DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE HAKİM AYDIN c. TURQUIE
(Requête no 4048/09)
ARRÊT
Art 5 § 1 • Mise en détention provisoire illégale du requérant pour avoir participé à une propagande terroriste pour l’emploi de la langue maternelle dans l’éducation et avoir entravé le droit à l’éducation lors de manifestations • Raisons plausibles de soupçonner d’avoir commis une infraction
Art 11 • Liberté de réunion pacifique non « prévue par la loi » au vu du constat sous l’art 5 § 1
STRASBOURG
26 mai 2020
DÉFINITIF
26/08/2020
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Hakim Aydın c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Marko Bošnjak,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mars 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 4048/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Hakim Aydın (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 janvier 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me M.A. Altunkalem, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.
3. Le requérant allègue que son placement en détention constitue une violation des articles 5 et 11 de la Convention.
4. Le 6 janvier 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. À l’époque des faits, le requérant, né en 1986, était étudiant à la faculté d’agriculture à l’université de Diyarbakır.
6. Il ressort des procès-verbaux dressés par les forces de l’ordre, le 15 octobre 2008, que de nombreuses manifestations avaient eu lieu dans le cadre d’une campagne pour l’emploi de la langue maternelle dans l’éducation. Au cours de ces manifestations, des slogans tels que « La langue maternelle est un droit qui ne peut être violé ! », « Notre langue maternelle est notre honneur ! », « Le PKK est le peuple, le peuple est là ! » étaient scandés et des pancartes relatives à la revendication de la langue maternelle étaient brandies. Par ailleurs, certaines classes étaient occupées et les cours étaient entravés par la force et la violence exercées par certains manifestants.
Ce jour-là, le requérant participa à une déclaration de presse, à un défilé et à un sit-in organisés dans le campus universitaire de Diyarbakır. Il est établi que les événements auxquels le requérant avait participé s’étaient déroulés de manière pacifique.
7. Le 16 octobre 2008, le requérant fut arrêté par la police et fut placé en garde à vue dans les locaux de la section antiterroriste de la direction de sûreté de Diyarbakır. Il ressort du procès-verbal d’arrestation qu’il était soupçonné d’avoir mené une campagne pour l’emploi de la langue maternelle dans l’éducation et d’avoir entravé le droit à l’éducation.
8. Le 19 octobre 2008, le requérant fut interrogé par les policiers appartenant à la section antiterroriste de la direction de sûreté de Diyarbakır. Il ressort du procès-verbal d’interrogatoire qu’il était soupçonné d’avoir fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste par le biais d’une campagne ayant pour thème « Droit d’éducation en langue maternelle » organisée sous l’instruction des cadres de PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation armée illégale). Le requérant exerça son droit de garder le silence.
9. Le même jour, le requérant, assisté par son avocat, fut interrogé par le procureur de la République. Il ressort du procès-verbal d’interrogatoire qu’il avait été questionné non seulement sur sa participation aux mouvements de campagne du 15 octobre 2008, mais aussi sur différentes activités ou manifestations qui avaient eu lieu plus d’un an avant son arrestation, à savoir : les festivités de la fête Newruz (nouvel an, selon la tradition kurde), organisées le 20 mars 2007 ; les rassemblements organisés le 5 avril 2007 pour la célébration de l’anniversaire de A.Ö., chef du PKK, et les défilés des 11 et 16 septembre 2007 organisés pour soutenir A.Ö.
Dans sa déposition, le requérant nia avoir participé aux défilés des 11 et 16 septembre 2007 ; par contre, il admit avoir participé aux festivités de la fête de Newruz du 20 mars 2007 et à une activité de plantation d’arbres organisée le 5 avril 2007 dans le cadre de la semaine de protection de l’environnement. Il déclara également ne pas avoir scandé un quelconque slogan illégal lors du défilé [du 15 octobre 2008] (« yürüyüş sırasında herhangi bir yasadışı slogan atmadım »). L’avocat du requérant affirma que son client avait participé à ces activités, en pensant que celles-ci étaient des activités légales.
