GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE DENIS ET IRVINE c. BELGIQUE
(Requêtes nos 62819/17 et 63921/17)
ARRÊT
Article 5 § 1 • Régularité de l’arrestation ou de la détention • Refus de remettre en liberté des auteurs d’infractions internés atteints de troubles mentaux persistants après l’adoption d’une nouvelle loi réservant l’usage de cette mesure à des infractions plus graves • Caractère ni arbitraire ni manifestement déraisonnable de l’approche des juridictions internes reconnaissant la validité des mesures d’internement adoptées sous l’empire de la législation antérieure • Respect de toutes les trois conditions de la jurisprudence Winterwerp en matière de détention régulière des « aliénés » • Article 5 ne faisant pas obligation aux autorités chargées d’examiner la question de la persistance des troubles mentaux de tenir compte de la nature des faits commis par l’intéressé
Article 5 § 4 • Contrôle de la régularité d’une détention • Délai d’épreuve de trois ans obligatoire pour la libération de personnes internées auteurs d’infractions n’étant pas déterminant au vu de la persistance de leurs troubles mentaux
STRASBOURG
1er juin 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Denis et Irvine c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Ksenija Turković,
Paul Lemmens,
Síofra O’Leary,
Yonko Grozev,
Helen Keller,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Mārtiņš Mits,
Georgios A. Serghides,
Lado Chanturia,
Gilberto Felici,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Saadet Yüksel,
Peeter Roosma, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 octobre 2020 et le 31 mars 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne l’illégalité alléguée du maintien de l’internement des requérants au motif que les faits pour lesquels ils avaient été internés ne pouvaient plus donner lieu à une mesure d’internement en vertu de la nouvelle loi entrée en vigueur au cours de leur détention. Les requérants se plaignent également de l’impossibilité d’obtenir leur mise en liberté immédiate et définitive. Sont invoqués les articles 5 §§ 1 et 4, et 13 de la Convention.
PROCÉDURE
2. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 62819/17 et 63921/17) dirigées contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Jimmy Denis, et un ressortissant britannique, M. Derek Irvine (« les requérants »), ont saisi la Cour le 21 août 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
3. Les requérants ont été représentés par Me P. Verpoorten, avocat à Herentals. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.
4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 12 février 2018, les griefs concernant les articles 5 §§ 1 et 4, et 13 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour. Les parties ont échangé des observations sur la recevabilité et le bien-fondé des requêtes.
5. Le 8 octobre 2019, une chambre de cette section composée de Jon Fridrik Kjølbro, Faris Vehabović, Paul Lemmens, Iulia Antoanella Motoc, Carlo Ranzoni, Stéphanie Mourou-Vikström, Péter Paczolay, juges, et de Andrea Tamietti, greffier adjoint de section, a décidé, à l’unanimité, de joindre les requêtes et de les déclarer recevables. Elle a également dit, à l’unanimité, qu’il n’y avait eu ni violation de l’article 5 § 1 ni violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
6. Le 2 janvier 2020, les requérants ont sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le 24 février 2020, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
7. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Lors des deuxièmes délibérations, Peeter Roosma, juge suppléant, a remplacé Ivana Jelić, empêchée (article 24 § 3 du règlement).
8. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Le gouvernement britannique n’a pas souhaité se prévaloir de son droit d’intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).
9. Une audience s’est déroulée le 21 octobre 2020 au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, par visioconférence en raison de la situation sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 (article 59 § 3 du règlement). L’enregistrement de l’audience a été rendu public le lendemain sur le site internet de la Cour.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmeI. Niedlispacher, agent,
MeK. Lemmens, avocat, conseil,
MmeJ. Lefebvre, co-agente, conseillère ;
– pour les requérants
MeP. Verpoorten, avocat, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Verpoorten, Mme Niedlispacher et Me Lemmens, et, en leurs réponses aux questions posées par les juges, Me Verpoorten et Mme Lefebvre.
EN FAIT
10. Les requérants sont nés respectivement en 1984 et 1964. Lors de l’introduction de leurs requêtes, le premier requérant était interné à l’hôpital psychiatrique Bethanië à Zoersel et le second à la section de défense sociale de la prison de Turnhout.
1. Requête no 62819/17 (M. DENIS)
1. Antécédents de la procédure contestée devant la Cour
11. Par un jugement du tribunal correctionnel de Turnhout du 18 juin 2007, le premier requérant fut interné pour des faits qualifiés de vol en vertu de l’article 7 de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels telle que modifiée par la loi du 1er juillet 1964 (« la loi de défense sociale » ; paragraphe 58 ci-dessous), applicable à l’époque des faits.
12. Dans son rapport du 22 janvier 2007 établi à la demande du procureur du Roi de Turnhout, le psychiatre A. avait décrit le premier requérant comme ayant une personnalité psychotique avec une dépendance à la drogue et à l’alcool. Le psychiatre était d’avis que le requérant se trouvait dans un état grave de déséquilibre mental le rendant incapable du contrôle de ses actions et qu’il constituait un danger pour la société et pour lui-même, compte tenu de l’usage continu de drogues et de ses troubles psychotiques.
13. Le premier requérant fut libéré à l’essai à plusieurs reprises mais sa libération fut à chaque fois révoquée au motif que les conditions qui lui étaient imposées n’étaient pas respectées. Son internement à la section de défense sociale de la prison de Merksplas fut maintenu à intervalles réguliers par les instances de défense sociale.
14. Le 1er octobre 2016, la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement (ci-après « la loi relative à l’internement » ; paragraphes 70 et suivants ci‑dessous) entra en vigueur. Cette loi abrogea et remplaça la loi de défense sociale (paragraphe 11 ci‑dessus).
15. Le 27 octobre 2016, le service psychosocial de la prison de Merksplas établit un rapport sur la base d’entretiens avec le premier requérant, de son dossier, des observations du personnel du service, d’une enquête sociale menée par la maison de la justice et de l’avis du psychiatre. Le rapport fit état du fait que le requérant ne se droguait plus mais que ses problèmes psychotiques étaient également induits par le stress. Dans les moments où la problématique psychotique s’estompait, c’étaient des caractéristiques antisociales qui apparaissaient dans la personnalité du requérant. Il semblait toutefois fonctionner de manière plus stable. Le risque de commission de nouveaux faits punissables était estimé comme plutôt bas. Ayant examiné les antécédents du requérant, son parcours depuis son internement initial, le plan de reclassement proposé et l’absence de contre-indications, le service psychosocial donna un avis positif à la libération à l’essai avec un reclassement ambulatoire.
16. Le 15 novembre 2016, la chambre de protection sociale du tribunal de l’application des peines d’Anvers (« CPS ») ordonna sa libération à l’essai avec un reclassement résidentiel.
17. Le 27 décembre 2016, le premier requérant fut de nouveau arrêté et replacé à la section de défense sociale de la prison de Merksplas parce qu’il ne respectait pas les conditions qui lui avaient été imposées.
2. La procédure contestée devant la Cour
18. À une date non précisée dans le cadre du contrôle périodique de l’internement, le premier requérant demanda sa mise en liberté définitive. Dans ses conclusions, il fit valoir que son internement n’était plus légal dès lors que les faits pour lesquels il avait été interné ne pouvaient plus donner lieu à une mesure d’internement en vertu de la nouvelle loi relative à l’internement. Il soutint qu’en vertu de l’article 5 § 1 e) de la Convention sa privation de liberté n’était dès lors ni « régulière » ni prise « selon les voies légales ». Il demanda que soient appliqués l’article 2 du code pénal et l’article 7 de la Convention consacrant le principe de l’application rétroactive de la loi pénale plus douce. De plus, selon le premier requérant, le fait que la nouvelle loi relative à l’internement ne prévoyait plus la possibilité d’interner une personne pour les faits qu’il avait commis, avait pour conséquence que son trouble mental n’était pas suffisamment sérieux pour justifier le maintien de la mesure d’internement. Il devait donc être mis en liberté de manière définitive.
19. Le 25 janvier 2017, la CPS rejeta la demande de libération définitive du requérant. En outre, elle révoqua sa libération à l’essai, ordonna son placement immédiat à la section de défense sociale de la prison de Merksplas, rejeta les demandes de permission de sortie et décida que le directeur de la prison devait rendre un nouvel avis au plus tard le 18 juillet 2017.
20. La CPS rappela d’abord que l’article 7 de la Convention n’était pas applicable à la situation du requérant, puisque cette disposition concernait les « peines », alors que l’internement était une mesure de sûreté. Le jugement du tribunal correctionnel du 18 juin 2007 (paragraphe 11 ci‑dessus) avait ordonné l’internement du requérant et n’était pas une condamnation pénale. L’article 2 du code pénal n’était dès lors pas non plus applicable. Ce jugement était passé en force de chose jugée et était donc définitif. Aucun recours ne pouvait encore être introduit. Même à supposer qu’il s’agisse d’une condamnation pénale, la rétroactivité de la loi pénale plus douce ne pourrait donc pas être appliquée.
21. La CPS indiqua également qu’elle tirait sa compétence pour ordonner une libération définitive de la nouvelle loi relative à l’internement qui prévoyait un certain nombre de conditions qui devaient être vérifiées de manière stricte. En particulier, une libération à l’essai d’une durée minimum de trois ans devait avoir été effectuée et l’état de santé mentale devait s’être suffisamment stabilisé de sorte qu’il n’y ait raisonnablement plus à craindre qu’à cause de son trouble mental ou non, en conjonction éventuellement avec d’autres facteurs de risque, la personne internée commettrait à nouveau des infractions portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers. La loi ne prévoyait aucune autre base légale pour mettre une personne en liberté définitive. La CPS ne pouvait qu’appliquer la loi.
22. La CPS considéra à titre surabondant que le législateur n’avait en tout cas pas eu la volonté de donner un effet rétroactif à la loi « plus douce » à l’égard des décisions d’internement prises sur le fondement de l’ancienne loi de défense sociale de 1930. Cela ressortait explicitement des travaux parlementaires. Le ministre de la Justice avait simplement suggéré que les CPS compétentes revoient les décisions de maintien d’une mesure d’internement avec la clémence nécessaire (paragraphe 82 ci‑dessous). Ainsi, la CPS considéra que, indépendamment de la question de savoir si les faits punissables ayant justifié en 2007 l’internement du requérant pouvaient encore constituer un motif d’internement sous l’empire de la nouvelle loi, le requérant ne pouvait pas être mis en liberté définitive eu égard à son état mental actuel et au fait qu’il n’avait pas effectué la période de libération à l’essai prévue par la loi.
23. Le premier requérant se pourvut en cassation. Dans un premier moyen tiré de la violation des articles 5 § 4 et 13 de la Convention, il fit valoir que ces dispositions exigeaient que toute personne dont la privation de liberté n’était plus régulière devait avoir accès à un tribunal pouvant ordonner sa libération immédiate. En exigeant d’une personne qu’elle effectuât une période probatoire de trois ans avant de pouvoir obtenir sa libération définitive, la loi relative à l’internement méconnaissait les dispositions invoquées. Le jugement de la CPS avait ainsi violé ces dispositions en décidant que le requérant ne pouvait pas actuellement formuler une demande de libération définitive.
24. Le premier requérant souleva un deuxième moyen tiré notamment de la méconnaissance des articles 5 § 1 et 7 de la Convention, faisant valoir que la loi pénale plus favorable devait être appliquée et que les mesures d’internement, contrairement aux peines, n’étaient pas imposées à titre définitif, parce qu’elles devaient toujours l’être régulièrement et selon les voies légales au sens de l’article 5 § 1 e). Le danger que le requérant présentait pour la société ne pouvait dès lors pas se fonder sur des faits qui n’entraient plus en considération pour un internement. De plus, le jugement de la CPS ne constatait pas que la maladie mentale du requérant ait jamais conduit à des infractions qui relevaient de la loi du 5 mai 2014, ni que le requérant constituait toujours un danger pour la société.
25. Par un arrêt du 21 février 2017 (P.17.0125.N), la Cour de cassation rejeta le pourvoi du premier requérant.
26. S’agissant du moyen tiré de la violation des articles 5 § 4 et 13 de la Convention, la Cour de cassation releva qu’en vertu de l’article 66 de la nouvelle loi relative à l’internement, la libération définitive était en principe soumise à l’accomplissement d’un délai d’épreuve. Cette condition n’impliquait pas que l’interné n’avait pas accès au juge ou ne disposait pas d’un recours effectif tel que requis par la Convention. Le moyen déduit d’une autre prémisse juridique manquait en droit.
27. S’agissant du moyen tiré de la violation notamment des articles 5 § 1 et 7 de la Convention, la Cour de cassation estima que l’article 7 de la Convention n’était applicable qu’aux peines, et pas aux mesures de sûreté telles que l’internement. Du reste, l’article 5 § 1 de la Convention n’empêchait pas qu’une mesure d’internement imposée par une décision passée en force de chose jugée soit définitive et donne lieu à partir de ce moment-là à une phase d’exécution à laquelle ne s’appliquaient pas les mêmes règles que celles en vigueur pour imposer cette mesure. Dès lors, l’article 5 § 1 n’avait pas pour conséquence qu’une mesure d’internement imposée définitivement n’était plus imposée régulièrement ou légalement parce que la loi avait changé au cours de la phase d’exécution. Cette disposition avait ainsi pour seule conséquence qu’une mesure d’internement ne pouvait plus être imposée à l’avenir pour le fait pour lequel l’intéressé était déjà interné. L’appréciation de l’état mental d’un interné et de la dangerosité sociale en découlant ne se faisait pas uniquement en fonction du fait pour lequel il avait été interné, mais également en fonction d’un ensemble de facteurs de risque qui avaient été soumis à l’appréciation de la CPS. Dans la mesure où le moyen était déduit d’une autre prémisse juridique, il manquait en droit. La Cour de cassation ajouta qu’en l’absence de conclusions du requérant en ce sens, la CPS n’était pas tenue de motiver expressément pourquoi l’interné pouvait, en raison de son état mental, commettre à nouveau des faits portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers.
28. Le 18 juillet 2017, la CPS ordonna une nouvelle fois la libération à l’essai du premier requérant, à condition qu’il soit accueilli par l’hôpital psychiatrique Bethanië de Zoersel. Elle estima notamment que compte tenu de l’absence de commission de nouvelles infractions depuis son internement et du risque de récidive relativement bas, la prise en charge dans cet établissement semblait être adaptée à la gravité de sa problématique et assurait la sécurité nécessaire. Le transfèrement du premier requérant fut effectué le 24 juillet 2017.
3. Évolution de la situation après l’introduction de la requête
29. Le 23 novembre 2017, la CPS décida que la prise en charge thérapeutique du premier requérant aurait lieu en ambulatoire avec une résidence au domicile de ses parents. Son psychiatre traitant avait estimé qu’il était prêt pour cela et son reclassement avait été dûment préparé. Le premier requérant s’était engagé à prendre ses médicaments de manière régulière et à poursuivre sa thérapie psychiatrique.
30. Le 13 juillet 2018, la CPS suspendit la libération à l’essai du premier requérant et ordonna sa prise en charge immédiate dans l’aile psychiatrique de la prison d’Anvers au motif qu’il avait été arrêté par la police. La CPS estima que les motifs de l’arrestation provisoire étaient si graves qu’elle souhaitait en discuter avec le requérant avant de prendre une décision sur l’éventuelle poursuite de la libération à l’essai. Elle prendrait une décision endéans un mois dans l’attente de quoi le requérant resterait détenu.
