CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE WANG c. FRANCE
(Requête no 83700/17)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) + Art 6 § 3 • Procès équitable • Droits de la défense • Audition libre de la requérante n’ayant pas expressément reçu notification du droit de garder le silence et bénéficié de l’assistance d’un interprète
STRASBOURG
28 avril 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Wang c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lətif Hüseynov,
Arnfinn Bårdsen,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête no 83700/17 dirigée contre la République française et dont une ressortissante chinoise, Mme Yanjun Wang (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 8 décembre 2017,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 mars 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne une mesure d’audition libre durant laquelle la requérante n’a pas expressément reçu notification du droit de garder le silence, et n’a pas bénéficié de l’assistance d’un interprète. Elle invoque une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, au motif qu’elle a été condamnée pénalement sur le fondement des déclarations recueillies au cours de cette audition.
EN FAIT
2. La requérante, Mme Wang, de nationalité chinoise, est née en 1972 et réside à Saint-Priest Ligoure depuis 2008. Elle a été représentée par Me C. Pettiti, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Le 5 décembre 2012, le Conseil départemental de l’Ordre des Médecins de la Haute-Vienne signale au procureur de la République que la requérante pratiquait des actes d’acupuncture, potentiellement constitutifs d’un exercice illégal de la médecine. Une enquête est ouverte.
5. Le 22 janvier 2013, une perquisition est menée dans le local professionnel de la requérante. Son fichier clients est saisi.
6. Le 25 janvier 2013, entre 8 h 55 et 10 h 10, la requérante est entendue par un officier de police judiciaire à la gendarmerie dans le cadre d’une audition libre. Elle est informée des faits qui lui sont reprochés et de son droit de mettre fin à l’audition à tout moment. Elle consent à être entendue librement. Elle n’est pas explicitement informée de la possibilité de garder le silence et ne bénéficie pas de l’assistance d’un avocat. Alors que sa langue maternelle est une des langues chinoises, elle n’est pas non plus assistée d’un interprète.
7. Le procès-verbal d’audition comporte les éléments suivants :
« NOTIFICATION DE LA MESURE
Nous notifions à la personne dénommée ci-dessus qu’elle est entendue en raison de l’existence d’une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner գս’elle a commis ou tenté de commettre la ou les infractions suivantes :
Natinf 175 : EXERCICE ILLEGAL DE LA PROFESSION DE MEDECIN - Commis le 05/12/2012 à 08:56 - Maison individuelle - SAINT PRIEST LIGOURE 87800 (France)
Nous lui notifions également qu’elle peut à tout moment quitter les locaux de notre unité.
AUDITION
Entendons la personne dénommée ci-dessus qui nous déclare :
J’accepte de rester à votre disposition le temps de mon audition.
Je suis de nationalité chinoise.
J’ai vécu jusqu’à l’âge de 30 ans en CHINE.
J’ai toujours vécu dans la province chinoise de HE-NAN.
J’ai suivi une scolarité jusqu’à l’équivalent chinois du baccalauréat. Ensuite j’ai intégré l’université de médecine traditionnelle chinoise de la province du HE-NAN. J’ai suivi le cursus d’acupuncture qui dure 5 ans, c’est à dire 9600 heures. Là j’ai obtenu mon diplôme dont je vous donne une copie ainsi que la traduction en français faites par Mme CHEN Ling expert auprès de la cour d’appel de LIMOGES.
Je suis partie de CHINE en 2002.
Je me suis installée à WEYMOUTH au ROYAUME-UNI ou j’ai exercé pendant 5 ans la profession d’acupuncteur.
Pendant ces 5 ans, j’ai fait la connaissance de Mr LOBER-VALETTE Thierry.
Nous nous sommes mariés à la mairie de WEYMOUTH le 28 janvier 2008.
Ensuite j’ai suivi mon mari en France à SAINT PRIEST LIOURE où il réside. Ce dernier exerce la profession d’antiquaire à LIMOGES.
Comme je voulais continuer à exercer ma profession d’acupuncteur, je suis allée avec mon mari à l’URSSAF à Limoges. Je me suis inscrite auprès de ce service en tant d’acupuncteur soin du corps. Ce service m’a dit que je pouvais continuer à exercer ma profession car elle était reconnue. On m’a délivré un numéro SIREN (...). J’ai pu démarrer mon activité en toute légalité à compter du 1er juillet 2008. Je vous donne une copie du dernier récépissé de l’URSSAF en ma possession.
De même, je suis allée m’inscrire au Régime Social des Indépendants (RSI). (illisible) mon numéro de sécurité sociale à savoir le [...]. Je vous donne une copie (illisible) d’affiliation. Par l’intermédiaire d’une connaissance, j’ai appris qu’il existait un syndicat professionnel (illisible) Syndicat Indépendant des Acupuncteurs Traditionnels et des Thérapeutes en Énergétique (illisible) est installé dans la commune LE PONTET (84). J’ai pris contact avec ce syndicat (SIATTEC). Je suis affiliée à ce syndicat.
Je suis installée dans une maison que nous louons à un habitant de SAINT PRIEST LIGOURE depuis 2008.
Je ne fais aucune publicité concernant mon activité.
Je suis juste référencée au niveau du site internet du syndicat.