10. Toujours le 19 octobre 2008, le requérant fut entendu par le juge assesseur près la cour d’assises de Diyarbakır. Il réitéra ses déclarations faites devant le procureur de la République et affirma avoir participé de son propre gré à une déclaration de presse, à un défilé et à un sit-in organisés dans le campus universitaire de Diyarbakır dans le cadre d’une campagne pour l’emploi de la langue maternelle dans l’éducation. L’avocat du requérant contesta le fait que son client était également interrogé sur des actes qui s’étaient produits plus d’un an avant son placement en garde à vue. Il déclara que le placement en détention provisoire de son client, qui était un étudiant ayant un domicile fixe, serait une mesure trop sévère.
Le juge assesseur près la cour d’assises de Diyarbakır ordonna le placement du requérant en détention provisoire. La partie pertinente en l’espèce de sa décision peut se traduire comme suit :
« Compte tenu de la nature de l’infraction reprochée aux suspects, à savoir de[s actes de] propagande en faveur d’une organisation terroriste, le PKK, de l’état des preuves, de l’existence de forts soupçons [et] du fait que l’infraction reprochée figurait parmi les infractions dites « cataloguées » (« katalog suç »), il convient d’ordonner la mise en détention [du] suspect, en application de l’article 100 du code de procédure pénale (...) »
11. Le 21 octobre 2008, le requérant forma opposition à la décision de la mise en détention. Il soutint tout d’abord que les conditions énumérées à l’article 100 du code de procédure pénale (« le CPP ») n’étaient pas réunies pour ordonner son placement en détention provisoire. À cet égard, il exposait que toutes les preuves avaient été recueillies et qu’il n’existait aucun risque de fuite et qu’il était étudiant, ayant un domicile fixe. Il demanda par conséquent – à tout le moins – que des mesures alternatives telles que la libération sous caution soient prises en considération. Par ailleurs, il soutint que sa participation à des rassemblements ne pouvait être considérée comme un acte de propagande en faveur d’une organisation terroriste.
12. Dans son formulaire de requête, ainsi que dans ses observations, le requérant a précisé que cette opposition fut rejetée par la cour d’assises sans toutefois préciser sa date et sans produire la décision pertinente.
13. Le 28 octobre 2008, le parquet de Diyarbakır déposa un acte d’accusation contre le requérant et deux autres suspects. Il reprochait au requérant d’avoir fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste (article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme) lors des rassemblements suivants : meeting ouvert organisé le 25 novembre 2007 par un parti politique ; les festivités de Newruz organisées le 20 mars 2007 ; les activités telle que la plantation d’arbres organisées le 5 avril 2007 à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de A.Ö. Le parquet précisa qu’au cours de ces activités, des slogans en faveur du PKK ou de son chef A.Ö. avaient été scandés.
Par contre, s’agissant des événements du 15 octobre 2008, le parquet observa que, même s’il était établi que le requérant avait participé à ces événements, il n’existait aucun élément de preuve donnant à penser qu’il avait scandé des slogans ou qu’il avait commis un autre acte illégal. Par conséquent, il décida de séparer la procédure pour autant qu’elle concernait ces événements et de renvoyer le dossier devant le parquet ordinaire de Diyarbakır.
14. Le 4 novembre 2008, le requérant présenta une nouvelle demande de libération provisoire. Il déclara notamment que les conditions de l’article 100 du CPP n’étaient pas réunies.
Selon le requérant, le 10 novembre 2008 sa demande de libération provisoire fut rejetée (cette décision n’a pas été produite par les parties).
Le 17 novembre 2008, le requérant forma opposition à la décision du 10 novembre 2008. Il soutient que cette opposition a été rejetée sans toutefois préciser sa date et sans produire la décision pertinente.
15. Le 4 décembre 2008, après avoir entendu le requérant, qui avait présenté une demande de remise en liberté, la cour d’assises ordonna son maintien en détention et rejeta sa demande de libération provisoire en ces termes :
« S’agissant de l’accusé Hakim Aydın, compte tenu des éléments justifiant l’existence de forts soupçons et du fait que l’infraction reprochée figurait parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP, il convient d’ordonner le maintien en détention et de rejeter la demande de remise en liberté provisoire (...) »
16. Le 5 décembre 2008, le requérant forma opposition à la décision du 4 décembre 2008. Il déclara notamment que l’infraction reprochée au requérant ne figurait pas parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP.
Dans son formulaire de requête, ainsi que dans ses observations, le requérant a précisé que cette opposition fut rejetée par la cour d’assises sans toutefois préciser sa date et sans produire la décision pertinente.