31. Le 31 juillet 2018, la CPS décida de ne pas révoquer la libération à l’essai du premier requérant mais d’ordonner qu’il réintègre l’hôpital psychiatrique de Zoersel dès le lendemain. Elle constata notamment que le requérant avait réintégré cet hôpital volontairement le 3 avril 2018 et qu’un incident avait eu lieu la nuit du 25 au 26 juin 2018 au cours duquel il s’était montré agressif et avait détérioré des biens.
32. Le 5 décembre 2018, la CPS décida une nouvelle fois que la prise en charge thérapeutique du premier requérant aurait lieu en ambulatoire avec une résidence au domicile de ses parents. Il ressortait notamment du rapport de l’assistant de justice que l’état de santé mentale du premier requérant s’était suffisamment stabilisé.
33. La libération à l’essai du premier requérant fut une nouvelle fois suspendue par une décision de la CPS du 9 janvier 2019 au motif qu’il avait été arrêté par la police. La CPS estima que les motifs de l’arrestation provisoire étaient si graves qu’elle souhaitait en discuter avec le requérant avant de prendre une décision sur l’éventuelle poursuite de la libération à l’essai. Elle prendrait une décision endéans un mois dans l’attente de quoi le requérant resterait détenu.
34. Le 6 février 2019, la CPS révoqua la libération à l’essai du premier requérant au motif que celui-ci s’était rendu coupable de deux sérieux incidents au cours desquels il avait été question d’agressivité physique et verbale et de détérioration d’une chambre à l’hôpital de Zoersel. La réintégration du requérant dans cet établissement n’étant pas possible dans l’immédiat, il y avait lieu de chercher un autre hôpital psychiatrique pouvant l’accueillir. Dans la mesure où il n’y avait pas de plan de reclassement sécurisé disponible, la CPS ordonna le placement du premier requérant dans la section de défense sociale de la prison de Turnhout, dans l’attente d’une possibilité d’admission dans un hôpital psychiatrique.
35. Le 15 juillet 2019, la CPS ordonna le placement du premier requérant à la section de défense sociale de Merksplas, dans l’attente d’un placement dans un établissement de moyenne sécurité.
36. Le pourvoi en cassation que le premier requérant introduisit à l’encontre de ce jugement fut rejeté par un arrêt de la Cour de cassation du 14 août 2019 (P.19.0828.N). En particulier, le moyen tiré de la violation de l’article 5 § 1 de la Convention fut rejeté au motif qu’il ressortait de l’article 66 de la loi relative à l’internement que l’appréciation de l’état de santé mentale d’une personne internée et le danger social qu’elle représentait n’était pas seulement faite au regard du fait pour lequel elle avait été internée mais aussi en tenant compte d’un ensemble de facteurs de risques soumis à l’appréciation de la CPS.
37. Le 15 janvier 2020, le maintien du premier requérant à Merksplas fut confirmé par la CPS et sa demande de libération définitive fut rejetée. Le service psychosocial de la prison de Merksplas avait estimé que le risque d’agression et de commission de nouveaux faits était élevé. Le risque de rechute vers l’usage de stupéfiants était aussi réel. La CPS considéra que le requérant ne pouvait pas être mis en liberté immédiatement eu égard notamment à son état de santé mentale actuel, au fait qu’il constituait un danger réel et sérieux pour l’intégrité de tiers et qu’une surveillance structurée restait nécessaire pour y pallier. Il était clair que le requérant devait aussi vite que possible être placé dans un établissement offrant un cadre thérapeutique et les garanties suffisantes pour la sécurité des tiers. Une place dans un tel établissement n’était actuellement pas disponible et il n’y avait pas de plan de reclassement concret. Il y avait donc lieu d’ordonner le maintien du premier requérant à Merksplas en attendant de lui trouver une thérapie adaptée dans un cadre sécurisé.
38. Par un arrêt du 18 février 2020 (P.20.0094.N), la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par le premier requérant. Elle rappela notamment qu’une thérapie inadaptée pouvait constituer une irrégularité au sens des articles 5 § 1 e) et 5 § 4 de la Convention sans pour autant justifier la libération de la personne internée si la société s’en trouvait mise en danger.
39. Le 20 mai 2020, la CPS d’Anvers ordonna une nouvelle libération à l’essai du premier requérant au centre psychiatrique Saint-Jean-Baptiste à Zelzate. Le transfèrement fut effectué le 12 juin 2020.
40. Le 18 juin 2020, le tribunal de première instance de Bruxelles (chambre néerlandophone) fit partiellement droit à la demande du premier requérant d’obtenir, sur le fondement des articles 1382 et 1383 du code civil, l’indemnisation du dommage résultant de sa privation de liberté en prison en l’absence d’un cadre thérapeutique adapté dans des conditions contraires aux articles 3 et 5 § 1 de la Convention. Le tribunal octroya au requérant une indemnisation forfaitaire de 6 000 euros (EUR), à majorer des intérêts à compter du jour du jugement, ainsi qu’une somme de 1 080 EUR au titre de l’indemnité de procédure.
2. Requête no 63921/17 (M. IRVINE)
1. Antécédents de la procédure contestée devant la Cour
41. Par une ordonnance de la chambre du conseil du tribunal correctionnel de Turnhout du 14 novembre 2002, le second requérant fut interné en vertu de l’article 7 de la loi de défense sociale pour des faits qualifiés de tentative de vol avec effraction.
42. Dans son rapport du 18 octobre 2002 établi à la demande du juge d’instruction du tribunal de première instance d’Anvers, le psychiatre D. avait décrit le second requérant comme souffrant d’un sérieux trouble de la personnalité et d’un trouble psychotique le rendant incapable du contrôle de ses actes.
43. Le 27 juin 2003, après des contacts entre les autorités belges et écossaises compétentes, le requérant fut libéré à l’essai en vue d’être placé dans un hôpital psychiatrique en écosse.
44. Après avoir fui cet établissement, il fut retrouvé errant en Belgique et arrêté le 1er décembre 2010. Le 11 janvier 2011, la commission de défense sociale (« CDS ») d’Anvers ordonna sa réintégration à la section de défense sociale de la prison de Turnhout.
45. Comme il s’avéra impossible d’assurer l’intégration du second requérant dans une institution en écosse, la CDS ordonna, le 23 juin 2016, son placement prioritaire dans un centre de psychiatrie légale à Gand ou à Anvers. Dans l’attente qu’une place soit disponible, il fut placé dans la section de défense sociale de la prison de Turnhout.
2. La procédure contestée devant la Cour
46. À une date non précisée, le second requérant demanda à la CPS de se prononcer sur un nombre de modalités de son internement, étant donné qu’il se trouvait toujours en détention dans la prison de Turnhout. Dans ses conclusions, invoquant les articles 5 et 7 de la Convention, il demanda également sa libération définitive pour les mêmes motifs que le premier requérant (paragraphe 18 ci-dessus).
47. Le 21 décembre 2016, le service psychosocial de la prison de Turnhout établit un rapport sur la base d’un entretien avec le second requérant ainsi que des observations du personnel du service, du dossier et des rapports antérieurs. Le rapport conclut qu’il s’indiquait de placer le requérant dans un centre de psychiatrie légale ou un établissement pour long séjour dans la mesure où il ne semblait pas possible, nonobstant les démarches effectuées, de le placer dans un hôpital psychiatrique en écosse. Ledit rapport fut complété par l’avis du psychiatre du service psychosocial daté du 22 décembre 2016 faisant état de la continuité des symptômes schizophrènes traités par des injections intramusculaires antipsychotiques. Le psychiatre était d’avis que le maintien de la mesure d’internement s’indiquait avec un placement en centre de psychiatrie légale.
48. Par un jugement du 25 janvier 2017, la CPS constata qu’il n’était pas possible de mettre en œuvre la décision de la CDS du 23 juin 2016 (paragraphe 45 ci‑dessus). Elle en révoqua donc la modalité d’urgence et décida que l’internement du second requérant se poursuivrait dans la section de défense sociale de la prison de Turnhout dans l’attente d’une possibilité de placement dans un centre de psychiatrie légale à Gand ou Anvers. La CPS rejeta les arguments tirés des articles 5 et 7 de la Convention ainsi que la demande de mise en liberté définitive du second requérant pour les mêmes motifs qu’elle le fit pour le premier requérant (paragraphes 19 et suivants ci‑dessus).
49. Le second requérant se pourvut en cassation invoquant les mêmes moyens que le premier requérant (paragraphes 23 et 24 ci-dessus).
50. Par un arrêt du 21 février 2017 (P.17.0124.N), la Cour de cassation rejeta le pourvoi selon les mêmes motifs qu’elle le fit pour le premier requérant (paragraphes 25-27 ci-dessus).
3. Évolution de la situation après l’introduction de la requête
51. Le 22 février 2018, la CPS ordonna le placement du second requérant au centre de psychiatrie légale d’Anvers selon la procédure d’urgence. Cette décision fut exécutée à une date non précisée.
52. Le 30 mars 2018, la CPS confirma le jugement du 22 février 2018 et détermina les modalités et les conditions du placement au centre de psychiatrie légale d’Anvers.
53. Le 28 juin 2019, la CPS d’Anvers confirma le maintien du second requérant au centre de psychiatrie légale d’Anvers ainsi que les conditions de ses permissions de sortie. En dépit d’une évolution assez positive du comportement du second requérant, la CPS considéra, sur la base des facteurs cliniques, que le risque de récidive violente en cas de retour immédiat dans la société était élevé. Le risque le plus important était lié à son absence de prise de conscience de sa maladie et de sa problématique psychiatrique. Un nouvel avis du centre de psychiatrie légale d’Anvers devait être rendu au plus tard le 28 juin 2020 dans le cadre de l’examen périodique automatique de l’internement.
54. Le 8 avril 2019, le tribunal de première instance d’Anvers fit partiellement droit à la demande du second requérant d’obtenir, sur le fondement des articles 1382 et 1383 du code civil, l’indemnisation du dommage résultant de sa privation de liberté en prison dans des conditions contraires aux articles 3 et 5 § 1 de la Convention. Le tribunal octroya au requérant une indemnisation de 7 350 EUR, à majorer des intérêts à compter du 23 mars 2015.
55. Le 26 août 2020, la CPS d’Anvers décida de reporter l’examen du dossier au 26 octobre 2020 dans l’attente d’une réponse relative à la possibilité de transférer le requérant vers le Royaume-Uni et la désignation d’un administrateur provisoire.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
56. Le cadre juridique et la pratique internes relatifs à l’internement des personnes ont été exposés dans l’arrêt Rooman c. Belgique ([GC], no 18052/11, §§ 75-104, 31 janvier 2019). Pour faciliter la lecture du présent arrêt, ces éléments sont rappelés et complétés ci-dessous.
57. L’internement initial des requérants a eu lieu en application de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels telle que modifiée par la loi du 1er juillet 1964 (« la loi de défense sociale »), désormais abrogée et remplacée par la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement (« la loi relative à l’internement »), telle que modifiée par la loi du 4 mai 2016 relative à l’internement et à diverses dispositions en matière de Justice (voir aussi paragraphe 90 ci-dessous). La loi relative à l’internement est entrée en vigueur le 1er octobre 2016.
1. La loi du 9 avril 1930 de défense sociale
58. En vertu de l’article 7 de la loi de défense sociale, les juridictions d’instruction et les juridictions de jugement pouvaient ordonner l’internement des individus qui étaient inculpés de faits qualifiés de crime ou de délit et qui se trouvaient dans un état visé par l’article 1er de la même loi, c’est-à-dire « soit en état de démence, soit dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale [les] rendant incapable[s] du contrôle de [leurs] actions ».
59. Par ailleurs, lorsqu’il était reconnu au cours de la détention d’un individu condamné pour un crime ou un délit qu’il se trouvait en état de démence ou dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale le rendant incapable de contrôler ses actions, l’intéressé pouvait être interné en vertu d’une décision du ministre de la Justice rendue sur avis conforme de la commission de défense sociale (« CDS » ; article 23 de la loi de défense sociale).
60. Les CDS étaient instituées pour l’organisation de l’internement. Elles étaient composées d’un magistrat effectif ou honoraire qui en était le président, d’un avocat et d’un médecin (article 12 de la loi de défense sociale).
61. Les CDS décidaient du lieu d’internement. Celui-ci était choisi parmi les établissements organisés par le gouvernement. La CDS pouvait toutefois, pour des raisons thérapeutiques et par décision spécialement motivée, ordonner le placement et le maintien de l’individu dans un établissement approprié quant aux mesures de sécurité et aux soins à donner (article 14 de la loi de défense sociale).
62. En pratique, si la CDS décidait que l’internement devait être effectué sous forme de placement, l’interné pouvait être placé dans un établissement de défense sociale, une section de défense sociale rattachée à une prison et destinée spécifiquement à l’accueil des internés, ou un établissement externe du réseau ordinaire.
63. La CDS pouvait ordonner le transfert de l’interné dans un autre établissement soit d’office soit à la demande du ministre de la Justice, du procureur du Roi, de l’interné ou de son avocat. Si la demande de l’interné ou de son avocat était rejetée, ceux-ci pouvaient la renouveler après l’expiration d’un délai de six mois. La CDS pouvait également admettre l’interné à un régime de semi-liberté dont les conditions et modalités étaient fixées par le ministre de la Justice (article 15 de la loi de défense sociale).
64. La CDS pouvait, avant de statuer en vertu des articles 14 et 15 précités, demander l’avis d’un médecin de son choix appartenant ou non à l’administration. L’interné pouvait aussi se faire examiner par un médecin de son choix et produire l’avis de celui-ci. Ce médecin pouvait prendre connaissance du dossier de l’interné. Le procureur du Roi, le directeur ou le médecin de l’établissement de défense sociale ou de l’établissement approprié, l’interné et son avocat étaient entendus. Le dossier était mis à la disposition de l’avocat de l’interné pendant quatre jours. L’interné était représenté par son avocat dans les cas où il aurait été préjudiciable d’examiner en sa présence des questions médico-psychiatriques concernant son état (article 16 de la loi de défense sociale). En cas d’urgence, le président de la CDS ou le ministre de la Justice pouvaient ordonner le transfert de l’interné (article 17 de la loi de défense sociale).
65. La CDS se tenait informée de la situation de l’interné et pouvait, soit d’office, soit à la demande du procureur du Roi, de l’interné ou de son avocat, ordonner sa mise en liberté soit définitive soit à l’essai assortie de conditions lorsque l’état mental de celui-ci s’était suffisamment amélioré et que les conditions de sa réadaptation sociale étaient réunies. À cet effet, elle pouvait, d’office ou à la demande de l’interné ou de son avocat, charger le service des maisons de justice de la rédaction d’un rapport d’information succinct ou de la réalisation d’une enquête sociale. Une demande de libération pouvait être formulée tous les six mois (article 18 de la loi de défense sociale).
66. Si la mise en liberté était ordonnée à titre d’essai, l’interné était soumis à une tutelle médicolégale dont la durée et les modalités étaient fixées par la décision de mise en liberté. Si le comportement ou l’état mental de l’individu ainsi libéré révélaient que celui-ci représentait un danger social, par exemple parce qu’il ne respectait pas les conditions qui lui étaient imposées, il pouvait, sur réquisitoire du procureur du Roi, être réintégré dans une annexe psychiatrique (article 20 de la loi de défense sociale).
67. Les décisions de la CDS étaient susceptibles de recours auprès de la commission supérieure de défense sociale (« CSDS ») dans un délai de 15 jours à compter de leur date de notification. La CSDS était composée d’un magistrat effectif ou honoraire de la Cour de cassation ou d’une cour d’appel, qui en était le président, d’un avocat et du médecin directeur du service d’anthropologie pénitentiaire (article 13 de la loi de défense sociale).
68. La CSDS se prononçait dans le mois suivant sa saisine. L’interné et son avocat étaient entendus, et les dispositions précitées de l’article 16 étaient applicables (article 19bis de la loi de défense sociale).
