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18/05/2021 | CEDH | N°001-209997

CEDH | CEDH, AFFAIRE MANZANO DIAZ c. BELGIQUE, 2021, 001-209997


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MANZANO DIAZ c. BELGIQUE

(Requête no 26402/17)

ARRÊT


Art 5 § 4 • Garanties procédurales du contrôle de la légalité d’un internement • Projet d’arrêt du conseiller-rapporteur communiqué avant l’audience de la Cour de cassation à l’avocat général et non au requérant • Avocat général à la Cour de cassation n’ayant pas la qualité de partie au procès • Absence d’adversaire et donc de possible rupture de l’égalité des armes • Projet d’arrêt élaboré par le conseiller-rapporteur, document de t

ravail interne à la formation de jugement, couvert par le secret, non soumis au principe du contradictoire • Conclusions de ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MANZANO DIAZ c. BELGIQUE

(Requête no 26402/17)

ARRÊT

Art 5 § 4 • Garanties procédurales du contrôle de la légalité d’un internement • Projet d’arrêt du conseiller-rapporteur communiqué avant l’audience de la Cour de cassation à l’avocat général et non au requérant • Avocat général à la Cour de cassation n’ayant pas la qualité de partie au procès • Absence d’adversaire et donc de possible rupture de l’égalité des armes • Projet d’arrêt élaboré par le conseiller-rapporteur, document de travail interne à la formation de jugement, couvert par le secret, non soumis au principe du contradictoire • Conclusions de l’avocat général présentées pour la première fois oralement à l’audience, sans communication préalable au requérant • Requérant pas en situation de net désavantage

STRASBOURG

18 mai 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Manzano Diaz c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Georgios A. Serghides, président,
Paul Lemmens,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête (no 26402/17) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant espagnol, M. Edmundo Manzano Diaz (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 10 avril 2017,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 6 § 1 et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus, ainsi que la décision de porter à la connaissance des parties l’intention de la Cour de requalifier ce grief,

les observations des parties,

Notant qu’informé de son droit de prendre part à la procédure (article 36 § 1 de la Convention), le gouvernement espagnol n’a pas souhaité s’en prévaloir,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 avril 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne la procédure en cassation menée par le requérant à l’encontre d’une décision de maintien de l’internement adoptée par la commission supérieure de défense sociale. Sont en cause la transmission d’un projet d’arrêt du conseiller-rapporteur à l’avocat général, ainsi que les échanges prétendus entre l’avocat général et la Cour de cassation ou au moins le conseiller-rapporteur.

2. Le requérant invoque l’article 6 § 1 de la Convention.

EN FAIT

3. Le requérant est né en 1957. Au moment de l’introduction de la requête, il résidait au Centre régional de soins psychiatriques « Les Marronniers » de Tournai. Il est représenté par Me Hissel, avocat.

4. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, service public fédéral de la Justice.

5. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

6. Le requérant fit l’objet de trois décisions d’internement, rendues par des juridictions compétentes respectivement en juin 2004, décembre 2004 et octobre 2007. Il est détenu sans discontinuer depuis la dernière décision d’internement.

7. Le 6 avril 2016, alléguant d’irrégularités dans le cours des procédures ayant conduit à ses internements successifs, le requérant demanda, à titre principal, à la commission de défense sociale (ci-après « CDS ») de constater en urgence l’illégalité de sa détention et d’ordonner sa remise en liberté immédiate. À titre subsidiaire, il postula l’autorisation d’effectuer plusieurs sorties.

8. Par une décision du 18 mai 2016, la CDS se déclara incompétente pour examiner la légalité ou l’opportunité de la décision d’internement et maintint le placement du requérant. Le 9 juin 2016, la commission supérieure de défense sociale (« CSDS ») confirma cette décision en appel. Elle jugea qu’il ne lui appartenait pas, pas plus qu’à la CDS, de remettre en cause la légalité ou l’opportunité des décisions d’internement coulées en force de chose jugée et des expertises ayant mené à celles-ci. Elle considéra qu’il s’ensuivait que le requérant ne pouvait être libéré définitivement ou à l’essai que dans les conditions légales, qui n’étaient pas rencontrées en l’espèce.

9. Le requérant se pourvut en cassation contre cette décision, invoquant la violation notamment de l’article 6 § 1 de la Convention.

10. L’audience publique devant la Cour de cassation eut lieu le 12 octobre 2016. Au cours de celle-ci, l’avocat général rendit ses conclusions oralement.

