QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE GONÇALVES MONTEIRO c. PORTUGAL
(Requête no 65666/16)
ARRÊT
Art 2 (matériel et procédural) • Obligations positives • Vie • Mesures immédiates et adaptées des autorités pour retrouver une schizophrène suicidaire de 18 ans disparue • Art 2 applicable • Risque réel et immédiat pesant sur sa vie au regard de sa pathologie et de l’absence de la prise de ses médicaments • Manque de célérité et d’effectivité de l’enquête des autorités pour déterminer les circonstances de la disparition face à sa mort par suicide de plus en plus probable
STRASBOURG
15 mars 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Gonçalves Monteiro c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Yonko Grozev, président,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 65666/16) dirigée contre la République portugaise et dont un ressortissant de cet État, M. Luís Armando Gonçalves Monteiro (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 5 novembre 2016,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement portugais (« le Gouvernement ») les griefs soulevés par le requérant, lequel reproche aux autorités internes des manquements dans les mesures prises pour retrouver sa fille et élucider les circonstances de sa disparition,
la décision de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 31 août 2021 et 22 février 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne la disparition de la fille du requérant et l’absence alléguée d’une enquête effective de nature à permettre de la localiser et d’établir les faits. Le requérant invoque les articles 2 § 1, 5 § 1 et 13 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1953 et réside à Valadares. Il a été représenté par Me P. Alhinho, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.
1. La disparition de la fille du requérant
4. Le requérant est le père de R., née le 24 juillet 1987, la fille issue de son mariage avec M., une ressortissante néerlandaise dont il est divorcé depuis 2003. Au moment des faits, R. vivait chez cette dernière.
5. Le vendredi 17 février 2006, R. fut déposée, aux alentours de 9 h 00, par sa mère, M., près du marché de la ville de Matosinhos où elle devait rejoindre des camarades de classe pour prendre un bus en direction de la Fondation Serralves à Porto, à l’occasion d’une sortie scolaire.
6. Sans nouvelles de sa fille depuis le moment où elle l’avait déposée, le lendemain matin à 11 h 41, M. signala sa disparition au poste de police (Polícia de Segurança Pública) de Matosinhos, en précisant aux agents que R. était âgée de 18 ans et qu’elle était atteinte de troubles mentaux. Elle leur indiqua que, d’après les informations qu’elle avait obtenues auprès des camarades de classe de sa fille, celle-ci ne s’était pas jointe à la sortie scolaire prévue la veille. Elle décrivit les vêtements que sa fille portait la veille, c’est-à-dire le jour de sa disparition, et déclara que celle-ci avait emporté une carte bancaire mais qu’elle n’avait jusqu’alors fait aucun retrait.
7. Le même jour, la police lança un appel national auprès des forces de l’ordre pour disparition d’une personne majeure présentant des troubles mentaux. Elle transmit également, par télécopie, au bureau SIRENE (Supplementary Information Request at the National Entries) une demande d’insertion de la disparition de R. dans le système d’information Schengen (le « SIS ») aux fins de sa localisation.
8. Toujours le 18 février 2006, en début d’après-midi, alors qu’il rentrait d’un déplacement professionnel à Lisbonne, le requérant se rendit lui aussi au poste de police de Matosinhos. Il demanda à la police de localiser le téléphone portable de sa fille au plus vite étant donné qu’il pensait que sa batterie serait bientôt vide. Il fut alors invité à s’adresser à la police judiciaire (la « PJ ») de Porto à cette fin.
9. Le requérant arriva dans les locaux de la PJ à 14 h 27. Il signala à la PJ la disparition de sa fille en indiquant que celle-ci était atteinte de troubles neurologiques et psychiques qui provoquaient des épisodes d’aliénation mentale. Il précisa qu’elle était en possession de son téléphone portable mais qu’elle ne répondait ni aux appels téléphoniques ni aux SMS qui lui étaient envoyés. Il fit part de ses craintes quant à l’épuisement de la batterie du téléphone et demanda que l’appareil fût localisé au plus vite. La PJ l’informa alors que, pour ce faire, il était préalablement nécessaire d’obtenir une autorisation judiciaire et que le tribunal qui était de permanence (tribunal de turno) ce week-end-là étant fermé depuis 13 h 00, ce samedi, elle ne pouvait pas satisfaire sa demande.
10. Le 19 février 2006 à 20 h 10, le requérant se rendit de nouveau au poste de police de Matosinhos pour présenter un message électronique de la psychiatre de R., M.L., qui confirmait que cette dernière était atteinte de troubles mentaux qui pouvaient la mettre en danger.
11. À 21 h 15, il se rendit à la PJ pour faire également part du message électronique envoyé par M.L., la psychiatre de R. Il déclara par ailleurs que sa fille avait déjà été hospitalisée à deux reprises en raison de ses troubles mentaux et qu’elle ne prenait plus ses médicaments depuis le jour de sa disparition, ce qui compromettait son équilibre mental. Il précisa aussi qu’elle n’avait fait aucun retrait avec sa carte bancaire depuis sa disparition et que son téléphone portable ne répondait plus depuis 16 h 00 la veille. Ces informations furent jointes au dossier de l’enquête.
12. À une date non précisée, le requérant interrogea les employés du café I. situé près de l’arrêt d’autobus où R. avait été déposée. Ceux-ci déclarèrent qu’elle y était entrée mais qu’ils ne disposaient d’aucune information sur le lieu où elle pouvait se trouver. Le requérant entreprit par la suite de nombreuses autres démarches pour retrouver sa fille et il afficha notamment des avis de recherche dans presque tout le pays. Il recruta aussi un détective privé et demanda les services ponctuels d’un détective privé au Brésil, consécutivement à un signalement dans ce pays.
13. Le 20 février 2006, la PJ de Porto informa le parquet près le tribunal de Vila Nova de Gaia (ci-après « le parquet ») de la disparition de R. survenue le 17 février 2006. Elle lui demanda de prendre des mesures urgentes afin d’obtenir la localisation des appels passés et reçus sur le téléphone portable de R.
2. La procédure pénale ouverte pour disparition
14. Le 22 février 2006, le parquet ouvrit une procédure pour disparition d’une personne (processo de averiguações de pessoa desaparecida) au sujet de R. Il demanda à l’opérateur de téléphonie mobile O. (« l’opérateur O. ») de localiser le téléphone portable de R., ce que celui-ci refusa de faire au motif que le code IMEI[1] du téléphone portable ne lui avait pas été communiqué et qu’une autorisation judiciaire était nécessaire dans ce type de procédure.
15. Le même jour, la PJ se rendit au domicile d’un individu chez lequel R. était censée se trouver selon les informations qui avaient été rapportées par une amie de cette dernière.
16. Le 24 février 2006, le juge d’instruction près le tribunal de Vila Nova de Gaia demanda à l’opérateur O. le traçage du portable de R. ainsi que la liste des appels passés et reçus sur cet appareil sur une période de 90 jours.
17. Le même jour, la PJ entreprit des recherches à propos d’un individu qui aurait été vu avec sa fille, selon des informations transmises par le requérant.
18. Par une télécopie reçue à 16 h 29 le 24 février 2006, l’opérateur de téléphonie mobile O. répondit à la demande du juge d’instruction (paragraphe 16 ci-dessus) en indiquant qu’il disposait seulement des données localisant un appel téléphonique qui avait activé une antenne implantée dans la commune (freguesia) de Matosinhos, et qui aurait été reçu le 17 février 2006 à 9 h 02, ajoutant que tous les appels suivants avaient été renvoyés vers la messagerie vocale parce que le téléphone portable soit était éteint soit n’avait plus accès au réseau.
19. Toujours le 24 février 2006, la PJ se rendit avec le requérant au département informatique de la société des transports publics de Porto pour analyser les images de vidéosurveillance des deux autobus qui se trouvaient à l’endroit où R. avait été déposée par sa mère. Sur ces images, il était possible de voir R. passer à 9 h 15 devant le premier autobus et se diriger vers le café I. situé à proximité. Il était aussi possible de la voir s’adresser au chauffeur du deuxième autobus. Interrogé de façon informelle le même jour par la PJ, le chauffeur déclara se souvenir que R. lui avait demandé s’il y avait beaucoup d’attente avant le départ et qu’elle lui avait dit qu’elle allait prendre un café ou prendre le métro.
20. Par une télécopie transmise le même jour, à 18 h 29, la PJ communiqua au juge d’instruction l’IMEI du téléphone portable de R. Par une télécopie envoyée à 18 h 35, le juge d’instruction demanda à l’opérateur O. de fournir la liste des appels émis et reçus correspondant à l’IMEI de ce téléphone.
21. Le 25 février 2006, en complément des informations qu’il avait déjà fournies (paragraphe 18 ci-dessus), l’opérateur O. indiqua au juge d’instruction qu’il y avait eu plusieurs tentatives d’appels téléphoniques vers le téléphone portable de R. le 17 février 2006. Il ajouta que l’appareil avait perdu le signal réseau le 18 février 2006 à 14 h 46, soit en raison d’une perte subite de réseau, soit parce que la batterie avait été retirée du téléphone. Dans la lettre, l’opérateur O. précisait également que l’une des antennes-relais qui avaient été activées se situait dans la ville de Matosinhos et couvrait les communes de Lavra, Aveleda et Vila Nova da Telha et, avec une grande probabilité, les quartiers de Cruz de Paranhos, Cabanelas, Avilhoso, Gandra, Antela et Paiço. Il annexa à sa lettre une liste des appels du 18 février 2006.
22. Le 27 février 2006, la PJ demanda aux instituts de médecine légale de Porto, Lisbonne et Coimbra si le corps de R. leur avait été remis.
23. Le 1er mars 2006, l’opérateur O. fit savoir au tribunal que l’une des antennes qui avaient été activées était une antenne couvrant les communes de Vila Nova da Telha et Moreira et, plus spécifiquement, avec une grande probabilité, les quartiers de Pedras Rubras, Aldeia et Barreiros. L’opérateur indiqua que l’appareil avait aussi activé l’antenne de l’aéroport de Porto, qui se situe dans le quartier de Pedras Rubras.