69. Les décisions de la CSDS confirmant la décision de rejet de la demande de mise en liberté de l’interné ou déclarant fondée l’opposition du procureur du Roi contre une telle décision pouvaient faire l’objet d’un pourvoi en cassation formé par l’avocat de l’interné devant la Cour de cassation (article 19ter de la loi de défense sociale).
2. La loi du 5 mai 2014 relative à l’internement
1. Cadre général
70. Dans le cadre de l’exécution d’arrêts de principe rendus dans une série d’affaires dirigées contre la Belgique en matière de privation de liberté des auteurs de faits qualifiés de crime ou de délit présentant des troubles mentaux et internés dans des ailes psychiatriques pénitentiaires (L.B. c. Belgique, no 22831/08, 2 octobre 2012, Claes c. Belgique, no 43418/09, 10 janvier 2013, Dufoort c. Belgique, no 43653/09, 10 janvier 2013, et Swennen c. Belgique, no 53448/10, 10 janvier 2013), les autorités belges, motivées par la volonté de parvenir à une intégration optimale des personnes internées dans la société, ont pris des mesures générales pour améliorer leur situation. Une modification du cadre légal relatif à l’internement a eu lieu dans ce contexte.
71. La loi relative à l’internement, qui abroge la loi du 9 avril 1930 de défense sociale, prévoit plusieurs avancées visant à mettre l’accent sur le trajet de soins des personnes internées. Elle définit l’internement comme une mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société. Cette personne doit se voir proposer, eu égard au risque qu’elle représente pour la sécurité et à son état de santé, les soins dont elle a besoin pour mener une vie conforme à la dignité humaine. Ces soins doivent lui permettre de se réinsérer le mieux possible dans la société. Ils sont dispensés – lorsque cela est indiqué et réalisable – dans le cadre d’un trajet de soins, de manière à être adaptés (article 2).
72. La loi relative à l’internement prévoit qu’une expertise psychiatrique ou psychologique médicolégale doit intervenir préalablement à toute mesure d’internement (article 5 § 1). Les experts doivent répondre à des normes professionnelles. Les expertises peuvent être effectuées par un collège ou avec l’assistance d’autres spécialistes en sciences comportementales (article 5 § 2). L’expert est tenu de présenter un rapport circonstancié établi sur la base d’un modèle (article 5 § 4). L’expertise est contradictoire (article 8 § 1). Une autre nouveauté de la loi est que la personne faisant l’objet de l’expertise peut se faire assister non seulement par son avocat mais également par un médecin ou un psychologue de son choix (article 7).
73. Le placement reste la mesure de base du régime. Il doit se faire dans un établissement ou une section de défense sociale ou dans un centre de psychiatrie légale pour les internés à « haut risque », ou dans un établissement reconnu par l’autorité compétente, organisé par une institution privée, une communauté, une région ou une autorité locale pour les internés à « risque faible ou modéré » (article 19 juncto article 3, 4o b), c) et d)).
74. Un établissement externe qui a conclu un accord de coopération – précisant notamment sa capacité d’accueil, le profil des internés qu’il accueille ainsi que la procédure à suivre pour cet accueil (article 3, 5o) – ne peut refuser d’être désigné comme établissement de placement (article 19). L’approbation au cas par cas n’est pas requise pourvu que les conditions de l’accord de placement soient respectées.
75. En vertu de la nouvelle loi, les seuls organes de gestion et de contrôle de l’internement sont les chambres de protection sociale (« CPS ») créées au sein des tribunaux de l’application des peines (article 3, 6o). Ces chambres sont composées d’un juge – qui les préside –, d’un assesseur spécialisé en matière de réinsertion sociale et d’un assesseur spécialisé en psychologie clinique (article 78 du code judiciaire). Elles décident du placement et du transfèrement des internés. Elles statuent également sur les permissions de sortie, les congés, la détention limitée, la surveillance électronique, la libération à l’essai, l’éloignement ou la remise, et la libération définitive. Elles disposent d’une ample marge de manœuvre, l’objectif étant d’élaborer un parcours d’internement taillé sur mesure pour l’interné, adapté à son trouble mental et aux risques qu’il présente, dans le respect des règles propres à l’établissement de placement.
76. Si la CPS ordonne un placement, elle fixe dans son jugement quand le directeur de l’établissement ou le responsable des soins - selon l’établissement dans lequel la personne internée séjourne - doit rendre un avis. Ce délai ne peut excéder un an à compter de la date du jugement (article 43).
77. L’audience de suivi devant la CPS doit avoir lieu au plus tard deux mois après la réception de l’avis du directeur de l’établissement ou du responsable des soins, après avis du ministère public (article 50).
78. Un pourvoi en cassation peut être introduit par le ministère public ou l’avocat de l’interné contre les décisions de la CPS relatives à l’octroi, au refus ou à la révocation de la détention limitée, de la surveillance électronique, de la libération à l’essai, de la libération anticipée en vue de l’éloignement du territoire et la libération définitive (article 78).
2. Les critères pouvant fonder une mesure d’internement
79. En ses parties pertinentes, l’article 9 de la loi relative à l’internement, modifié par la loi du 4 mai 2016, se lit comme suit :
« § 1er. Les juridictions d’instruction, sauf s’il s’agit d’un crime ou d’un délit considéré comme un délit politique ou comme un délit de presse, à l’exception des délits de presse inspirés par le racisme ou la xénophobie, et les juridictions de jugement peuvent ordonner l’internement d’une personne :
1o qui a commis un crime ou un délit portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers et
2o qui, au moment de la décision, est atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes et
3o pour laquelle le danger existe qu’elle commette de nouveaux faits tels que visés au 1o en raison de son trouble mental, éventuellement combiné avec d’autres facteurs de risque.
La juridiction d’instruction ou la juridiction de jugement apprécie de manière motivée si le fait a porté atteinte ou a menacé l’intégrité physique ou psychique de tiers.
(...) »
80. En ce qui concerne la justification de la modification des critères fondant une mesure d’internement telle que prévue par l’article 9 précité, le projet de loi relatif à l’internement et à diverses dispositions en matière de justice examiné par la Chambre des représentants (Documents parlementaires, Chambre, 2015-2016, DOC 54‑1590/001, p. 101) et devenu la loi précitée du 4 mai 2016, indique ce qui suit :
« Le premier paragraphe de l’article 9 est réécrit en vue d’affiner la possibilité d’imposer un internement. L’objectif est de se focaliser sur ces personnes pour lesquelles cette mesure de sûreté est véritablement nécessaire dès le début pour une durée indéterminée et desquelles la société et les victimes doivent être protégées. (...) Cela permet de contrer un usage impropre de la mesure d’internement. »
81. D’après le rapport de la première lecture du projet de loi par la commission de la justice de la Chambre des représentants (Documents parlementaires, Chambre, 2015-2016, DOC 54‑1590/006), le ministre de la Justice expliqua que l’introduction d’un « seuil » pour pouvoir procéder à l’internement avait pour but de concentrer la mesure d’internement sur le groupe cible qui en avait besoin et d’éviter qu’une mesure d’internement à durée indéterminée puisse être ordonnée pour des faits relativement mineurs (page 4). En réponse aux questions posées par des membres de la commission, le ministre de la Justice indiqua que l’internement était une mesure de sûreté et non une sanction. Il s’agissait d’une mesure lourde dès lors que sa durée était indéterminée et qu’elle pouvait donner lieu à une privation de liberté. C’est pourquoi il était disproportionné d’autoriser cette mesure pour des faits qui ne faisaient apparaître aucun danger réel pour la société (page 37).
82. En ce qui concerne les dispositions transitoires (paragraphe 88 ci‑dessous), le ministre de la Justice rappela que les dispositions modifiant le champ d’application de la loi relative à l’internement ne pouvaient pas être considérées comme des dispositions pénales. Dès lors, le principe de l’application rétroactive de la loi pénale la plus douce n’était pas appliqué et la nouvelle loi relative à l’internement n’affectait pas, en principe, les décisions relatives aux personnes souffrant de troubles mentaux qui avaient commis des faits pouvant donner lieu à un internement en vertu de la loi de défense sociale de 1930, mais pour lesquels l’internement ne serait plus possible en vertu de la nouvelle législation. La CPS compétente devait revoir ces décisions, en vertu de l’article 135 de la nouvelle loi relative à l’internement, avec la clémence qui s’imposait (page 46).
3. Les dispositions relatives à la libération des internés
83. La loi relative à l’internement prévoit que la libération à l’essai est une modalité d’exécution de la décision d’internement par laquelle la personne internée subit la mesure de sûreté qui lui a été imposée dans le cadre d’un trajet de soins résidentiel ou ambulatoire, moyennant le respect des conditions qui lui sont imposées pendant le délai d’épreuve (article 25). Elle peut, à tout moment de l’internement, être accordée à la personne internée s’il n’existe pas de contre-indications auxquelles la fixation de conditions particulières ne puisse répondre et si la personne internée marque son accord sur les conditions (article 26).
84. La libération définitive peut être octroyée à la personne internée à l’expiration d’un délai d’épreuve de trois ans et à condition que le trouble mental soit suffisamment stabilisé pour qu’il n’y ait raisonnablement plus à craindre qu’à cause de son trouble mental ou non, en conjonction éventuellement avec d’autres facteurs de risque, la personne internée commettra à nouveau des infractions portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers (article 66).
85. Le jugement passé en force de chose jugée d’octroi de la libération définitive met un terme à l’internement (article 72).
86. Dans deux arrêts respectivement du 9 avril 2019 (P.19.0273.N) et du 11 juin 2019 (P.19.0524.N), la Cour de cassation a précisé la portée à donner aux modalités d’exécution de l’internement prévues par la loi du 5 mai 2014 au regard de l’article 5 § 1 de la Convention. Elle a notamment indiqué que s’il apparaît que le trouble mental est suffisamment stabilisé mais qu’il y a raisonnablement lieu de craindre que la personne internée commettra à nouveau des infractions visées à l’article 9 de la loi, la CPS ne peut octroyer la libération définitive. S’il apparaît que l’état de la personne internée a évolué dans une mesure telle qu’il n’est plus question d’un trouble mental, il appartient à la CPS de décider si, eu égard au risque de récidive, ainsi que des objectifs de l’article 5 § 1 e) de la Convention, un placement est encore nécessaire et si le risque précité ne peut être écarté par des mesures d’exécution de l’internement moins contraignantes, comme une libération à l’essai. En revanche, s’il apparaît que l’état de la personne internée a évolué dans une mesure telle qu’il n’est plus question d’un trouble mental et qu’il n’y a raisonnablement plus lieu de craindre que la personne internée commettra des infractions visées à l’article 9 de la loi du 5 mai 2014, la CPS doit octroyer à la personne internée une libération définitive, même lorsque la période d’épreuve de trois ans n’a pas expiré. La Cour de cassation estima qu’interpréter l’article 66 de la nouvelle loi relative à l’internement autrement, c’est-à-dire comme impliquant qu’une personne internée satisfaisant à la condition relative à la stabilisation de son état mental ne pourrait être définitivement libérée qu’à l’expiration de ce délai d’épreuve, serait contraire à l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention.
4. Les dispositions transitoires
87. L’article 134 de la loi relative à l’internement prévoit que ses dispositions s’appliquent à toutes les affaires en cours, sous réserve de l’application de l’article 135 § 4.
88. En ses parties pertinentes, l’article 135 se lit comme suit :
« § 1er. Lors de l’entrée en vigueur de la présente loi, tous les dossiers de personnes internées pour lesquels les commissions de défense sociale sont compétentes sont inscrits d’office et sans frais au rôle général de la chambre de protection sociale compétente du tribunal de l’application des peines.
(...)
§ 4. Le directeur ou le responsable des soins rédige, conformément à l’article 47, un avis, au plus tôt quatre mois et au plus tard six mois après l’entrée en vigueur de la présente loi.
Si aucun avis n’a été émis six mois après l’entrée en vigueur de la présente loi, le ministère public saisit la chambre de protection sociale.
§ 5. Les personnes internées qui, au moment de l’entrée en vigueur de la présente loi, sont placées dans un établissement qui n’est pas reconnu par l’autorité compétente ou avec lequel aucun accord concernant le placement a été conclu, peuvent y rester placées après l’entrée en vigueur de la présente loi, sauf si la chambre de protection sociale décide du placement dans un établissement agréé.
(...) »
89. Ainsi, la loi relative à l’internement ne contient pas de disposition transitoire qui déroge au principe de l’application immédiate de la loi nouvelle, tel qu’il est interprété par la Cour de cassation. Cette dernière a dit pour droit qu’une loi nouvelle est en principe applicable aux situations nées postérieurement à son entrée en vigueur et aux effets futurs de situations nées sous l’empire de la loi ancienne qui se produisent ou se prolongent sous l’empire de la loi nouvelle, pour autant que cette application ne porte pas atteinte à des droits déjà irrévocablement fixés (Cass., 21 février 2014, C.13.0277.F, et Cass., 2 janvier 2017, C.15.0018.F). En revanche, en règle générale, les situations devenues définitives sous l’empire de l’ancienne loi échappent à la nouvelle loi, fût-elle d’ordre public (Cass., 9 septembre 2004, C.03.0492.F).
3. Les alternatives à l’internement
90. À l’occasion de la modification de l’article 9 de la loi relative à l’internement (paragraphe 79 ci-dessus), il fut observé ce qui suit lors de l’examen du projet de loi par la Chambre des représentants (Documents parlementaires, Chambre, 2015-2016, DOC 54‑1590/001, pp. 102-103) :
« Si les faits ne correspondent pas aux situations [prévues par l’article 9 de la loi du 5 mai 2014] et que la personne est atteinte au moment de l’appréciation des faits d’un trouble mental qui altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, il ne peut y avoir d’internement. Toutefois, si ces personnes mettent gravement en péril leur santé ou leur sécurité ou si elles constituent une menace grave pour la vie ou l’intégrité d’autrui, la loi du 26 juin 1990 relative à la protection de la personne des malades mentaux pourra être appliquée. »
91. La loi du 26 juin 1990 relative à la protection de la personne des malades mentaux prévoit la possibilité de prendre des mesures de protection sous la forme d’une hospitalisation forcée à l’égard d’un malade mental qui met gravement en péril sa santé et sa sécurité, ou qui constitue une menace grave pour la vie ou l’intégrité d’autrui. Ces mesures ne peuvent être prises que s’il n’existe pas d’autre possibilité de traitement que de recourir à des soins contraints (article 2). La mesure est prononcée par le juge de paix (article 1er § 2) pour une durée maximale de 40 jours (article 12), mais elle peut faire l’objet d’une prolongation dont la durée ne peut excéder deux ans (article 13).
92. L’admission forcée prévue par la loi précitée constitue l’unique possibilité alternative à l’internement pour priver une personne souffrant de troubles mentaux de sa liberté de manière contraignante. Elle peut prendre la forme d’une mise en observation en service psychiatrique, du maintien dans un service psychiatrique, d’une postcure ou de soins en milieu familial.
93. D’autres moyens d’intervention sans privation de liberté sont possibles pour aider les personnes condamnées souffrant de troubles mentaux et éviter le risque de récidive. Leur application dépend des circonstances de la cause et leur opportunité est appréciée souverainement par les juges.
EN DROIT
1. L’objet du litige devant la grande chambre
94. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire relative à l’objet du litige dont la Grande Chambre a été saisie et à la recevabilité de certaines allégations des requérants.