J’ai aménagé la maison que je loue pour exercer mon métier. Il y a devant une grande baie vitrée, sur laquelle il y a mon nom et mes coordonnées téléphoniques, il est précisé que c’est uniquement sur rendez-vous. Sur la devanture il n’y a aucune mention du type d’activité que j’exerce.
Il s’agit d’une grande pièce que j’ai séparé en deux par un système de rideaux. Sur le devant il y a quelques fauteuils qui servent de salle d’attente. Derrière les rideaux il y a deux lits médicalisés sur lesquels j’exerce mon art.
À chaque fois que des personnes viennent me voir, je leur pose des questions afin de déterminer quels sont leurs problèmes. Je leur demande où sont situées leurs douleurs et depuis combien de temps elles souffrent. Je leur demande quels types de douleurs elles ont et comment elles s’étendent. Je leur demande aussi si elles ont de la tension, des problèmes cardiaques, des opérations ou autres. En règle générale, cet entretien dure entre 1 heure et 1 heure 30. Après ce questionnaire je ne leur donne de diagnostic médical mais je leur parle des éventuels méridiens qui seraient bloqués ou obstrués, de chi ou de flux énergétique qui seraient contrariés ou détournés comme on me l’a appris lors de mon cursus universitaire.
Une fois que j’ai établi ce dont la personne souffrait je lui fais soit des massages soit de l’acupuncture. Les massages servent à relaxer et à préparer la personne avant que je pratique l’acupuncture sur elle.
Lorsque je la masse, j’utilise une huile pour bébé que l’on trouve dans le commerce. Ensuite je pratique l’acupuncture sur cette personne. J’achète mes aiguilles au Royaume-Uni. Il s’agit de boîtes de 100 aiguilles stérilisées à usage unique. Lorsque je m’en suis m’en servie, je jette ces dernières dans un container prévu à cet effet. Je l’achète à la pharmacie de SAINT YREIX LA PERCHE. Ensuite, une fois le container plein, je l’amène à la pharmacie de LA MEYZE.
Je tiens à préciser que je n’utilise aucun autre produit que ceux que je vous ai nommé. Je ne prescris rien du tout que ce soit en médicament ou en plante.
J’exerce ma profession depuis le 1er juillet 2008.
J’ai en moyenne 20 personnes qui viennent me voir par semaine et je fais payer 40 euros par séance qui dure entre 1 heure et 1 heure 30.
En moyenne je prends deux mois de congé par an. Il faut dire que je vais tous les ans pendant un mois en Chine voir mes parents.
Je tiens à préciser que la plainte émanant du Conseil Départemental de l’Ordre des Médecins de la Haute Vienne m’étonne car cela fait 4 ans et demi que j’exerce mon art sans me cacher ni faire de publicité en étant déclarée auprès des divers organismes de l’État français. De plus certains de mes clients sont envoyés par les médecins eux-mêmes et il m’arrive également d’avoir comme clients certains membres de cet ordre.
Je ne comprends pourquoi ils ont porté plainte à mon encontre pour exercice illégal de la médecine car je n’ai fait aucun acte de médecine, je pratique l’activité d’acupuncteur en ayant un diplôme universitaire chinois, art quadri millénaire.
Je n’ai rien d’autre à rajouter. »
8. La requérante est poursuivie devant le tribunal correctionnel de Limoges du chef d’exercice illégal de la profession de médecin. Dans le cadre de la préparation de la défense de la requérante, son époux collecte plusieurs témoignages rédigés par des clients de celle-ci qu’il remet aux enquêteurs le 4 mars 2013.
9. Assistée d’un avocat, elle soulève devant le tribunal une exception de nullité de la procédure au regard de l’article 6 de la Convention tenant au défaut d’interprète durant son audition libre ou, du moins, au défaut d’information de la possibilité d’en bénéficier, ainsi qu’à l’absence de notification du droit de garder le silence.
10. À l’audience du 29 septembre 2015 devant le tribunal correctionnel, le président, ayant « constaté que [la requérante] ne parl[e] pas suffisamment la langue française », désigne un interprète inscrit sur la liste de la cour d’appel de Limoges.
11. Par un jugement du 27 octobre 2015, le tribunal correctionnel rejette l’exception de nullité soulevée par la requérante concernant l’absence d’interprète et d’information du droit de garder le silence au cours de l’audition libre, au motif que ces droits découlaient de directives européennes qui n’avaient pas encore été transposées en droit français au moment de l’audition libre et que, partant, celle-ci était régulière.
12. Sur le fond, le tribunal relève qu’il résulte de l’audition de la requérante du 25 janvier 2013, de l’ensemble des pièces produites au dossier et des débats à l’audience les éléments suivants :
« Il n’est pas contesté que [la requérante] n’est titulaire d’aucun diplôme tel que visé à l’article L. 4131-1 du code de la santé publique lui permettant d’exercer en France la profession de médecin ; elle n’est pas inscrite à un tableau de l’ordre des médecins. Elle est seulement titulaire d’un diplôme d’acupuncture délivré en 1996 par une Université de médecine traditionnelle chinoise (...)