11. Par un arrêt rendu le même jour, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle jugea que le droit à un procès équitable et le droit à un recours effectif devant un tribunal ne comprenaient pas le droit de faire réexaminer par la CDS la légalité ou le bien-fondé des décisions judiciaires passées en force de chose jugée ayant ordonné l’internement. Elle releva que la CSDS avait énoncé les raisons pour lesquelles elle ne se prononcerait pas sur les moyens invoqués contre ces décisions, de sorte que sa décision était régulièrement motivée sur ce point.

12. La Cour de cassation rejeta par ailleurs le moyen par lequel le requérant faisait valoir que les conclusions de l’avocat général à la Cour de cassation dans son affaire ne lui avaient pas été communiquées dans le délai légal et déduisait du caractère verbal de ces conclusions que l’avocat général aurait discuté de l’affaire avec le conseiller-rapporteur avant l’audience publique, le cas échéant en vue de préparer ensemble l’arrêt à intervenir et ce sur la base d’un projet d’arrêt établi par le conseiller-rapporteur. La Cour de cassation considéra que « ne pouvant entraîner la cassation de la [décision attaquée], le moyen [était] irrecevable ».

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES pERTINENTS

1. Le pourvoi en cassation et le rôle de la Cour de cassation

13. En droit belge, le pourvoi en cassation est une voie de recours qui permet au demandeur de soumettre à la Cour de cassation une décision rendue en dernier ressort dont il est allégué qu’elle comporte une ou plusieurs violations de règles substantielles ou prescrites à peine de nullité ou qu’elle n’est pas conforme à la loi. Aux termes de l’article 147, alinéa 2, de la Constitution, la Cour de cassation « ne connaît pas du fond des affaires ». Elle a pour mission de veiller à l’interprétation et à l’application exacte de la loi et, ainsi, d’assurer l’unité de la jurisprudence.

2. L’organisation et le rôle spécifique du ministère public près la Cour de cassation

14. Dans l’exercice de sa mission, la Cour de cassation est assistée d’un parquet « près la Cour de cassation » qui occupe une place particulière dans l’organisation du ministère public. Le parquet de cassation est indépendant du ministère public près les juridictions de fond.

15. Aux termes de l’article 141 du code judiciaire, « le procureur général près la Cour de cassation n’exerce pas l’action publique, sauf lorsqu’il intente une action dont le jugement est attribué à la Cour de cassation ». Il en découle qu’en règle, à l’exception des rares hypothèses dans lesquelles la Cour de cassation statue comme juge du fond, le ministère public près la Cour de cassation n’est pas partie à l’instance en cassation. Il exerce, en toute indépendance, les fonctions de conseiller de la Cour de cassation. L’article 142, alinéa 2, du code judiciaire, prévoit que « le procureur général est assisté par un premier avocat général et des avocats généraux qui exercent leurs fonctions sous sa surveillance et sa direction ». Enfin, suivant l’article 180 du code judiciaire, « la Cour de cassation et le parquet près cette Cour constituent ensemble une entité judiciaire séparée » aux fins de la gestion des moyens de financement qui lui sont alloués.

16. Les dispositions pertinentes qui régissent la procédure devant la Cour de cassation sont les suivantes.

17. L’article 431 du code d’instruction criminelle dispose que :

« Le ministère public près la cour ou le tribunal qui a rendu la décision attaquée remet sans délai le dossier au procureur général près la Cour de Cassation. Celui-ci le transmet au greffier de la Cour de Cassation, qui inscrit immédiatement la cause au rôle général. »

18. Les articles 1104 et suivants du code judiciaire règlent la suite de la procédure devant la Cour de cassation de la façon suivante :

Art. 1104

« Lors de la transmission qui lui est faite du dossier par le greffier, le premier président désigne un magistrat du siège en qualité de rapporteur.

Celui-ci, son examen terminé, dépose le dossier au greffe. »

Art. 1105

« Le greffier transmet le dossier au procureur général, qui se charge de l’affaire ou désigne un des avocats généraux à cette fin.

Le ministère public est entendu dans toutes les causes.

Lorsque ses conclusions sont écrites, elles sont déposées au greffe pour être jointes au dossier de la procédure au plus tard le jour où le greffier notifie la date de fixation aux parties. Dans ce cas, une copie des conclusions est jointe à l’avis adressé par le greffier en application de l’article 1106, alinéa 2. »

(...)

Art. 1106

« Le premier président fixe, de concert avec le ministère public, le jour où la cause sera appelée à l’audience.

