 48 ci-dessus) n’avait été décidée par le juge d’instruction lors de la délivrance du mandat d’arrêt. De la même manière, les autorités pénitentiaires ne prirent aucune mesure préventive lors de l’arrivée du requérant à la prison alors qu’elles avaient été averties de ses tendances suicidaires par le juge d’instruction. Le requérant considère que les autorités auraient pu et dû prendre des mesures d’ordre pratique (retrait de ses vêtements dangereux) et d’ordre médical (examen par un médecin ou un psychiatre lors de son arrivée).

66. En ce qui concerne les faits du 13 novembre 2011, le requérant explique que, contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, il ne s’agissait pas de faire du chantage auprès des agents pénitentiaires afin de pouvoir changer de cellule, mais que sa tentative de suicide trouvait sa source dans un mal-être profond dû à son état de santé mentale et aux conditions de son incarcération inadaptées à son état. Le requérant allègue que cette tentative de suicide s’est avérée possible du fait de la négligence des autorités, en particulier du fait de l’absence de prise en charge thérapeutique adéquate durant sa détention, l’ayant placé dans un état de grande souffrance mentale. Or à ce moment-là les troubles mentaux du requérant étaient bien connus des autorités, compte tenu des antécédents et des rapports médicaux des docteurs Dl. et Dn. qui préconisaient, pour l’un, le transfert en annexe psychiatrique et, pour l’autre, l’internement. La tentative de suicide du 13 novembre 2011 a ainsi été rendue possible par la négligence des autorités du fait de l’absence de prise en charge thérapeutique adéquate durant la détention.

b) Le Gouvernement

67. Le Gouvernement estime que les autorités belges ont fait le nécessaire pour protéger la vie du requérant. S’agissant de la deuxième tentative de suicide du requérant le 13 novembre 2011, le Gouvernement souhaite attirer l’attention de la Cour sur le fait que le requérant aurait reconnu, en présence de son avocat, avoir utilisé le chantage au suicide comme moyen de pression sur le personnel pénitentiaire afin de pouvoir changer de cellule. Il estime ainsi a posteriori que le risque de suicide n’était ni réel ni immédiat, mais qu’il s’agissait d’une simple manœuvre du requérant pour obtenir ce qu’il désirait.

68. Quoi qu’il en soit, le Gouvernement estime qu’il ressort du dossier que les autorités belges ont systématiquement pris toutes les mesures nécessaires afin d’assurer que le requérant ne puisse pas attenter à sa vie. Les autorités pénitentiaires ont ainsi mis en place les procédures habituelles avec une surveillance spéciale, une intervention rapide en cas d’incident, des vêtements adaptés à la vie en détention, un suivi médical régulier, un suivi de la prise des médicaments prescrits et des contacts avec le directeur de la prison.

69. Vu la rapidité avec laquelle le requérant a tenté de passer à l’acte dès son arrivée à la prison, il ne serait pas raisonnable d’exiger des autorités qu’elles aient mis en place une assistance médicale sur mesure pour le requérant dès les premières heures de sa détention. Par la suite, lors de la première période de détention à la prison d’Arlon, le requérant n’a plus fait de tentative de suicide. Il fit l’objet d’une attention particulière afin de détecter d’éventuels signes de tendance suicidaire, et d’un suivi médical régulier. Sa prise de médicaments fut contrôlée de près. Le Gouvernement estime donc que les autorités ont agi avec célérité à chaque tentative de suicide du requérant empêchant de facto celui-ci de se suicider.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux applicables

70. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 astreint l’État non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Fernandes de Oliveira, précité, § 104, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 134). Cette disposition peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre des mesures opérationnelles préventives pour protéger un individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (Renolde, précité, § 80, Fernandes de Oliveira, précité, § 108, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 136).

71. Dans le cas spécifique du risque de suicide en prison, il n’y a une telle obligation positive que lorsque les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’existait un risque réel et immédiat qu’un individu donné attente à sa vie (De Donder et De Clippel, précité, § 69, et Fernandes de Oliveira, précité, § 110). La Cour a pris en compte divers facteurs afin d’établir si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait pour la vie d’un individu donné un risque réel et immédiat (voir Fernandes de Oliveira, précité, § 115, et les références y citées).

72. Pour caractériser un manquement à cette obligation, il faut ensuite établir que les autorités ont omis de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient pallié ce risque (Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 72, 16 novembre 2000, et Troubnikov, précité, § 69). La Cour doit donc rechercher si les autorités ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles dans les circonstances de la cause pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour prévenir ce risque en prenant les mesures dont elles disposaient (Fernandes de Oliveira, précité, § 125). Il s’agit là d’une question dont la réponse dépend de l’ensemble des circonstances propres à chaque affaire (De Donder et De Clippel, précité, § 69, et Fernandes de Oliveira, précité, § 126).

73. Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif ; il ne faut en effet pas perdre de vue l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Keenan, précité, § 90, Taïs c. France, no 39922/03, § 97, 1er juin 2006, et Fernandes de Oliveira, précité, § 111).

b) Application au cas d’espèce

74. La Cour rappelle qu’elle a estimé opportun d’examiner uniquement sous l’angle de l’article 2 de la Convention les mesures prises par les autorités pénitentiaires pour empêcher que se matérialise le risque que le requérant attente effectivement à ses jours (paragraphe 56 ci-dessus). Les questions relatives à la manière dont le requérant a été traité par les autorités à la suite de ses tentatives de suicide et plus généralement pendant sa détention seront examinées sous l’angle de l’article 3 de la Convention (mutatis mutandis, Keenan, précité, § 101 ; voir paragraphes 83 et suivants ci-dessous).

1. Les tentatives de suicide du 26 juin 2011

75. En ce qui concerne les tentatives de suicide du 26 juin 2011, il n’a pas été contesté par le Gouvernement que les autorités pénitentiaires savaient, lors de l’arrivée du requérant à la maison d’arrêt d’Arlon, qu’il y avait un risque réel qu’il tente d’attenter à ses jours. Le juge d’instruction avait en effet informé les autorités pénitentiaires des tendances suicidaires du requérant qui les avait explicitement exprimées (paragraphes 4 et 6 ci‑dessus).