Depuis 2008 [la requérante] recevait dans un local aménagé pour cela, avec deux lits, des personnes présentant un problème de santé (douleurs, problèmes de sommeil...) ; les différents témoignages produits prouvent que les personnes qui se rendaient chez [elle] s’y rendaient exclusivement pour résoudre un problème de santé. [La requérante], lors de la première rencontre avec un client, avait un entretien d’une heure à une heure et demie « afin de déterminer quels étaient leurs problèmes » ce qui est tout à fait caractéristique d’une démarche de diagnostic malgré ce que peut en dire [la requérante] ou à tout le moins d’une consultation verbale ; ensuite elle s’adonnait à des actes personnels par le biais de massages et/ou points d’acupuncture avec des aiguilles.
Ainsi [la requérante] s’est bien adonnée de manière régulière à des actes médicaux en dehors de tout titre professionnel l’y autorisant ; sa culpabilité sera retenue. (...) »
13. La requérante n’ayant pas d’antécédents et compte tenu de la nature lucrative de son activité, le tribunal la condamne à une peine d’amende de cinq cents euros (EUR). Une somme de quatre cents EUR est accordée à titre de dommages-intérêts au Conseil départemental de l’Ordre des Médecins de la Haute-Vienne.
14. Assistée d’un avocat, la requérante interjette appel. Elle soulève à nouveau une exception de nullité de la procédure pour les mêmes raisons que celles invoquées en première instance. Elle conteste également les conditions de recueil de son consentement lors de la perquisition du 22 janvier 2013 et l’utilisation à charge par le tribunal correctionnel des témoignages produits par son époux le 4 mars 2013.
15. À l’audience du 17 juin 2016 devant la cour d’appel, le président désigne d’office un interprète de langue chinoise, considérant que la requérante « ne parl[e] pas suffisamment la langue française ».
16. Par un arrêt du 20 juillet 2016, la cour d’appel de Limoges rejette comme irrecevable car invoquée pour la première fois devant elle l’exception de nullité tenant au défaut de consentement lors de la perquisition et au défaut de compréhension de la finalité des témoignages versés aux débats, ainsi que l’exception tirée de l’absence d’interprète et de notification du droit de garder le silence pendant l’audition libre, pour les motifs suivants :
« Le paragraphe 3 e) de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme proclame le droit à l’assistance gratuite d’un interprète pour autant que la personne entendue ne comprenne ou ne parle pas suffisamment la langue employée. Il s’avère de la clarté des propos retranscrits, de la précision des termes employés et de la cohérence des mots choisis, qui ne peuvent être le fait des enquêteurs, dans une procédure qui n’apparaît pas d’une complexité particulière, que [la requérante], mariée à un français depuis cinq années, vivant en France depuis quatre ans et demi et exerçant une activité professionnelle en lien avec le public, avait une connaissance suffisante de la langue pour comprendre les enjeux de son audition à laquelle il a été procédé le 25 janvier 2013 dans le cadre d’une enquête préliminaire. Il ne peut être tiré grief de la désignation d’un interprète par les premiers juges, qui n’est, comme devant la cour d’appel, intervenu que dans un souci scrupuleux du respect de ses droits. Le moyen de nullité sera rejeté.
Il convient également d’écarter le moyen de nullité fondé sur le défaut d’information de son droit de garder le silence et de ne pas contribuer à sa propre incrimination lorsqu’il a été procédé à son audition le 25 janvier 2013, soit antérieurement à la loi du 27 mai 2014, le juge du fond devant néanmoins veiller à ce qu’une déclaration de culpabilité ne repose ni exclusivement, ni essentiellement sur ces déclarations (...) »
17. Sur le fond, elle confirme le jugement, aux motifs suivants :
« Il convient de préciser que ce n’est pas la pratique de la médecine traditionnelle chinoise qui est reprochée à [la requérante], mais bien la seule pratique de l’acupuncture.
En effet, la pratique de l’exercice de l’acupuncture en France par un non-médecin doit être considérée comme relevant de l’exercice illégal de la médecine, infraction clairement définie par la loi, au regard de l’article L. 4161-1 du code de la santé publique car il suppose l’établissement d’un diagnostic médical et participe au traitement de maladies congénitales ou acquises et un diplôme inter-universitaire d’acupuncture est ouverte aux médecins diplômés.
Il apparaît des pièces de la procédure que :
[La requérante] n’est détentrice en France d’aucun diplôme d’État de docteur en médecine ou d’un diplôme assimilé, même si elle est diplômée de licence d’acupuncture après cinq années d’études à l’université de médecine traditionnelle chinoise de la province de HE-NAN entre 1991 et 1996 et qu’elle y a exercé son activité d’acupuncteur avant de s’installer au Royaume-Uni entre 2002 et 2008.
[La requérante] qui reçoit dans un local dédié, aménagé avec deux lits médicalisés, a pu établir un fichier de plus de 450 noms de patients, et assistée d’un interprète et d’un avocat lors des débats à l’audience du 29 septembre 2015, indique « poser des questions pour savoir où sont leurs problèmes méridiens, pour connaitre leurs problèmes et mieux les traiter. C’est moi qui constate qu’ils ont un problème d’équilibre d’énergie ».