L’avocat ou la partie non représentée est averti de cette fixation, par les soins du greffier, quinze jours au moins avant l’audience, sauf abréviation de ce délai par le premier président si l’urgence le commande.

Le cas échéant, le greffier joint à cet avis de fixation les questions que la Cour ou le ministère public envisagent de poser à l’audience aux avocats, ou aux parties non représentées par un avocat, ayant déposé la requête en cassation ou un mémoire en réponse. »

Art. 1107

« Après le rapport, le ministère public donne ses conclusions. Ensuite, les parties sont entendues. Leurs plaidoiries ne peuvent porter que sur les questions de droit proposées dans les moyens de cassation ou sur les fins de non-recevoir opposées au pourvoi ou aux moyens.

Lorsque les conclusions du ministère public sont écrites, les parties peuvent, au plus tard à l’audience et exclusivement en réponse aux conclusions du ministère public, déposer une note dans laquelle elles ne peuvent soulever de nouveaux moyens.

Chaque partie peut demander à l’audience que l’affaire soit remise pour répondre verbalement ou par une note à ces conclusions écrites ou verbales du ministère public.

La Cour fixe le délai dans lequel cette note doit être déposée. »

Art. 1108

« La Cour juge tant en l’absence qu’en présence des avocats et des parties. »

Art. 1109

« Les arrêts sont prononcés en audience publique par le président, en présence du ministère public et avec l’assistance du greffier. »

19. Tel que l’expose le Gouvernement, le déroulement de la procédure en cassation suit les étapes suivantes.

20. Tout d’abord, le conseiller-rapporteur examine le dossier et rédige un document préparatoire contenant des propositions qui prennent, en pratique, la forme d’un avant-projet d’arrêt – parfois aussi qualifié de « projet d’arrêt ». Ce document inclut des notes et, le cas échéant, des projets de variantes. Il s’agit d’un premier avis du conseiller-rapporteur. Le dossier est alors transmis au ministère public avec les propositions du conseiller-rapporteur.

21. L’avocat général procède alors à son tour à une analyse approfondie du dossier. Il examine les propositions du conseiller-rapporteur. Le cas échéant, l’avocat général a un échange de vues avec ce dernier quant aux solutions à envisager, il formule des suggestions et les confronte à l’opinion du conseiller-rapporteur. Au terme de cet examen et de cet échange de vues éventuel, l’avocat général prépare des conclusions écrites ou une note destinée à constituer le support de ses conclusions orales.

22. Parallèlement, le conseiller-rapporteur met au point ses propositions et prépare un ou plusieurs projets d’arrêt s’il estime que la solution à adopter peut être sujette à discussion. Les membres du siège reçoivent communication des pièces essentielles, parmi lesquelles figurent la décision attaquée, les mémoires des parties, les conclusions écrites éventuelles du ministère public ainsi que le texte des propositions du conseiller-rapporteur. Les conseillers examinent le dossier en vue de préparer l’audience et le futur délibéré. Ils s’échangent des notes et, le cas échéant, des projets d’arrêt alternatifs. À ce stade, le ministère public est tenu à l’écart des échanges entre membres du siège et ne participe plus, avec le conseiller-rapporteur, à la réflexion sur la solution à apporter au pourvoi.

23. Le greffier avertit les parties de l’audience au moins quinze jours à l’avance. Les conclusions écrites éventuelles du ministère public leur sont communiquées. À l’audience, le conseiller-rapporteur fait un bref rapport en rappelant les données procédurales de la cause. Le ministère public prend ensuite la parole soit pour se référer à ses conclusions écrites, soit pour faire part de ses conclusions orales qu’il présente sur la base de notes. Les parties peuvent répliquer aux conclusions du ministère public. Lorsque le ministère public a pris des conclusions écrites, les parties peuvent déposer une note au plus tard à l’audience. Chaque partie peut par ailleurs en toute hypothèse demander à l’audience que l’affaire soit remise pour répondre verbalement ou par écrit aux conclusions écrites ou verbales du ministère public.

24. Enfin, l’affaire est prise en délibéré. Le ministère public n’assiste pas au délibéré et est tenu totalement à l’écart de la délibération. En général, la Cour rend ses arrêts le jour même après en avoir délibéré. L’arrêt répond aux moyens régulièrement formés par les parties à l’instance en cassation mais il ne répond pas aux conclusions du ministère public.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

25. Le requérant se plaint d’une violation du principe de l’égalité des armes et du principe du contradictoire, en raison de la communication du projet d’arrêt du conseiller-rapporteur à l’avocat général, sans que ce projet ne lui soit communiqué, et des échanges entre l’avocat général et la Cour de cassation ou du moins le conseiller-rapporteur. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention.