76. Ceci étant, compte tenu du très bref laps de temps s’étant écoulé entre le moment où le juge d’instruction informa les autorités pénitentiaires des tendances suicidaires du requérant et le moment de son arrivée à la maison d’arrêt (paragraphes 6 et 7 ci-dessus), il ne serait pas raisonnable d’exiger des autorités pénitentiaires que des mesures spéciales aient été mises en place préventivement pour éviter tout risque suicidaire lors de l’arrivée du requérant (voir, dans le même sens, Kayar c. Turquie (déc.), no 1751/06, § 31, 17 avril 2012).

77. Nonobstant ce très bref laps de temps, les autorités pénitentiaires sont intervenues rapidement et ont réussi à empêcher que le requérant mette fin à sa vie. Il a ensuite fait l’objet d’une surveillance spéciale et tous les objets potentiellement dangereux lui ont été retirés afin d’éviter tout autre passage à l’acte (paragraphes 8 à 10 ci-dessus).

2. La tentative de suicide du 13 novembre 2011

78. En ce qui concerne la tentative de suicide du 13 novembre 2011, eu égard aux antécédents du requérant et aux rapports médicaux le concernant, il doit être considéré que les autorités pénitentiaires avaient ou devaient avoir pleinement connaissance de sa fragilité psychologique. Le Gouvernement ne peut être suivi lorsqu’il soutient que la tentative de suicide du requérant constituait une simple manœuvre de sa part pour obtenir ce qu’il voulait. Le dossier fait clairement apparaître la détresse psychologique dans laquelle il se trouvait lors de son arrestation initiale par la police et tout au long de sa détention préventive (voir, sur ce point, paragraphe 105 ci-dessous).

79. Cela étant dit, l’imprévisibilité du comportement humain doit être prise en compte (voir paragraphe 73 ci-dessus). Or il n’apparaît pas du dossier que, lors de son arrestation le 21 octobre 2011 et avant les événements du 13 novembre 2011, les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie du requérant. Le requérant n’avait manifesté aucun signe particulier tels que des pensées suicidaires ou des signes de détresse aiguë au cours des trois semaines de détention précédant le 13 novembre 2011. Ceci peut expliquer qu’aucune mesure particulière ne fut mise en place dans le but de protéger le requérant contre une éventuelle atteinte à son intégrité.

80. Dès que le risque de suicide s’est matérialisé par les menaces suicidaires du requérant, celui-ci fut placé dans une cellule d’isolement sécurisée et fit l’objet d’une surveillance spéciale toutes les 7 minutes (paragraphes 22 et 23 ci-dessus). Malgré cela, le requérant a tenté de se pendre avec son pantalon, ce qui fut arrêté par l’intervention immédiate des agents pénitentiaires (paragraphe 23 ci-dessus). Tous les objets potentiellement dangereux lui ont alors été retirés afin d’éviter tout autre passage à l’acte (paragraphe 24 ci-dessus).

3. Conclusion

81. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que, dans l’ensemble, les autorités ont fait ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles dans les circonstances de la cause pour empêcher la matérialisation du risque pour la vie du requérant, dans la mesure où elles avaient connaissance du caractère certain et immédiat de ce risque. Les mesures prises ont d’ailleurs effectivement permis d’empêcher que le requérant se suicide.

82. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

83. Le requérant dénonce également une violation de l’article 3 de la Convention du fait de l’absence de soins médicaux appropriés durant sa détention, du traitement subi lors de ses placements en isolement ainsi que du fait de l’absence d’enquête effective. La disposition invoquée se lit comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

84. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit aussi être déclaré recevable.

1. Sur le volet matériel
1. Thèses des parties

a) Le requérant

85. Avant toute chose, le requérant souligne le caractère établi et reconnu par les autorités des troubles mentaux dont il souffrait qui ressortent de nombreux éléments du dossier. Dans ces conditions, il soutient que l’absence de soins médicaux appropriés durant ses deux périodes d’incarcération et le traitement subi lors de ses placements en isolement l’ont soumis à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention.

86. En ce qui concerne l’encadrement médical, le requérant allègue qu’il n’a pas bénéficié des soins appropriés à sa condition et son transfert vers un établissement spécialisé ou dans une annexe psychiatrique n’a pas été effectué malgré ses tentatives de suicide et les rapports médicaux indiquant qu’il souffrait de troubles mentaux. De surcroît, le requérant n’a jamais été examiné par un psychiatre, aucun diagnostic n’a été établi et, par conséquent, aucune thérapie ne fut mise en œuvre sur la base de ce diagnostic, ni aucun suivi par un personnel qualifié.

87. En ce qui concerne la première période d’incarcération du requérant, quand bien même le docteur W. aurait rencontré le requérant comme l’allègue le Gouvernement, quod non, un seul examen par un psychiatre plus de dix jours après les tentatives de suicide était totalement insuffisant compte tenu de son état. Le requérant n’a en fait bénéficié d’aucun traitement autre que celui prescrit par son médecin traitant, venu à sa propre demande, qui consistait en un traitement antidépresseur et apaisant, et ce malgré les recommandations de prise en charge spécialisée des docteurs Dl. et Dn.

88. En ce qui concerne la deuxième période d’incarcération du requérant, le dossier médical ne contient aucune trace d’examen de la compatibilité des entraves imposées (casque et menottes) avec son état de santé mentale, aucune trace de visite d’un psychologue ou d’un psychiatre ni aucune trace d’un traitement qui lui aurait été administré pendant les trois jours de placement à l’isolement. Aucune prise en charge particulière ne semble avoir été mise en œuvre suite à ces faits. Les docteurs Dl. et Dn. avaient pourtant estimé que s’indiquait une prise en charge thérapeutique du requérant. L’impact négatif de la détention sur l’état du requérant a été attesté par le docteur Dl. L’absence de prise en charge thérapeutique a été aggravée par son placement à l’isolement dans des conditions inappropriées à son état de santé mentale, pratique déjà dénoncée par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains et dégradants (« CPT », voir paragraphes 53 et 54 ci-dessus).