24. Le 3 mars 2006, la PJ prit contact avec les trois hôpitaux principaux de Porto afin de leur demander s’ils avaient pris R. en charge, en vain.
25. En mars 2006, un inspecteur de la PJ prit contact avec les camarades de classe de R.
26. Le 5 avril 2006, à la suite d’un signalement anonyme au sujet de R., la gendarmerie fit une perquisition au domicile d’une personne.
27. Le 28 avril 2006, la PJ se rendit au domicile d’un autre individu qui, d’après le requérant, avait été vu avec sa fille.
28. Le 3 juin 2006, à la demande du requérant, la PJ rechercha R. dans les rues d’un quartier de Porto.
29. Le 13 juin 2006, consécutivement à un autre signalement d’une personne ayant dit avoir vu R., lequel faisait suite à une émission de télévision lors de laquelle le requérant était intervenu pour parler de la disparition de sa fille, la police procéda à des recherches dans la ville de Faro. Toutes ces recherches se révélèrent infructueuses.
30. Entre les 17 et 19 octobre 2006, à la suite d’un nouveau signalement, la police rechercha une personne susceptible d’être R., en vain.
31. Le 20 novembre 2006, à la demande du père de R., la PJ interrogea S., une amie de R. Au cours de cette audition, celle-ci déclara que R. lui avait dit quelques jours avant sa disparition qu’elle souhaitait partir à l’aventure à l’étranger.
32. Le 30 novembre 2006, la PJ entendit M.L., la psychiatre de R. (paragraphe 10 ci-dessus). Lors de son audition, celle-ci déclara qu’elle avait reçu R. en consultation un ou deux jours avant sa disparition et qu’au cours de cette consultation, la question de savoir comment éviter une nouvelle hospitalisation avait été évoquée. Le procès-verbal de cette audition se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« [R.] avait souvent des hallucinations auditives auxquelles elle n’arrivait pas à se soustraire : elle devait y obéir (par exemple : jette-toi à la mer). Face à un tel comportement impulsif (autodestructeur) de R. et, compte tenu du fait que les personnes porteuses de ce type de maladie présentent un taux élevé de suicide, [la psychiatre] craint le pire pour R. Autrement dit, d’après elle, il est fort possible que cette dernière se soit suicidée. (...) »
33. Le 1er mars 2007, le parquet conclut qu’aucun élément dans le dossier ne montrait que la disparition de R. aurait pu avoir une cause criminelle. Il considéra qu’il n’existait pas non plus d’éléments indiquant qu’il s’agissait d’une disparition volontaire, compte tenu notamment des troubles psychiques que l’intéressée présentait. Il ordonna la poursuite des recherches destinées à la localiser et demanda à la PJ d’interroger ses amies afin de savoir si elle leur avait fait part de son désir de partir.
34. Le 12 mars 2007, un inspecteur de la PJ nota dans le dossier qu’il avait contacté plusieurs amies de R. et qu’aucune d’entre elles n’avait déclaré que R. avait l’intention de partir de chez elle.
35. Les 26 mars, 11 avril, 25 mai, 30 mai et 12 juillet 2007, à la suite de nouveaux signalements de personnes ayant dit avoir vu R., la police entreprit des recherches à Andorre ainsi que dans les villes de Matosinhos et d’Aveiro, en vain.
36. Le 30 novembre 2007, un inspecteur de la PJ nota dans le dossier que R. avait passé un dernier appel téléphonique à 9 h 16 le 17 février 2006 à J.M., une camarade de classe, pour savoir où elle ainsi que les autres camarades de classe se trouvaient, et que J.M. n’avait rien relevé d’anormal au cours de cet appel.
37. Le 14 février 2008, la PJ nota dans le dossier que le requérant avait analysé l’ordinateur de sa fille et qu’il n’y avait trouvé aucun élément qui aurait permis de localiser cette dernière. Il nota aussi que le requérant lui avait indiqué que le compte bancaire de R. n’avait enregistré aucune opération depuis la disparition.
38. Le 22 octobre 2008, la PJ transmit au parquet un rapport rendant compte de toutes les recherches et démarches qui avaient été entreprises pour localiser R. Le rapport faisait notamment référence aux nombreuses mesures d’investigation qui avaient été prises par la police, dans l’ensemble du pays, en Espagne et même au Cap-Vert pour donner suite aux divers signalements qui avaient été faits et qui s’étaient toutes révélées infructueuses.
39. Le 27 février 2009, la police interrogea une ancienne amie de R. qui disait l’avoir vue dans une station de métro quelques jours auparavant. Des recherches furent lancées dans la zone indiquée mais elles n’aboutirent à rien.
40. Le 13 mars 2009, l’enquête fut classée comme urgente.
41. Le 16 avril 2009, le requérant fut entendu par la PJ. Il déclara qu’il avait dîné avec sa fille la veille de sa disparition, soit le 16 février 2006, et que celle-ci lui avait alors demandé à plusieurs reprises, en vain, si elle pouvait l’accompagner le lendemain lors de l’un de ses déplacements professionnels à Lisbonne, en lui expliquant qu’elle ne souhaitait pas être chez elle ce soir-là, étant donné qu’un dîner d’anniversaire y était organisé pour le compagnon de sa mère. Le requérant exposa également que les troubles mentaux de sa fille avaient commencé en 2004, lorsqu’elle s’était mise à consommer régulièrement du cannabis. Il ajouta qu’elle ne prenait pas toujours ses médicaments, ce qui provoquait chez elle des troubles du comportement, et qu’en outre, elle souffrait d’anorexie.
Il déclara, par ailleurs, qu’il avait essayé plusieurs fois de joindre sa fille le 17 février 2006 alors qu’il se trouvait en déplacement professionnel, qu’il avait téléphoné vers 17 h 00/18 h 00 à son ex-épouse pour lui demander des nouvelles et que celle-ci lui avait dit qu’elle attendait R. pour le dîner. Il l’avait alors priée d’aller au poste de police le lendemain si leur fille ne se manifestait pas.
Le jour de son audition, le requérant présenta à la PJ la liste de tous les appels qui avaient été passés et reçus par le téléphone portable de sa fille entre le 18 janvier et le 18 février 2006, avec l’identité des personnes dont il connaissait le numéro.
42. Le 27 avril 2009, le frère de R. fut entendu par la PJ. Il déclara qu’il avait séjourné au début du mois de février 2006 pendant une semaine avec sa sœur aux Pays-Bas à l’occasion de l’anniversaire de leur grand-mère maternelle et qu’il avait constaté que R. n’allait pas bien et qu’elle avait notamment peur de rester seule. Il confirma que la maladie de cette dernière s’était déclarée en 2004, sous l’effet d’une consommation régulière, voire quotidienne, de cannabis. Il déclara enfin que la chambre que R. occupait chez sa mère était à présent une chambre d’amis, que leur mère avait donné beaucoup des effets personnels de sa fille et qu’elle n’avait gardé que quelques pièces.
43. Au cours de son audition, le 5 mai 2009, la mère de R. confirma qu’elle avait prévu le 17 février 2006, chez elle, un dîner d’anniversaire pour son compagnon et que sa fille ne voulait pas y assister. Aussi, ce jour-là, alors qu’elle n’avait pas de nouvelles de sa fille, elle crut d’abord que celle-ci faisait un caprice, même si elle n’avait toutefois pas insisté pour qu’elle fût présente. Elle déclara que le dîner d’anniversaire avait été maintenu malgré tout mais que les invités étaient inquiets. Elle soutint enfin que c’était son ex-mari qui lui avait demandé d’aller au poste de police le lendemain de la disparition de leur fille. Elle confirma aussi qu’elle avait donné une grande partie des vêtements qui appartenaient à sa fille et que la chambre de cette dernière servait désormais d’espace de rangement.
44. Le même jour, à 16 h 00, la PJ se rendit au domicile de cette dernière afin de recueillir des empreintes dactyloscopiques dans la chambre de R. Le procès-verbal établi par la PJ sur cette mesure d’enquête confirmait que la chambre de R. était désormais un espace de rangement (quarto de arrumos) et que la mère de R. leur avait remis une boîte contenant les effets personnels de sa fille qu’elle avait gardés, tels que des vêtements, des cartes postales et des lettres.
45. Entre le 22 avril 2009 et le 11 septembre 2011, la police engagea des recherches à Almerim, Lisbonne et Aveiro, consécutivement à sept signalements qui lui avaient été faits au sujet de R.
46. Entre le 7 mai et le 9 novembre 2009, la PJ interrogea plusieurs personnes : une professeure de l’école de R., des amis et camarades de classe de R., des proches de la famille, l’employé de l’entreprise de téléphonie S. et la femme de ménage de la mère de R.
47. Le 8 mai 2009, la PJ entendit Z.F., une psychiatre qui avait suivi R., en 2005, lors de son séjour au service psychiatrique de l’hôpital Magalhães Lemos. Au cours de cette audition, Z.F. déclara que R. souffrait de schizophrénie et que la maladie était alors dans sa phase initiale. Elle précisa que c’était normalement pendant cette période que les malades se suicidaient et que, en l’occurrence, R. avait évoqué l’idée du suicide en lui disant qu’elle était « fatiguée de vivre ainsi ». Elle indiqua aussi que R. avait conscience de l’aggravation de son état de santé mentale et qu’elle en nourrissait une grande inquiétude. La psychiatre précisa que le traitement qui avait été prescrit à R. avait pour objectif de l’aider à vivre plus sereinement. Pour elle, la thèse du suicide était probable à 70 %, voire à 80 %.
48. Le 11 mai 2009, le bureau d’Interpol au Portugal fut informé par son homologue espagnol du fait que R. ne figurait pas dans la base de données des personnes recherchées sur le SIS (paragraphe 7 ci-dessus). Le 22 mai 2009, le directeur de la PJ de Porto prit connaissance de cette information.