26. La Cour rappelle qu’en matière de privation de liberté, l’article 5 § 4 contient des garanties procédurales particulières distinctes de celles de l’article 6 § 1. Il s’ensuit que, même à supposer que l’article 6 § 1 soit applicable dans son volet civil, l’article 5 § 4 constitue une lex specialis par rapport à cette dernière disposition (voir, mutatis mutandis, Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 55, CEDH 2005-XII, Claes c. Belgique, no 43418/09, § 123, 10 janvier 2013 ; voir aussi, dans le même sens, Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 241, 4 décembre 2018). Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, 20 mars 2018), la Cour examinera donc ce grief sous l’angle de l’article 5 § 4, qui est ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

1. Sur la recevabilité

27. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Le requérant

28. Le requérant estime que la procédure devant la Cour de cassation, en particulier la communication du projet d’arrêt du conseiller-rapporteur à l’avocat général sans communication aux parties et la discussion éventuelle entre le conseiller-rapporteur et l’avocat général sans la présence des parties méconnaît les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention. Le requérant considère que cette pratique compromet le principe de l’égalité des armes et le principe du contradictoire.

29. Par ailleurs, le requérant n’aperçoit pas comment la Cour de cassation qui rend en règle ses arrêts le jour même de l’audience publique pourrait prendre en considération les conclusions orales, souvent longues et complexes, données par l’avocat général sauf par une connaissance préalable de ces conclusions, auxquelles il n’avait quant à lui pas eu accès en l’espèce avant l’audience publique.

30. Le requérant considère que la faculté de répliquer aux conclusions de l’avocat général, en particulier lorsque celles-ci sont prises oralement, n’est pas effective, notamment dans la mesure où la Cour de cassation ne serait pas tenue de répondre aux arguments soulevés par la partie qui souhaite se prévaloir des possibilités de réplique offertes par la législation. Il allègue à cet égard que le dernier mot ne revient pas à la défense.

b) Le Gouvernement

31. Le Gouvernement estime, compte tenu, d’une part, de la mission particulière de la Cour de cassation – qui ne connaît pas du fond de l’affaire – et de celle de son parquet – qui agit non comme partie mais comme amicus curiae – et d’autre part, de la place spéciale qu’occupe le parquet près la Cour de cassation au sein du ministère public, que les contacts limités que ce dernier entretient avec le conseiller-rapporteur n’emportent aucune méconnaissance du principe de l’égalité des armes ou du principe du contradictoire.

32. Le Gouvernement précise qu’en l’espèce, aucune discussion n’est intervenue entre l’avocat général et le conseiller-rapporteur après la transmission par le second de son projet d’arrêt.

33. Le Gouvernement fait valoir que le ministère public près la Cour de cassation n’est pas partie à la procédure et ne peut raisonnablement apparaître comme partie aux yeux des demandeurs et défendeurs en cassation et que, partant, aucun problème d’égalité des armes ne se pose en l’espèce.

34. Il considère que le projet d’arrêt du conseiller-rapporteur qui est communiqué à l’avocat général ne constitue pas une pièce produite par une partie qui serait susceptible d’influencer la décision juridictionnelle, mais un document de travail interne à la formation de jugement couvert par le secret qui échappe au principe du contradictoire.

35. Le Gouvernement estime que la communication à l’avocat général du projet d’arrêt établi par le conseiller-rapporteur et les contacts qu’ils peuvent entretenir à ce stade sont de nature à renforcer les droits de la défense. À cet égard, il souligne tout d’abord que l’examen parallèle du dossier par le conseiller-rapporteur et l’avocat général suivi d’une confrontation de leurs vues présente la garantie d’un double examen du dossier et d’une première lecture critique des propositions du conseiller-rapporteur par un autre magistrat indépendant et impartial. Il considère ensuite que ce procédé permet de soumettre à la contradiction des parties, au travers des conclusions du ministère public, les résultats de cet examen croisé, notamment les pistes et les solutions envisagées sans compromettre le secret du délibéré.