Lors de son audition du 25 janvier 2013 elle affirmait « poser des questions pour déterminer quels sont leurs problèmes. Je leur demande où sont leurs douleurs et depuis combien de temps elles souffrent. Si elles ont de la tension, des problèmes cardiaques, des opérations ou autres. En règle générale cet entretien dure entre une heure et une heure et demie. »
Contrairement à ses dires, il s’avère des très nombreux courriers et témoignages de patients transmis aux enquêteurs le 4 mars 2013 par [l’époux de la requérante], sans qu’il apparaisse des éléments de la procédure qu’ils n’aient pas été sollicités d’initiative par cette dernière, que [la requérante], qualifiée de docteur par [Monsieur B.V], détermine ce dont souffrent les patients, pose un diagnostic : blessure, sommeil, stress, cicatrice collée au muscle, maux de tête, de dos ([Monsieur T.C, Madame et Monsieur D., Monsieur J-C. M., Monsieur A.D.]) soigne et soulage par la pose d’aiguilles ([Madame A-M J., Madame O.D, Monsieur P. G., Madame D.R.)].
Ainsi, la pratique habituelle de l’acupuncture par la [requérante], tant à raison du diagnostic qu’elle implique que des moyens qu’elle utilise et des réactions organiques qu’elle est susceptible d’entraîner, constitue un acte médical dont la pratique est réservée aux docteurs en médecine.
[La requérante] se dit affiliée au Syndicat Indépendant des Acupuncteurs Traditionnels et Thérapeutes en Énergétique Chinoise (SIATTEC) qui attire l’attention de ses membres sur les restrictions françaises dans la pratique de leur discipline et ne peut en conséquence, soutenir l’inexistence de l’élément intentionnel de l’infraction. »
18. Sur la peine, la cour d’appel, réformant le jugement, décide d’assortir du sursis l’amende de cinq cents EUR.
19. La requérante se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 20 juillet 2016. Dans son mémoire, elle invoque à nouveau une atteinte à l’article 6 de la Convention, faisant grief à l’arrêt d’appel de s’être fondé, pour la déclarer coupable, sur les déclarations recueillies au cours de son audition libre qui s’est déroulée sans l’assistance d’un interprète, ni celle d’un avocat et sans qu’elle ait été informée de son droit de garder le silence.
20. Par un arrêt du 13 juin 2017, la Cour de cassation rejette le pourvoi, notamment pour les motifs suivants :
« Attendu que, pour dire que la prévenue ne saurait se faire un grief de l’absence d’interprète et de notification de ses droits, la cour d’appel relève, d’une part, que celle-ci, lors de l’audience du 29 septembre 2015, assistée d’un interprète et d’un avocat, a indiqué poser des questions aux patients pour savoir où sont leurs problèmes méridiens, pour mieux les traiter, et constater elle-même qu’ils ont un problème d’équilibre d’énergie, d’autre part que son époux a transmis aux enquêteurs de nombreux témoignages de patients, selon lesquels [la requérante], qualifiée de « docteur » par l’un des témoins, détermine ce dont souffrent les patients, pose un diagnostic : blessure, sommeil, stress, cicatrice collée au muscle, maux de tête, de dos ;
Attendu qu’en l’état de ces seules énonciations, abstraction faite des motifs surabondants fondés sur les déclarations effectuées par [la requérante] au cours de son audition sans assistance d’un interprète, ni notification de ses droits, et dont il résulte que la [requérante] avait l’usage de la langue française, la cour d’appel a justifié sa décision sans méconnaître les dispositions conventionnelles invoquées ;
(...) dès lors qu’il résulte de l’article L. 4161-1 du code de la santé publique, tel qu’interprété par une jurisprudence constante de la Cour de cassation, que la pratique habituelle de l’acupuncture, tant à raison du diagnostic qu’elle implique que des moyens qu’elle utilise et des réactions organiques qu’elle est susceptible d’entraîner, constitue un acte médical réservé aux docteurs en médecine, la cour d’appel, qui a répondu aux chefs péremptoires des conclusions, a justifié sa décision ; (...) »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Genèse de l’audition libre
21. Avant le 1er juin 2011, la pratique de l’audition libre n’était pas encadrée par la loi. Sous l’empire de l’article 62 du code de procédure pénale dans sa version alors applicable, la Cour de cassation avait jugé « qu’aucun texte n’impos[ait] le placement en garde à vue d’une personne qui, pour les nécessités de l’enquête, accepte (...) de se présenter sans contrainte aux officiers de police judiciaire afin d’être entendue et n’est à aucun moment privée de sa liberté d’aller et venir » (Crim, 3 juin 2008, no 08-81932).
Article 62
(version en vigueur du 10 mars 2004 au 01 juin 2011)
« L’officier de police judiciaire peut appeler et entendre toutes les personnes susceptibles de fournir des renseignements sur les faits ou sur les objets et documents saisis.
Les personnes convoquées par lui sont tenues de comparaître. L’officier de police judiciaire peut contraindre à comparaître par la force publique les personnes [se trouvant sur le lieu de l’infraction]. Il peut également contraindre à comparaître par la force publique, avec l’autorisation préalable du procureur de la République, les personnes qui n’ont pas répondu à une convocation à comparaître ou dont on peut craindre qu’elles ne répondent pas à une telle convocation.