89. En ce qui concerne la mesure d’isolement décidée le 26 juin 2011, le requérant ne conteste pas que son dénudement avait été rendu strictement nécessaire par les circonstances et que, peu de temps après, il avait pu se revêtir. En revanche, il estime que cette mesure, décidée à un moment où il était en proie à un grave déséquilibre mental sans accompagnement médical spécialisé l’a soumis à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention. En ce qui concerne la mesure d’isolement décidée le 13 novembre 2011, le requérant estime que la durée de celle-ci et les modalités de son application, compte tenu de son état de santé mentale, étaient constitutives d’un traitement inhumain et dégradant. Il rappelle qu’il est resté nu, entravé par les menottes et casqué pendant près de 24 heures sans n’avoir reçu aucune visite d’un médecin ou d’une infirmière. Le médecin généraliste de la prison ne rendit visite au requérant qu’après ce délai de 24 heures. Le requérant resta encore jusqu’au 15 novembre dans la cellule d’isolement sans autre visite médicale ni traitement. Il souligne encore que le dossier médical ne contient aucune indication des mesures d’entrave décidées par le médecin ni, a fortiori, de leur justification médicale. Aucune évaluation psychologique ne fut faite et il n’apparaît pas que l’opportunité de conserver le casque et les menottes jusqu’au lendemain ait fait l’objet d’une appréciation. Enfin, le requérant fait valoir que les conditions matérielles dans lesquelles il a été placé parmi les détenus ordinaires ont encore aggravé le sentiment d’humiliation et le caractère dégradant du traitement.

b) Le Gouvernement

90. Le Gouvernement estime que l’analyse attentive des faits démontre que l’allégation du requérant est dénuée de pertinence, qu’il n’a pas subi de peine humiliante, inhumaine ou dégradante et que le seuil de gravité de l’article 3 de la Convention n’a pas été atteint.

91. La décision du 26 juin 2011 de laisser le requérant nu dans une cellule d’isolement sécurisée complètement vide fut décidée pour sa propre sécurité compte tenu du fait qu’il venait de tenter de se suicider quelques minutes auparavant. Il ne s’agissait pas d’une sanction disciplinaire. En outre, le requérant n’est resté nu en cellule que durant le temps strictement nécessaire à l’arrivée du médecin et dans l’unique but de protéger son intégrité physique alors qu’il avait par trois fois tenté de mettre fin à ses jours en quelques heures. Les mesures étaient donc nécessaires et proportionnées à la situation.

92. En ce qui concerne les mesures qui ont suivi la tentative de suicide du 13 novembre 2011, elles furent décidées parce que le requérant avait menacé de se suicider s’il n’était pas changé de cellule. Ces mesures qui visaient à protéger le requérant contre lui-même étaient donc justifiées et strictement limitées dans le temps. C’est pour cette raison qu’il fut placé en cellule d’isolement sécurisée avec des vêtements pénaux et une mesure de surveillance spéciale avec un contrôle toutes les sept minutes. C’est toujours dans le but de protéger le requérant qu’un casque lui fut mis et qu’il fut menotté. C’est le requérant qui aurait à ce moment-là refusé de porter le t‑shirt et le slip proposé par le personnel pénitentiaire et décidé de rester nu dans la cellule d’isolement. De plus, le requérant n’aurait apporté aucune preuve démontrant un quelconque impact négatif de son placement à l’isolement sur son état de santé physique ou psychologique.

93. S’agissant de la compatibilité de l’état de santé mentale du requérant avec son maintien en détention à la prison d’Arlon, le Gouvernement fait valoir que bien que le requérant n’ait pas été transféré en annexe psychiatrique, il a bénéficié d’un suivi médical et psychosocial réguliers ainsi que d’une attention particulière, ce qui serait conforme aux exigences de la Convention. En l’espèce, le juge d’instruction n’a pas estimé que le requérant était en état de démence ou dans un état de déséquilibre mental ou de débilité mentale le rendant incapable du contrôle de ses actions. Si tel avait été le cas, il aurait pu le placer en observation dans l’annexe psychiatrique d’un centre pénitentiaire. Le Gouvernement insiste sur le fait que la décision d’internement n’est pas une décision à prendre à la légère et que ce n’est qu’à titre exceptionnel que le juge d’instruction peut prescrire l’exécution d’un mandat d’arrêt dans une annexe psychiatrique. Les autorités pénitentiaires ne jugèrent pas non plus utile entre le 2 août 2011 et la libération du requérant dix jours plus tard de contacter le juge d’instruction afin de lui demander de transférer le requérant vers une annexe psychiatrique, estimant que l’état du requérant ne le commandait pas. En outre, le requérant a fréquemment été changé de cellule pour accommoder ses demandes, ce qui démontre que le personnel pénitentiaire était sensible à sa condition et qu’il a bénéficié d’un suivi médical et psychosocial régulier ainsi que d’une attention particulière.

94. Enfin, s’agissant des soins médicaux et de l’assistance apportée par le personnel pénitentiaire, le Gouvernement fait valoir que le requérant a systématiquement eu accès à des médecins et qu’il a bénéficié d’un suivi médical et social constant durant la totalité des périodes de détention. La prise des médicaments aurait été suivie de près. Entre le 26 juin et le 12 août 2011, le requérant rencontra le médecin généraliste de l’établissement vingt‑et-une fois. Le Gouvernement conclut que le traumatisme lié à la détention n’a pas excédé le seuil normal d’inconfort lié à toute privation de liberté.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux applicables

95. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000‑XI, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 116).

96. Un traitement peut être qualifié de « dégradant » au sens de l’article 3 s’il humilie ou avilit un individu, s’il témoigne d’un manque de respect pour sa dignité, voire la diminue, ou s’il suscite chez lui des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 220, CEDH 2011, El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 202, CEDH 2012, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 118).

97. Les mesures privatives de liberté s’accompagnent inévitablement de souffrance et d’humiliation. Cela étant, l’article 3 impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du détenu sont assurés de manière adéquate (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 99, 20 octobre 2016), notamment par l’administration des soins médicaux requis (Kudła, précité, § 94). Ainsi, le manque de soins médicaux appropriés, et, plus généralement, la détention d’une personne malade dans des conditions inadéquates, peuvent engager la responsabilité de l’État au regard de l’article 3 (Enea c. Italie [GC], no 74912/01, § 57, CEDH 2009, Murray c. Pays-Bas [GC], no 10511/10, § 105, 26 avril 2016, et Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 146, 31 janvier 2019).