36. Or, de l’avis du Gouvernement, si les propositions devaient être transmises directement aux parties sous la forme d’un rapport sur les moyens invoqués par ces dernières, celui-ci serait nécessairement amputé de ses éléments les plus intéressants pour éviter un reproche de préjugé. De surcroît, le Gouvernement considère que pareille communication s’accorderait mal avec le principe du secret du délibéré. Par ailleurs, l’interdiction qui serait faite au ministère public de prendre connaissance des premières propositions du conseiller-rapporteur et d’échanger avec lui constituerait un recul pour les droits de la défense. En effet, les conclusions du ministère public risqueraient de passer à côté des questions qui préoccupent le conseiller-rapporteur et ainsi de perdre leur utilité.

37. Le Gouvernement considère enfin que si la Cour de cassation n’est pas légalement tenue de répondre à la réplique éventuelle d’une partie aux conclusions de l’avocat général, elle n’en tient pas moins dûment compte dans son délibéré. Il rappelle également que si l’arrêt rendu par la Cour de cassation répond aux moyens régulièrement formés par les parties à l’instance en cassation, il ne répond pas aux conclusions de l’avocat général qui visent à éclairer la Cour sur les mérites du pourvoi, soulignant qu’une telle solution est logique dans la mesure où l’avocat général n’est pas partie à l’instance de cassation.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

38. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 5 § 4, les personnes arrêtées ou détenues ont droit à un examen du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de l’article 5 § 1, de leur privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les procès civils ou pénaux, il faut qu’elle revête un caractère judiciaire et offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (voir, par exemple, Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 125, CEDH 2000‑XI, Reinprecht, précité, § 31, CEDH 2005‑XII, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 161, 22 mai 2012).

39. La procédure portant sur un recours formé contre une détention ou la prolongation de celle-ci doit notamment être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir la partie poursuivante et le détenu (Kampanis c. Grèce, 13 juillet 1995, §§ 54-58, série A no 318‑B, Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009, et Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 90, 23 mai 2017).

40. La Cour rappelle que le principe du contradictoire et celui de l’égalité des armes exigent un « juste équilibre » entre les parties : chacune doit se voir offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (voir, en ce qui concerne le volet civil de l’article 6 § 1, Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 146, 19 septembre 2017).

41. Par ailleurs, le droit à une procédure contradictoire implique en principe le droit pour les parties à un procès de se voir communiquer et de discuter toute pièce ou observation présentée au juge, fût-ce par un magistrat indépendant tel que l’avocat général à la Cour de cassation belge, en vue d’influencer sa décision (voir, parmi d’autres, Venet c. Belgique, no 27703/16, § 42, 22 octobre 2019).

b) Application au cas d’espèce

42. Le requérant se plaint que la communication du projet d’arrêt du conseiller-rapporteur à l’avocat général, sans que ce projet ne lui ait été communiqué, ainsi que les échanges entre le conseiller-rapporteur et l’avocat général avant l’audience publique ont emporté violation du principe de l’égalité des armes et du principe du contradictoire.

43. La Cour rappelle que l’avocat général à la Cour de cassation n’a pas, en droit belge, la qualité de partie au procès. Il fait partie du parquet de la Cour de cassation qui, à la différence du parquet des juridictions du fond, n’exerce pas – sauf cas exceptionnels étrangers à la présente affaire – l’action publique, ne saisit pas lui-même la Cour, et n’a pas non plus la qualité de défendeur (Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 29, série A no 11). L’avocat général a, en Belgique, pour tâche principale d’assister la Cour de cassation et de veiller au maintien de l’unité de la jurisprudence, et il agit en observant la plus stricte objectivité (Vermeulen c. Belgique, 20 février 1996, §§ 29-30, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I, Van Orshoven c. Belgique, 25 juin 1997, §§ 37-38, Recueil 1997‑III, et Venet, précité, § 40).

44. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le principe de l’égalité des armes ne peut pas être invoqué dans un cas comme celui de l’espèce où aucune partie poursuivante ou autre partie adverse n’était partie à la procédure devant la Cour de cassation (Venet, précité, § 41). Ensuite, la circonstance, évoquée par le requérant, que l’avocat général à la Cour de cassation ne fait pas partie du siège de la Cour de cassation, ne suffit pas à démontrer en quoi il devrait du coup être considéré comme son adversaire dans la procédure en cassation, condition préalable pour alléguer une rupture de l’égalité des armes (voir, au sujet du « rapporteur public » dans la procédure devant le Conseil d’État de France, Marc-Antoine c. France (déc.), no 54984/09, § 32, 4 juin 2013).