1. L’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement
95. Dans ses observations devant la Grande Chambre et lors de l’audience, le Gouvernement fait observer que devant les juridictions internes, les requérants s’étaient bornés à soutenir que leur internement n’avait plus de base légale et qu’ils devaient donc être immédiatement libérés. La question de l’évaluation de la dangerosité des requérants et celle des éléments pertinents en vue du maintien de leur internement serait nouvelle et, de surcroît, différerait de la question qui avait été débattue devant les juridictions internes.
96. En effet, le Gouvernement constate que les requérants n’ont soutenu ni dans leur requête devant la Cour ni dans leur pourvoi en cassation que leur internement violerait l’article 5 § 1 de la Convention en ce que les troubles dont ils souffraient auraient disparu. D’après lui, il s’agit là d’une nouvelle interprétation du grief à laquelle il ne répond que sous réserve de son admissibilité, laissant le soin à la Cour de décider si les recours internes ont été épuisés. Il note d’ailleurs que la chambre a confirmé cette approche en observant que, puisque les requérants n’ont pas contesté qu’ils remplissent toujours les conditions issues de l’arrêt Winterwerp c. Pays-Bas (24 octobre 1979, § 39, série A no 33), il n’y avait pas lieu de procéder à l’examen de leur respect. Le Gouvernement estime dès lors que l’objet du litige porté devant la Grande Chambre doit être limité en conséquence.
97. Les requérants n’ont pas commenté à l’audience l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement.
2. Appréciation de la Cour
1. Les principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour
98. La Cour rappelle que « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête telle qu’elle a été précédemment examinée par la chambre dans son arrêt. L’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable, à laquelle s’ajoutent les griefs qui n’ont pas été déclarés irrecevables (Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no 47287/15, §§ 171‑172 et 177, 21 novembre 2019, et S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, § 216, 25 juin 2020).
99. De plus, aux fins de l’article 32 de la Convention, l’objet d’une affaire « soumise » à la Cour dans l’exercice du droit de recours individuel est délimité par le grief ou la « prétention » du requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 109, 20 mars 2018). Un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques (ibidem, § 126, et S.M. c. Croatie, précité, § 217).
100. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit tirés par le requérant de la Convention et de ses Protocoles, mais peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par l’intéressé (ibidem).
101. En revanche, la Cour ne peut pas se prononcer au-delà ou en dehors de ce qui est allégué par les requérants. Elle ne peut ainsi pas se prononcer à partir de faits non visés par le grief, étant entendu que même si la Cour a compétence pour examiner les faits dénoncés à la lumière de la Convention dans son intégralité ou pour les « envisager sous un autre angle », elle demeure limitée par ceux qui sont présentés par les requérants à la lumière du droit interne. Pour autant, cela n’empêche pas un requérant de préciser ou d’étoffer ses prétentions initiales pendant la procédure au titre de la Convention. La Cour doit prendre en compte non seulement la requête initiale, mais aussi les écrits supplémentaires destinés à la parachever en éliminant des lacunes ou obscurités initiales. De même, la Cour peut éclaircir ces faits d’office (Radomilja et autres, précité, §§ 121-122 et 126, et S.M. c. Croatie, précité, § 219).
2. L’application de ces principes en l’espèce
102. Il appartient à la Cour de déterminer si et dans quelle mesure les considérations supplémentaires formulées par les requérants devant la Grande Chambre sont des développements qui viennent préciser ou étoffer leurs prétentions initiales ou si elles constituent des griefs nouveaux invoquant des faits différents de ceux dénoncés dans leur requête initiale.
a) Les griefs soulevés par les requérants devant la chambre
103. Dans leur formulaire de requête, les requérants ont soutenu que, depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2014 relative à l’internement, il n’y avait plus de base légale pour leur privation de liberté et donc que celle-ci méconnaissait l’article 5 § 1 e) de la Convention. Ils se sont référés à la différence entre l’article 7 de la loi de défense sociale (paragraphe 58 ci‑dessus) et l’article 9 de la loi relative à l’internement (paragraphe 79 ci‑dessus) en ce qui concerne les catégories d’infractions pouvant donner lieu à un internement. D’après eux, la loi nouvelle excluait désormais tout internement suite à la commission d’infractions patrimoniales, eu égard à l’absence de dispositions transitoires applicables aux internés ne remplissant plus les conditions de cette loi.
104. Sous l’angle des articles 5 § 4 et 13 de la Convention, les requérants se sont plaints de l’impossibilité légale d’obtenir leur mise en liberté immédiate et définitive en raison du délai d’épreuve de trois ans imposé par l’article 66 de la loi relative à l’internement, alors pourtant que leur détention était irrégulière.
105. Les griefs ainsi formulés ont été communiqués au Gouvernement.
106. Dans leurs observations devant la chambre, les requérants ont réitéré ces griefs, ajoutant qu’ils n’avaient pas commis d’actes atteignant le seuil prévu par l’article 9 de la loi de 2014 relative à l’internement et qu’il ne saurait donc pas être question de risque de « récidive » s’agissant de tels actes. Le maintien de leur internement entrerait ainsi en conflit avec le texte et le but de la loi nouvelle. Sous l’angle de l’article 5 § 4, les requérants arguaient plus généralement de l’ineffectivité du recours prévu par la loi relative à l’internement.
107. Par son arrêt du 8 octobre 2019, la chambre n’a jugé irrecevable aucun aspect des griefs qui avaient été communiqués au Gouvernement. L’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe donc tous les aspects des griefs tels que formulés par les requérants devant la chambre et tels qu’examinés par celle-ci (Radomilja et autres, précité, § 104).
b) Les allégations supplémentaires des requérants devant la Grande Chambre
108. Dans leurs observations devant la Grande Chambre relatives à l’article 5 § 1 de la Convention ainsi qu’à l’audience, les requérants se sont référés à la problématique structurelle identifiée par la Cour dans l’arrêt W.D. c. Belgique (no 73548/13, 6 septembre 2016) relative au maintien prolongé d’internés dans des ailes psychiatriques de prison sans encadrement thérapeutique adapté, alléguant avoir eux aussi subi les conséquences de ce problème structurel. Ils ont également développé des arguments relatifs à l’absence de nécessité et de proportionnalité du maintien de leur internement après l’entrée en vigueur de la loi de 2014, ainsi que des considérations tirées du fait qu’ils ne seraient pas suffisamment dangereux pour faire l’objet d’une mesure d’internement.
109. En ce qui concerne l’article 5 § 4 de la Convention, les requérants ont, dans leurs observations devant la Grande Chambre, allégué que les juridictions internes n’avaient effectué ni un contrôle des conditions posées par l’article 5 § 1 ni un contrôle de la question de savoir si les conditions de l’article 9 de la loi de 2014 étaient remplies. Ils ont soutenu que le problème réside dans le fait que la loi ne prévoit pas de sanction en cas de dépassement de la durée raisonnable du placement d’une personne internée.
c) Conclusion sur l’objet du litige devant la Grande Chambre
110. La Cour est consciente de la problématique structurelle à laquelle est encore confronté un nombre non négligeable de personnes internées en Belgique (voir, sur ce point, W.D. c. Belgique, précité, §§ 161-170, et Rooman, précité, § 201). Toutefois, les considérations supplémentaires formulées à cet égard par les requérants pour la première fois devant la Grande Chambre (paragraphes 108 et 109 ci-dessus) ne peuvent pas être considérées comme touchant à des aspects particuliers des griefs initiaux formulés devant la chambre (paragraphe 103 ci-dessus). Il s’agit en effet de griefs relatifs à des exigences distinctes résultant des dispositions invoquées. Ces considérations doivent dès lors être considérées comme des griefs nouveaux qui échappent à l’objet du litige tel qu’il est soumis à la Grande Chambre.
111. Par conséquent, il y a lieu d’accueillir l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement. Il en résulte que la Grande Chambre ne peut connaître de ces considérations supplémentaires dans son examen du cas d’espèce. Elle se limitera donc à l’examen des aspects des griefs qui ont été formulés par les requérants devant la chambre, tels que celle-ci les a pris en compte.
112. Dans ces conditions, il ne s’impose pas de vérifier par ailleurs si ces allégations supplémentaires ont été soulevées, fût-ce en substance, devant les juridictions internes.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
113. Les requérants allèguent que le maintien de la mesure d’internement dont ils font l’objet depuis l’entrée en vigueur de la loi du 5 mai 2014 ne repose plus sur une base légale comme l’exige l’article 5 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;
(...) »
1. L’arrêt de la chambre
114. La chambre a constaté qu’en l’absence de mesures transitoires en faveur des personnes dont l’internement avait été décidé sous l’empire de l’ancienne loi de défense sociale de 1930 et qui avaient commis des faits ne tombant plus sous le coup de la nouvelle loi, la Cour de cassation a jugé que l’internement des requérants devait être maintenu sur le fondement des décisions de placement qui étaient passées en force de chose jugée. La chambre a estimé que cette interprétation de la nouvelle loi relative à l’internement semblait conforme aux travaux parlementaires et qu’elle n’était ni arbitraire ni manifestement déraisonnable. Elle en a déduit que la détention des requérants continuait de reposer légalement sur les décisions judiciaires prises sous l’empire de l’ancienne loi. Constatant par ailleurs que les requérants n’avaient pas contesté qu’ils remplissaient toujours les trois conditions exposées dans l’arrêt Winterwerp (précité, § 39), la chambre a conclu qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
2. Les observations des parties
1. Les requérants
115. Les requérants ne contestent pas qu’ils souffrent d’un trouble mental et que leur détention tombe sous le coup de l’alinéa e) de l’article 5 § 1. Ils admettent nécessiter un traitement psychiatrique mais ils font valoir que les faits punissables qu’ils ont commis n’atteignent pas le seuil prévu par l’article 9 de la nouvelle loi relative à l’internement et que leur détention ne repose donc plus sur une base légale.
116. Les requérants estiment que les conditions posées par l’article 9 de la loi relative à l’internement doivent être vérifiées ex nunc : si, comme en l’espèce, la loi applicable est modifiée, cela doit avoir des conséquences sur la question de savoir si les conditions prévues par l’article 5 § 1 e) sont toujours remplies.
117. Ils indiquent que la nouvelle loi relative à l’internement avait précisément pour but d’interdire la pratique des juridictions belges qui faisaient, de l’aveu du ministre de la Justice lui-même, un usage impropre de l’internement de personnes qui ne constituaient pas de véritable danger pour la société. D’ailleurs, avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi relative à l’internement, la commission de défense sociale (« CDS ») de Gand – contrairement à la CDS d’Anvers compétente en l’espèce – a mis en liberté définitive tous les internés qui avaient commis des faits qui ne tombaient plus sous le coup de la nouvelle législation. Ils fournissent un exemple de décision allant dans ce sens.
118. De l’avis des requérants, dans un système tel que celui en place en Belgique où il existe deux régimes de mesures à l’égard de personnes atteintes de troubles mentaux - un civil et un pénal - le seuil de chaque régime devrait être atteint. Le fait que les conditions Winterwerp sont remplies en l’espèce ne peut pas justifier l’application du régime d’internement « pénal » à des personnes pour lesquelles le seuil dudit régime n’est pas atteint. Les conditions Winterwerp constituent des règles générales que toute privation de liberté d’un « aliéné » doit remplir alors que l’article 9 de la loi relative à l’internement constituerait la lex specialis qui doit être respectée pour qu’une privation de liberté soit régulière au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.
2. Le Gouvernement
119. Le Gouvernement soutient que les requérants ont été internés selon la procédure légale et que les décisions d’internement les concernant ont acquis force de chose jugée et sont définitives. L’internement des requérants s’est donc fait selon les voies légales. L’examen ultérieur de la légalité de l’internement est un examen ex tunc : les chambres de protection sociale du tribunal de l’application des peines (« CPS ») qui sont chargées de l’exécution de l’internement ne peuvent pas remettre en question la décision initiale d’interner les personnes concernées. Il ressort des débats parlementaires et de la jurisprudence de la Cour de cassation que la nouvelle loi relative à l’internement n’a pas vocation à affecter les décisions d’internement devenues définitives, ce qui assure au mieux la stabilité juridique. Il ne peut donc pas être soutenu que l’internement des requérants n’a plus de base légale. D’ailleurs, en matière pénale, le principe de l’application immédiate de la peine plus douce ne s’applique qu’aux situations où la nouvelle législation intervient entre le moment où les faits ont été commis et celui où le jugement est devenu définitif.
120. En ce qui concerne le respect des conditions Winterwerp qui – d’après le Gouvernement – ne font pas partie de l’objet du litige devant la Grande Chambre (paragraphe 96 ci-dessus), il fait valoir qu’elles sont en tout état de cause remplies en l’espèce. Des psychiatres ont attesté des troubles mentaux spécifiques et sérieux dont souffrent les deux requérants. Le contrôle régulier de la persistance de ces troubles a été effectué par la CPS conformément à la loi. Ce contrôle peut ainsi être qualifié d’examen ex nunc. En l’espèce, les juridictions internes ont constaté que l’état de santé mentale des requérants ne permettait pas leur mise en liberté. Le Gouvernement observe que les requérants ne contestent d’ailleurs pas qu’ils souffraient de sérieux troubles mentaux au moment de leur internement et que ceux-ci persistent.
121. Le Gouvernement n’aperçoit dès lors pas en quoi il serait question d’une privation de liberté arbitraire : il n’a jamais été allégué que les autorités ont agi de mauvaise foi ou de façon trompeuse, et le cadre légal était clair et prévisible.
3. Appréciation de la Cour
122. La Cour est appelée à déterminer si le maintien de l’internement des requérants relevait de l’un des motifs autorisant la privation de liberté énumérés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 et si elle était « régulière » aux fins de cette disposition.
1. Les principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 1 de la Convention
123. Avec les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes, et en tant que tel, il revêt une importance primordiale. Il a essentiellement pour but de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, 5 juillet 2016, et S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 73, 22 octobre 2018).
124. Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention renferment une liste exhaustive des motifs autorisant la privation de liberté ; une privation de liberté n’est donc pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs. Seule une interprétation étroite de la liste exhaustive des motifs admissibles de privation de liberté cadre avec le but de l’article 5 : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (voir, par exemple, Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 126, 4 décembre 2018).
125. Toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 mais aussi être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 67, CEDH 2008, et Ilnseher, précité, § 135). Une période de détention est en principe « régulière » si elle repose sur une décision judiciaire (Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 68, CEDH 2000‑IX, Nevmerjitski c. Ukraine, no 54825/00, § 116, CEDH 2005‑II (extraits), et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 74, 9 juillet 2009).
126. S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il en est autrement lorsque l’inobservation de ce dernier est susceptible d’emporter violation de la Convention. Tel est le cas, notamment, des affaires dans lesquelles l’article 5 § 1 de la Convention est en jeu et la Cour doit alors exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a été respecté (Winterwerp, précité, §§ 45-46, Benham c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, et Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 101, 23 février 2012).
127. Le respect du droit national n’est pas suffisant : il faut que le droit interne se conforme lui-même à la Convention, y compris aux principes généraux énoncés ou impliqués par elle (Simons c. Belgique (déc.), no 71407/10, 28 août 2012, et Plesó c. Hongrie, no 41242/08, § 59, 2 octobre 2012). Parmi les principes généraux découlant de la Convention auxquels renvoie la jurisprudence relative à l’article 5 § 1 figurent le principe de la prééminence du droit (Buzadji, précité, § 84, et S., V. et A. c. Danemark, précité, § 73) et, lié au précédent, celui de la sécurité juridique (voir, parmi d’autres, Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 52, CEDH 2000‑III), ainsi que le principe de proportionnalité (voir, par exemple, Enhorn c. Suède, no 56529/00, § 36, CEDH 2005-I).