49. Le 26 mai 2009, une inspectrice de la PJ établit un rapport faisant le bilan de l’enquête. Dans ce rapport, elle indiquait à son supérieur hiérarchique qu’il était nécessaire d’obtenir de l’opérateur de téléphonie O. la liste des appels passés et reçus à partir du téléphone portable de R. depuis le 1er décembre 2005 jusqu’à sa désactivation, avec une indication détaillée de toutes les antennes-relais qui avaient été activées pendant cette période. À la suite d’une réponse favorable de sa hiérarchie, l’inspectrice de la PJ sollicita le parquet afin d’obtenir les informations recherchées.
50. Le 28 mai 2009, la PJ transmit, par télécopie, une nouvelle demande au bureau SIRENE (paragraphe 7 ci-dessus) visant à faire introduire la disparition de R. dans le SIS.
51. Le 28 mai 2009, une fiche « personne recherchée/information Interpol/Schengen » fut créée.
52. Le 26 juin 2009, le parquet adressa une commission rogatoire aux autorités espagnoles, françaises et hollandaises leur demandant si le téléphone portable de R. était associé à un numéro de téléphone ou s’il existait une carte téléphonique à son nom dans leurs pays respectifs.
53. À une date non précisée, la PJ demanda à l’opérateur de téléphonie S. des clarifications au sujet des données de trafic et de localisation relatives au téléphone portable de R. qui figuraient dans le dossier.
54. Le 24 août 2009, elle entendit un agent de cette entreprise afin d’obtenir des éclaircissements sur les informations qui avaient été recueillies au sujet du traçage du téléphone portable de R. ainsi que des appels et des messages qui avaient été reçus et émis entre le 17 et le 18 février 2006.
55. Le 4 novembre 2009, la PJ entendit R.F., une autre psychiatre qui avait également suivi R. au cours de son séjour dans l’unité psychiatrique de l’hôpital Magalhães Lemos. Le procès-verbal de son audition se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :
« (...) à la question de savoir quel est son avis personnel sur ce qui a pu arriver à R., [la psychiatre] affirme que tout porte à croire qu’elle s’est suicidée. Cette opinion est renforcée par le fait que, le 17 février 2006, [R.] avait constaté que ses camarades de classe ne l’avaient pas attendue pour se rendre à Serralves pour la sortie scolaire. De ce qu’elle a pu comprendre et analyser au sujet de la personnalité de R., en tenant également compte de la phase dans laquelle se trouvait sa maladie, [la psychiatre] est parfaitement convaincue que ce seul élément a été suffisant pour susciter chez elle un sentiment d’abandon. Elle estime que si R. s’est suicidée, elle a agi de façon impulsive, sans préméditation et/ou calcul. (...) Quant à la forme, elle affirme que le plus probable, c’est qu’elle se soit jetée à la mer, vu qu’elle était proche de la côte et aussi parce qu’à ce jour, aucun élément appartenant à R. n’a été trouvé. (...).
[la psychiatre] déclare que les médicaments lui procuraient la stabilité émotionnelle et psychique nécessaire et étaient, entre autres, destinés à minimiser le risque de suicide. »
56. Dans un rapport du 30 décembre 2009, la PJ établit le bilan intermédiaire de l’enquête en tenant compte de toutes les hypothèses qui avaient été avancées jusqu’alors. Se fondant sur les éléments recueillis, notamment les divers témoignages de l’entourage de R. et des médecins psychiatres qui l’avaient suivie, la PJ concluait que la disparition de R. était volontaire et que l’enquête devait se poursuivre afin d’en déterminer les circonstances. Dans son rapport, la PJ indiquait que l’exploitation des données relatives au téléphone portable de R. était toujours en cours. Cela étant, elle exposait que, d’après les clarifications qui avaient été apportées par l’agent de l’opérateur de téléphonie S. (paragraphe 54 ci-dessus), le téléphone avait activé une antenne-relais à Paiço, à proximité de la mer, et qu’il n’avait plus bougé à partir de ce moment-là.
La PJ demandait enfin que le juge d’instruction ordonnât la levée du secret de la correspondance couvrant la messagerie électronique utilisée par R. afin que l’on pût déterminer si la messagerie avait été consultée après le 16 février 2006 et, dans l’affirmative, à partir de quel IP.
57. Le 2 février 2010, la PJ rechercha dans la chambre de R. des éléments capillaires résiduels aux fins de la détermination de son profil ADN.
58. Le 25 février 2010, la PJ demanda à l’institut de météorologie des informations sur les conditions en mer entre les 17 et 18 février 2006.
59. Le 6 avril 2010, la PJ entendit le détective privé que le requérant avait recruté et chargé de retrouver sa fille (paragraphe 12 ci-dessus).
60. Le 28 juillet 2010, la PJ remit à l’institut de médecine légale de Porto les éléments capillaires qui avaient été prélevés dans la chambre de R. (paragraphe 57 ci-dessus) et lui demanda d’établir le profil ADN de la jeune fille, dans le but de pouvoir le comparer à celui de cadavres non identifiés.
61. Le même jour, pour explorer la thèse selon laquelle R. se serait jetée à la mer, plus précisément dans la zone côtière de Lavra-Matosinhos, la PJ sollicita également l’institut d’hydrographie de la Marine et lui demanda de déterminer la direction qu’aurait prise son corps en tenant compte de la météorologie et de l’état de la mer entre le 17 et le 18 février 2006.
62. Entre le mois d’août 2010 et novembre 2011, la PJ de Porto entendit de nouveaux témoins, à savoir des amis de R., des camarades de classe et des membres de la famille.
63. Le procès-verbal de l’audition de l’une des amies de R., daté du 10 août 2010, se lisait, en ses parties pertinentes en l’espèce, comme suit :
« (...)
La déclarante faisait partie du groupe qui, le 17 février 2006, a pris part à la sortie scolaire de Serralves. Elle se souvient que lorsqu’elle est arrivée à l’arrêt de bus situé devant le marché de Matosinhos, on lui a dit que R. était allée aux toilettes au café I. Le chauffeur de l’autobus a attendu qu’elle revienne mais comme elle s’est attardée, il a décidé de partir sans elle.
(...) »
64. Le 14 septembre 2010, l’institut d’hydrographie répondit à la demande que lui avait adressée la PJ le 28 juillet 2010 (paragraphe 61 ci-dessus). Il indiquait qu’il était difficile de fournir une information précise au sujet des mouvements de la mer entre le 17 et le 18 février 2006. Cela étant, en tenant compte des informations météorologiques qui avaient été rapportées par l’institut de météorologie et de la configuration de la ligne côtière entre Lavra et Matosinhos, il considérait qu’un corps tombé à la mer pendant cette période aurait été retrouvé sur la côte dans les jours suivants, voire le jour même, avec un éloignement par rapport au point initial de 1 à 2 kilomètres en descendant vers le sud.
65. Le 24 septembre 2010, la PJ établit la liste des antennes-relais implantées dans les communes situées autour du marché de Matosinhos, à Lavra et à Vila Nova da Telha ainsi qu’à l’aéroport de Porto.
66. Le 25 octobre 2010, la PJ de Porto entendit de nouveau M.L., la psychiatre de R. (paragraphes 10 et 32 ci-dessus). Le procès-verbal de cette audition se lisait comme suit en ses parties pertinentes :
« (...) [M.L.] explique que R. avait parfois des hallucinations auditives, ce qu’elle attribue à son manque de régularité dans la prise de ses médicaments. D’après ce que R. lui avait confié, ces voix lui disaient « jette-toi à la mer ».
La déclarante (...) est convaincue que [R] s’est suicidée, en se jetant à la mer. Elle ajoute avoir [à l’époque] informé le père de R. de cette forte probabilité.
(...)
La déclarante ajoute que ce suicide fort probable serait dû à une impulsion. Dans son cas, une telle décision n’aurait pas été planifiée mais aurait plutôt été l’effet de la « goutte d’eau ».
Se fondant sur son expérience professionnelle, [M.L.] explique que les suicides en mer témoignent d’un désir profond de renouveau et/ou de renaissance. Autrement dit, dans ce type de cas, les personnes qui se suicident en se jetant à la mer le font pour se laver définitivement de la vie qu’elles mènent.
[M.L.] croit profondément que la disparition de R. a été un acte volontaire, et elle exclut donc complètement l’hypothèse de l’intervention d’un tiers.
Elle ajoute que si elle ne prenait pas ses médicaments, R. n’aurait aucune autonomie et qu’elle serait submergée par une désorganisation mentale totale. (...) »
67. Dans un rapport du 26 octobre 2010, la PJ fit le point sur l’enquête.
68. Entre le 16 mars et le 14 novembre 2011, la PJ entendit des membres de la famille, des amis et un professeur de R.
69. Entre le 13 octobre 2011 et le 1er février 2012, l’enquête fut suspendue.
70. Le 13 février 2012, la PJ transmit l’empreinte digitale de R. au bureau national d’Interpol.
71. Le 21 février 2012, la PJ envoya un rapport intermédiaire au parquet. Ce rapport relevait que 31 personnes avaient été entendues dans le cadre de l’enquête et que les 21 signalements sur lesquels la police avait enquêté s’étaient révélés infructueux. La PJ observait qu’aucun élément de l’enquête ne permettait d’étayer l’hypothèse criminelle ; elle estimait de plus en plus probable la thèse du suicide qui était défendue par les psychiatres de R. et qui avait été confirmée par quelques personnes de son entourage qui avaient été entendues dans le cadre de l’enquête. Compte tenu du fait que le téléphone portable de R. n’avait pas été retrouvé, la PJ considérait qu’il restait à définir de la manière la plus précise possible la zone où R. avait disparu. Pour cela, elle proposait de se pencher de nouveau sur les dernières antennes que son téléphone avait activées, des clarifications étant toujours attendues de l’opérateur O. à cet égard, afin qu’il fût possible de définir une stratégie de recherche du corps.