45. En revanche, dès lors que l’avis de l’avocat général est destiné à conseiller et, partant, influencer la Cour de cassation, le principe du contradictoire doit être respecté (dans le même sens, Vermeulen, précité, § 31, Van Orshoven, précité, § 39, et Venet, précité, § 42).

46. La Cour est d’avis que le projet d’arrêt élaboré par le conseiller-rapporteur, qui est un magistrat de la formation de jugement chargé d’instruire le dossier, ne constitue pas une pièce produite par une partie et susceptible d’influencer la décision juridictionnelle, mais un élément établi au sein de la juridiction dans le cadre du processus d’élaboration de la décision finale. Partant, un tel document de travail interne à la formation de jugement, couvert par le secret, ne saurait être soumis au principe du contradictoire (voir, mutatis mutandis, Marc-Antoine, décision précitée, § 31).

47. La Cour note encore que pour établir ses conclusions et pour arrêter la position qu’il soumet publiquement à la formation de jugement, l’avocat général, qu’il partage ou non l’orientation du conseiller-rapporteur, s’appuie notamment sur le projet d’arrêt de celui-ci. En ce qu’elles intègrent l’analyse du conseiller-rapporteur, ces conclusions peuvent donc être de nature à permettre aux parties de percevoir les éléments décisifs du dossier et la lecture qu’en fait la juridiction. Cette particularité leur offre ainsi l’opportunité d’y répondre avant que les juges ne statuent. Par conséquent, il ne saurait être allégué que celle-ci porte en elle-même atteinte au caractère équitable de la procédure devant la Cour de cassation (voir, mutatis mutandis, Marc-Antoine, décision précitée, § 32).

48. Par ailleurs, la Cour n’aperçoit aucune raison de douter de l’affirmation du Gouvernement suivant laquelle aucune discussion n’est intervenue en l’espèce entre le conseiller-rapporteur et l’avocat général après la transmission du projet d’arrêt.

49. Le requérant se plaint ensuite d’une violation du principe de l’égalité des armes et du principe du contradictoire en raison de l’absence de communication des conclusions de l’avocat général avant l’audience publique, où elles n’ont été présentées qu’oralement, et de la connaissance qu’aurait eue la Cour de cassation de ces conclusions avant cette audience.

50. Outre qu’elle a déjà considéré ci-dessus qu’il n’était pas établi en quoi l’avocat général devait être regardé comme l’adversaire du requérant dans la procédure en cassation (paragraphes 43-44), la Cour constate que le requérant reste en défaut d’apporter des éléments concrets de nature à étayer l’allégation suivant laquelle la Cour de cassation aurait pris connaissance des conclusions de l’avocat général avant l’audience ou qu’elle aurait pris sa décision avant la présentation publique de ces conclusions lors de cette audience. Dès lors, il y a lieu de considérer que tant le requérant que la Cour de cassation et le public ont découvert à l’audience le sens et le contenu des conclusions données oralement par l’avocat général, sur la base d’une note préparée par lui (voir K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 43, 17 février 2005).

51. Il en résulte que le requérant ne saurait valablement soutenir avoir été placé dans une situation de net désavantage par rapport à quiconque du fait de ne pas avoir eu connaissance des conclusions de l’avocat général avant l’audience publique. Surabondamment, la Cour rappelle qu’une partie ne saurait tirer du droit à l’égalité des armes le droit de se voir communiquer, préalablement à l’audience, des conclusions qui ne l’ont pas été à une autre partie, ni au rapporteur, ni aux juges de la formation de jugement (voir, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, K.A. et A.D. c. Belgique, précité, § 43).

52. La Cour observe enfin qu’en vertu de l’article 1107 du code judiciaire, le requérant disposait de la possibilité de répondre aux conclusions orales du ministère public, soit en exposant oralement ses observations lors de l’audience, soit en demandant un report d’audience ou en sollicitant l’autorisation de déposer une note en délibéré dans un certain délai (paragraphe 18 ci-dessus). Le requérant n’établit pas en quoi il aurait été empêché d’user de cette possibilité dans les circonstances de l’espèce.

53. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le requérant ne saurait prétendre avoir été placé dans une situation contraire aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention.

54. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 mai 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan BlaškoGeorgios A. Serghides
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-209997
Date de la décision : 18/05/2021
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-4 - Garanties procédurales du contrôle;Contrôle de la légalité de la détention)

Parties
Demandeurs : MANZANO DIAZ
Défendeurs : BELGIQUE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : HISSEL V.

Origine de la décision
Date de l'import : 19/05/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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