98. La Cour a déjà eu l’occasion de souligner que les détenus sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Keenan, précité, § 91, Younger c. Royaume-Uni (déc.), no 57420/00, CEDH 2003‑I, Troubnikov, précité, § 68, et Bamouhammad c. Belgique, no 47687/13, § 118, 17 novembre 2015). De même, les autorités pénitentiaires doivent s’acquitter de leurs tâches de manière compatible avec les droits et libertés de l’individu concerné et de façon à diminuer les risques qu’une personne se nuise à elle-même, et ce sans empiéter sur l’autonomie individuelle (Fernandes de Oliveira, précité, § 112). Des mesures et précautions générales peuvent être prises afin de diminuer les risques d’automutilation sans empiéter sur l’autonomie individuelle. La Cour a en effet reconnu que des mesures excessivement restrictives pouvaient soulever des problèmes au regard des articles 3, 5 et 8 de la Convention. Quant à savoir s’il faut prendre des mesures plus strictes à l’égard d’un détenu et s’il est raisonnable de les appliquer, cela dépend des circonstances de l’affaire (Keenan, précité, § 92, Younger, décision précitée, et Troubnikov, précité, § 70).

99. En ce qui concerne les malades mentaux, la Cour a estimé qu’il s’agissait de personnes particulièrement vulnérables (Renolde, précité, § 84). Lorsque les autorités décident de placer et de maintenir en détention une personne atteinte d’une maladie mentale, elles doivent veiller avec une rigueur particulière à ce que les conditions de sa détention répondent aux besoins spécifiques découlant de sa maladie (Fernandes de Oliveira, précité, § 113).

b) Application au cas d’espèce

100. La Cour examinera d’abord l’encadrement et le suivi médical dont le requérant bénéficia lors de ses périodes de détention à la maison d’arrêt d’Arlon puis les mesures de sécurité particulières dont il fit l’objet après ses tentatives de suicide.

1. L’encadrement médical du requérant

101. La Cour constate qu’au cours de ses deux périodes de détention préventive le requérant a été traité comme un simple détenu placé dans un environnement carcéral ordinaire.

102. À la différence d’autres affaires examinées par la Cour (De Donder et De Clippel, précité, § 80, et Tekın et Arslan c. Belgique, no 37795/13, § 103, 5 septembre 2017, affaires examinées sous l’angle de l’article 2 de la Convention), ni la mise en observation ni l’internement du requérant n’avaient été ordonnés à ce stade de l’instruction.

103. Le requérant soutient qu’il aurait dû être interné ou, à tout le moins, placé en observation dans une annexe psychiatrique de prison.

104. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. La décision de placer le requérant en observation dans une annexe psychiatrique ou d’ordonner son internement relevait respectivement de la compétence de juge d’instruction et des juridictions d’instruction (paragraphe 48 ci-dessus). En l’espèce, le juge d’instruction n’a pas jugé opportun de placer le requérant en observation puisqu’il rendit un simple mandat d’arrêt. Il n’incombe pas à la Cour de décider si le juge d’instruction aurait dû prendre une autre décision, celui-ci étant mieux placé que la Cour pour prendre une décision quant au lieu et aux conditions dans lesquelles la détention du requérant devait avoir lieu compte tenu de son état de santé mentale. En revanche, il appartient à la Cour de vérifier si la manière dont le requérant a été traité au cours de sa détention était compatible avec les exigences découlant de l’article 3 de la Convention.

105. Il ressort du dossier que, dès le jour de son arrestation par la police, le requérant avait explicitement formulé aux agents de police et au juge d’instruction sa détresse psychologique (paragraphe 4 ci-dessus). Ceci fut reconnu par le juge d’instruction qui mentionna la fragilité psychologique et les tendances suicidaires du requérant dans son mandat d’arrêt (paragraphe 5 ci-dessus) ainsi que dans le fax envoyé spécialement aux autorités pénitentiaires le 26 juin 2011 (paragraphe 6 ci-dessus). Aussi, au cours de la détention, le docteur Dl., médecin traitant, indiqua que le requérant était borderline, qu’il présentait une tendance bipolaire, un état de névrose obsessionnelle et une décompensation maniaque ou une psychose paranoïde (paragraphe 14 ci-dessus). Cette analyse fut confirmée par le rapport de l’expert-psychiatre docteur Dn. qui indiqua en septembre 2011 que le requérant présentait une personnalité paranoïaque qui pouvait déborder et devenir véritablement psychotique. Celui-ci concluait que l’internement du requérant était indiqué (paragraphe 19 ci-dessus).

106. La Cour estime que ces éléments sont suffisants pour considérer que l’état de santé mentale du requérant devait, au minimum, être pris en considération par les autorités dans le cadre de leurs décisions touchant à son régime pénitentiaire et à son maintien en détention (dans le même sens, Bamouhammad, précité, § 114). Faute pour les autorités d’ordonner le placement du requérant dans un établissement psychiatrique, elles devaient à tout le moins lui assurer des soins médicaux correspondant à son état (Renolde, précité, § 99). La Cour a en effet déjà indiqué que l’état d’un prisonnier dont il est avéré qu’il souffrait de graves problèmes mentaux et présentait des risques suicidaires appelle des mesures particulièrement adaptées en vue d’assurer la compatibilité de cet état avec les exigences d’un traitement humain, quelle que soit la gravité des faits à raison desquels il a été condamné (Rivière c. France, no 33834/03, § 75, 11 juillet 2006) ou qu’il est soupçonné d’avoir commis.

107. Se tournant vers le suivi médical dont bénéficia le requérant en l’espèce, il ressort du dossier que, tel que le souligne le Gouvernement, le requérant a pu rencontrer à plusieurs reprises le médecin de la prison, qui est un médecin généraliste, notamment à la suite de ses tentatives de suicide des 26 juin et 13 novembre 2011. Il put également consulter son médecin traitant qui vint lui rendre visite à la prison le 27 juillet 2011 à sa propre demande (paragraphe 13 ci-dessus). Au cours de la deuxième période de détention, le requérant put également, à sa propre demande, consulter un psychologue à trois reprises (paragraphe 29 ci-dessus).