17. Le 24 décembre 2008, le requérant présenta une nouvelle demande de libération provisoire. Il déclara notamment que son maintien en détention constituait une violation de ses droits garantis par les articles 25 (liberté de pensée), 26 (liberté d’expression) et l’article 34 (liberté de réunion pacifique) de la Constitution. Il souligna notamment que l’instruction pénale relative aux événements du 15 octobre 2008 avait été renvoyée devant le parquet ordinaire de Diyarbakır, qui avait engagé une action pénale à son encontre devant le tribunal correctionnel de Diyarbakır (le dossier de l’affaire ne contient pas d’éléments sur la suite qui a été donnée à cette procédure).
18. Le 22 janvier 2009, la cour d’assises tint une audience. Au cours de celle-ci, elle accusa tout d’abord réception de la demande de remise en liberté déposée par le requérant le 24 décembre 2008. Par la suite, elle donna parole au procureur de la République, au requérant et à son avocat successivement. Le procureur de la République demanda que le requérant soit remis en liberté provisoire, compte tenu de la nature de l’infraction reprochée, du fait que les preuves étaient en grande partie recueillies et eu égard à la durée de la détention déjà effectuée. Quant au requérant et à son avocat, ils réitérèrent la demande de remise en liberté.
La cour d’assises ordonna la remise en liberté provisoire du requérant. La partie pertinente en l’espèce de sa décision peut se traduire comme suit :
« Compte tenu de la nature et du contenu de l’infraction reprochée et de l’état de preuve, ainsi qu’eu égard à la durée de la détention déjà effectuée, il convient d’ordonner la remise en liberté provisoire de l’accusé (...) »
19. Par ailleurs, il ressort du dossier que le 6 mai 2010, la cour d’assises reconnut le requérant coupable du chef de propagande en faveur du PKK en raison de sa participation à la manifestation du 5 avril 2007. Elle le condamna à une peine de dix mois d’emprisonnement en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Le prononcé de la condamnation fut ajourné en raison de l’entrée en vigueur de la loi no 5271 portant sursis au jugement et à l’exécution des peines d’une durée inférieure à deux ans. En revanche, s’agissant des rassemblements des 20 mars et 25 novembre 2007, elle décida de l’acquitter du même chef, faute de preuve suffisante.
Le 4 février 2011, la 4ème chambre de la cour d’assises rejeta l’opposition formulée par le requérant.
2. LE DROIT INTERNE PERTINENT
20. À l’époque des faits, l’article 100 du CPP pouvait se lire comme suit :
« 1. S’il existe des faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction [reprochée] et un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. La détention provisoire ne peut être prononcée que proportionnellement à la peine ou à la mesure préventive susceptibles d’être prononcées eu égard à l’importance de l’affaire.
2. Dans les cas énumérés ci-dessous, l’existence d’un motif de détention provisoire est présumée:
a) s’il existe des faits concrets qui font naître le soupçon d’une fuite (...),
b) si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître le soupçon
1. d’un risque de destruction, dissimulation ou altération des preuves,
2. d’une tentative d’exercer des pressions sur les témoins ou les autres personnes (...) »
En droit turc, les infractions listées au troisième paragraphe de l’article 100 du CPP sont considérées comme des « infractions cataloguées ». S’il existe des faits qui démontrent l’existence de « forts soupçons » quant à la commission de ces infractions, les juridictions nationales ont la possibilité de présumer l’existence d’un motif de détention (risque de fuite ou risque d’altération des preuves et de pressions sur les témoins, les victimes et autres personnes, voir le deuxième paragraphe de l’article 100 du CPP), en ayant égard au seul fait que l’infraction reprochée est énumérée dans le troisième paragraphe. Les infractions prévues à l’article 7 § 2 (propagande en faveur d’une organisation terroriste) de la loi no 3713 et à l’article 112 (entrave à l’éducation) du code pénal (« le CP ») ne figurent pas parmi ces infractions. Les parties pertinentes de l’article 100 § 3 du CPP, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, pouvait se traduire comme suit :
« 3) S’il existe des faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions citées ci-dessous, on peut présumer l’existence de motif de détention :
a) pour les infractions suivantes réprimées par le code pénal no 5237 du 26 septembre 2004;
1. Génocide et crimes contre l’humanité (articles 76, 77, 78),
2. Homicide volontaire (articles 81, 82, 83),
3. Blessure volontaire avec arme (article 86 § 3 e) et blessure volontaire aggravée (...) (article 87),
4. Torture (articles 94, 95),
5. Agression sexuelle (article 102, à l’exception du premier paragraphe),
6. Abus sexuel des enfants (article 103),
7. Vol (articles 141, 142) et vol aggravé (articles 148, 149),
8. Trafic de stupéfiant (article 188),
9. Création d’une organisation en vue de commettre des infractions (article 220, à l’exception des paragraphes 2, 7 et 8),
10. Crimes contre la sûreté de l’État (articles 302, 303, 304, 307, 308),
11. Crimes contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de ce système (articles 309, 310, 311, 313, 314, 315),
b) Trafic d’arme (...)