128. En ce qui concerne le principe de la sécurité juridique, l’expression « selon les voies légales » impose non seulement que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne, mais elle concerne aussi la qualité de la loi. En effet, lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de « légalité » fixé par la Convention (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, §§ 91-92, 15 décembre 2016, et Z.A. et autres c. Russie [GC], nos 61411/15 et 3 autres, § 161, 21 novembre 2019).
129. L’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Winterwerp, précité, §§ 37 et 45, Saadi, précité, § 67, et Ilnseher, précité, § 136).
130. La notion d’arbitraire dans les contextes respectifs des alinéas b), d) et e) implique également que l’on recherche si la détention était nécessaire pour atteindre le but déclaré (Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000‑III, et Saadi, précité, § 70). En d’autres termes, il convient de démontrer que la privation de liberté était indispensable au vu des circonstances (Ilnseher, précité, § 137, et les références qui y sont citées). La privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie qu’en dernier recours, lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention (S., V. et A. c. Danemark, précité, § 77, et Ilnseher, précité, § 137 avec d’autres références).
131. Aussi, la condition tenant à l’absence d’arbitraire exige que non seulement l’ordre de placement en détention mais aussi l’exécution de cette décision cadrent véritablement avec le but des restrictions autorisées par l’alinéa pertinent de l’article 5 § 1 (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 186, 28 novembre 2017, Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 190, 31 janvier 2019, et les références qui y sont citées).
132. Bien que seuls les alinéas c) et d), dans leur version anglaise, se réfèrent au « but » (« purpose ») du type de privation de liberté qu’ils visent, il ressort clairement de leur libellé et de l’économie générale de l’article 5 § 1 que cette exigence est implicite dans tous les alinéas (Merabishvili, précité, § 299, et Rooman, précité, § 191).
133. Enfin, il y a lieu de rappeler que la Cour n’a pas pour tâche de se prononcer sur les méthodes choisies par le législateur d’un État pour réglementer tel ou tel domaine ; son rôle se limite à vérifier si ces méthodes et les conséquences qu’elles entraînent sont conformes à la Convention (voir, mutatis mutandis, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 83, CEDH 2010 pour des considérations similaires dans le cadre de l’article 6 § 1 de la Convention, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 184, 8 novembre 2016, et Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 95, 20 janvier 2020 pour des affaires relatives à l’article 10 de la Convention, et Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 67, CEDH 2004‑I dans le cadre de l’article 11).
2. Les exigences relatives à la privation de liberté des « aliénés » au sens de l’alinéa e) de l’article 5 § 1
134. En ce qui concerne la justification de la détention d’une personne au titre de l’alinéa e) de l’article 5 § 1, la Cour rappelle que le terme « aliéné » doit se concevoir selon un sens autonome. Il ne se prête pas à une définition précise, son sens ne cessant d’évoluer avec les progrès de la recherche psychiatrique (Ilnseher, précité, § 127).
135. Un individu ne peut passer pour « aliéné » et subir une privation de liberté que si les trois conditions suivantes au moins se trouvent réunies : premièrement, son aliénation doit avoir été établie de manière probante, c’est-à-dire que l’existence d’un trouble mental réel doit avoir été démontrée devant l’autorité compétente au moyen d’une expertise médicale objective ; deuxièmement, le trouble doit revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’internement ; troisièmement, l’internement ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble (voir, parmi beaucoup d’autres, Winterwerp, précité, § 39, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 145, CEDH 2012, Ilnseher, précité, § 127, et Rooman, précité, § 192).
136. Il y a lieu de reconnaître aux autorités nationales un certain pouvoir discrétionnaire quand elles se prononcent sur l’internement d’un individu comme « aliéné », car il leur incombe au premier chef d’apprécier les preuves produites devant elles dans un cas donné ; la tâche de la Cour consiste à contrôler leurs décisions sous l’angle de la Convention (Winterwerp, précité, § 40, et Ilnseher, précité, § 128). Cela étant dit, les motifs admissibles de privation de liberté énumérés à l’article 5 § 1 appellent une interprétation étroite. Un état mental doit présenter une certaine gravité pour être considéré comme un trouble mental « réel » aux fins de l’alinéa e) de l’article 5 § 1, car il doit être sérieux au point de nécessiter un traitement dans un établissement destiné à accueillir des malades mentaux (Ilnseher, précité, § 129).
137. La date pertinente à laquelle l’aliénation d’une personne doit avoir été établie de manière probante au regard des exigences de l’alinéa e) de l’article 5 § 1 est celle de l’adoption de la mesure la privant de sa liberté en raison de son état. Comme le montre toutefois la troisième condition à respecter pour que la détention d’un « aliéné » soit justifiée, à savoir que l’internement ne peut se prolonger valablement sans la persistance du trouble mental, toute évolution éventuelle de la santé mentale du détenu postérieurement à l’adoption de l’ordonnance de placement en détention doit être prise en compte (Ilnseher, précité, § 134).
3. L’application de ces principes en l’espèce
138. Dans un premier temps, la Cour apportera quelques précisions quant au motif de privation de liberté applicable en l’espèce (a), puis elle examinera si la privation de liberté des requérants était « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention (b).
a) Sur le motif de privation de liberté
139. Dans son examen destiné à déterminer si la détention des requérants pouvait se justifier au regard de l’un des alinéas a) à f) de l’article 5 § 1, la Cour observe d’emblée qu’à la différence du requérant dans l’affaire Ilnseher (précitée), les requérants n’ont en l’espèce pas été condamnés. S’il a certes été constaté qu’ils avaient matériellement commis les faits relevant du droit pénal qui leur étaient reprochés, les juridictions internes ont considéré que les requérants se trouvaient dans un état mental ayant aboli ou gravement altéré leur capacité de discernement et de contrôle de leurs actes au sens de l’article 7 de la loi de défense sociale (paragraphes 58 ci-dessus). Elles ont dès lors prononcé leur internement qui, au regard du droit interne, constitue une « mesure de sûreté », et non pas une peine (paragraphe 27 ci-dessus). Il en résulte que les requérants n’ont fait l’objet ni d’une déclaration de culpabilité ni d’une peine.
140. Leur détention ne pouvait donc pas se justifier au regard de l’alinéa a) de l’article 5 § 1 comme une détention « après condamnation » (voir, à cet égard, Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, § 35, série A no 50, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, §§ 123-124, CEDH 2013, et, mutatis mutandis, Ilnseher, précité, §§ 144 et 146). Ce point n’a d’ailleurs pas été contesté par les parties.
141. En effet, les parties s’accordent à considérer que la privation de liberté des requérants relève de l’alinéa e) de l’article 5 § 1 en tant qu’il concerne la détention d’« aliénés ». La Cour souscrit à cette analyse eu égard au fait que les requérants ont été déclarés pénalement irresponsables de leurs actes en raison des troubles mentaux dont ils souffraient, et que l’internement est une mesure de sûreté dont le but est préventif, et non pas punitif.
142. La Cour observe qu’elle a ainsi, dans d’autres affaires dirigées contre la Belgique, examiné les mesures d’internement prononcées en l’absence de condamnation pénale sous l’angle de l’alinéa e) de l’article 5 § 1 (voir, par exemple, Aerts c. Belgique, 30 juillet 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V, De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, § 105, 6 décembre 2011, Claes c. Belgique, no 43418/09, § 110, 10 janvier 2013, Van Zandbergen c. Belgique, no 4258/11, § 37, 2 février 2016, et W.D. c. Belgique, no 73548/13, § 122, 6 septembre 2016 ; voir et comparer, pour des affaires examinées sous l’angle de l’alinéa a) de l’article 5 § 1 où l’internement faisait suite à une condamnation pénale, Van Droogenbroeck, précité, § 35, et De Schepper c. Belgique, no 27428/07, § 39, 13 octobre 2009).
143. La Cour examinera donc si, comme le soutient le Gouvernement et comme le contestent les requérants, la détention de ces derniers était régulière au sens de l’article 5 § 1 e).
b) Sur la régularité de la privation de liberté
144. La Cour relève que les requérants ont été internés pour des faits qualifiés de vol et tentative de vol par des décisions prises respectivement le 18 juin 2007 et le 14 novembre 2002 sur le fondement de l’article 7 de la loi de défense sociale (paragraphes 11 et 41 ci-dessus).
145. Ces deux décisions ne peuvent plus faire l’objet d’un recours. Il n’est d’ailleurs nullement contesté par les parties que ces décisions ont été prises « selon les voies légales » et que la privation de liberté des requérants était initialement « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.
146. La Cour en déduit également qu’au moment où les juridictions internes ont ordonné l’internement des requérants, il n’est pas contesté que leur aliénation avait été établie de manière probante et que le trouble dont ils souffraient revêtait un caractère ou une ampleur légitimant l’internement, tel que le requièrent les deux premières conditions de la jurisprudence Winterwerp (précité, § 39 ; paragraphe 135 ci-dessus).
147. En revanche, les requérants allèguent que leur privation de liberté ne repose plus sur une base légale valable depuis l’entrée en vigueur, le 1er octobre 2016, de la nouvelle loi relative à l’internement.
148. La Cour exposera d’abord la modification législative litigieuse et la question soulevée devant elle (i), avant d’observer la manière dont les juridictions internes ont appliqué les dispositions concernées dans la cause des requérants (ii), et d’examiner la conformité de cette approche avec les exigences de l’article 5 § 1 e) de la Convention (iii), pour en tirer une conclusion sur la régularité de la privation de liberté des requérants (iv).
1. La modification législative litigieuse et la question soulevée devant la Cour
149. La Cour relève que, sous l’empire de la loi en vigueur au moment où la décision initiale d’interner les requérants a été prise, une mesure d’internement pouvait être ordonnée sur le fondement de l’article 7 de la loi de défense sociale suite à la commission de tout fait qualifié de crime ou de délit si l’intéressé se trouvait dans un état de démence ou dans un état grave de déséquilibre mental ou de débilité mentale le rendant incapable du contrôle de ses actes (paragraphes 58 ci-dessus). La commission de tout fait qualifié de crime ou de délit pouvait ainsi donner lieu à l’internement de la personne concernée sans condition relative à la gravité des faits commis.
150. Désormais, depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle loi relative à l’internement, l’article 9 de celle-ci prévoit que l’internement ne peut être ordonné qu’à la suite de la commission d’un crime ou d’un délit portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers (paragraphe 79 ci-dessus). De plus, la personne doit, au moment de la décision d’internement, être atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes et il doit y avoir lieu de craindre qu’elle commette de nouveaux faits portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers en raison de son trouble mental, éventuellement combiné avec d’autres facteurs de risque.
151. En outre, la Cour observe que si la loi relative à l’internement de 2014 s’applique en principe à toutes les affaires en cours (paragraphe 87 ci‑dessus), elle ne prévoit pas de mesure transitoire spécifique pour les personnes qui ont été internées sur le fondement de la loi de défense sociale de 1930 et qui ont commis des faits qui n’atteindraient pas le nouveau seuil requis par l’article 9 de la nouvelle loi (paragraphe 89 ci-dessus).
152. Ainsi, la Cour note, et cela est admis par le Gouvernement, que les faits de vol et tentative de vol commis par les requérants en l’espèce ne pourraient plus, à l’heure actuelle, constituer le fondement d’une décision ordonnant l’internement d’une personne en vertu de la loi de 2014, nonobstant son état de santé mentale.
153. La question qui se pose en l’espèce est donc celle de savoir si, depuis l’entrée en vigueur de ladite loi, la privation de liberté des requérants peut encore passer pour régulière, compte tenu du fait que cette nouvelle loi ne prévoit plus la possibilité d’interner une personne pour les faits qu’ils ont commis et qui avaient fondé leur internement. En somme, il s’agit de déterminer si l’introduction d’un seuil plus strict par l’article 9 de la loi de 2014 relative à l’internement a affecté la légalité de leur privation de liberté au regard des exigences de l’article 5 § 1 e) de la Convention.
154. Sur ce point, en ce qui concerne l’allégation des requérants selon laquelle ils devraient faire l’objet, depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2014, d’une hospitalisation forcée conformément à la loi du 26 juin 1990 relative à la protection de la personne des malades mentaux (paragraphe 91 ci-dessus) plutôt que d’une mesure d’internement, la Cour estime qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur la question de savoir si les requérants devraient relever du régime civil d’hospitalisation forcée plutôt que du régime de l’internement régi par la loi de 2014. Dans le cadre de la présente affaire, il lui appartient uniquement de vérifier si leur privation de liberté est régulière et, en particulier, eu égard à l’objet du litige tel qu’il est soumis à la Grande Chambre (paragraphes 102-111 ci-dessus), si le maintien de l’internement des requérants après l’entrée en vigueur de la loi relative à l’internement repose toujours valablement sur une base légale.
2. L’application de la nouvelle loi par les juridictions internes en l’espèce
155. Saisies par les requérants de la question de savoir si la légalité de leur internement était remise en cause par la modification législative litigieuse, les CPS puis, en dernier ressort, la Cour de cassation ont estimé que tel n’était pas le cas (paragraphes 27 et 50 ci-dessus). En effet, la Cour de cassation a considéré que les décisions prises respectivement en 2007 et 2002 à l’égard des requérants étaient passées en force de chose jugée et que la mesure d’internement prononcée à leur égard était définitive. De l’avis de la Cour de cassation, l’article 5 § 1 de la Convention n’empêche pas que la mesure d’internement donne lieu, à partir de ce moment-là, à une phase d’exécution à laquelle ne s’appliquent pas les mêmes règles que celles en vigueur pour imposer cette mesure. Elle en a déduit que l’article 5 § 1 n’avait pas pour conséquence qu’une mesure d’internement imposée définitivement n’était plus imposée régulièrement ou légalement parce que la loi avait changé au cours de la phase d’exécution. Cette disposition avait pour seule conséquence qu’une mesure d’internement ne pouvait plus être imposée à l’avenir pour le fait pour lequel l’intéressé était déjà interné. La Cour de cassation a ajouté que l’appréciation de l’état mental d’un interné et de la dangerosité sociale en découlant ne se faisait pas uniquement en fonction du fait pour lequel il avait été interné, mais également en fonction d’un ensemble de facteurs de risque qui avaient été soumis à l’appréciation de la CPS.
156. Ce faisant, et tel que cela ressort également de l’exposé du droit interne et des observations du Gouvernement (paragraphe 119 ci-dessus), la Cour de cassation a distingué deux phases successives de l’internement auxquelles s’appliquent des dispositions et critères différents.
157. Le système d’internement belge prévoit d’abord une procédure judiciaire qui aboutit à la décision d’interner une personne. Cette phase était notamment régie par l’article 7 de la loi de 1930 de défense sociale (paragraphe 58 ci-dessus) et, désormais, depuis le 1er octobre 2016, par l’article 9 de la loi de 2014 relative à l’internement (paragraphe 79 ci‑dessus) qui contiennent les critères pouvant fonder une mesure d’internement.
158. La décision de la juridiction d’instruction ou de la juridiction de jugement qui prononce l’internement conformément à ces dispositions reste valable tout au long de l’internement de la personne concernée tant que celle‑ci n’a pas fait l’objet d’un jugement d’octroi de la libération définitive passé en force de chose jugée (paragraphe 85 ci-dessus).
159. En ce qui concerne les requérants, les décisions ordonnant leur internement ont été prises respectivement le 18 juin 2007 et le 14 novembre 2002 sur le fondement de l’article 7 de la loi de défense sociale (paragraphes 11 et 41 ci-dessus).
160. Ensuite, après le prononcé de la mesure, s’ouvre la deuxième phase de l’internement au cours de laquelle les chambres de protection sociale du tribunal de l’application des peines (« CPS » ; paragraphes 75 et suivants ci‑dessus), juridictions spécialisées, examinent la situation des internés à des intervalles réguliers. Au cours de ce contrôle, les personnes internées peuvent également demander la modification des modalités de leur internement ou leur mise en liberté.