108. Les parties sont en désaccord quant à la question de savoir si le requérant a été vu par un psychiatre au cours de sa détention. Le Gouvernement allègue que tel a été le cas : le docteur W. aurait vu le requérant le 7 août 2011 et le 18 novembre 2011 (paragraphes 12 et 28 ci‑dessus). Le requérant conteste fermement cette allégation et a introduit une plainte pénale pour faux en écritures concernant le dossier médical de la prison (paragraphe 37 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, en tenant compte des dates fournies par le Gouvernement, la Cour note que ce psychiatre n’aurait rencontré le requérant que respectivement 10 jours et 5 jours après les tentatives de suicide de ce dernier.

109. La Cour considère que, compte tenu de la fragilité psychologique du requérant, de ses troubles comportementaux qui se sont manifestés tout de suite après son placement en détention préventive, et qui auraient pu mettre en danger la propre personne de l’intéressé, il appartenait aux autorités de le faire examiner par un médecin psychiatre afin de déterminer la compatibilité de son état psychologique avec la détention, ainsi que les mesures thérapeutiques à prendre dans son cas précis (dans le même sens, Rupa c. Roumanie (no 1), no 58478/00, § 170, 16 décembre 2008). Le traitement du requérant a été défini sans que soient consultés des spécialistes en psychiatrie, ce que la Cour a déjà jugé constitutif de graves lacunes dans les soins médicaux prodigués à un malade mental dont on connaissait les tendances suicidaires (Keenan, précité, § 116).

110. Les médecins de la prison ne semblent pas non plus s’être interrogés sur l’adéquation de la détention du requérant dans une cellule ordinaire de la prison avec son état de santé mentale (dans le même sens, Rupa, précité, § 175).

111. De surcroît, il ne ressort pas du dossier que le directeur de la prison ait prit le soin d’informer le juge d’instruction des tentatives de suicide commises par le requérant, contrairement à ce qu’exigeait l’article 102 de l’arrêté royal du 21 mai 1965 portant règlement général des établissements pénitentiaires (paragraphe 50 ci-dessus), alors que le juge d’instruction était le seul qui, à ce moment-là, avait la compétence d’ordonner l’éventuelle mise en observation du requérant à l’annexe psychiatrique d’une prison.

112. En outre, la Cour relève que la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Liège a elle-même reconnu dans son arrêt prononçant un non-lieu que le requérant ne semblait pas avoir reçu des soins appropriés à son état durant les deux crises et que les mesures visant à protéger l’intégrité physique du requérant ne semblaient pas adéquates au regard des exigences de la jurisprudence de la Cour (paragraphe 39 ci-dessus).

113. Il semble ainsi que le requérant a subi le manque structurel dans l’offre de soins psychiatriques qui a été mis en lumière, tant en ce qui concerne les personnes internées que les prisonniers ordinaires, par le Conseil central de surveillance pénitentiaire, institué au sein du service public fédéral Justice et ayant pour mandat de contrôler de manière indépendante les conditions de traitement des détenus, dans son rapport 2008-2010 (voir Claes c. Belgique, no 43418/09, § 71, 10 janvier 2013).

114. Enfin, en ce qui concerne l’allégation du Gouvernement selon laquelle le requérant serait resté en défaut de démontrer l’impact négatif des conditions de détention sur son état mental, la Cour rappelle qu’elle a souligné à de nombreuses reprises qu’il fallait, pour apprécier si le traitement ou la sanction concernés étaient compatibles avec les exigences de l’article 3, dans le cas des malades mentaux, tenir compte de leur vulnérabilité et de leur incapacité, dans certains cas, à se plaindre de manière cohérente ou à se plaindre tout court des effets d’un traitement donné sur leur personne (voir, par exemple, Claes, précité, § 93, et la jurisprudence qui y est citée). De plus, en l’espèce, dans son rapport du 8 août 2011, le docteur Dl. dit explicitement que la détention aggravait la dépression sévère du requérant (paragraphe 16 ci-dessus).

2. Les mesures de sécurité particulières

115. En ce qui concerne les mesures de sécurité particulières prises par les autorités pénitentiaires juste après les tentatives de suicide du requérant, à savoir le placement en cellule d’isolement sécurisée, la Cour rappelle qu’en vertu de l’article 2 de la Convention, les autorités avaient le devoir de protéger le requérant en prenant des mesures de précaution générale afin de diminuer les risques d’automutilation tout en évitant d’empiéter sur l’autonomie individuelle (De Donder et De Clippel, précité, § 70). C’est au regard de cette obligation positive de l’État que les mesures de sécurité particulières qui furent ordonnées doivent être examinées.

116. En ce qui concerne les mesures prises suite aux tentatives de suicide du 26 juin 2011, le requérant ne conteste pas qu’elles visaient à le protéger contre tout risque d’automutilation. Le placement à l’isolement fut alors appliqué pendant une journée et il ressort du dossier que, dès que le requérant était plus calme, des vêtements lui furent donnés, il rencontra le médecin de la prison puis il fut replacé en cellule ordinaire (paragraphes 8 à 11 ci-dessus). Il n’apparaît donc pas que les mesures de sécurité particulières aient été prolongées au-delà du temps nécessaire à sa protection. Ces mesures prises le 26 juin 2011 ne sauraient dès lors pas être constitutives d’un traitement inhumain ou dégradant.

117. En revanche, en ce qui concerne le placement à l’isolement le 13 novembre 2011, la Cour relève qu’il fut décidé à titre de mesure provisoire, puis confirmé comme sanction disciplinaire, du fait des menaces du requérant d’attenter à sa vie (paragraphe 22 ci-dessus). Cette sanction fut appliquée pendant une durée de trois jours. Pendant les premières 24 heures, le requérant resta nu, entravé par les menottes et casqué sans avoir aucune visite d’un médecin (paragraphes 22 à 27 ci-dessus). Certes, l’ordre du médecin de casquer et de menotter le requérant ainsi que le fait de lui retirer ses vêtements avaient pour but de le protéger contre lui-même, compte tenu de sa tentative de suicide. Ceci étant, cette mesure fut apparemment décidée sans prise en compte de l’état psychique du requérant (dans le même sens, Renolde, précité, § 124), et sans qu’il soit procédé à une réévaluation de la nécessité de maintenir les entraves et la nudité du requérant pendant 24 heures.