c) Détournement de fonds (...)
d) Crimes prévues par la loi relative à la lutte contre la contrebande et réprimées par une peine d’emprisonnement (...)
e) Crimes prévues par les articles 68 et 74 de la loi relative à la protection du patrimoine culturelle et naturelle (...)
f) (...) mettre volontairement le feu aux forêts (...) »
21. À l’époque des faits, en application de l’article 109 du CPP, même si les motifs de détention étaient réunis, le juge avait la possibilité de placer un suspect qui encourait au maximum une peine d’emprisonnement de trois ans sous contrôle judiciaire au lieu d’ordonner sa détention.
22. Pour ce qui est des articles 141 et 142 du CPP, voir notamment les paragraphes 14 et 15 de l’arrêt Adıgüzel et autres c. Turquie (no 65126/09, 13 février 2018).
23. À l’époque des faits, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 se lisait comme suit :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (...) »
Par ailleurs, en vertu de l’article 112 du CP, l’entrave à l’éducation constitue une infraction qui sera condamné à une peine d’emprisonnement allant de un à trois ans.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
24. Le requérant soutient que son placement en détention provisoire le 19 octobre 2008 a enfreint les articles 5 et 6 de la Convention. Il affirme avoir été privé de sa liberté pour avoir participé à une manifestation pacifique le 15 octobre 2008.
Maîtresse de la qualification juridique des faits en cause, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner les allégations du requérant sous l’angle de l’article 5 § 1 c) de la Convention, considérant qu’au cœur de l’affaire se trouve la régularité de la privation de liberté du requérant.
L’article 5 § 1 c) de la Convention est ainsi libellée :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci. »
25. Le Gouvernement ne conteste pas l’examen de ce grief sous l’angle de la disposition invoquée, même s’il argue qu’il convient de rejeter ce grief.
A. Sur la recevabilité
26. Le Gouvernement observe que le requérant, arrêté le 16 octobre 2008 et remis en liberté provisoire le 22 janvier 2009, n’a pas été l’objet d’une procédure pénale en raison des événements du 15 octobre 2008. Se référant notamment à la décision Şefik Demir c. Turquie ((déc.), no 51770/07, § 24, 16 octobre 2012), il excipe du non-épuisement des voies de recours internes : il estime que le requérant aurait pu déposer un recours en indemnisation devant les juridictions internes sur le fondement des articles 141 et 142 du CPP. À cet égard, il précise que, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, en cas de non-lieu du procureur, les personnes privées de leur liberté auraient la possibilité de demander une indemnité.
27. Le requérant ne présente pas d’observations à ces sujets.
28. La Cour observe d’emblée que, bien que le requérant ait soutenu, dans son formulaire de requête et dans ses observations, avoir déposé plusieurs demandes de remise en liberté provisoire et avoir formé opposition aux décisions relatives à son maintien en détention provisoire (paragraphes 12, 14 et 15 ci-dessus), il s’est contenté de produire une copie de ses demandes, ainsi que les décisions du 19 octobre (mise en détention provisoire), du 4 décembre 2008 (maintien en détention provisoire) et du 22 janvier 2009 (remise en liberté provisoire) relatives à sa détention provisoire. Elle note également que le Gouvernement, qui n’a pas contesté l’affirmation du requérant quant à ses démarches qui auraient été faites au plan national, n’a pas non plus soutenu que celui-ci n’avait pas formé opposition aux décisions ordonnant son placement et son maintien en détention provisoire. En effet, d’après la jurisprudence établie de la Cour, la voie d’opposition constitue un recours à épuiser avant d’introduire une requête devant la Cour (Agit Demir c. Turquie, no 36475/10, § 58, 27 février 2018).