161. Des règles différentes s’appliquent alors, notamment en ce qui concerne les conditions de mise en liberté définitive d’une personne internée, telle que demandée par les requérants à titre principal en l’espèce. La mise en liberté définitive était auparavant régie par l’article 18 de la loi de défense sociale et, désormais, par l’article 66 de la loi relative à l’internement (respectivement paragraphes 65 et 84 ci-dessus).
162. Cette dernière disposition ne prévoit pas que soit prise en compte en tant que telle, lors du contrôle périodique de l’internement, la nature des faits qui ont été commis par l’intéressé et qui ont constitué le fondement de son internement. Elle exige, en revanche, que la CPS apprécie si le trouble mental de la personne internée s’est suffisamment stabilisé et s’il y a un risque de récidive. À ce titre, la CPS doit tenir compte d’un ensemble de facteurs de risque dont, le cas échéant, le fait pour lequel la personne avait initialement été internée (paragraphe 36 ci-dessus).
163. En somme, au regard du droit interne tel qu’interprété par la Cour de cassation en l’espèce, dès lors que les requérants n’avaient pas fait l’objet d’une mise en liberté définitive, leur privation de liberté continuait de reposer sur une base légale valable : les décisions d’internement respectivement prises en 2007 et 2002.
164. La Cour note que l’interprétation adoptée par les juridictions internes en l’espèce est conforme à l’intention du législateur telle qu’elle ressort des travaux parlementaires de la loi du 4 mai 2016 modifiant la loi de 2014. Ceux-ci indiquent en effet que la loi relative à l’internement n’avait pas pour but d’affecter les décisions relatives aux personnes souffrant de troubles mentaux qui avaient commis des faits pouvant à l’époque donner lieu à un internement en vertu de la loi de défense sociale de 1930 mais pour lesquels l’internement ne serait plus possible en vertu de la nouvelle législation (paragraphe 82 ci-dessus).
165. Le législateur a ainsi choisi de maintenir la force exécutoire des décisions d’internement prises sous l’empire de la loi de défense sociale. Il en résulte que, s’agissant des personnes internées sur le fondement d’une décision passée en force de chose jugée avant le 1er octobre 2016, les effets de la nouvelle loi relative à l’internement se limitent aux décisions relatives au maintien de l’internement, ses modalités d’exécution et l’éventuelle mise en liberté des intéressés.
166. Rappelant qu’elle n’a pas pour tâche de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur (paragraphe 133 ci‑dessus), la Cour estime que l’approche retenue par les juridictions internes en l’espèce n’est ni arbitraire ni manifestement déraisonnable.
167. Reste à déterminer si elle est conforme avec les exigences de l’alinéa e) de l’article 5 § 1 de la Convention.
3. La conformité avec l’article 5 § 1 e) de l’approche adoptée
168. L’article 5 § 1 e) de la Convention ne précise pas les éventuels faits pénalement répréhensibles pour lesquels une personne peut être détenue comme « aliénée ». Cette disposition ne requiert d’ailleurs pas que de tels faits aient été commis (Ilnseher, précité, § 157). Elle se limite à exiger que l’aliénation ait été établie de manière probante, que le trouble revête un caractère ou une ampleur légitimant l’internement et que ce trouble persiste pendant toute la durée de l’internement (paragraphe 135 ci-dessus).
169. La Convention n’exige ainsi pas que soit prise en compte, au moment du contrôle de la persistance des troubles mentaux, la nature des faits qui avaient été commis par l’intéressé et qui avaient constitué le fondement de son internement.
170. Il n’est pas contesté que les deux premières conditions énumérées au paragraphe 168 ci-dessus étaient réunies en l’espèce (voir aussi paragraphe 146 ci-dessus).
171. En ce qui concerne la troisième condition à respecter, à savoir celle de la persistance du trouble sans laquelle l’internement ne peut se prolonger, la Cour note que les requérants indiquent expressément qu’ils ne contestent pas que cette condition est remplie et que leurs troubles persistent à ce jour (paragraphes 115 et 118 ci-dessus).
172. La Cour rappelle néanmoins que c’est l’état de santé mentale actuel de la personne qui doit être pris en considération. Sur ce point, l’examen fait par les juridictions internes à l’égard de cette troisième condition est nécessairement évolutif puisqu’il doit prendre en compte toute évolution de la santé mentale de la personne internée postérieurement à l’adoption de l’ordonnance de placement en détention (Ilnseher, précité, § 134).
173. La Cour observe que la troisième condition de l’arrêt Winterwerp (précité, § 39) est traduite en droit interne par l’instauration d’un contrôle périodique automatique (paragraphe 75 ci-dessus) au cours duquel les personnes internées ont notamment la possibilité de faire valoir que leur état de santé mentale s’est stabilisé, qu’elles ne représentent plus un risque pour la société et de demander l’octroi de modalités d’exécution de leur internement, notamment, à l’instar des requérants, leur libération définitive.
174. En vertu de l’article 66 de la loi relative à l’internement, la libération définitive ne peut être octroyée qu’à l’expiration d’une période de libération à l’essai de trois ans (voir, sur ce point, l’examen relatif à l’article 5 § 4 de la Convention ci-dessous) et à condition que le trouble mental soit suffisamment stabilisé pour qu’il n’y ait raisonnablement plus à craindre qu’à cause de son trouble mental, en conjonction éventuellement avec d’autres facteurs de risque, la personne internée commettra de nouvelles infractions (paragraphe 84 ci-dessus). Ainsi, seul l’état de santé mentale actuel de la personne internée et le risque de récidive actuel, c’est-à-dire au moment où l’examen est fait, sont pris en compte pour déterminer si la personne concernée peut être libérée ou si le maintien de son internement est justifié.
175. C’est au regard de ces conditions que les CPS ont examiné les demandes de mise en liberté définitive des requérants (paragraphe 21 ci‑dessus). Elles n’ont ainsi pas eu égard à la nature de l’infraction commise par les requérants et qui avait fondé la mesure d’internement. Elles ont en revanche vérifié si le trouble mental des requérants s’était suffisamment stabilisé. Elles ont estimé, au regard des éléments en leur possession, que tel n’était pas le cas (paragraphes 22 et 48 ci-dessus).
176. Ce faisant, les CPS ont vérifié la persistance des troubles mentaux tel qu’exigé par l’alinéa e) de l’article 5 § 1 de la Convention.
177. La Cour note à toutes fins utiles que lors du dernier contrôle périodique effectué par les CPS à l’égard des requérants, les CPS ont estimé qu’il existait encore un risque élevé de récidive violente (paragraphes 37 et 53 ci-dessus).
4. Conclusion sur la régularité de la détention
178. Eu égard à l’objet du litige tel qu’il est soumis à la Grande Chambre (paragraphes 102-111 ci-dessus) et aux développements qui précèdent, la Cour conclut que la détention des requérants continue de reposer valablement sur une base légale et que leur privation de liberté est régulière.
179. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
180. Les requérants dénoncent également une violation des articles 5 § 4 et 13 de la Convention. Ils se plaignent de l’impossibilité légale d’obtenir leur mise en liberté immédiate et définitive.
181. L’article 5 § 4 constitue une lex specialis par rapport aux exigences plus générales de l’article 13 (A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 202, CEDH 2009, et Khlaifia et autres, précité, § 266). Le grief sera donc examiné sous l’angle du seul article 5 § 4 qui se lit ainsi :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
1. L’arrêt de la chambre
182. La chambre a constaté que dans le cas des requérants, la condition posée par l’article 66 de la loi relative à l’internement d’avoir effectué une période de libération à l’essai de trois ans avant de pouvoir être mis en liberté définitive n’avait constitué qu’un motif surabondant parmi les diverses raisons pour lesquelles les instances de défense sociale avaient refusé leur mise en liberté immédiate et définitive. La chambre a relevé que les requérants n’avaient d’ailleurs fait valoir ni devant la Cour de cassation ni devant la Cour que le trouble psychiatrique ayant justifié leur internement ne persistait pas ou que leur état de santé mentale s’était suffisamment amélioré. Elle en a déduit qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
2. Les observations des parties
1. Les requérants
183. Les requérants rappellent que la loi de 1930 de défense sociale prévoyait qu’une personne internée pouvait être mise en liberté définitive à tout moment lorsque l’état mental de l’intéressé s’était suffisamment amélioré et que les conditions de sa réadaptation sociale étaient réunies (paragraphe 65 ci-dessus). À leur avis, cela était conforme aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. Une telle possibilité n’est plus prévue par l’article 66 de la nouvelle loi relative à l’internement de 2014 : il n’est plus possible de mettre immédiatement un terme à la mesure d’internement d’une personne qui n’est plus nécessaire au regard des conditions Winterwerp. Le texte de la loi ne serait donc pas conforme aux exigences de l’article 5 § 4. Les requérants estiment que la Cour de cassation l’a admis dans ses arrêts des 9 avril et 11 juin 2019, rendus dans d’autres causes (paragraphe 86 ci-dessus).
2. Le Gouvernement
184. Pour le Gouvernement, dans la mesure où la détention des requérants n’est pas illégale, la thèse selon laquelle ils doivent être libérés de manière immédiate et définitive n’est pas fondée. En tout état de cause, le Gouvernement fait valoir que la nouvelle loi relative à l’internement organise un contrôle effectif de l’internement par le biais d’un examen périodique automatique et d’une procédure d’urgence (paragraphe 76 ci‑dessus). Les décisions des CPS relatives aux modalités d’exécution de l’internement et à la libération définitive peuvent faire l’objet d’un pourvoi en cassation (paragraphe 78 ci-dessus). En l’espèce, les requérants ont ainsi pu faire contrôler la légalité de leur internement à intervalles réguliers. Leurs arguments ont été entendus et discutés par la CPS et la Cour de cassation qui les ont considérés infondés. Le seul fait que les requérants n’aient pas obtenu gain de cause ne saurait faire obstacle au caractère effectif du contrôle effectué par les juridictions internes.
185. Le Gouvernement souligne que dans le cas des requérants, les conditions d’une libération définitive édictées par l’article 66 de la loi relative à l’internement n’étaient pas remplies : ils n’avaient pas effectué une période d’épreuve de trois ans et ils n’avaient pas démontré ni même allégué que leur trouble mental s’était suffisamment stabilisé pour permettre leur libération. Le Gouvernement insiste également sur l’interprétation donnée ultérieurement par la Cour de cassation à la condition d’avoir effectué une libération à l’essai de trois ans. Il en déduit que les exigences posées par l’article 5 § 4 ont été respectées.
3. Appréciation de la Cour
1. Les principes généraux établis dans la jurisprudence de la Cour
186. L’article 5 § 4 de la Convention reconnaît aux personnes arrêtées ou détenues le droit d’introduire un recours pour faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité » - au sens de la Convention - de leur privation de liberté. Le concept de « légalité » doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne arrêtée ou détenue a le droit de faire contrôler la « légalité » de sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise l’article 5 § 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas un droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal compétent à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la « légalité » de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 202, Khlaifia et autres, précité, § 128, et les références qui y sont citées).
187. En garantissant un recours aux personnes arrêtées ou détenues, l’article 5 § 4 consacre aussi le droit pour celles-ci d’obtenir, dans un bref délai à compter de l’introduction du recours, une décision judiciaire concernant la régularité de leur détention et mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale (Mooren, précité, § 106, Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 154, 22 mai 2012, Khlaifia et autres, précité, § 131, et Ilnseher, précité, § 251).
2. L’application de ces principes en l’espèce
188. La Cour rappelle qu’elle a conclu à l’absence de violation de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 179 ci-dessus). Toutefois, le seul fait de n’avoir constaté aucun manquement aux exigences du paragraphe 1 de l’article 5 ne la dispense pas de contrôler l’observation du paragraphe 4 : il s’agit de deux textes distincts et le respect du premier n’implique pas forcément celui du second (Douiyeb c. Pays-Bas [GC], no 31464/96, § 57, 4 août 1999, et Mooren, précité, § 88).
189. Les requérants soutiennent que, compte tenu de l’irrégularité de leur détention, ils auraient dû pouvoir obtenir leur mise en liberté immédiate et définitive. Or, la nouvelle loi relative à l’internement ne prévoit pas une telle possibilité.
190. D’emblée, la Cour indique que, dès lors qu’elle a conclu à la régularité de la privation de liberté des requérants au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, l’article 5 § 4 n’exige pas en l’espèce que leur mise en liberté immédiate soit ordonnée.
191. En revanche, cette disposition garantit, lorsqu’est en cause la détention d’un « aliéné » pour une durée illimitée ou prolongée, que l’intéressé ait le droit, au moins en l’absence de contrôle judiciaire périodique et automatique, d’introduire « à des intervalles raisonnables » un recours devant un tribunal pour contester la « légalité » – au sens de la Convention – de son internement (Stanev, précité, § 171).
192. Les requérants n’allèguent pas avoir été privés de cette possibilité en l’espèce. La Cour constate que les requérants ont bénéficié d’un contrôle judiciaire annuel automatique par la CPS devant laquelle ils ont pu formuler des demandes relatives aux modalités d’exécution de leur internement, y compris des demandes de mise en liberté. Ils ont ensuite pu saisir la Cour de cassation de leurs griefs à l’encontre des jugements de la CPS. Dans le cas des requérants, moins d’un mois s’est écoulé entre le jugement de la CPS et l’arrêt de la Cour de cassation. Les requérants n’ont pas présenté d’argument permettant de conclure qu’ils n’auraient pas bénéficié d’un recours devant un juge statuant à bref délai sur la légalité de leur détention ainsi que sur leurs demandes de libération.
193. La Cour note que les requérants se sont seulement plaints de l’impossibilité légale d’obtenir leur mise en liberté immédiate et définitive en raison du délai d’épreuve de trois ans imposé par l’article 66 de la loi relative à l’internement. À cet égard, elle constate que cette disposition met deux conditions cumulatives à la libération définitive d’un interné (paragraphe 84 ci-dessus). Cette disposition requiert, d’une part, l’accomplissement d’un délai d’épreuve de trois ans et, d’autre part, que le trouble mental soit suffisamment stabilisé pour qu’il n’y ait raisonnablement plus à craindre qu’à cause de son trouble mental ou non, en conjonction éventuellement avec d’autres facteurs de risque, la personne internée commettrait à nouveau des infractions portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers.
194. La condition légale relative à l’accomplissement d’un délai d’épreuve de trois ans semble ainsi faire obstacle en principe au droit consacré par l’article 5 § 4 d’obtenir une décision judiciaire mettant fin à la privation de liberté si celle-ci se révèle illégale (paragraphe 187 ci-dessus).
195. Cela dit, la Cour rappelle que son rôle ne consiste pas à se prononcer in abstracto sur la compatibilité d’une disposition de la loi avec la Convention. Elle doit se limiter à vérifier que la manière dont la loi a été appliquée dans les circonstances de la cause a respecté la Convention (Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 180, 24 janvier 2017).
196. Or la Cour observe qu’en l’espèce, les juridictions internes ont refusé la demande de mise en liberté définitive des requérants au motif qu’aucune des deux conditions posées par l’article 66 de la loi n’était remplie : leur état de santé mentale ne s’était pas suffisamment amélioré et ils n’avaient pas effectué une période de libération à l’essai de trois ans (respectivement paragraphes 22 et 48 ci-dessus). Les requérants n’ont pas contesté que leur trouble mental persistait et n’ont pas non plus affirmé qu’il s’était suffisamment stabilisé de sorte à ne plus constituer un danger pour la société (paragraphe 118 ci-dessus). La condition d’avoir effectué une période de libération à l’essai de trois ans n’a dès lors pas été décisive puisqu’elle n’a constitué qu’un des motifs pour lesquels la CPS a refusé leur libération immédiate et définitive.