Il dresse un procès-verbal de leurs déclarations. Les personnes entendues procèdent elles-mêmes à sa lecture, peuvent y faire consigner leurs observations et y apposent leur signature. Si elles déclarent ne savoir lire, lecture leur en est faite par l’officier de police judiciaire préalablement à la signature. Au cas de refus de signer le procès-verbal, mention en est faite sur celui-ci.
Les agents de police judiciaire désignés à l’article 20 peuvent également entendre, sous le contrôle d’un officier de police judiciaire, toutes personnes susceptibles de fournir des renseignements sur les faits en cause. Ils dressent à cet effet, dans les formes prescrites par le présent code, des procès-verbaux qu’ils transmettent à l’officier de police judiciaire qu’ils secondent.
Les personnes à l’encontre desquelles il n’existe aucune raison plausible de soupçonner qu’elles ont commis ou tenté de commettre une infraction ne peuvent être retenues que le temps strictement nécessaire à leur audition. »
22. En 2010, environ la moitié des auditions de personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions était alors réalisée sous le régime de l’audition librement consentie, sans placement en garde à vue (Rapport no 3040 fait au nom de la commission des lois de l’Assemblée nationale, déposé le 15 décembre 2010, sur le projet de loi relatif à la garde à vue).
2. Les dispositions du code de procédure pénale applicables au moment des faits
23. Dans sa décision no 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, le Conseil constitutionnel a déclaré plusieurs articles du code de procédure pénale, dont l’article 62, contraires à la Constitution au motif qu’ils « n’institu[ai]ent pas les garanties appropriées à l’utilisation qui était faite de la garde à vue compte tenu des évolutions précédemment rappelées ».
24. À la suite de cette décision, la loi no 2011-392 du 14 avril 2011, entrée en vigueur le 1er juin 2011, a notamment modifié les articles 62 et suivants du code de procédure pénale. Aux termes du nouvel article 62 :
Article 62 (version en vigueur du 01 juin 2011 au 02 juin 2014)
« Les personnes à l’encontre desquelles il n’existe aucune raison plausible de soupçonner qu’elles ont commis ou tenté de commettre une infraction ne peuvent être retenues que le temps strictement nécessaire à leur audition, sans que cette durée ne puisse excéder quatre heures.
S’il apparaît, au cours de l’audition de la personne, qu’il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement, elle ne peut être maintenue sous la contrainte à la disposition des enquêteurs que sous le régime de la garde à vue. Son placement en garde à vue lui est alors notifié dans les conditions prévues à l’article 63. »
Article 63 (version en vigueur du 01 juin 2011 au 02 juin 2014)
« I.-Seul un officier de police judiciaire peut, d’office ou sur instruction du procureur de la République, placer une personne en garde à vue.
Dès le début de la mesure, l’officier de police judiciaire informe le procureur de la République, par tout moyen, du placement de la personne en garde à vue. Il lui donne connaissance des motifs justifiant, en application de [l’article 62-2](https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006071154&idArticle=LEGIARTI000023861956&dateTexte=&categorieLien=cid), ce placement et l’avise de la qualification des faits qu’il a notifiée à la personne en application du 2o de l’article 63-1. Le procureur de la République peut modifier cette qualification ; dans ce cas, la nouvelle qualification est notifiée à la personne dans les conditions prévues au même article 63-1.
II.-La durée de la garde à vue ne peut excéder vingt-quatre heures.
Toutefois, la garde à vue peut être prolongée pour un nouveau délai de vingt-quatre heures au plus, sur autorisation écrite et motivée du procureur de la République, si l’infraction que la personne est soupçonnée d’avoir commise ou tenté de commettre est un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement supérieure ou égale à un an et si la prolongation de la mesure est l’unique moyen de parvenir à l’un au moins des objectifs mentionnés aux 1o à 6o de l’article 62-2.
L’autorisation ne peut être accordée qu’après présentation de la personne au procureur de la République. Cette présentation peut être réalisée par l’utilisation d’un moyen de télécommunication audiovisuelle. Elle peut cependant, à titre exceptionnel, être accordée par une décision écrite et motivée, sans présentation préalable.
III.-L’heure du début de la mesure est fixée, le cas échéant, à l’heure à laquelle la personne a été appréhendée.
Si une personne a déjà été placée en garde à vue pour les mêmes faits, la durée des précédentes périodes de garde à vue s’impute sur la durée de la mesure. »
25. Dans une décision no 2011-191/194/195/196/197 QPC du 18 novembre 2011, le Conseil constitutionnel a jugé qu’il résultait nécessairement de ces dispositions qu’une personne à l’encontre de laquelle il apparaissait qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner qu’elle avait commis ou tenté de commettre une infraction pouvait être entendue par les enquêteurs en dehors du régime de la garde à vue dès lors qu’elle n’était pas maintenue à leur disposition sous la contrainte. Il a ensuite considéré que le respect des droits de la défense exigeait qu’une personne contre laquelle il existait de telles raisons « ne pouvait être entendue librement par les enquêteurs que si elle [avait été] informée de la nature et de la date de l’infraction qu’on la soupçonn[ait] d’avoir commise et de son droit de quitter à tout moment les locaux de police ou de gendarmerie ». Il en a déduit que, sous cette réserve, les dispositions du second alinéa de l’article 62 du code de procédure pénale (CPP) ne méconnaissait pas les droits de la défense et était conforme à la Constitution.