72. Le 30 avril 2012, la PJ demanda à l’administration hydrographique régionale de lui communiquer le registre de tous les puits qui existaient dans la zone de Lavra-Matosinhos jusqu’à l’année 2007, afin de pouvoir déterminer si R. avait pu faire une chute dans un puits non protégé. Le 12 mai 2012, la PJ reçut un plan signalant tous les puits enregistrés jusqu’à l’année 2007. Il ressort du dossier que la PJ a ensuite sollicité les pompiers de cette zone pour savoir si un cadavre avait été retrouvé dans l’un de ces puits.
73. Le 6 janvier 2014, la PJ établit son rapport final au sujet de l’enquête et le transmit au parquet. Dans ce rapport, la PJ indiquait avoir organisé ses recherches autour de deux thèses, à savoir un départ volontaire ou involontaire, en exploitant plusieurs hypothèses. Elle relevait que, outre les auditions de témoins, la police avait mené des recherches dans des foyers pour sans-abri et qu’elle avait donné suite aux différents signalements. Elle notait, par ailleurs, que les appels et les messages électroniques reçus par R. jusqu’à la désactivation de son portable avaient été analysés et n’avaient pas permis d’établir qu’elle eût pu être victime d’un acte criminel. La PJ relevait que l’agent de l’opérateur de téléphonie S. avait clarifié au cours de son audition (paragraphes 53-54 ci-dessus) que le premier appel passé à partir du portable de R. avait été fait, non pas à 9 h 02, tel qu’on l’avait communiqué au juge d’instruction (paragraphe 18 ci-dessus), mais à 9 h 16, et que la cellule-relais qui avait été activée, à ce moment-là, était celle qui était située près du marché de Matosinhos. Quant à la dernière cellule activée par le téléphone portable, le rapport indiquait, en se référant toujours aux clarifications apportées par l’agent de l’opérateur de téléphonie S. (paragraphe 56-ci-dessus), que la zone la plus probable à laquelle elle correspondait était celle qui se trouvait près de la côte maritime, où les dernières recherches s’étaient concentrées. Il relevait que les demandes d’informations adressées à la police maritime et aux pompiers (paragraphe 72 ci-dessus) sur l’éventuelle découverte d’un cadavre non identifié depuis l’année 2006 avaient été infructueuses. Le rapport précisait enfin que des recherches sur internet avaient aussi été menées et que des comparaisons faciales avaient été demandées.
Dans ses parties pertinentes en l’espèce, ce rapport concluait ce qui suit :
« Malgré toutes les recherches entreprises sur la base des différents scénarios envisagés, il n’a pas été possible de retrouver [R.], vivante ou non. Les recherches n’ont pas non plus permis d’obtenir des réponses indiscutables et évidentes sur les circonstances de sa disparition. Nous estimons, toutefois, sauf opinion contraire, que l’enquête s’est efforcée, de manière objective et exhaustive, d’engager toutes les mesures utiles et réalisables (exequíveis) afin de faire toute la lumière sur les faits. L’analyse et la conjugaison des éléments recueillis permettent assurément, en recourant à un raisonnement par élimination, de tendre vers un scénario plus ou moins probable. Dans cette mesure, vu l’exposé ci-dessus, nous considérons que la disparition de R. a, le plus probablement, découlé d’un acte volontaire. En effet, nous avons constaté que l’intéressée donnait depuis un certain temps des signes en ce sens.
Même si elle manifestait depuis un certain temps cette volonté, nous ne pensons toutefois pas qu’un tel acte ait été planifié ou prémédité. En effet, normalement dans ce type de situation, les personnes se préparent un tant soit peu, en prenant un minimum d’effets personnels avec elles (...).
(...) compte tenu de sa pathologie, dont l’effet s’est trouvé décompensé par l’absence de prise de médicaments et, vu l’opinion unanime des trois psychiatres qui la suivaient, il nous paraît très probable que [R.] ait disparu volontairement pour se suicider, ce qui, d’après l’opinion de ces mêmes médecins, aurait été le résultat d’une impulsion (impulso) découlant de l’accumulation de plusieurs petites (certainement énormes pour elle !) situations adverses et d’un sentiment extrême d’abandon qui a pu s’emparer d’elle. Le simple fait que ses camarades ne l’aient pas attendue ce matin-là pour se rendre à Serralves a pu constituer, comme quelqu’un l’a observé, la « goutte d’eau ».
Les derniers signaux émis par son téléphone portable couvrent une zone immense qui inclut une partie de la côte maritime, plus précisément à proximité de la zone Lavra-Matosinhos. Nous supposons qu’elle avait alors son téléphone portable sur elle. Mais cette information n’est pas un fait ayant été établi.
(...)
D’un point de vue topographique, la zone en question n’est pas très accidentée. Nous n’entrevoyons pas de points d’altitude élevée depuis lesquels [R.] aurait pu se jeter à la mer (...). L’hypothèse d’une disparition involontaire, par accident, demeure fort probable. Dans la zone des plages de Lavra, si elle se trouvait au bord de la mer ou sur un rocher [R.] a pu être happée et entraînée dans la mer par la forte houle (vagues comprises entre 6,5 et 8,5 m de hauteur) qui a été observée les 17 et 18 février 2006.
(...)
Quant aux autres scénarios et même si nous ne pouvons (...) exclure aucun d’entre eux, compte tenu de tous les éléments recueillis et figurant dans le dossier, nous estimons qu’ils sont très peu probables dans le cas de [R.].
(...) ».
74. Le 29 mai 2014, le parquet nota dans le dossier d’enquête que les autorités espagnoles n’avaient toujours pas exécuté la commission rogatoire envoyée en 2009 (paragraphe 52 ci-dessus), qu’un rappel leur avait été adressé et qu’une fois la réponse reçue, en l’absence d’informations pertinentes, l’enquête serait clôturée.
75. Le 15 mai 2016, se fondant sur le rapport final de la PJ (paragraphe 73 ci-dessus), le parquet classa l’enquête sans suite au motif qu’aucune mesure d’investigation n’avait permis de localiser R. ou d’établir les circonstances de sa disparition.
3. La procédure administrative engagée contre l’état
1. La procédure devant le tribunal administratif et fiscal de Porto
76. Le 18 février 2009, le requérant introduisit une action administrative contre l’État devant le tribunal administratif et fiscal de Porto, réclamant 50 000 euros (EUR) pour le dommage matériel et 1 000 0000 EUR pour le dommage moral qu’il disait avoir subis à raison du retard et des déficiences allégués de l’enquête qui avait été engagée sur la disparition de sa fille R.
77. Par un jugement du 26 février 2013, le tribunal, considérant que les autorités n’avaient pas manqué aux obligations d’enquêter qui leur incombaient et écartant les allégations de négligence et de retard visant la police, la PJ et le parquet, débouta le requérant. Dans son jugement, le tribunal releva que le requérant n’avait rapporté la disparition de sa fille à la PJ que 24 heures après les faits (paragraphe 8 ci-dessus) et quelques minutes seulement avant que le portable de sa fille perdît le signal du réseau (paragraphe 21 ci-dessus). Il observa également que, au moment des faits, R. n’était pas mineure et qu’elle n’avait pas été déclarée incapable. Ainsi, selon le tribunal, R. disposait d’une certaine autonomie, de sorte qu’une disparition volontaire était possible.
78. S’agissant des retards pris dans la localisation du portable de R. que le requérant alléguait, le tribunal se prononça comme suit dans les parties de son jugement pertinentes en l’espèce :
« (...) même à supposer que la PJ ait pu demander la localisation du portable de R., cet appareil s’est éteint 19 minutes après que le [requérant] eut pénétré dans les locaux de la PJ pour rendre compte de la disparition de R. La PJ n’aurait donc disposé que de 19 minutes pour ce faire. Or en [pratique], il aurait été difficile de localiser l’appareil étant donné qu’il aurait fallu communiquer avec l’opérateur de téléphonie mobile pour qu’il lançât la localisation du téléphone portable. Il ne nous semble pas que cela eût été possible en l’espace de ces 19 minutes.
Ainsi, si le téléphone portable de R. n’a pas été localisé avant de s’éteindre, ce n’est pas dû à un acte illicite de la part de la PJ.
(...)
Il nous semble que le parquet près le tribunal de Vila Nova de Gaia a agi de façon compétente et diligente. En effet, après avoir reçu la demande de la PJ [au sujet de la localisation du portable], la procureure, le matin même du 22 février 2006, a transmis la demande à l’opérateur O.
Il est vrai que cette demande a été rejetée par [l’opérateur O.] au motif de l’absence d’une autorisation judiciaire.
(...)
En réalité, nous savons qu’à cette époque, des contradictions émaillaient la doctrine et la jurisprudence sur la question de savoir si l’accès au flux des données et la localisation étaient ou non inclus dans la liste des compétences du juge d’instruction (...). (...)
Toutefois, même si la procureure a pu être du côté de ceux qui affirmaient que l’intervention du juge d’instruction n’était pas nécessaire pour la demande d’une localisation de portable, il apparaît que celle-ci a immédiatement pris des mesures pour obtenir promptement cette autorisation judiciaire dès qu’elle a reçu la réponse de [l’opérateur O.], (...), ce qui indique que la procureure s’est montrée compétente et diligente (empenhada) (...).
(...)
Par ailleurs, il convient de rappeler qu’il s’agissait de la disparition d’une personne majeure et non pas d’un enfant mineur. L’information de la disparition d’une personne majeure, quand elle n’est pas accompagnée d’éléments qui indiquent que la personne a pu être victime d’un kidnapping ou d’une séquestration, soulève toujours l’hypothèse, prima facie, que la disparition a pu être volontaire. Ainsi, les actions à entreprendre par la police sont toujours conditionnées par cette hypothèse. (...). D’après nous, il ne semble pas qu’il existait un fondement légal permettant d’ordonner immédiatement la localisation du portable de [R.] à supposer que la police de Matosinhos ou la PJ en aient eu la possibilité lorsqu’elles ont été informées de la disparition.