Au vu de ce qui précède, la Cour examinera l’affaire à la lumière des éléments du dossier produits par les parties.
29. Selon la jurisprudence constante de la Cour, s’agissant de griefs tirés de l’article 5 § 1 c) de la Convention, lorsqu’un requérant soutient qu’il a été privé de sa liberté en méconnaissance du droit interne et lorsque cette privation de liberté a pris fin, une action en réparation à même d’aboutir à une reconnaissance de la violation alléguée et à l’attribution d’une indemnisation est en principe un recours effectif qui doit être exercé si son efficacité en pratique a été dûment établie (Adıgüzel et autres c. Turquie, no 65126/09, § 34, 13 février 2018, avec les références qui y sont citées). Dans les affaires relatives à la Turquie, la Cour a notamment cherché à répondre à la question de savoir si l’irrégularité ou l’illégalité d’une telle privation de liberté avait été préalablement reconnue en droit interne (ibidem, § 34, et Lütfiye Zengin et autres, no 36443/06, § 64, 14 avril 2015).
30. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que le juge assesseur a ordonné la mise en détention du requérant le 19 octobre 2008 (paragraphe 10 ci-dessus), se fondant sur l’article 100 du CPP. Il ressort également du dossier que le maintien en détention a été ordonné le 4 décembre 2008 par la cour d’assises (paragraphe 15 ci-dessus). Puis, le requérant a été remis en liberté le 22 janvier 2009 (paragraphe 18 ci-dessus).
Certes, dans l’acte d’accusation du 28 octobre 2008, le parquet a décidé de séparer l’instruction des charges liées aux événements du 15 octobre 2008 et de renvoyer le dossier y relatif devant le parquet ordinaire de Diyarbakır. Il semble cependant que cette instruction ne s’est pas soldée par un non-lieu et que, selon l’affirmation du requérant, le parquet de Diyarbakır l’a inculpé devant le tribunal correctionnel de Diyarbakır (paragraphe 13 ci-dessus). Néanmoins, le dossier ne contient pas d’élément sur la suite qui aurait été donnée à cette procédure. Sur ce point, les circonstances de la présente affaire se distinguent de l’affaire Adıgüzel et autres (précitée), où l’irrégularité de la privation de liberté subie par les requérants a été au préalable reconnue, du moins implicitement, par le jugement de relaxe. Or, la présente espèce est plutôt similaire à l’affaire Lütfiye Zengin et autres (précitée, §§ 65-67), dans la mesure où il ne ressort pas du dossier que les autorités nationales ont explicitement ou implicitement reconnu que la privation de liberté subie par le requérant était irrégulière ou contraire à la loi. En outre, il ne faut pas perdre de vue que la justification de la privation de liberté du requérant a évolué pendant sa détention. Alors qu’il avait été arrêté pour un chef lié aux événements du 15 octobre 2008, il avait été également questionné sur divers événements. S’agissant de ces derniers événements, la procédure pénale engagée à son encontre a abouti à une condamnation (paragraphe 19 ci-dessus).
Au demeurant, la Cour observe que le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, un recours prévu à l’article 141 du CPP a pu aboutir. Dans de telles conditions et eu égard aux circonstances de la présente espèce, elle n’est pas convaincue qu’un recours visant uniquement à l’octroi d’une indemnité peut constituer un recours qui doit être exercé (ibidem, §§ 65-67). Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
31. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
32. La Cour observe que le requérant conteste pour l’essentiel la régularité de sa mise en détention provisoire le 19 octobre 2008. Selon l’intéressé, au vu des circonstances de l’espèce, son placement en détention provisoire n’était pas indispensable.
33. Le Gouvernement combat les thèses du requérant et soutient que la mise en détention en question était justifiée par des raisons plausibles au regard de l’article 100 du CPP.
34. La Cour rappelle qu’en matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale mais également, le cas échéant, à d’autres normes juridiques applicables aux intéressés, y compris celles qui trouvent leur source dans le droit international. Dans tous les cas, elle consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi d’autres, Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 79, CEDH 2010). S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il en est autrement lorsque l’inobservation de ce dernier est susceptible d’emporter violation de la Convention. Tel est le cas, notamment, des affaires dans lesquelles l’article 5 § 1 de la Convention est en jeu et la Cour doit alors exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a été respecté. En particulier, il est essentiel, en matière de privation de liberté, que le droit interne définisse clairement les conditions de détention et que la loi soit prévisible dans son application (Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 101, 23 février 2012).