26. La loi no 2011-392 du 14 avril 2011 a également ajouté un alinéa à l’article préliminaire du CPP et un second alinéa à l’article 73 de ce même code.
Article préliminaire (version en vigueur du 01 juin 2011 au 07 août 2013)
« (...)
En matière criminelle et correctionnelle, aucune condamnation ne peut être prononcée contre une personne sur le seul fondement de déclarations qu’elle a faites sans avoir pu s’entretenir avec un avocat et être assistée par lui. »
Article 73, alinéa 2 (version en vigueur du 01 juin 2011 au 02 juin 2014)
« (...)
Lorsque la personne est présentée devant l’officier de police judiciaire, son placement en garde à vue, lorsque les conditions de cette mesure prévues par le présent code sont réunies, n’est pas obligatoire dès lors qu’elle n’est pas tenue sous la contrainte de demeurer à la disposition des enquêteurs et qu’elle a été informée qu’elle peut à tout moment quitter les locaux de police ou de gendarmerie. Le présent alinéa n’est toutefois pas applicable si la personne a été conduite par la force publique devant l’officier de police judiciaire. »
3. Les modifications ultérieures
1. Les dispositions relatives à l’ensemble des droits du suspect lors de l’audition libre
27. En ce qui concerne les modifications des dispositions relatives à l’ensemble des droits du suspect lors de l’audition libre intervenues depuis le 2 juin 2014, la Cour renvoie à la description du droit interne pertinent qui figure dans l’arrêt Dubois c. France no 52833/19, §§ 26 à 35, 22 mars 2022.
2. Les dispositions spécifiques au droit à l’assistance d’un interprète
28. La loi no 2013-711 du 5 août 2013, portant transposition de la directive 2010/64/UE du Parlement et du Conseil du 20 octobre 2010 relative au droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales, dite directive A, a notamment ajouté l’alinéa suivant à l’article préliminaire du CPP et a créé un nouvel article 803-5 aux termes desquels :
Article préliminaire (version en vigueur du 07 août 2013 au 01 juin 2019)
« (...) Si la personne suspectée ou poursuivie ne comprend pas la langue française, elle a droit, dans une langue qu’elle comprend et jusqu’au terme de la procédure, à l’assistance d’un interprète, y compris pour les entretiens avec son avocat ayant un lien direct avec tout interrogatoire ou toute audience, et, sauf renonciation expresse et éclairée de sa part, à la traduction des pièces essentielles à l’exercice de sa défense et à la garantie du caractère équitable du procès qui doivent, à ce titre, lui être remises ou notifiées en application du présent code (...) »
Article 803-5 (version en vigueur du 07 août 2013 au 02 juin 2014)
« Pour l’application du droit d’une personne suspectée ou poursuivie, prévu par le III de l’article préliminaire, à un interprète ou à une traduction, il est fait application du présent article.
S’il existe un doute sur la capacité de la personne suspectée ou poursuivie à comprendre la langue française, l’autorité qui procède à son audition ou devant laquelle cette personne comparaît vérifie que la personne parle et comprend cette langue.
À titre exceptionnel, il peut être effectué une traduction orale ou un résumé oral des pièces essentielles qui doivent lui être remises ou notifiées en application du présent code. »
29. Par ailleurs, le décret no 2013-958 du 25 octobre 2013 a ajouté au code de procédure pénale un article D. 594-1 aux termes duquel :
Article D. 594-1(version en vigueur depuis le 28 octobre 2013)
« Pour l’application de l’article 803-5, si la personne soupçonnée ou poursuivie n’a pas demandé à bénéficier de l’assistance d’un interprète mais qu’il existe un doute sur sa capacité à parler ou comprendre la langue française, l’autorité qui procède à son audition ou devant laquelle cette personne comparaît s’assure par tous moyens appropriés qu’elle parle et comprend cette langue. S’il apparaît que la personne ne parle pas ou ne comprend pas la langue française, l’assistance de l’interprète doit intervenir sans délai. »
30. La circulaire du 31 octobre 2013 relative à la présentation des dispositions de la loi no 2013-958 du 25 octobre 2013 et du décret no 2013-958 du 25 octobre 2013 relatives à la mise en œuvre du droit à l’interprétation et à la traduction dans le cadre des procédures pénales précise que :
« (...) Les articles 803-5 et D. 594-1 posent le principe d’une vérification systématique de la maîtrise de la langue française de la personne dès lors qu’il existe un doute sur son degré de compréhension.
Cette règle impose à l’autorité en charge de l’audition, et notamment aux enquêteurs, de s’assurer par tous moyens appropriés de la compréhension de la langue française même à l’égard d’une personne n’ayant pas indiqué qu’elle ne la parlait ni ne la comprenait.
Les procureurs de la République devront donc veiller en particulier à ce que les diligences accomplies par l’enquêteur pour vérifier la bonne compréhension de la langue française soient relatées dans le procès-verbal d’audition. »
31. La loi no 2014-535 du 27 mai 2014 précitée, a modifié l’article 803-5 du CPP dans les termes suivants :
Article 803-5 (version en vigueur depuis le 02 juin 2014)
« Pour l’application du droit d’une personne suspectée ou poursuivie, prévu par le III de l’article préliminaire, à un interprète ou à une traduction, il est fait application du présent article.