(...) C’est au plus tôt lorsque le père de [R.] a présenté à la PJ un document établi par la psychiatre de cette dernière (...) que l’on a pu envisager des mesures destinées à vérifier l’existence d’une piste criminelle, comme cela a été le cas.
Il faut souligner que les propres parents de [R.] n’ont signalé la disparition de celle-ci (...) que le lendemain (...). »
79. En ce qui concerne les autres omissions alléguées par le requérant, le tribunal se prononça comme suit :
« (...) il est vrai que le 18 février 2006 la PJ n’a ordonné ni la vérification de la liste des passagers ni l’examen des images de vidéosurveillance à l’aéroport [de Porto]. Mais de cela on ne peut déduire un acte illicite de la part de la police étant donné qu’à ce moment-là rien n’indiquait que la disparition de [R.] pût être due à un acte criminel (...)
Du reste, il a été jugé établi que, à une date non déterminée postérieure au 18 février 2006 et proche de cette date, des agents de la PJ et de la police dépêchés à l’aéroport ont vérifié la liste des passagers et examiné les images des caméras de vidéosurveillance de cet aéroport, sans trouver d’élément utile pour l’enquête (...).
(...)
Il est [également] vrai que la PJ n’a pas immédiatement cherché à visionner les images des caméras de vidéosurveillance des [autobus] qui opéraient dans la zone où [R.] était allée prendre un bus en direction de Serralves. Toutefois, elle n’était pas censée le faire avant l’ouverture d’une enquête pénale (...), ce qui n’est devenu nécessaire que lorsque la preuve de la maladie mentale de R. a été apportée, alors que plusieurs jours s’étaient écoulés sans que l’intéressée ait donné de nouvelles.
Cela étant, il a été établi que, grâce à des contacts personnels, [le requérant] a réussi à voir les images des bus qui circulaient au moment où la mère de R. l’a déposée à l’arrêt, le 17 février 2006 entre 9 h 00 et 9 h 30, et qu’il a trouvé des images de R. dans les enregistrements faits par les caméras des bus nos 3184 et 3166.
Or ce même jour, après avoir reçu cette information du [requérant], la PJ a également vu ces images.
(...)
Il faut ajouter que s’il est vrai que la PJ n’a pas demandé à visionner les images du métro de la zone du marché datant du 17 février 2006, il semble qu’à cette date et aujourd’hui encore, les caméras de surveillance du métro ne disposaient pas d’un système d’enregistrement. Un tel acte d’enquête aurait donc été impossible à mettre en œuvre.
(...) comme il a été établi, la PJ a engagé de nombreuses actions dans le cadre de l’enquête sur la disparition de [R.] tout au long de l’année 2006 et pendant les années qui suivirent, et aujourd’hui encore, elle continue à chercher à découvrir ce qui a pu arriver à [R.].
(...)
Le fait qu’à partir de 2009, de nouvelles actions aient été prises, notamment l’audition officielle des amies de [R.], ne contredit pas la conclusion à laquelle nous sommes parvenus au sujet des actions menées par la PJ et le parquet juste après la disparition de [R.]
(...) aujourd’hui encore, on s’efforce de savoir ce qui est arrivé à [R.], sans qu’aucune information ait pu être obtenue. Nous ne savons pas si elle a disparu volontairement ou involontairement, si elle est vivante ou non, si elle a été victime d’un homicide ou si elle s’est suicidée.
(...) »
2. La procédure devant le tribunal central administratif du Nord et le pourvoi en cassation
80. À une date non précisée, le requérant interjeta appel du jugement devant le tribunal central administratif du Nord (le « TCAN »), contestant l’établissement des faits et l’analyse juridique qui avaient été effectués par le tribunal administratif.
81. Le 28 avril 2016, le TCAN confirma le raisonnement juridique du tribunal administratif s’agissant de l’effectivité de l’enquête qui avait été menée sur la disparition de R. et s’exprima dans les termes suivants :
« (...) le [requérant] estime que, après le signalement de la disparition de [R.], les autorités avaient l’obligation d’actionner tous les moyens à la disposition des forces de police et du parquet. Or en l’occurrence, nous nous trouvons face à la disparition d’une jeune adulte (âgée de 18 ans au moment des faits) qui, même si elle avait été déclarée comme souffrant de troubles mentaux, ne se trouvait pas frappée d’interdiction ou d’incapacité (interditada ou inhabilitada). Au contraire, celle-ci menait sa vie de façon relativement libre et autonome (...).
Cette situation est le résultat des circonstances ayant précédé sa disparition (...). »
82. S’agissant de la tardiveté de la localisation du portable de R. alléguée par le requérant, le TCAN souscrivit à l’analyse du tribunal administratif et conclut ce qui suit :
« les démarches entreprises par la police ou le parquet pour localiser le portable n’ont pas été entachées d’irrégularités. En tout état de cause, cette localisation s’est révélée impossible du fait de circonstances sans rapport avec une quelconque irrégularité. »
83. Le 28 avril 2016, le pourvoi en cassation du requérant fut déclaré irrecevable par la Cour suprême administrative.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Le code civil
84. Les dispositions du code civil (« le CC ») pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :
Article 114 § 1
« Lorsque dix ans se sont écoulés depuis la date des dernières nouvelles (...), les intéressés (...) peuvent demander une déclaration de présomption de décès. »
Article 115
« La déclaration de présomption de décès produit les mêmes effets que le décès, mais elle ne dissout pas le mariage (...). »
2. Le code de procédure pénale
85. Au moment des faits, les dispositions du code de procédure pénale (« le CPP ») pertinentes en l’espèce se lisaient comme suit :
Article 249
Mesures provisoires (providências cautelares) concernant les moyens de preuve
« 1. Il incombe aux organes de police criminelle, même avant d’y être invités par l’autorité judiciaire compétente, de procéder à des investigations et d’accomplir les actes provisoires nécessaires et urgents pour préserver les moyens de preuve.
2. Il leur incombe notamment, en application du paragraphe précédent :
(...)
b) de recueillir des informations auprès des personnes qui facilitent la découverte des auteurs de l’infraction (agentes do crime) et sa reconstitution.
3. Même après l’intervention de l’autorité judiciaire, les organes de la police criminelle demeurent tenus de préserver les nouveaux moyens de preuve qui sont portés à leur connaissance, sans préjudice de l’obligation pour eux d’en informer immédiatement cette autorité. »
Article 252-A
Géolocalisation d’un téléphone portable (localização celular)
« 1. Les autorités judiciaires et les autorités de police criminelle sont habilitées à se procurer les données relatives à la géolocalisation cellulaire lorsque ces données sont nécessaires pour prévenir un danger pour la vie ou une atteinte grave à l’intégrité physique d’autrui.
(...)
3. Si les données relatives à la géolocalisation d’un téléphone portable visées au paragraphe 1er ne se rapportent pas à une procédure en cours, la demande doit être adressée au juge relevant du ressort de l’entité compétente pour diriger l’enquête pénale.
4. L’obtention de données de géolocalisation d’un téléphone portable en violation des dispositions des paragraphes précédents est frappée de nullité. »
3. La loi sur la santé mentale
86. Les dispositions de la loi sur la santé mentale (loi no 36/98 du 24 juillet 1998) pertinentes en l’espèce sont exposées dans Fernandes de Oliveira c. Portugal ([GC], no 78103/14, § 58, 31 janvier 2019).
4. Le décret-loi no 48051 Du 21 Novembre 1967
87. Au moment où le requérant engagea la procédure administrative (paragraphe 76 ci-dessus), la responsabilité civile extracontractuelle de l’État était régie par le décret-loi no 48051 du 21 novembre 1967, dont les parties pertinentes sont exposées dans Vilela et autres c. Portugal (no 63687/14, § 43, 23 février 2021).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
88. Invoquant les articles 2 § 1, 5 § 1 et 13 de la Convention, le requérant allègue que les autorités n’ont pas ordonné des recherches urgentes et efficaces pour retrouver sa fille R. et qu’elles n’ont ainsi pas dûment protégé le droit à la vie, à l’intégrité physique et à la liberté de celle-ci. Sous l’angle de ces dispositions, il dénonce également un manque d’effectivité de l’enquête ouverte aux fins de déterminer les circonstances de cette disparition.
89. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114-115 et 126, CEDH 2018), la Cour estime que les griefs du requérant se prêtent à un examen sous l’angle des volets matériel et procédural du seul article 2 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »
1. Sur la recevabilité
1. Sur l’applicabilité de l’article 2
a) Arguments des parties
90. Le Gouvernement ne soulève pas expressément d’exception d’inapplicabilité de l’article 2 aux faits de l’espèce. Il observe cependant qu’au moment des faits, R. ne se trouvait ni sous le contrôle ni sous la responsabilité de l’État. Partant, selon lui, aucune obligation découlant de l’article 2 ne contraignait l’État à protéger le droit à la vie de cette dernière. Plus particulièrement, il expose que si R. avait déjà fait l’objet de deux hospitalisations forcées consécutivement à des crises psychotiques, au moment des faits, elle se trouvait sous la responsabilité de ses parents auxquels il appartenait de l’accompagner et de surveiller ses activités ainsi que la prise régulière de ses médicaments. En outre, se référant à l’affaire Osmanoğlu c. Turquie (no 48804/99, § 75, 24 janvier 2008), il affirme que rien ne laissait présager que R. allait disparaître ou qu’elle allait mettre sa vie en danger. Le Gouvernement expose que R. menait une vie normale et autonome, allait au lycée, voyait ses amis, possédait un téléphone portable et même une carte bancaire. Il ajoute qu’au demeurant, elle n’était frappée ni d’incapacité légale (inabilitação) ni d’une interdiction (interdição). Enfin, d’après le Gouvernement, les circonstances de la disparition de R. n’ont à ce jour toujours pas été établies ; il indique que même si la piste du suicide semble être la plus probable, il n’est pas possible d’aboutir en l’espèce à une présomption de décès. Il observe que, en vertu des articles 114 et 115 du CC (paragraphe 84 ci-dessous), lorsque dix ans se sont écoulés depuis la disparition, il est possible d’obtenir une décision d’un tribunal en ce sens. Il ignore, toutefois, si les parents de R. ont demandé pareille décision.