118. La Cour note que le CPT a déjà indiqué qu’il considère que maintenir un détenu nu en cellule s’apparente à un traitement dégradant (paragraphe 53 ci-dessus). Le CPT a en outre recommandé aux autorités belges d’abandonner l’utilisation des cellules disciplinaires dans le contexte de l’urgence psychiatrique. Ces cellules ne devraient, d’après le CPT, jamais être utilisées à des fins médicales (paragraphe 54 ci-dessus).

3. Conclusion sur le volet matériel de l’article 3

119. La Cour conclut de ce qui précède que, compte tenu de l’état de santé mentale du requérant, le manque d’encadrement et de suivi médical au cours de ses deux périodes de détention combiné avec l’infliction d’une sanction disciplinaire dans une cellule d’isolement pendant trois jours alors qu’il avait commis plusieurs tentatives de suicide ont constitué une épreuve particulièrement pénible et ont soumis le requérant a une détresse ou à une épreuve d’une intensité ayant excédé le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention (dans le même sens, Rivière, précité, § 76). La Cour ne doute pas qu’un tel traitement a provoqué chez lui des sentiments d’arbitraire, d’infériorité, d’humiliation et d’angoisse. La circonstance qu’il n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser le requérant n’exclut pas qu’il soit qualifié de dégradant et tombe ainsi sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3.

120. Partant, il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.

2. Sur le volet procédural
1. Thèses des parties

a) Le requérant

121. Le requérant ne conteste pas avoir effectivement eu accès à la procédure pénale. Il ne remet pas non plus en doute le fait que le statut du juge d’instruction présente des garanties d’indépendance dont on ne pourrait a priori pas douter. Il estime que le problème principal réside en l’espèce dans l’ineffectivité de l’enquête ce qui ressortirait clairement du nombre très faible de pièces de la procédure relative à l’enquête effectuée. Cela indiquerait que les autorités sont restées en défaut de procéder à une enquête approfondie afin de découvrir ce qui s’était passé, en ce compris les actes des membres du personnel pénitentiaire qui avaient recouru à des mesures de contrainte à son égard mais également l’ensemble des circonstances les ayant entourés. Par exemple, il fait valoir qu’il n’a été procédé à aucune audition des personnes impliquées dans les faits. L’exigence de célérité ne serait pas non plus remplie, le juge d’instruction ayant laissé passer près d’un an avant de solliciter les dossiers de la prison. Les nombreux devoirs complémentaires demandés par le requérant ont été déclarés irrecevables ou ont été refusés. Il en résulterait que l’État belge s’est appuyé sur des conclusions hâtives, clôturant l’enquête sur la base d’un simple examen du dossier de la prison.

b) Le Gouvernement

122. Le Gouvernement estime que la procédure d’enquête a répondu aux exigences qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour. Il fait valoir qu’une enquête en bonne et due forme a eu lieu sous la supervision d’un juge d’instruction agissant en toute indépendance et impartialité, et que la procédure pénale s’est clôturée par l’ordonnance d’un tribunal indépendant et impartial qui a pris connaissance des circonstances de la détention du requérant et a considéré que l’instruction n’avait pas permis d’établir à suffisance la réalité des faits dénoncés. Il insiste sur le fait que le requérant ne porta plainte que trois ans après les faits. En outre, l’arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel est largement motivé et reprend en détail les devoirs d’enquête effectués ainsi que les faits dénoncés. Selon le Gouvernement, le caractère détaillé de la motivation de l’arrêt permet de constater le sérieux de l’instruction et de l’évaluation qui a été faite des faits à la base de la plainte du requérant.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux applicables

123. Les principes généraux sont énoncés notamment dans les arrêts El‑Masri (précité, §§ 182-185), Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 316-326, CEDH 2014 (extraits)), et Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 114-123, CEDH 2015).

124. En particulier, la Cour rappelle qu’il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité (Bouyid, précité, § 117). L’enquête doit permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Elle doit également être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont eu directement et illégalement recours à la force, mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés (Bouyid, précité, § 119). Une exigence de célérité et de diligence raisonnable en découle implicitement (Bouyid, précité, § 121). La victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (Bouyid, précité, § 122). Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Bouyid, précité, § 123).

b) Application au cas d’espèce

125. Il ressort de la motivation de l’arrêt de la chambre des mises en accusation que l’enquête menée sous l’autorité du juge d’instruction a permis d’établir avec une certaine précision les faits s’étant déroulés à la prison.

126. Ceci étant, la Cour constate que plus de huit mois se sont écoulés entre le réquisitoire de mise à l’instruction du procureur du Roi le 8 juillet 2014 et le moment où le juge d’instruction reçut le dossier le 3 mars 2015 (paragraphe 32 ci-dessus). Un tel délai pendant lequel l’instruction n’a pas commencé n’est pas expliqué par le Gouvernement et apparaît difficilement compréhensible et acceptable lorsqu’a été déposée une plainte pénale pour des faits de traitements inhumains et dégradants et abstention coupable.

127. De surcroît, une fois l’instruction entamée en mars 2015, le juge d’instruction se contenta de demander aux enquêteurs de récupérer et d’analyser le dossier pénitentiaire et le dossier médical du requérant. Aucun autre devoir ne fut ordonné. Aucune des personnes impliquées ou mises en cause ne furent entendues, ni les agents pénitentiaires, ni les médecins ayant vu le requérant, ni le requérant lui-même. Moins de trois mois après la réception par le juge d’instruction du dossier, le procureur traça un réquisitoire de non-lieu (paragraphe 35 ci-dessus).