Par ailleurs, la privation de la liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures moins sévères ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il ne suffit donc pas que la privation de liberté soit conforme au droit national, encore faut-il qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce. Si d’autres mesures moins sévères sont suffisantes à cette fin, la détention provisoire n’est pas compatible avec l’article 5 § 1 c) de la Convention (Lütfiye Zengin et autres, précité, § 82, avec les références qui y sont citées).
35. En l’occurrence, la Cour observe que le requérant a été arrêté le 16 octobre 2008 pour sa participation aux événements qui ont eu lieu la veille. Il ressort notamment du dossier que, lors de ces événements, des actes d’entrave à l’éducation ont été perpétrés par des manifestations. Par ailleurs, selon le procès-verbal d’arrestation, il était soupçonné non seulement d’avoir mené une campagne pour l’emploi de la langue maternelle dans l’éducation, mais aussi d’avoir entravé le droit à l’éducation (paragraphe 7 ci-dessus), qui constitue une infraction pénale (paragraphe 23 ci-dessus). Compte tenu de ces éléments, la Cour partira du principe que l’intéressé peut être considéré comme ayant été détenu sur la base de « raisons plausibles de [le] soupçonner » d’avoir commis une infraction pénale. Il convient par ailleurs d’observer que, bien que la décision de mise en détention provisoire ordonnée par le juge assesseur le 19 octobre 2008 ne précise pas spécifiquement les actes reprochés (paragraphe 10 ci-dessus), il ressort de cette décision que le requérant a été placé en détention provisoire au motif qu’il ait été soupçonné d’avoir commis une seule infraction, à savoir de la propagande terroriste. Par conséquent, compte tenu de la formulation du grief par l’intéressé (paragraphe 24 ci-dessus), la Cour n’estime pas nécessaire de s’attarder sur les autres actes reprochés au requérant, qui ont été l’objet des poursuites pénales. En effet, les doléances du requérant ne portent que sur son placement en détention provisoire en raison des événements du 15 octobre 2008 et l’intéressé a été arrêté et puis placé en détention provisoire, entre autres, pour cet acte, qui a été considéré par le juge assesseur comme un des éléments constitutif de l’infraction de la propagande terroriste.
36. Quant à la régularité de la détention du requérant, la Cour note qu’en droit turc, tel qu’il ressort du libellé de l’article 100 du CPP (paragraphe 20 ci-dessus), le placement en détention provisoire d’une personne n’est possible que s’il existe de forts soupçons à son encontre de commission de l’infraction reprochée et s’il existe, en outre, un motif de détention, tel un risque de fuite du suspect ou un risque d’altération des preuves ou de pression sur les témoins, victimes ou autres personnes. Ces deux conditions sont cumulatives : à l’existence de forts soupçons doit venir s’ajouter, selon la loi, celle d’au moins un motif de détention. Enfin, même si ces deux conditions sont réunies, il convient d’envisager l’application de mesures moins sévères que la privation de liberté (Lütfiye Zengin et autres, précité, § 83).
37. La Cour observe qu’en l’espèce le requérant a été placé en détention provisoire, en application de la disposition précitée. Pour motiver la décision de placer le requérant en détention, le juge assesseur près la cour d’assises a invoqué la nature de l’infraction reprochée, l’état des preuves et l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée. En outre, ce juge a précisé que l’infraction en cause figurait parmi les infractions cataloguées (paragraphe 10 ci-dessus).
38. Pour ce qui est de la nature de l’infraction, la Cour observe notamment qu’il ressort des motivations avancées par le juge assesseur que ce dernier s’est appuyé sur le fait que l’infraction reprochée figurait parmi les infractions dites « cataloguées » pour ordonner la mise en détention du requérant. Or, contrairement à l’affirmation du juge assesseur, l’infraction prévue à l’article 7 § 2 de la loi no 3713 – ainsi que celle concernant l’entrave à l’éducation – n’était pas considérée par le législateur turc comme une telle infraction. En outre, il ne ressort pas du dossier que le requérant a été suspecté ou accusé d’une infraction dite « cataloguée » au cours de sa détention provisoire. Par conséquent, le juge assesseur ne pouvait pas présumer l’existence d’un motif de détention, à savoir le risque de fuite ou le risque d’altération des preuves ou de pressions sur les témoins, les victimes et autres personnes, et se prévaloir de la présomption légale quant à l’existence des motifs de détention pour justifier la détention en question.