S’il existe un doute sur la capacité de la personne suspectée ou poursuivie à comprendre la langue française, l’autorité qui procède à son audition ou devant laquelle cette personne comparaît vérifie que la personne parle et comprend cette langue.
À titre exceptionnel, il peut être effectué une traduction orale ou un résumé oral des pièces essentielles qui doivent lui être remises ou notifiées en application du présent code.
Les modalités d’application du présent article sont précisées par décret, qui définit notamment les pièces essentielles devant faire l’objet d’une traduction. »
4. Les exceptions de nullité de la procédure
32. L’article 385 alinéa 1 du CPP dispose que :
« Le tribunal correctionnel a qualité pour constater les nullités des procédures qui lui sont soumises sauf lorsqu’il est saisi par le renvoi ordonné par le juge d’instruction ou la chambre de l’instruction.
(...) »
5. La possibilité de réouverture du procès pénal
33. L’article 622-1 du CPP dispose que :
« Le réexamen d’une décision pénale définitive peut être demandé au bénéfice de toute personne reconnue coupable d’une infraction lorsqu’il résulte d’un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme que la condamnation a été prononcée en violation de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou de ses protocoles additionnels, dès lors que, par sa nature et sa gravité, la violation constatée entraîne, pour le condamné, des conséquences dommageables auxquelles la satisfaction équitable accordée en application de l’article 41 de la convention précitée ne pourrait mettre un terme. Le réexamen peut être demandé dans un délai d’un an à compter de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme. Le réexamen d’un pourvoi en cassation peut être demandé dans les mêmes conditions. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION
34. La requérante invoque une violation de la Convention, dans la mesure où sa condamnation pénale s’est fondée sur les déclarations recueillies dans le cadre de son audition libre, à l’occasion de laquelle elle n’a pas reçu notification du droit de garder le silence et n’a pas bénéficié de l’assistance d’un interprète. Elle invoque l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention aux termes duquel, dans sa partie pertinente :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ;
(...) c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix (...) ;
(...) e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience. »
1. Sur la recevabilité
1. Thèse des parties
35. S’agissant de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention sous son volet pénal, les parties s’accordent sur le fait que la requérante, au moment de son audition libre, se trouvait « accusée » pénalement au sens de cette disposition.
2. Analyse de la Cour
a) Principes généraux
36. La Cour rappelle que les garanties offertes par l’article 6 s’appliquent à tout « accusé » au sens autonome que revêt ce terme sur le terrain de la Convention et que le stade de l’enquête revêt une importance particulière pour la préparation et le déroulement du procès au fond (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, §§ 249 et 253, 13 septembre 2016).
37. Il y a « accusation en matière pénale » dès lors qu’une personne se voit officiellement notifier, par les autorités compétentes, le reproche d’avoir commis une infraction pénale, ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre l’intéressé ont des répercussions importantes sur sa situation (Ibrahim et autres, précité, § 249, Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, § 110, 12 mai 2017 et Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, § 119, 9 novembre 2018).
38. Dans ces affaires, les requérants avaient été arrêtés et placés en garde à vue. Or, la Cour a précisé dans l’arrêt Beuze, précité, § 124, que le point de départ du droit d’accès à un avocat en cas de privation de liberté ne fait pas de doute. Ce droit est applicable dès l’« accusation en matière pénale » et, en particulier, dès l’arrestation d’un suspect, indépendamment du fait que l’intéressé ait ou non été interrogé ou qu’il ait fait l’objet d’une autre mesure d’enquête pendant la période pertinente.
39. Dans Simeonovi, précité, § 111, elle a également précisé qu’une personne soupçonnée, interrogée sur son implication dans des faits constitutifs d’une infraction pénale peut être considérée comme « accusée » et prétendre à la protection de l’article 6 de la Convention (voir également Aleksandr Zaichenko c. Russie, no [39660/02](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252239660/02%2522%5D%7D), §§ 41-43, 18 février 2010, Yankov et autres c. Bulgarie, no [4570/05](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%25224570/05%2522%5D%7D), § 23, 23 septembre 2010, et Ibrahim et autres, précité, § 296).
40. De même, une personne simplement interrogée après avoir été appelée à donner des renseignements peut se prévaloir des garanties de l’article 6 § 1 de la Convention déjà à ce stade de la procédure, en fonction de la manière dont l’interrogatoire est conduit (Schmid-Laffer c. Suisse, no 41269/08, §§ 28 à 31, 16 juin 2015).