128. Une telle enquête ne saurait passer pour effective.

129. Par conséquent, il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

130. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

131. Le requérant demande 25 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi en raison des sentiments de peur, de désespoir et de détresse dont il a souffert. Il décline sa demande comme suit : 10 000 EUR au titre de la violation du volet matériel de l’article 2, 10 000 EUR au titre de la violation du volet matériel de l’article 3 et 5 000 EUR au titre de la violation du volet procédural de cet article.

132. Le Gouvernement fait valoir que la demande du requérant est exorbitante et qu’elle doit être rejetée. À titre subsidiaire, si la Cour concluait à une violation de la Convention, il estime raisonnable la somme de 3 000 EUR pour la violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention et 3 000 EUR pour la violation du volet matériel de l’article 3. En ce qui concerne le volet procédural, le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

133. La Cour rappelle qu’elle a conclu à l’absence de violation de l’article 2 de la Convention. Elle ne saurait donc octroyer une satisfaction équitable pour violation de cette disposition. En revanche, en ce qui concerne la violation des volets matériel et procédural de l’article 3, elle considère que le requérant a subi un préjudice moral certain en raison du manque d’encadrement médical au cours de sa détention jugé contraire à l’article 3 de la Convention et de l’absence d’enquête effective sur les faits dénoncés. Partant, elle octroie au requérant la somme demandée, soit 15 000 EUR au titre du dommage moral.

2. Frais et dépens

134. Le requérant réclame 12 904,65 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Il indique avoir convenu d’un taux horaire de 135 EUR avec son représentant qui aurait comptabilisé 79 heures de travail, augmentés de 21 % de taxe sur la valeur ajoutée.

135. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

136. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession, des critères susmentionnés et de ses conclusions sur le bien-fondé des griefs soulevés par le requérant, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 8 000 EUR tous frais confondus pour la procédure menée devant elle.

3. Intérêts moratoires

137. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

1. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, par quatre voix contre trois, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 mars 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan BlaškoGeorgios A. Serghides
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Serghides, Pinto de Albuquerque et Schembri Orland.

G.A.S.
M.B.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES PINTO DE ALBUQUERQUE, SERGHIDES ET SCHEMBRI ORLAND

(Traduction)

1. Nous souscrivons aux constats formulés en l’espèce sous l’angle de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »), mais nous exprimons notre désaccord avec ceux qui concernent le grief tiré de l’article 2. Nous considérons en effet que les faits de la cause révèlent une violation flagrante du volet matériel de l’article 2 ainsi que de son volet procédural.

2. Nous pensons que la vie du requérant était exposée à un risque réel et immédiat dont les autorités avaient connaissance tant au cours de sa première que de sa deuxième période d’incarcération. Ce risque était manifeste au regard des divers facteurs devant être pris en compte afin d’établir chez un détenu l’existence d’un risque de suicide propre à déclencher l’obligation de prendre des mesures préventives adéquates ‑ antécédents de troubles mentaux, gravité de la maladie mentale, tentatives de suicide ou actes d’auto-agression antérieurs, pensées ou menaces suicidaires et signes de détresse physique ou mentale (Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 115, 31 janvier 2019, et références citées). À cet égard, nous souhaitons évoquer trois points.

3. Premièrement, le juge d’instruction savait qu’il existait un risque réel et immédiat que le requérant attentât à sa vie, et il avait conscience de la fragilité psychologique de l’intéressé (paragraphes 4 et 5 de l’arrêt). Pourtant, il n’a pas ordonné sa mise en observation dans l’annexe psychiatrique d’un centre pénitentiaire, ce qu’il aurait pu faire en application du droit interne, et dû faire en vertu des normes applicables établies par le CPT (paragraphes 48 et 54 de l’arrêt).

Par conséquent, nous ne souscrivons pas à l’argument de la majorité selon lequel « [l]a Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. (...) Il n’incombe pas à la Cour de décider si le juge d’instruction aurait dû prendre une autre décision, celui-ci étant mieux placé que la Cour pour prendre une décision quant au lieu et aux conditions dans lesquelles la détention du requérant devait avoir lieu compte tenu de son état de santé mentale. » (paragraphe 104 de l’arrêt).

A priori, il s’agissait précisément d’une situation qui appelait pareille mesure exceptionnelle compte tenu de la fragilité du requérant. En effet, la grave erreur de fait commise par le juge d’instruction a menacé le droit à la vie du requérant.

4. Deuxièmement, les autorités pénitentiaires avaient également été informées de ce risque par un message qui leur avait été adressé par télécopie par le juge d’instruction lui-même (paragraphe 6 de l’arrêt). Elles n’ont pourtant pas pris les mesures de précaution de base qui s’imposent en pareille situation, ne respectant pas les mesures les plus élémentaires, comme priver le requérant de sa ceinture et de son slip, et allant même jusqu’à laisser un couteau à portée de sa main (paragraphe 7 de l’arrêt). Plus critiquable encore, elles n’ont même pas informé le juge d’instruction des trois tentatives de suicide du requérant alors que, comme la majorité l’a relevé elle aussi, elles y étaient expressément tenues par la loi (paragraphe 111 de l’arrêt). Non seulement elles n’ont pas pris les mesures préventives qui s’imposaient pour atténuer le risque de suicide, mais elles ont aussi contribué à aggraver l’état de fragilité dans lequel le requérant se trouvait en le plaçant temporairement en cellule d’isolement, nu, lors de chacune de ses périodes d’incarcération (paragraphes 8 et 23 de l’arrêt), allant même jusqu’à lui infliger une sanction disciplinaire à sa sortie de la cellule d’isolement lors de sa deuxième période d’incarcération (paragraphe 27 de l’arrêt). La conduite des autorités pénitentiaires dénote une absence totale de compassion à l’égard d’un détenu particulièrement vulnérable, pour lequel une approche totalement différente était nécessaire (Renolde c. France, no 5608/05, § 83, CEDH 2008 (extraits)).