197. Par ailleurs, la Cour salue le fait qu’entretemps la Cour de cassation a interprété la disposition litigieuse à la lumière de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention en jugeant qu’une personne internée qui n’est plus malade mentalement et qui n’est plus dangereuse doit bénéficier d’une libération définitive, même si le délai d’épreuve de trois ans n’est pas encore écoulé (paragraphe 86 ci-dessus).
198. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Accueille, à l’unanimité, l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement concernant l’objet du litige ;
2. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
3. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 1er juin 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Johan CallewaertRobert Spano
Adjoint à la GreffièrePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion dissidente commune aux juges Serghides et Felici ;
– opinion dissidente du juge Pavli.
R.S.O.
J.C.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES SERGHIDES ET FELICI
1. L’affaire concerne l’illégalité alléguée du maintien en internement des requérants après une modification législative qui a restreint les faits pour lesquels une personne peut être internée. Les requérants se plaignent également de l’impossibilité d’obtenir leur mise en liberté immédiate et définitive.
2. Avec tout le respect que nous devons à nos collègues de la majorité, nous ne pouvons pas partager leur avis d’après lequel l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention n’a pas été violé en l’espèce.
3. Comme la majorité, nous partons du principe (paragraphes 123-124 de l’arrêt) qu’au même titre que les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes et que, en tant que tel, il revêt une importance primordiale.
Il a essentiellement pour but de protéger l’individu contre toute privation de liberté arbitraire ou injustifiée (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, 5 juillet 2016, et S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 73, 22 octobre 2018).
Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs autorisant la privation de liberté ; une privation de liberté n’est donc pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs.
Seule une interprétation étroite de la liste exhaustive des motifs admissibles de privation de liberté cadre avec le but de l’article 5 : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (voir, par exemple, Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 126, 4 décembre 2018).
4. En l’espèce, les requérants soutiennent que, depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2014 relative à l’internement, il n’y avait plus de base légale à leur privation de liberté et que celle-ci méconnaissait donc l’article 5 § 1 e) de la Convention. Ils évoquent la différence entre l’article 7 de la loi de défense sociale et la loi relative à l’internement en ce qui concerne les catégories d’infractions pouvant donner lieu à un internement.
5. Si les principes généraux ci-dessus (§ 3) doivent être appliqués en l’espèce, nous sommes de l’avis que la décision la plus appropriée serait celle en faveur du constat de violation de l’article 5 § 1.
6. La majorité, à juste titre à notre avis, fait sienne la conclusion des juridictions internes selon laquelle l’internement des requérants, au regard du droit interne, constitue une « mesure de sûreté » et non pas une peine. Il en résulte que les requérants n’ont fait l’objet ni d’une déclaration de culpabilité, ni d’une peine. Leur détention ne pouvait donc pas se justifier au regard de l’alinéa a) de l’article 5 § 1 comme une détention « après condamnation » (paragraphes 139-140 de l’arrêt).
7. Par conséquent, il est nécessaire de souligner que la privation de liberté des requérants tombe donc sous le coup de l’alinéa e) de l’article 5 § 1 en ce qu’il concerne la détention d’aliénés, pour les raisons suivantes : (i) ils ont été déclarés pénalement irresponsables de leurs actes en raison des troubles mentaux dont ils souffraient ; (ii) le but de la mesure d’internement est préventif (protection de la société), et non pas punitif.
8. Si donc d’un côté nous partageons cette analyse de la majorité, d’un autre côté celle-ci n’en déduit pas toutes les conséquences qui en découlent.
9. Sous l’empire de la loi de défense sociale de 1930, toute infraction pouvait justifier un internement. Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement, il doit s’agir d’une infraction ayant porté atteinte à ou menacé l’intégrité physique d’un tiers. À la condition d’avoir commis une infraction ainsi qualifiée s’ajoutent les conditions de souffrir d’un trouble mental ayant aboli ou gravement altéré la capacité de discernement de la personne ou de contrôle de ses actes, et le danger de récidive.
10. Dans les présentes affaires, la Cour de cassation a considéré que l’article 5 § 1 de la Convention n’empêchait pas qu’une mesure d’internement imposée par une décision passée en force de chose jugée soit définitive et donne lieu à partir de ce moment-là à une phase d’exécution à laquelle ne s’appliquaient pas les mêmes règles que celles en vigueur pour imposer cette mesure. Elle en a déduit que, au regard de l’article 5 § 1, une mesure d’internement imposée définitivement ne perdait pas son caractère régulier ou légal parce que la loi avait changé au cours de la phase d’exécution. La nouvelle loi avait ainsi pour seule conséquence que la mesure d’internement ne pouvait plus être imposée à l’avenir pour les faits pour lesquels l’intéressé était déjà interné. La majorité estime que l’approche retenue par les juridictions internes en l’espèce est conforme à l’intention du législateur de la loi du 4 mai 2016, qui a choisi de maintenir la force exécutoire des décisions d’internement prises sous l’empire de la loi de défense sociale et qu’elle n’est par conséquent ni arbitraire ni manifestement déraisonnable (paragraphe 166 de l’arrêt).
11. Or, à notre avis, un tel raisonnement est applicable exclusivement à une condamnation pénale, pour laquelle la loi telle qu’elle est applicable au moment des faits détermine la peine de manière irrévocable. Il pourrait donc être envisagé si la privation de liberté des requérants relevait de l’alinéa a) de l’article 5 § 1, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. En revanche, il n’est guère acceptable s’agissant d’une mesure de sûreté à durée indéterminée telle que l’internement qui, par nature, appelle une révision régulière.
12. L’internement ne peut en effet pas se prolonger valablement sans la persistance d’un trouble mental dont le caractère ou l’ampleur légitiment l’internement, outre les éventuelles conditions imposées par le droit national applicable. C’est pourquoi l’alinéa e) de l’article 5 § 1 exige une révision régulière de la nécessité de l’internement. Il en résulte que, par essence, l’appréciation de la « nécessité » – et donc aussi de la légalité – d’une telle mesure doit se faire ex nunc, et non pas ex tunc. L’internement des personnes atteintes de troubles mentaux déclarées pénalement irresponsables de leur actes obéit en effet à une logique tout à fait différente d’une condamnation pénale. On aperçoit ainsi une sorte de contradiction dans le raisonnement de la majorité qui, d’un côté, fait échapper l’internement a la sphère pénale mais qui, d’un autre côté, retient un raisonnement de type pénal en ce qui concerne l’imposition et l’exécution de la mesure.
13. Toujours est-il que, à notre avis, la détention des requérants ne repose plus valablement sur une base légale. Sur ce point, il faut rappeler que selon la jurisprudence de la Cour, la régularité de la détention au regard de l’article 5 § 1 de la Convention doit marquer tant l’adoption que l’exécution de la mesure privative de liberté (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 68 in fine, série A, no 22, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A no 33, et, dans le même sens, Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 191, 31 janvier 2019). Il ne suffit donc pas que l’internement initial des requérants ait été prononcé « selon les voies légales » : encore faut-il que la mesure soit exécutée conformément au droit interne et au but de l’article 5, qui est de protéger tout individu contre l’arbitraire.
14. Or le droit interne, tel qu’il a été modifié par l’article 9 de la nouvelle loi relative à l’internement, ajoute deux conditions supplémentaires à celle que posait l’ancienne loi de défense sociale à la validité d’un internement : outre un trouble mental, la loi exige désormais que l’intéressé ait commis un crime ou un délit ayant porté atteinte à ou menacé l’intégrité physique ou psychique d’un tiers et qu’il y ait un danger de récidive. Il s’agit donc là de conditions qui, en droit belge, doivent être remplies cumulativement.
15. Au même titre que les autres, la nouvelle condition relative à la nature de l’infraction fait dès lors partie des « voies légales » dont l’article 5 exige le respect. Et comme il a été souligné plus haut, sur le terrain de l’alinéa e) de l’article 5 § 1, le respect de l’ensemble de ces conditions doit être apprécié ex nunc (§ 10). Il est déraisonnable et hautement artificiel d’accepter qu’une partie des conditions énoncées par l’article 5 § 1 e) soit à apprécier ex nunc, et une autre ex tunc.
16. Compte tenu de ces éléments, nous sommes inévitablement arrivés à la conclusion que les juridictions internes, qui en l’espèce n’ont pas appliqué ex nunc la nouvelle condition introduite par l’article 9 de la nouvelle loi relative à l’internement, n’ont clairement pas respecté les « voies légales » dont l’article 5 exige le respect. Par conséquent, nous estimons, au contraire de ce que conclut la majorité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 e) de la Convention.
17. En outre, c’est en vain que la majorité évoque l’absence de dispositions transitoires dans la nouvelle loi puisque, par nature, dans le domaine régi par l’article 5 § 1 e), cette loi était d’application immédiate. Le ministre de la Justice avait d’ailleurs indiqué devant la Chambre des représentants que les CPS devaient revoir les décisions passées en force de chose jugée avec « la clémence » qui s’imposait.
18. À notre avis, toute autre solution aboutirait à des résultats arbitraires. On ne conçoit pas, en effet, comment il serait justifiable de considérer, d’une part, que pour l’avenir l’internement ne s’impose pas pour des personnes ayant commis des faits tels que ceux commis par les requérants en l’espèce, mais, d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de réexaminer si l’internement des personnes qui avaient été privées de liberté avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi s’impose toujours au regard des considérations à l’origine de cette loi.
19. En conclusion, nous ne pouvons pas approuver la décision de la majorité selon laquelle deux personnes atteintes d’un trouble mental ayant gravement altéré ou aboli leur discernement et ayant commis des faits n’ayant pas porté atteinte à l’intégrité d’un tiers peuvent faire l’objet ou non d’une mesure aussi grave que l’internement à durée indéterminée au seul motif qu’elles ont été jugés avant ou après l’entrée en vigueur de la loi du 5 mai 2014.
20. Sous l’angle de l’article 5 § 4, les requérants dénoncent clairement dans leur formulaire de requête leur absence de libération immédiate.
21. Selon la jurisprudence de la Cour, la légalité d’une détention a le même sens sous l’angle de l’article 5 § 4 comme sous l’angle de l’article 5 § 1 (voir notamment A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 202, CEDH 2009). Les conditions à remplir sur le terrain de l’article 5 § 4 reflètent donc nécessairement celles qui s’appliquent sur le terrain de l’article 5 § 1. Comment en effet imaginer que la vérification de la légalité d’une détention (article 5 § 4) ne s’appuie pas sur les mêmes critères que ceux qui ont fondé cette détention ab initio (article 5 § 1) ?
22. Or, comme il a été souligné ci-dessus, les conditions constitutives de la légalité sous l’article 5 § 1 sont cumulatives, ce qui signifie que la détention sera illégale tant que toutes ces conditions n’auront pas été remplies. Celle-ci requiert l’existence non seulement d’un trouble mental mais aussi d’une base légale adéquate – à apprécier ex nunc. Ce n’est que si toutes ces conditions sont réunies qu’il peut y avoir un internement légal au regard de l’article 5 § 1. Dès lors, si l’une de ces conditions vient à manquer, quand bien même le trouble mental persisterait, l’internement cessera d’être légal, entrainant sur le terrain de l’article 5 § 4 l’obligation de mettre fin à l’internement, sous peine d’arbitraire. Nous estimons en effet que maintenir un internement en l’absence de l’une des conditions qui étaient constitutives de sa légalité ab initio est totalement illégal et donc contraire à l’article 5 § 4, comme en l’espèce.
23. Eu égard à ce qui précède, on ne peut être d’accord avec le choix de la majorité de passer sous silence la nécessité pour les autorités belges de mettre fin à une situation arbitraire qui est la conséquence directe du constat de violation du l’article 5 § 1. En l’espèce, il y a eu aussi violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
24. Cette interprétation large de l’article 5, la seule qui garantisse une protection effective du droit qui y est consacré et qui s’inscrit dans l’orientation suivie par la Cour en matière d’interprétation des dispositions de la Convention, n’a cependant pas été suivie par la majorité, qui a choisi au contraire une interprétation restrictive des droits en cause. La Cour, en effet, lorsqu’elle a été appelée à choisir entre deux interprétations possibles de la même disposition de la Convention, en tenant compte de l’objet et du but de la disposition, suivant ainsi une interprétation téléologique et le principe de l’effectivité, a rejeté l’interprétation restrictive et a adopté une interprétation plus large de la disposition (Wemhoff c. Allemagne, no 2122/64, 27 juin 1968, qui concernait l’article 5 § 3 de la Convention, et Delcourt c. Belgique, no 2689/65, 17 janvier 1970, arrêt qui traitait du droit à un procès équitable et dans lequel la Cour a jugé que dans une société démocratique, au sens de la Convention, le droit à une administration équitable de la justice occupait une place si importante qu’une interprétation restrictive de l’article 6 § 1 ne correspondrait pas au but et à l’objectif de cette disposition).
25. En conclusion, à la lumière de ce qui précède, nous réaffirmons que nous ne pouvons en aucune façon souscrire à la position de la majorité, tout en soulignant qu’il y a eu violation de l’article 5 §§ 1 et 4 en l’espèce.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE PAVLI
(Traduction)
1. Je regrette de ne pas pouvoir partager le constat, prononcé par la majorité de la Grande Chambre, de non-violation des droits des requérants sur le terrain tant du paragraphe 1 que du paragraphe 4 de l’article 5 de la Convention. Pour les raisons exposées ci-dessous, je considère que l’une et l’autre de ces dispositions de la Convention ont été violées en l’espèce.
2. Le présent litige a pour origine une importante réforme dans le régime légal belge de l’internement des aliénés auteurs de faits qualifiés d’infractions pénales, depuis l’adoption en mai 2014 d’une nouvelle loi qui a remplacé la législation qui remontait à 1930. La promulgation de la loi relative à l’internement visait à faciliter la réinsertion sociale des personnes internées dans le cadre du système pénitentiaire, c’est-à-dire la forme d’internement la plus restrictive du système belge.
A.L’instauration d’un « seuil de dangerosité » dans la loi de 2014
3. L’une des réformes essentielles introduites par la loi de 2014 était le resserrement des critères à l’aune desquels justifier aussi bien l’imposition initiale que le maintien des mesures d’internement, en partant du seuil minimal de la dangerosité sociale. Alors que la législation antérieure permettait l’internement des aliénés inculpés de n’importe quelle infraction, quelle qu’en soit la gravité, la loi de 2014 exige, parmi d’autres critères, que l’intéressé ait « commis un crime ou un délit portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers » (paragraphe 79 de l’arrêt).
4. Au cours de la procédure parlementaire, afin de défendre les réformes proposées, le ministre de la Justice avait indiqué que le « seuil » de dangerosité avait pour but d’éviter qu’une « lourde » mesure privative de liberté « à durée indéterminée » puisse être ordonnée pour des « faits relativement mineurs », et qu’il aurait été disproportionné d’autoriser pareille mesure pour « des faits qui ne faisaient apparaître aucun danger réel pour la société » (paragraphe 81 de l’arrêt). Se posaient alors des questions évidentes quant à la situation juridique des personnes déjà internées qui n’avaient jamais été auteurs de faits atteignant le nouveau seuil de dangerosité. La loi de 2014 ne prévoyait aucune disposition transitoire visant à régler la situation des personnes internées relevant de cette catégorie ; au lieu de cela, le ministre de la justice avait précisé que, le moment venu, les autorités compétentes examineraient le maintien en internement de ces personnes « avec la clémence qui s’imposait » (paragraphe 82 de l’arrêt).