91. Le requérant estime que même si sa fille ne se trouvait pas sous la responsabilité de l’État au moment des faits, les autorités étaient investies de l’obligation, au titre de l’article 2, de protéger sa vie et son intégrité physique à partir du moment où elles ont été informées qu’elle souffrait de troubles mentaux. Il ne confirme pas avoir effectué des démarches en vue d’obtenir une déclaration de présomption du décès de R., telle que visée à l’article 114 du CC.
b) Appréciation de la Cour
92. En l’espèce, il n’est pas contesté que R. a disparu le 17 février 2006 après avoir été déposée par sa mère, aux alentours de 9 h 00, près du marché de la ville de Matosinhos où elle devait rejoindre des camarades de classe (paragraphe 5 ci-dessus). La Cour note qu’à ce jour, R. n’a toujours pas été retrouvée et que son décès peut être présumé (voir paragraphes 98-100 ci-dessous).
93. Comme l’observe le Gouvernement (paragraphe 90 ci-dessus), R. ne se trouvait pas sous la responsabilité de l’État lorsqu’elle a disparu. Ce seul élément ne saurait toutefois suffire à exclure l’applicabilité de l’article 2 aux faits de la présente espèce. La Cour a reconnu l’applicabilité de l’article 2 dans un certain nombre d’affaires portant sur des disparitions suspectes (voir, parmi beaucoup d’autres, Osmanoğlu c. Turquie, no 48804/99, § 76, 24 janvier 2008, Medova c. Russie, no 25385/04, §§ 97-99, 15 janvier 2009, et Girard c. France, no 22590/04, §§ 71-73, 30 juin 2011). À la différence de ces affaires, rien n’indique que la disparition de R. ait fait suite à un enlèvement (voir, par exemple, a contrario, Koku c. Turquie, no 27305/95, § 134, 31 mai 2005, Osmanoğlu, précité, § 77, et Medova, précité, § 90) ou tout autre acte criminel (voir, a contrario, Girard, précité, § 80). La présente espèce se rapproche davantage de l’affaire Dodov c. Bulgarie (no 59548/00, 17 janvier 2008), qui portait sur la disparition d’une personne souffrant de la maladie d’Alzheimer. Dans cette dernière affaire, la Cour a considéré qu’il existait une situation potentiellement dangereuse, relevant de l’article 2, étant donné que la disparition avait eu lieu alors que la victime était hébergée dans une maison de retraite où elle avait besoin d’une surveillance constante (ibidem, §§ 70-71). À l’inverse, en l’espèce, R. n’était pas hospitalisée. En outre, au moment des faits, celle-ci menait une vie assez ordinaire puisqu’elle résidait chez sa mère et allait au lycée (paragraphes 4 et 5 ci-dessus). On peut, malgré tout, considérer qu’un risque réel et immédiat pesait sur la vie de R. compte tenu des troubles psychiques qu’elle présentait et du fait que, depuis sa disparition, laquelle avait été signalée aux autorités compétentes, elle ne prenait plus les médicaments qui lui permettaient de vivre de façon stable et autonome et d’éviter un éventuel passage à l’acte (paragraphes 5, 6, 10 et 32 ci-dessus).
94. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut à l’applicabilité de l’article 2 à la présente espèce. Elle examinera ci-après la nature des obligations que cette disposition imposait à l’État (paragraphes 96-100 ci-dessous), ainsi que le moment à partir duquel on peut considérer que l’État était tenu de prendre les mesures requises au titre de ces obligations.
2. Autres motifs d’irrecevabilité
95. Constatant, par ailleurs, que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Observations préliminaires
96. La Cour observe qu’il n’est pas toujours facile, dans les affaires de disparition, d’établir la frontière entre ce qui relève du volet matériel de l’article 2, c’est-à-dire de l’obligation de protéger la vie, et ce qui relève du volet procédural de cette disposition, autrement dit de l’obligation de mener une enquête sur une disparition. En l’espèce, elle note que R. a disparu le 17 février 2006 et que, selon les dernières informations reçues, lesquelles remontent au 31 janvier 2019, elle n’a toujours pas été retrouvée (paragraphes 73 et 75 ci-dessus). Le décès de R. n’a par ailleurs pas été établi (voir, a contrario, Girard, précité, § 71).
97. La Cour relève qu’une déclaration de présomption de décès aurait pu être demandée en vertu de l’article 114 du CC (paragraphe 84 ci-dessus). Il est néanmoins impossible de dire clairement si les parents de R. ont entrepris des démarches en ce sens.
98. Cela étant, elle observe que R. souffrait de schizophrénie et que la maladie se trouvait dans sa phase initiale, ses troubles mentaux s’étant, en l’occurrence, déclarés en 2004 (paragraphes 41-42 et 47 ci-dessus). Elle note aussi que son équilibre mental dépendait de la prise régulière de médicaments (paragraphe 55 et 66).
99. Si la Cour ne saurait spéculer sur l’enchaînement des événements qui se sont produits à partir de la disparition de R., force est d’admettre que plus le temps passe sans que l’on ait de nouvelles d’une personne portée disparue, plus il est probable qu’elle soit décédée (voir, mutatis mutandis, Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 226, CEDH 2004-III, et Gaysanova c. Russie, no 62235/09, § 127, 12 mai 2016). Au demeurant, en l’espèce, les trois médecins psychiatres ayant été entendues au cours de l’enquête ont été unanimes pour dire qu’un risque immédiat de suicide pesait sur R. du fait de sa maladie (paragraphes 32, 47, 55 et 66 ci-dessus).
100. Eu égard à ces constatations, la Cour analysera, sous l’angle du volet matériel de l’article 2, les mesures que les autorités ont prises pour localiser R. dès lors qu’elles ont eu connaissance de l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie de l’intéressée et, sous l’angle du volet procédural de l’article 2, les mesures visant à déterminer les circonstances de son décès présumé.
2. Sur la violation de l’article 2 sous son volet matériel
a) Arguments des parties
1. Le requérant
101. Le requérant allègue que les autorités internes ont omis de prendre des mesures immédiates pour retrouver sa fille et, ainsi, protéger l’intégrité physique, la liberté et la vie de celle-ci. Il leur reproche d’avoir privilégié la piste d’un départ volontaire aussitôt que sa disparition leur a été signalée. Les autorités auraient ainsi négligé le fait que sa fille était en danger alors qu’il les avait informées, dès le départ, qu’elle était atteinte de troubles mentaux graves, qu’elle avait déjà été hospitalisée à deux reprises dans des hôpitaux publics et qu’elle ne prenait plus ses médicaments depuis sa disparition et n’avait pas les moyens de subvenir à ses besoins. Par ailleurs, le requérant allègue plusieurs manquements. Premièrement, les autorités n’auraient pas immédiatement entendu des témoins clés, comme le chauffeur de bus auquel R. s’était adressée le jour de sa disparition, l’employé du café I. où elle s’était ensuite rendue et les deux personnes apparaissant sur les images de vidéosurveillance de l’endroit où elle avait été déposée par sa mère. Deuxièmement, elles auraient omis de se renseigner aussitôt sur son cadre de vie et sur les relations affectives qu’elle entretenait avant de disparaître : elles n’auraient ainsi pas effectué de recherches immédiates dans sa chambre ni tenté d’obtenir des informations à partir des réseaux sociaux. En outre, elles n’auraient pas entendu immédiatement ses proches, sa psychiatre ou ses professeurs. Troisièmement, elles n’auraient cherché ni à visionner les images de vidéosurveillance de l’aéroport de Porto, ni à entendre le personnel de l’aéroport, ni à consulter la liste des passagers de l’aéroport de Porto pour le jour de la disparition de R. alors que son téléphone portable avait activé une antenne qui se trouvait à proximité de ce lieu.
102. Le requérant se plaint enfin que les enquêtes pour disparition de personnes atteintes de troubles mentaux ne soient pas considérées comme urgentes au niveau interne, comme le sont selon lui les procédures menées en vue d’une hospitalisation forcée. Il soutient que l’enquête ouverte autour de la disparition de sa fille n’a été considérée comme urgente qu’à partir de 2009 (paragraphe 40 ci-dessus), soit trois ans après les faits, et que ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’elle a véritablement démarré.
2. Le Gouvernement
103. Le Gouvernement estime que l’obligation positive faite à l’État de protéger les personnes souffrant de troubles mentaux est satisfaite dès lors qu’il existe un cadre juridique en matière de santé mentale. Il précise que la loi sur la santé mentale privilégie l’accompagnement des malades mentaux dans la communauté afin de préserver leurs libertés fondamentales. Il ajoute qu’elle prévoit, toutefois, la possibilité d’ordonner, sur décision judiciaire, une hospitalisation forcée en cas de risque grave pour autrui ou pour la personne atteinte de troubles mentaux (paragraphe 86 ci-dessus).
104. Il conteste les allégations du requérant selon lesquelles les autorités de police n’ont pas pris en considération la vulnérabilité qui aurait été celle de R. du fait des troubles mentaux dont elle était atteinte. D’après le Gouvernement, lorsque la personne qui a disparu est un adulte, les autorités doivent agir avec prudence étant donné qu’il faut, selon lui, aussi préserver la liberté individuelle de chacun. Il leur incomberait donc de trouver un juste équilibre entre l’angoisse vécue par les proches et le choix de la personne de disparaître volontairement. Le Gouvernement avance que de plus, en l’espèce, les autorités n’ont été informées de la disparition de R. que 24 heures après que celle-ci eut été déposée par sa mère à l’arrêt du bus qu’elle devait prendre pour rejoindre sa classe. Il estime que le temps qu’a mis la famille de R. pour signaler la disparition de R. montre que la piste d’une disparition volontaire, d’une fugue ou d’une colère passagère n’était pas tout à fait exclue.