39. La Cour observe à cet égard que la considération selon laquelle l’infraction en question était une infraction cataloguée a permis au juge assesseur de ne pas se pencher sur les arguments du requérant concernant l’absence de risque de fuite et d’altération des preuves tirés de l’article 100 du CPP.
40. Par conséquent, la Cour estime que le placement en détention du requérant le 19 octobre 2008, ordonné par le juge assesseur au motif qu’il s’agissait d’une infraction cataloguée, n’était pas conforme à la législation nationale. Il en résulte que les motifs invoqués par les autorités nationales ne peuvent constituer une base suffisante pour justifier la détention provisoire du requérant au moins pour la période du 19 octobre au 4 décembre 2008 (paragraphe 15 ci-dessus).
Il y a donc eu violation de cette disposition.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
41. Le requérant soutient que la privation de liberté qu’il a subie a enfreint sont droit à la liberté de réunion pacifique. Il invoque à cet égard les articles 10 et 11 de la Convention.
La Cour estime que, dans les circonstances de la cause, l’article 10 de la Convention s’analyse en une lex generalis par rapport à l’article 11 de la Convention, lex specialis, de sorte qu’il n’y a pas lieu de le prendre en considération séparément (voir, mutatis mutandis, Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 35, série A no 202, voir, en particulier, Lütfiye Zengin et autres, précité, § 35). Il convient dès lors d’examiner le grief du requérant sur le terrain de l’article 11 de la Convention, lu à la lumière de l’article 10.
La partie pertinente en l’espèce de l’article 11 est ainsi libellée :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique (...)
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
42. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.
A. Sur la recevabilité
43. Le Gouvernement invite d’emblée la Cour à déclarer la requête irrecevable pour non-respect du délai de six mois ou pour non-épuisement des voies de recours internes. À titre principal, il affirme que le requérant n’a pas été l’objet d’une procédure pénale en raison de sa participation aux événements du 15 octobre 2008. Par conséquent, le délai de six mois commence à courir à cette date ; or la requête a été introduite le 15 janvier 2009, soit, selon lui, en dehors du délai de six mois. À titre subsidiaire, il soutient que le requérant n’a pas porté devant les juridictions nationales son grief relatif aux articles 10 et 11 de la Convention.
44. Le requérant ne présente pas d’observations à ces sujets.
45. Pour ce qui est de l’exception du Gouvernement tirée du non-respect du délai de six mois, la Cour observe que l’intéressé se plaint d’avoir été privé de sa liberté en raison de sa participation à une manifestation pacifique. Or, celui-ci a été remis en liberté provisoire le 22 janvier 2009, c’est-à-dire après l’introduction de la présente requête. De toute manière, à supposer que le délai de six mois commence à courir le 15 octobre 2008 – date des événements en question –, comme le soutient le Gouvernement, la requête a été introduite le 15 janvier 2009, soit moins de six mois après la date indiquée. Par conséquent, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement à ce titre.
46. Quant à l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes, la Cour observe que, dans sa déposition du 19 octobre 2008, le requérant a déclaré avoir participé de son propre gré à une déclaration de presse, à un défilé et à un sit-in organisés dans le campus universitaire de Diyarbakır dans le cadre d’une campagne pour l’emploi de la langue maternelle dans l’éducation. Par ailleurs, lorsqu’il a formé opposition le 21 octobre 2008 à la décision de la mise en détention, il a soutenu que sa participation à ces rassemblements ne pouvait être considérée comme un acte de propagande en faveur d’une organisation terroriste. En particulier, dans sa demande de libération provisoire présentée le 24 décembre 2008, il s’est prévalu expressément de son droit à la liberté de réunion pacifique (paragraphe 17 ci-dessus). Par conséquent, les arguments juridiques avancés par le requérant en vue de contester la mesure de privation de liberté contenaient bien une doléance liée à l’article 11 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 39, CEDH 1999‑I).
Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.
47. Constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
48. Le requérant réitère avoir participé à des activités (une déclaration de presse, un défilé et un sit-in organisés dans le campus universitaire de Diyarbakır) qui se sont déroulées de manière pacifique.