5. Il n’est donc pas surprenant que les requérants en l’espèce contestent le régime transitoire de la loi de 2014 : la clémence est certes une vertu louable dans la direction des affaires publiques et dans d’autres domaines mais elle n’est guère utile pour ce qui est de la légalité d’une détention à durée indéterminée. MM. Denis et Irvine n’ont jamais été inculpés pour des infractions « portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers » : ils sont internés depuis 2007 et 2002, respectivement, pour des faits qualifiés d’infractions contre des biens. Leurs arguments, qu’ils ont avancés tant devant les instances internes que devant la Cour, sont que leur maintien en internement après l’entrée en vigueur de la loi de 2014 est dépourvu de base légale et devenu arbitraire étant donné que cette loi ne comporte pas de dispositions transitoires suffisamment claires (paragraphes 103-106 de l’arrêt). Les requérants font valoir que les autorités belges ont reconnu que les juridictions internes avaient fait un « usage impropre » de la législation antérieure à 2014 en internant, sous l’empire du droit pénal, des personnes qui ne constituaient pas de véritable danger pour la société (paragraphe 117 de l’arrêt). Or, les autorités n’ont pas estimé nécessaire de prendre immédiatement des mesures pour rectifier les erreurs ou abus antérieurs, si ce n’est au moyen d’une clémence discrétionnaire qui serait appliquée un jour ou l’autre. Voilà à mes yeux un argument particulièrement convaincant auquel ni l’État défendeur ni l’arrêt de la Grande Chambre n’a répondu de manière satisfaisante.
B.Le régime transitoire du maintien en internement
6. Le Gouvernement soutient qu’il existait en réalité un régime transitoire conforme aux exigences de l’article 5 § 1 e) de la Convention en ce qui concerne le maintien en internement des requérants. Je ne puis partager cette position : la loi de 2014 a bien fixé une procédure transitoire, mais elle n’a apporté aucune précision sur le fond ni prévu un processus d’une célérité suffisante afin d’examiner de quelle manière le nouveau seuil de dangerosité devait être appliqué à la situation des requérants. En conséquence, les décisions que les autorités nationales ont prises sur la base de la loi de 2014 pour maintenir en internement les requérants au sein du système pénitentiaire souffrent d’un grave manque de prévisibilité et sont entachées d’arbitraire.
7. Tout d’abord, le nouveau seuil de dangerosité prévu par la loi de 2014 s’applique aussi bien aux nouvelles décisions autorisant l’internement qu’à toute décision ultérieure prononçant le maintien de la même mesure ou, à l’inverse, la libération de la personne internée. Selon l’article 66 de cette loi, la libération définitive ne peut être octroyée que si le trouble mental de la personne internée est suffisamment stabilisé pour qu’il n’y ait raisonnablement plus à craindre qu’elle « commettra de nouvelles infractions » contre l’intégrité physique ou psychique de tiers (paragraphe 84 de l’arrêt). Or, comment appliquer ce critère à un détenu qui n’a jamais perpétré la moindre infraction atteignant un tel niveau de gravité ? Aucune réponse claire à cette question n’est apportée, que ce soit dans la loi elle-même, dans son historique ou dans les arguments exposés verbalement par le conseil du Gouvernement à l’audience de Grande Chambre, en réponse aux questions précises posées à ce sujet.
8. L’arrêt prononcé aujourd’hui n’apporte non plus aucune réponse convaincante : la majorité conclut que la nature des faits que le détenu avait initialement commis n’était pas « prise en compte en tant que telle, lors du contrôle périodique de l’internement » mais elle concède que, néanmoins, « la [chambre de protection sociale] doit tenir compte d’un ensemble de facteurs de risque dont, le cas échéant, le fait pour lequel la personne avait initialement été internée » (paragraphe 162 de l’arrêt). Elle conclut cependant que seuls « l’état de santé mentale actuel de la personne internée et le risque de récidive actuel » sont pris en compte pour statuer sur le maintien en internement (paragraphe 174 de l’arrêt). Très respectueusement, j’estime que ce mode de raisonnement n’est guère conciliable non seulement avec le texte clair de l’article 66 mais aussi avec l’interprétation qu’a faite de cette même disposition la Cour de cassation belge dans le cas du premier requérant, concluant que la décision devait être prise entre autres « au regard du fait pour lequel [la personne en question] avait été internée » (paragraphe 36 de l’arrêt). De plus, le contrôle opéré sur la base de l’article 66 impose l’examen non pas de tout « risque de récidive » mais d’un risque de « récidive » atteignant un certain niveau de dangerosité correspondant à l’infraction initialement commise. Je vois mal comment un détenu qui n’a jamais commis la moindre infraction contre l’intégrité de tiers pourrait être considéré comme présentant un risque de « récidive » (c’est-à-dire la nouvelle commission) d’une infraction de même gravité.
9. Les difficultés d’application de l’article 66 à la situation des requérants en l’espèce, faute d’indications adéquates du législateur, sont également manifestes à mes yeux dans les décisions adoptées par les autorités nationales dans leurs cas précis. Je ne vois rien dans ces décisions qui indiquerait que les chambres de protection sociale ou les tribunaux aient trouvé un moyen de concilier ou d’atténuer le caractère intrinsèquement vague et le manque de prévisibilité dans son application de l’article 66 de la loi de 2014 à la situation des requérants en l’espèce (et des autres détenus relevant de la même catégorie).
10. La détention à caractère préventif pendant une durée indéterminée est l’une des restrictions les plus lourdes à la liberté personnelle envisagée par la Convention, dont la nécessité en tant que mesure de dernier recours doit être clairement établie (voir le paragraphe 130 de l’arrêt et les affaires qui y sont citées). Vu sous cet angle, la loi belge de 2014 reposait sur une présomption que seuls les aliénés atteignant un certain seuil minimal de dangerosité sociale devaient faire l’objet de la forme la plus lourde d’internement qui existait dans ce pays. Au regard d’une telle présomption, un régime provisoire conforme à l’article 5 aurait nécessité d’après moi la conduite d’un processus prévoyant un contrôle de la légalité du maintien en internement des personnes se trouvant dans la situation des requérants i) dans les meilleurs délais dès l’entrée en vigueur de la loi de 2014 ; ii) en vue de déterminer si, à la suite d’un internement initial pour des infractions de moindre gravité, les intéressés avaient néanmoins commis ou tenté de commettre des infractions contre l’intégrité de tiers ou montré une propension claire – fondée sur autre chose que de simples conjectures – à le faire ; et iii) permettant d’ordonner leur libération immédiate du système pénitentiaire au cas où ces conditions ne seraient pas remplies.
11. Les dispositions transitoires prévues à l’article 135 de la loi (paragraphe 88 de l’arrêt) sont loin de satisfaire à de telles exigences. Premièrement, elles n’évoquent en aucune manière précise la situation des détenus n’ayant jamais commis une infraction atteignant le seuil de gravité voulu. Deuxièmement, elles prévoyaient la rédaction par directeur ou le responsable des soins d’un avis au plus tard six mois après l’entrée en vigueur de la loi de 2014, mais sans donner d’indications de fond sur l’application de l’article 66 aux personnes se trouvant dans la situation des requérants. Troisièmement, aucune libération définitive n’était possible avant l’expiration de la période d’épreuve automatique de trois ans, du moins avant l’interprétation que la Cour de cassation a livrée dans ses décisions d’avril et juin 2019 (paragraphes 84 et 86 de l’arrêt).
12. D’après notre jurisprudence constante, lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de « légalité » fixé par la Convention (voir le paragraphe 128 de l’arrêt et les affaires qui y sont citées). J’estime que les articles 66 et 135 de la loi belge de 2014 relative à l’internement, tels qu’appliqués dans les cas des requérants, n’ont pas satisfait à ces exigences. De ce fait, le maintien en internement des requérants sur la base de cette loi s’analyse en une violation de l’article 5 § 1 e) de la Convention.
13. Le constat de non-violation opéré par la majorité sur ce point repose sur les arguments voulant que l’article 5 § 1 e) n’exige pas qu’un « aliéné » ait commis préalablement une infraction pour être légalement détenu (paragraphe 168 de l’arrêt) et que, si l’internement a en fait initialement pour origine une telle infraction, les autorités nationales ne sont pas tenues de prendre en compte la nature de celle-ci pour statuer sur la légalité du maintien en détention de l’intéressé fondé sur la persistance des troubles mentaux (paragraphe 169 de l’arrêt). À mes yeux, ces arguments sont hors de propos : nous jugeons de la légalité et du caractère éventuellement arbitraire d’une détention basée sur le régime de droit interne qui a été effectivement appliqué, dans le(s) cas précis dont nous sommes saisis, pour priver un requérant de sa liberté ; et les deux éléments susmentionnés sont en fait des conditions de la légalité du maintien en détention sous l’empire de ce même régime national spécifique. L’un des autres éléments cruciaux dudit régime est le risque de récidive d’infractions atteignant un certain niveau de gravité (voir, par contraste, la conclusion au paragraphe 175 de l’arrêt). Comme je l’ai démontré, le manque de clarté dans l’application de cette dernière exigence est source d’un degré d’arbitraire auquel ne permet pas de remédier l’application abstraite des critères tirés de la jurisprudence Winterwerp, éloignés du régime de détention effectivement appliquée en l’espèce.
C.« Sans oublier le contexte général »
14. Il y a encore une autre considération importante qui n’est que brièvement mentionnée dans l’arrêt : les problèmes structurels touchant « un nombre non négligeable » de personnes internées en Belgique qui se retrouvent dans les annexes psychiatriques de prisons (voir le paragraphe 110 de l’arrêt et les affaires qui y sont citées). Ces problèmes sont principalement le manque de soins psychiatriques adéquats et la détention de longue durée, parfois pendant des décennies, dans des conditions de graves négligences thérapeutiques – une situation qui pose problème au regard non seulement de la légalité de la détention mais peut-être aussi de l’existence possible de traitements inhumains et dégradants, au sens de l’article 3 de la Convention, subis par ces détenus. Très récemment, en avril 2021, un arrêt de chambre rendu dans l’affaire Venken et autres c. Belgique (nos 46130/14 et 4 autres, § 125, 6 avril 2021, pas encore définitif) a conclu qu’un nombre non négligeable (plusieurs centaines, pour être plus précis) d’internés dans des annexes carcérales se trouvaient toujours détenus dans des « conditions inappropriées ». Si le nombre de places créées ces dernières années a considérablement augmenté dans ce qu’il est convenu d’appeler les « circuits extérieurs » du système d’internement – principalement grâce à la création de deux centres de psychiatrie légale proposant des soins adéquats –, un nombre important de personnes détenues en aile psychiatrique pénitentiaire soit n’ont pas le droit soit ne sont pas en mesure d’obtenir une place dans les centres extérieurs (ibidem).
15. Cette situation a eu d’importantes implications pour les requérants en l’espèce lorsqu’ils ont demandé leur libération : au regard de la Convention, ils pouvaient à bon droit prétendre non seulement à recouvrer leur liberté, ou à tout le moins à en jouir dans une plus large mesure hors du régime d’internement pénal, mais aussi à sortir du système pénitentiaire, au sein duquel leurs droits découlant des articles 3 et 5 se trouvaient sous la menace d’une violation persistante. Je partage la position de la majorité selon laquelle, d’un point de vue formel, les requérants ont formulé tardivement leurs griefs qu’ils tirent, sur le terrain de la Convention, de traitements inadéquats, et qu’il y a donc lieu de déclarer irrecevables (paragraphe 110 de l’arrêt). De manière plus générale, toutefois, rien n’empêche la Cour de prendre note de ses propres conclusions judiciaires récentes concernant les problèmes structurels dans le régime d’internement en Belgique. Il s’agit d’une considération primordiale qui, à mes yeux, aurait dû conduire la Grande Chambre à opérer un contrôle bien plus strict des défaillances que présentait le régime transitoire de la loi de 2014.
16. Les problèmes structurels apportent peut-être aussi des éclaircissements sur le choix assez inexplicable fait par les autorités belges de ne pas mettre en place un véritable régime transitoire pour une catégorie d’internés qui, comme elles le reconnaissent elles-mêmes, ne devraient pas relever du système pénal. Sans vouloir émettre trop d’hypothèses, il semble raisonnable de supposer que la pénurie de places offrant des soins adéquats hors des ailes pénitentiaires a pu militer en défaveur de la libération immédiate d’un nombre peut-être important d’internés nécessitant un traitement dans le cadre d’un régime moins restrictif. Si on peut compatir devant les difficultés pratiques qu’entraîne une telle transition, des questions de simple commodité ne sauraient justifier des détentions arbitraires. De plus, il faut noter que l’entrée en vigueur de la loi de 2014 a été reportée assez longtemps, vraisemblablement de manière à laisser un délai pour préparer la mise en œuvre des réformes. De manière plus générale, les autorités belges étaient conscientes des problèmes structurels de leur système d’internement, tels que la Cour et d’autres organes internationaux de surveillance les avaient constatés, depuis bon nombre d’années, voire des décennies (W.D. c. Belgique, no 73548/13, §§ 71-77, 6 septembre 2016).
D.Sur la violation alléguée de l’article 5 § 4 de la Convention
17. Sur ce terrain, les requérants soutiennent que la période d’épreuve automatique de trois ans prévue par l’article 66 de la loi de 2014, applicable même dans les cas où le maintien en internement ne se justifie plus au regard des critères de la jurisprudence Winterwerp, est manifestement contraire à l’article 5 § 4 de la Convention (paragraphe 183 de l’arrêt). Ils estiment que la Cour de cassation belge est en effet parvenue à la même conclusion dans deux arrêts postérieurs aux décisions que cette même juridiction avait rendues dans leurs cas respectifs. Le Gouvernement considère que la question de la période d’épreuve de trois ans est sans pertinence en l’espèce étant donné que, selon lui, leur maintien en détention était en tout état de cause légal au regard des critères de la jurisprudence Winterwerp (paragraphe 185 de l’arrêt) – une position que la majorité de la Grande Chambre partage pour l’essentiel.
18. Puisque j’estime que le maintien en internement des requérants postérieurement à l’entrée en vigueur de la loi de 2014 était illégal et arbitraire en raison d’un manque de clarté rédhibitoire des nouvelles dispositions internes régissant ce type de détention, je ne puis que conclure que leurs droits découlant de l’article 5 § 4 de la Convention ont été violés eux aussi. Il s’agit là d’un problème structurel auquel il ne pouvait être remédié au cas par cas, étant donné que les juridictions internes ne disposaient d’aucune indication adéquate quant aux critères mêmes qu’elles étaient censées appliquer pour déterminer si le maintien en internement des requérants était légal au regard de la loi de 2014, en ce qui concerne particulièrement l’appréciation du niveau de dangerosité qu’ils présentaient à la date de décision en cause. Dès lors, les conclusions des autorités internes selon lesquelles les requérants présentaient effectivement le niveau de dangerosité requis ne peuvent passer pour conformes aux exigences de l’article 5 § 4, puisque la notion de « légalité de la détention » au sens de cette disposition revêt le même sens qu’au paragraphe 1 de l’article 5. De plus, la période d’épreuve automatique prévue par la loi a privé les juridictions internes, à l’époque en question, de l’autorité qui leur aurait permis d’ordonner la libération immédiate des requérants au cas où un contrôle de légalité adéquat aurait conduit à la conclusion qu’ils ne satisfaisaient plus aux critères découlant du droit interne et/ou de la Convention en ce qui concerne le maintien en internement. Il y a donc eu aussi une violation de leurs droits garantis par l’article 5 § 4 de la Convention.