105. Le Gouvernement soutient que les autorités ont immédiatement lancé un ensemble de recherches informelles pour localiser la fille du requérant. Elles auraient notamment appelé ses amis pour savoir si elle avait évoqué son intention de partir et elles auraient entendu le chauffeur du bus immédiatement après la disparition, contrairement à ce qu’alléguerait le requérant sur ces points en particulier. Il indique que ces témoignages n’ont pas été consignés par écrit car il fallait agir vite pour retrouver R. et, ainsi, ne pas alourdir le travail de la PJ. Il reconnaît que les deux personnes apparaissant sur les images de vidéosurveillance de la compagnie de transports publics n’ont pas été entendues mais, selon lui, aucun élément ne permettait de les relier à la disparition de R.
106. Pour finir, le Gouvernement souligne que la disparition de R. a reçu une importante couverture médiatique, après les faits et durant les années qui ont suivi. Il ajoute que les proches de R. ont lancé dans l’ensemble du pays une campagne d’affichage de la photographie de R. avec la mention « personne disparue ». Il relate que, la nouvelle de la disparition ayant été amplement relayée auprès du public, de nombreux signalements ont été rapportés à la police judiciaire, qui y aurait toujours répondu.
b) Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
107. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention astreint l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III). Dans certaines circonstances bien définies, l’article 2 peut mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui (Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 115, Recueil 1998‑VIII) ou, dans certaines conditions particulières, contre lui-même (Renolde c. France, no 5608/05, § 81, CEDH 2008 (extraits), et Haas c. Suisse, no 31322/07, § 54, CEDH 2011). En pareil cas, la Cour a pour tâche de déterminer si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie d’un individu donné. Si l’existence d’un risque réel et immédiat est établie, la Cour examinera si les autorités ont fait tout ce que l’on pouvait attendre d’elles pour empêcher, dans toute la mesure du possible, que la vie de la personne concernée soit mise en danger (Uçar c. Turquie, no 52392/99, § 86, 11 avril 2006 ; Dodov, précité, § 100, et Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 110, 31 janvier 2019). Dans ce contexte, l’appréciation de la nature et du niveau du risque fait partie intégrante de l’obligation de prendre des mesures opérationnelles préventives lorsque l’existence d’un risque l’exige. Ainsi, l’examen du respect par l’État de cette obligation requiert impérativement d’analyser à la fois l’adéquation de l’évaluation du risque effectuée par les autorités internes et, lorsqu’un risque propre à engendrer une obligation d’agir a été ou aurait dû être décelé, l’adéquation des mesures préventives qui ont été adoptées (Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 159, 15 juin 2021).
108. Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue les difficultés qu’ont les forces de l’ordre à exercer leurs fonctions dans les sociétés contemporaines, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Renolde, précité, § 82, et Fernandes de Oliveira, précité, § 111). La question décisive est celle de savoir si leur réaction était adaptée aux circonstances, compte tenu des éléments concrets et des réalités pratiques de leur travail quotidien (Dodov, précité, § 102). Par ailleurs, dans une affaire où un risque réel et immédiat pour la vie d’un individu donné s’est matérialisé, il faut procéder à une appréciation sur la base de ce que les autorités compétentes savaient à l’époque considérée (Kurt, précité, § 160).
109. En bref, il s’agit de savoir si les organes d’application des lois ont pris les mesures urgentes et adéquates qui s’imposaient pour éviter la matérialisation d’un risque réel et immédiat, dont ils avaient ou auraient dû avoir connaissance, pour la vie d’une personne donnée (voir, mutatis mutandis, Osman, précité, § 116, Demiray c. Turquie, no 27308/95, § 45, CEDH 2000‑XII, et Gaysanova, précité, § 125).
2. Application de ces principes à la présente espèce
110. À l’aune des principes qui précèdent, il s’agira en l’espèce de déterminer, tout d’abord, si les autorités internes savaient qu’un risque réel et immédiat pesait sur la vie de R. et, ensuite, si elles ont réagi de façon prompte et adéquate pour prévenir la matérialisation de ce risque et, dès lors, pour retrouver R. vivante.
111. La Cour note que le requérant et son ex-épouse se sont rendus le 18 février 2006, respectivement en début d’après-midi et à 11 h 41, au poste de police de Matosinhos pour signaler la disparition de leur fille, en précisant qu’elle était atteinte de troubles psychiques (paragraphe 6 et 8 ci-dessus). Elle relève également que le signalement n’a pas été fait plus tôt car, malgré une profonde inquiétude, la famille croyait à un caprice de la part de la jeune fille (paragraphes 41 et 43 ci-dessus).
112. La Cour constate ensuite que le 19 février 2006 au soir, le requérant a fourni à la police et à la PJ des informations plus précises quant à la gravité de ces troubles psychiques, en étayant ses dires par un message électronique envoyé par la psychiatre de R. Il a par ailleurs alerté la PJ sur le fait que R. ne prenait plus ses médicaments depuis plus de 24 heures et que cela compromettait son équilibre mental (paragraphes 10-11 ci-dessus). La Cour en déduit qu’à ce moment-là, les autorités internes ont appris qu’un risque réel et immédiat pesait sur la vie de R.
113. Or elle constate que, avant même que les autorités eussent pris connaissance du risque réel et immédiat qui pesait sur R., un appel pour disparition d’une personne majeure souffrant de troubles mentaux avait déjà été lancé auprès des forces de l’ordre (paragraphe 7 ci-dessus). Il apparaît également que la police avait aussi immédiatement demandé au bureau SIRENE de saisir la disparition de R. dans le SIS pour que la jeune fille fût recherchée à l’échelle européenne (paragraphe 7 ci-dessus). Certes, la mention de la disparition de R. n’y figurait plus en mai 2009 (paragraphes 48-50 ci-dessus), mais cela ne prouve toutefois en rien qu’elle n’y aurait jamais figuré. Les troubles mentaux de la jeune fille et le caractère inquiétant de sa disparition apparaissent donc bien avoir été pris en considération dès le départ par la police, contrairement à ce qu’allègue le requérant (paragraphe 101 ci-dessus).
114. La Cour relève ensuite que, le 20 février 2006, la PJ de Porto a informé le parquet près le tribunal de Vila Nova de Gaia de la disparition de R. en lui demandant de prendre des mesures urgentes pour obtenir les données de localisation de son téléphone portable (paragraphe 13 ci-dessus), demande ayant reçu une réponse favorable le 22 février 2006. La Cour note que les 24 et 25 février 2006 l’opérateur O. a répondu à cette demande en transmettant la localisation des antennes que le téléphone de R. avait activées les 17 et 18 février 2006, ainsi que la liste des appels qu’il avait émis ou reçus (paragraphes 13, 18 et 21 ci-dessus), précisant par ailleurs que le téléphone portable avait perdu le signal réseau le 18 février 2006 à 14 h 46. La Cour en déduit qu’à partir de cet instant, il n’était plus possible de localiser le téléphone portable de R.
115. La Cour relève de plus que les 22 et 24 février 2006, la PJ a pris des mesures pour donner suite à deux signalements qui lui avaient été transmis au sujet de R. (paragraphe 15 et 17 ci-dessus). Le 24 février 2006, elle a également visionné les images de vidéosurveillance de l’endroit où R. avait été déposée par sa mère, et elle a aussi eu un échange avec le chauffeur du bus (paragraphes 19 et 79 ci-dessus). En mars 2006, elle a pris contact avec les principaux hôpitaux de Porto (paragraphe 24 ci-dessus) et téléphoné aux camarades de R. (paragraphe 25 ci-dessus). Entre avril et octobre 2006, les autorités ont de nouveau réagi à des signalements (paragraphes 26, 27 et 30 ci-dessus). Enfin, en juin 2006, elles ont cherché R. dans un quartier de Porto et mené une enquête dans la ville de Faro (paragraphe 28-29 ci-dessus).
116. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que les mesures qui ont été prises consécutivement au signalement de la disparition de R. pour retrouver celle-ci vivante étaient adaptées aux circonstances de sa disparition. Ce constat tient également compte des réalités pratiques du travail quotidien des forces de police et du fait que le requérant menait parallèlement ses propres recherches (paragraphe 12 ci-dessus), dont il signalait tout développement à la police (paragraphe 17 ci-dessus).
117. La Cour comprend que le requérant aurait voulu que les autorités internes en fissent davantage pour retrouver sa fille. Cependant, eu égard aux circonstances de l’espèce, rien ne prouve que toute mesure supplémentaire qui aurait été destinée à prévenir la matérialisation du risque qui pesait réellement sur R. aurait été utile, vu le caractère imprévisible de celle-ci, tel que l’ont relevé les psychiatres entendues au cours de l’enquête pénale (paragraphes 32, 55, 66 et 73 ci-dessus).
118. Il n’apparaît donc pas, en l’espèce, que les autorités internes aient manqué à l’obligation positive de protéger la vie de R. (comparer avec Dodov, précité, §§ 101-103).
119. Partant, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel.
3. Sur la violation de l’article 2 sous son volet procédural
a) Arguments des parties
1. Le requérant
120. Le requérant soutient que l’inertie des autorités internes et le retard qu’elles auraient pris avant de lancer une enquête effective sur la disparition de sa fille R. ont été constitutifs d’un manquement aux obligations procédurales, incombant à l’État, de déterminer les circonstances de cette disparition. Il argue que l’enquête en question n’a été ni effective ni adéquate, pour les raisons suivantes. Premièrement, les autorités n’auraient entendu les proches et les amis de R. que trois ans après sa disparition. Deuxièmement, elles n’auraient pas employé d’emblée les moyens nécessaires et ne l’auraient fait que lorsqu’il était déjà trop tard. Ainsi, elles n’auraient véritablement exploré les pistes d’un accident ou d’un suicide qu’à partir de l’année 2012. Au demeurant, l’enquête aurait connu des périodes d’inactivité et les recherches engagées à un stade avancé de l’enquête n’auraient été entreprises que parce que courait contre l’État une action en responsabilité civile.