5. Troisièmement, le requérant n’a pas été vu par un psychiatre à son arrivée au centre de détention. Le Gouvernement soutient que le requérant a été vu par un psychiatre après dix jours de détention seulement, ce que le requérant conteste (paragraphe 12 de l’arrêt). Quand bien même, pour les besoins du raisonnement, le Gouvernement aurait raison, cet élément n’aurait pas pour effet d’exonérer l’État défendeur des obligations qui lui incombent en vertu de la Convention, compte tenu de la ligne jurisprudentielle claire adoptée par la Cour. Au paragraphe 109, la majorité elle-même cite l’arrêt Rupa c. Roumanie ((no 1), no 58478/00, 16 décembre 2008), qui est ainsi libellé en son paragraphe 170 : « En bref, la Cour considère que, compte tenu des antécédents médicaux du requérant, de ses troubles comportementaux qui se sont manifestés tout de suite après son placement en détention provisoire, et qui auraient pu mettre en danger la propre personne de l’intéressé, il appartenait aux autorités de le faire aussitôt examiner par un médecin psychiatre afin de déterminer la compatibilité de son état psychologique avec la détention, ainsi que les mesures thérapeutiques à prendre dans son cas précis. » (italiques ajoutées). Étrangement, l’adverbe « aussitôt » n’apparaît pas dans la citation de l’arrêt Rupa qui figure au paragraphe 109 de l’arrêt.

6. Nous ne sommes donc pas d’accord avec la majorité lorsqu’elle conclut, au paragraphe 76 de l’arrêt, que les autorités internes avaient certes connaissance des tendances suicidaires du requérant mais qu’elles ne pouvaient pas mettre en place dès le début de sa première période d’incarcération des mesures préventives visant à éviter tout risque de suicide. Si ce seul élément suffirait selon nous à fonder un constat de violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention, d’autres éléments de fait y concourent également. Nous sommes encore plus en désaccord avec le constat formulé au paragraphe 79 selon lequel les autorités internes ne savaient pas, lorsque le requérant a été placé en détention pour la deuxième fois, qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie du requérant. En effet, compte tenu des trois tentatives de suicide sérieuses que le requérant avait faites le 26 juin et des rapports établis par les docteurs Dl. (paragraphes 14 et 16 de l’arrêt) et Dn. (paragraphe 19 de l’arrêt), les autorités pénitentiaires ne pouvaient pas ignorer la gravité de la situation.

7. La majorité dit que les autorités internes sont intervenues rapidement et qu’elles ont réussi à empêcher à la dernière minute que le requérant mette fin à sa vie, et que la deuxième partie du critère Osman a donc été satisfaite (paragraphe 77 de l’arrêt). Nous ne souscrivons pas à cette vision minimaliste de l’obligation positive qui incombe à l’État en pareille situation. Nous constatons qu’en vertu de la jurisprudence récente de la Grande Chambre, les États ont l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre lui-même (Fernandes de Oliveira, précité, § 103). Or, nous considérons que les réactions des autorités face aux tentatives de suicide du requérant, sur lesquelles la majorité fonde son raisonnement au paragraphe 77 de l’arrêt, ne peuvent être qualifiées de mesures préventives. En outre, ainsi que la majorité l’a observé au paragraphe 79 de l’arrêt, les autorités internes n’ont mis en place aucune mesure thérapeutique entre le placement en détention du requérant, le 21 octobre 2011, et sa tentative de suicide, le 13 novembre 2011.

À cet égard, nous constatons que le respect par les autorités de leur obligation positive de protéger la vie dans ce contexte relève principalement de l’adéquation des mesures mises en place et de la compatibilité du régime de détention avec l’état de santé mentale de l’intéressé (voir, par exemple, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 98-99, CEDH 2001‑III, Renolde, précité, §§ 91‑100, De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, §§ 80‑84, 6 décembre 2011, et Ketreb c. France, no 38447/09, §§ 85-98, 19 juillet 2012). En conséquence, le constat, formulé sous l’angle de l’article 2, selon lequel les autorités ont pris des mesures raisonnables est incompatible avec le raisonnement que la majorité suit ensuite sur le terrain de l’article 3 (notamment au paragraphe 106) et qui la conduit à conclure à une violation de cette disposition à raison, entre autres, de l’absence de soins appropriés et notamment de mesures préventives. La majorité insiste également, et à raison, sur le fait que les autorités pénitentiaires ne se sont pas interrogées sur l’adéquation de la détention du requérant dans une cellule ordinaire de la prison avec son état de santé mentale (paragraphe 110 de l’arrêt).

8. Comme la cour d’appel de Liège, nous considérons que les mesures prises en vue de protéger la vie du requérant n’étaient pas adéquates au regard des exigences de la jurisprudence de la Cour (paragraphe 39 de l’arrêt). Nous estimons qu’il est fort regrettable que la cour d’appel ait conclu que le droit interne ne couvrait pas les situations de ce type. L’impossibilité, en l’absence de l’élément moral des infractions envisagées, de conclure à l’existence de traitements inhumains et dégradants appelant une sanction a été invoquée comme considération justifiant le prononcé d’un non-lieu. Cela montre que les procédures nationales n’étaient pas adéquates au regard des exigences de la Convention telles qu’interprétées par la jurisprudence de la Cour.

9. Les carences structurelles du système de santé dans les prisons belges sont, à raison, pointées du doigt par la majorité au paragraphe 113 de l’arrêt. Nous sommes d’accord avec la majorité sur ce point, mais nous souhaitons ajouter que le problème ne vient pas uniquement d’un manque de ressources humaines et financières et qu’il est plus profond. En effet, le cadre juridique mis en place pour protéger dans les prisons belges la vie des détenus qui ont des tendances suicidaires est insuffisant. En d’autres termes, les dispositions légales existantes qui concernent les cas d’inaction et de négligence sont insuffisantes dans une situation comme l’espèce[1].

10. Pour ces raisons, nous avons aussi voté en faveur d’un constat de violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention, et nous aurions donc octroyé au requérant une indemnisation supérieure.

* * *

[1] Pour une analyse globale de ce cadre juridique et de ses lacunes, voir l’article du juge Albuquerque intitulé « L’abstention de porter assistance à une personne en péril à la lumière de la Convention européenne des droits de l’homme et du droit belge », in Joseph Casadevall e outros (eds.), Liber Amicorum Dean Spielmann, Oisterwijk, Wolf Legal Publishers, 2015, p. 495-502, et les références qui y sont citées.


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