49. Sans contester l’applicabilité de l’article 11 de la Convention aux faits de la cause ni l’existence d’une ingérence, le Gouvernement explique que, dans le cadre des manifestations du 15 octobre 2008, certains étudiants ont tenté de perturber les cours et de participer à la manifestation en faisant irruption dans les classes et en tapant sur les pupitres. Il souligne également que les forces de l’ordre n’étaient pas intervenues lors des manifestations en question au cours desquelles le communiqué de presse avait été lu sans aucune ingérence et que le requérant a été arrêté un jour après ces événements. Par ailleurs, il explique que le requérant n’a pas été l’objet de poursuites pénales en raison de sa participation à ces événements. Néanmoins, le Gouvernement laisse à la discrétion de la Cour l’appréciation du grief du requérant à cet égard, à la lumière de sa jurisprudence pertinente.
50. La Cour observe que le 16 octobre 2008, le requérant a été arrêté par la police. Bien qu’il ressort du procès-verbal d’arrestation qu’il était soupçonné non seulement d’avoir mené une campagne pour l’emploi de la langue maternelle dans l’éducation, mais aussi d’avoir entravé le droit à l’éducation, le Gouvernement reconnaît qu’il a été arrêté pour sa participation à une déclaration de presse, à un défilé et à un sit-in organisés dans le campus universitaire de Diyarbakır. En effet, il ressort des procès-verbaux d’interrogatoire que le requérant n’a pas été questionné sur son éventuelle implication dans les actes tendant à entraver le droit à l’éducation lors des manifestations en question. Par ailleurs, il est établi que les manifestations auxquelles le requérant a pris part étaient pacifiques. Par conséquent, la Cour conclut que la privation de la liberté du requérant ordonnée par les juridictions nationales pour sa participation aux événements du 15 octobre 2008 a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit garanti par l’article 11 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, §§ 92-93, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII).
51. La Cour rappelle avoir constaté ci-dessus (paragraphe 40) que la mise en détention provisoire du requérant n’a pas respecté le droit turc et ne saurait dès lors passer pour régulière au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. En effet, le requérant a été arrêté et puis placé en détention provisoire, entre autres, pour sa participation aux manifestations du 15 octobre 2008, qui a été considérée par le juge assesseur comme un des éléments constitutif de l’infraction de la propagande terroriste (paragraphe 35 ci-dessus). Comme il a été souligné ci-dessus (paragraphe 40), la mise en détention du requérant n’était pas conforme à la législation nationale, dans la mesure où, contrairement à l’affirmation du juge assesseur, l’infraction prévue à l’article 7 § 2 de la loi no 3713 n’était pas considérée par le législateur turc comme une infraction « cataloguée » (paragraphe 38 ci-dessus).
Or, l’article 11 § 2 voulant qu’une ingérence dans l’exercice de la liberté de réunion pacifique soit « prévue par la loi » au même titre que l’article 5 § 1 exige que toute privation de liberté soit « régulière », il s’ensuit que la mise en détention provisoire du requérant n’était pas « prévue par la loi » au regard de l’article 11 § 2 de la Convention (pour une approche similaire, voir ibidem, § 94).
52. Eu égard à cette conclusion, la Cour n’estime pas nécessaire en l’espèce de contrôler le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 11.
Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention.
3. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
53. Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint également d’un manque d’équité de la procédure sans donner aucune précision. Par ailleurs, il soutient avoir fait l’objet d’une discrimination fondée sur son origine ethnique, au sens de l’article 14 de la Convention.
54. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
55. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
56. Le requérant réclame 8 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral et la même somme au titre du préjudice matériel. Par ailleurs, il demande 2 930 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il fournit un décompte horaire et une facture.
57. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
58. La Cour note que le requérant n’a fourni aucun élément démontrant qu’il a subi un dommage matériel en raison des violations constatées. Par conséquent, elle rejette la demande y afférente. Quant au dommage moral, elle estime que le requérant a dû éprouver des sentiments d’impuissance et de frustration face aux réactions des autorités quant à sa participation aux réunions pacifiques précitées. Elle considère que ce préjudice ne saurait être réparé par les seuls constats de violation (Lütfiye Zengin et autres, précité, § 98). Statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer, pour dommage moral, 5 000 EUR au requérant. Enfin, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable la somme de 2 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.
59. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 5 § 1 c) et 11 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement) :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 mai 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley NaismithRobert Spano
GreffierPrésident