2. Le Gouvernement
121. Le Gouvernement observe, à titre liminaire, que l’enquête a connu deux périodes. Pendant la première, il s’agissait de localiser R. Pendant la seconde période, qui faisait suite au rapport de la PJ du 30 décembre 2009 (paragraphe 56 ci-dessus), dans la mesure où R. n’avait toujours pas été retrouvée, il s’agissait d’explorer des pistes qui ne l’avaient pas été auparavant. Le Gouvernement reconnaît que l’enquête a été qualifiée d’urgente en 2009 (paragraphe 40 ci-dessus) mais qu’il s’agissait, d’après lui, d’une formalité car elle aurait toujours été diligentée comme telle.
122. Il considère que l’enquête engagée aux fins de déterminer les circonstances de la disparition de la fille du requérant a été effective et exhaustive, toutes les pistes ayant selon lui été envisagées et explorées par les autorités compétentes. Il ajoute que, contrairement à ce qu’alléguerait le requérant, la piste du suicide a été envisagée dès le début, comme en témoigneraient les démarches effectuées auprès des instituts de médecine légale et des hôpitaux centraux de Porto (paragraphes 22 et 24 ci-dessus).
123. Se référant à l’affaire Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, § 180, 14 avril 2015), le Gouvernement assure que les autorités disposent d’une marge de manœuvre et que l’article 2 ne les astreint pas à satisfaire toute demande de mesure d’investigation formulée par les proches de la victime. Analysant l’enquête dans son ensemble, le Gouvernement estime que les autorités se sont montrées minutieuses et extrêmement diligentes et qu’elles ont déployé beaucoup de moyens et d’efforts pour faire la lumière sur les circonstances de la disparition de R. Il relève notamment ce qui suit. En premier lieu, la disparition de R. aurait été saisie dans le système d’information Schengen d’emblée, dès le 18 février 2006 (paragraphe 7 ci-dessus). Elle aurait de nouveau été communiquée le 28 mai 2009, après qu’il eut été constaté que R. ne figurait pas ou plus dans la liste des personnes recherchées du SIS (paragraphes 48 et 50 ci-dessus). En deuxième lieu, les autorités internes auraient répondu aux nombreux signalements de personnes disant avoir vu R. En troisième lieu, elles auraient entendu de nombreux témoins, dont les proches, les psychiatres qui avaient suivi R., ses amis et certains de ses professeurs. En quatrième lieu, elles auraient entrepris des démarches pour localiser le portable de R. et obtenir le registre des appels émis et reçus ainsi que l’indication de toutes les antennes activées entre décembre 2005 et le 18 février 2006. En cinquième lieu, elles auraient cherché à déterminer les conditions météorologiques et maritimes qui prévalaient au moment des faits aux fins d’examiner la piste du suicide.
b) Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
124. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention requiert qu’une forme d’enquête effective soit menée lorsqu’un individu perd la vie dans des circonstances suspectes (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009, et Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 171). Il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables qui s’offraient à elles pour obtenir des éléments de preuve pertinents (Osmanoğlu, précité, § 88).
125. Il importe toutefois de différencier dans la jurisprudence de la Cour l’obligation d’enquêter sur un décès suspect et celle d’enquêter sur une disparition suspecte. Une disparition est un phénomène distinct, qui se caractérise par une situation où les proches sont confrontés de manière continue à l’incertitude et au manque d’explications et d’informations sur ce qui s’est passé, les éléments pertinents à cet égard pouvant parfois même être délibérément dissimulés ou obscurcis. Cette situation dure souvent très longtemps, prolongeant par là même le tourment des proches de la victime. Dès lors, on ne saurait ramener une disparition à un acte ou à un événement « instantané » ; l’élément distinctif supplémentaire que constitue le défaut ultérieur d’explications sur ce qu’il est advenu de la personne disparue et sur le lieu où elle se trouve engendre une situation continue. Par conséquent, l’obligation procédurale subsiste potentiellement tant que le sort de la personne concernée n’a pas été éclairci ; l’absence persistante de l’enquête requise sera considérée comme emportant une violation continue. Il en est ainsi même lorsque l’on peut finalement présumer que la victime est décédée (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 148, CEDH 2009).
126. La Cour estime nécessaire de préciser que le respect de l’exigence procédurale de l’article 2 s’apprécie sur la base de plusieurs paramètres essentiels : l’adéquation des mesures d’investigation, la promptitude de l’enquête, la participation des proches du défunt à celle-ci et l’indépendance de l’enquête. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 225). C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité de l’enquête que toute question en la matière, dont celle de célérité et de diligence raisonnable, doit être appréciée (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 171, 25 juin 2019). En effet, une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur une disparition, peut généralement être regardée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de légalité (voir Gongadzé c. Ukraine, no 34056/02, § 177, CEDH 2005‑XI et les références qui y sont citées).
2. Application de ces principes à la présente espèce
127. Il s’agit, en l’espèce, de savoir si, comme indiqué précédemment (paragraphes 97-99 ci-dessus), face à l’hypothèse d’une mort de plus en plus probable, les autorités ont diligenté une enquête effective pour en déterminer les circonstances.
128. La Cour constate que, le 22 février 2006, le parquet a ordonné l’ouverture d’une procédure pour disparition d’une personne. Elle observe ensuite que, comme constaté précédemment (paragraphe 114 ci-dessus), la PJ a reçu les 24 et 25 février 2006 les données de localisation des antennes que le téléphone portable de R. avait activées les 17 et 18 février 2006 et que, le 1er mars 2006, l’opérateur O. a apporté des précisions concernant l’une de ces antennes (paragraphes 18, 21 et 23 ci-dessus). Malgré l’importance de ces informations, la Cour note que la PJ n’a pas engagé de mesures d’enquête pour y donner suite. En effet, il ressort du dossier que la PJ n’a véritablement cherché à les comprendre et à les exploiter plus sérieusement qu’à partir de mai 2009 (paragraphes 49 et 53-54 ci-dessus), alors que l’hypothèse d’un suicide était apparue comme plausible dès novembre 2006, après l’audition de la psychiatre de R. (paragraphe 32 ci-dessus).
129. La Cour relève que ce n’est que quatre ans après la disparition de R., à la suite des éclaircissements qui avaient été apportés à la PJ par un agent de l’opérateur de téléphonie S., qu’il a été possible de comprendre que le téléphone portable avait, pour la dernière fois, activé une antenne à Paiço et qu’il n’avait plus bougé après cela (paragraphes 56 et 73 ci-dessus). En outre, ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’ont été prises des mesures concrètes à cet égard, notamment pour déterminer les conditions en mer le jour de la disparition de R. (paragraphes 58, 61 et 64 ci-dessus) et pour rechercher s’il existait dans cette zone un puits dans lequel la jeune fille aurait pu tomber (paragraphes 71-72 ci-dessus).
130. La Cour relève par ailleurs que, bien que les amis de R. eussent été contactés par téléphone entre mars 2007 et novembre 2007 (paragraphes 34 et 36 ci-dessus), l’environnement familial et social de R. n’a vraiment été examiné qu’à partir de l’année 2009. Ainsi, la famille de R. n’a été formellement entendue qu’en avril et en mai 2009 (paragraphe 41 ci-dessus), soit plus de trois ans après la disparition de la jeune fille. Aux yeux de la Cour, il aurait été important d’entendre les proches de R. plus tôt.
131. Elle note enfin que les autorités n’ont pas ordonné une expertise scientifique qui leur aurait permis d’extraire des informations de l’ordinateur de R. et de compléter ainsi les recherches qui avaient été effectuées par le requérant (paragraphe 37 ci-dessus). L’autorisation d’examiner la messagerie électronique de R. n’a été requise que le 30 décembre 2009 (paragraphe 56 ci-dessus). La chambre de R. n’a été fouillée que le 5 mai 2009, alors qu’elle avait déjà été transformée en espace de rangement et que la mère ne disposait plus que de quelques effets personnels qui avaient appartenu à R. (paragraphe 44 ci-dessus).
132. Aux yeux de la Cour, il paraît évident que l’enquête visant à déterminer les circonstances de la disparition de R. n’a été exhaustive et minutieuse qu’à partir de l’année 2009. Or elle estime que le retard avéré pris par les autorités d’enquête, alors que la thèse d’une mort par suicide apparaissait de plus en plus probable, a compromis l’obtention d’éléments matériels de preuve qui auraient pu permettre d’élucider les circonstances de cette disparition.
133. Au vu des constatations qui précèdent, la Cour considère que l’enquête engagée par les autorités pour déterminer les circonstances ayant entouré la disparition de R. n’a pas répondu aux exigences de célérité et d’effectivité qu’implique l’article 2 sous son volet procédural.
134. Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
135. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
136. Le requérant demande 30 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi à raison des manquements qu’il reproche aux autorités internes, lesquelles n’auraient pas dûment protégé le droit à la vie de sa fille R. ni mené une enquête effective autour des circonstances de sa disparition.
137. Le Gouvernement juge ce montant excessif. Il s’en remet toutefois à la sagesse de la Cour.
138. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue au paragraphe 134 ci-dessus, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 26 000 EUR au titre du préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
139. Le requérant réclame également 20 012,40 EUR pour les frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 13 725 EUR pour les honoraires dus à son avocat pour la procédure devant la Cour.
140. Le Gouvernement estime que la somme réclamée au titre des honoraires pour la procédure devant la Cour est excessive et qu’elle n’est pas suffisamment étayée par des documents.
141. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 17 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt.
3. Intérêts moratoires
142. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 26 000 EUR (vingt-six mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 17 000 EUR (dix-sept mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 mars 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Yonko Grozev
Greffière adjointe Président
* * *
[1] L’IMEI (« International Mobile Equipment Identity ») d’un téléphone est un numéro de série de 15 à 17 chiffres permettant, en autres, d’identifier tout appareil mobile.