41. Par ailleurs, dans l’arrêt Stojkovic c. France et Belgique, no 25303/08, § 55, 27 octobre 2011, qui concernait le cas particulier d’une audition de témoin assisté dans le cadre d’une commission rogatoire internationale, la Cour a également relevé que le régime juridique de l’audition litigieuse ne dispensait pas les autorités françaises de vérifier par la suite si elle avait été accomplie en conformité avec les principes fondamentaux tirés de l’équité du procès et d’y apporter, le cas échéant, remède.
b) Application au cas d’espèce
42. S’agissant de l’audition libre, telle qu’elle est prévue en droit français, la Cour considère qu’une personne suspectée d’avoir commis une infraction, convoquée et interrogée par un officier de police ou de gendarmerie, doit également être regardée comme « accusée » au sens de l’article 6 de la Convention même si cette audition n’est pas effectuée sous contrainte. En effet, en premier lieu, il n’est procédé à son audition libre que parce que et dans la mesure où, ainsi qu’il lui a été notifié, il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction. En deuxième lieu, la circonstance que la personne auditionnée soit en principe libre de mettre fin à l’audition à tout moment et de quitter les lieux ne suffit pas à compenser la situation d’asymétrie structurelle dans laquelle, en pratique, elle se trouve placée à l’égard des enquêteurs et des autorités chargées de l’interroger. En troisième et dernier lieu, à l’issue d’une audition libre, comme à l’issue d’une garde à vue, les autorités de police judiciaire sont susceptibles de disposer d’éléments de nature à confirmer ou non leurs soupçons (voir, mutatis mutandis, Brusco c. France, no 1466/07, § 47, 14 octobre 2010).
43. En l’espèce, la Cour note que la requérante a fait l’objet d’une audition libre d’une durée d’une heure et quinze minutes, le 25 janvier 2013, dans les locaux de la gendarmerie. À cette occasion, elle a été informée du fait qu’il existait une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner գս’elle avait commis ou tenté de commettre le délit d’exercice illégal de la profession de médecin. La Cour en déduit, à l’instar des parties (voir paragraphe 35 ci-dessus), que la requérante doit être regardée comme « accusée » au sens de l’article 6 de la Convention.
c) Conclusion
44. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La requérante
45. La requérante considère qu’une atteinte a été portée à ses droits de la défense, dans la mesure où elle a été auditionnée sans l’assistance d’un interprète et, sans s’être vu notifier le droit de garder le silence. Se référant à la jurisprudence de la Cour concernant la garde à vue, elle considère qu’il y a lieu de transposer ces principes à l’audition libre, qui devrait être assortie des mêmes garanties.
46. De plus, elle relève que le droit à l’assistance d’un interprète et le droit au silence ont été étendus en France à l’audition libre un an après son audition.
47. La requérante estime qu’elle se trouvait dans une situation de contrainte psychologique du fait de sa vulnérabilité particulière : seule face à un officier de police judiciaire, de nationalité chinoise, dans un environnement différent du sien, pratiquant une langue différente et exerçant librement la médecine chinoise reconnue dans son pays d’origine.
48. Elle ajoute qu’elle ignorait qu’elle pouvait ne pas répondre aux questions posées et précise qu’elle voulait éviter un placement en garde à vue. Elle se réfère à son procès-verbal d’audition pour prouver qu’elle ne comprenait pas le sens et les raisons de son interrogatoire.
49. De plus, elle avance qu’elle aurait nécessairement demandé l’assistance d’un interprète si les services de gendarmerie le lui avaient proposé. Elle souligne que le tribunal correctionnel et la cour d’appel ont d’ailleurs considéré qu’elle avait besoin d’un interprète lors des audiences au fond.
50. Pensant que son activité était légale dès lors qu’elle était inscrite à l’URSSAF, payait ses cotisations, ses impôts et était affiliée à un syndicat, elle a expressément reconnu exercer la profession d’acupuncteur lors de l’audition, contribuant ainsi à sa propre incrimination.
51. Elle considère que les autres éléments qui ont été pris en compte par les juridictions du fond doivent être nuancés. En effet, elle fait valoir que ses déclarations à l’occasion de l’audience correctionnelle ont été reprises de l’audition libre, qu’elle avait déjà reconnu l’absence de diplôme lors de l’audition, et que les témoignages décrivent sa pratique, détaillée par elle également à cette occasion.
52. Elle conclut de ce qui précède que la procédure pénale prise dans son ensemble n’a pas été équitable.
b) Le Gouvernement
53. Le Gouvernement rappelle tout d’abord que la mesure de garde à vue est une mesure de contrainte, qui n’est pas anodine, et qui répond à des critères définis qui, s’ils ne sont pas remplis, n’en nécessitent pas la mise en œuvre. Un placement en garde à vue est une atteinte à la liberté d’aller et venir soumise aux principes de la nécessité, de la proportionnalité et de la légalité. En l’espèce, le Gouvernement considère que l’audition libre pouvait se justifier notamment par le fait qu’une mesure de garde à vue ne répondait pas aux objectifs mentionnés. Il ajoute que la procédure applicable à l’audition libre au moment des faits a été respectée.
54. Le Gouvernement rappelle ensuite les principes dégagés par la Cour en matière de garde à vue, considérant toutefois qu’ils ne peuvent être transposés à l’identique à l’audition libre. D’après lui, un contrôle moins strict doit être appliqué par la Cour dans le cas de l’audition libre puisque la personne ne fait pas l’objet d’une mesure coercitive, mais, au contraire, peut y mettre fin à tout moment, ce qui lui est rappelé dès le début de l’audition.
55. La personne ne se trouverait donc pas, d’après le Gouvernement, dans la même situation de vulnérabilité que la personne placée en garde à vue, qui exige la présence d’un avocat et la notification du droit de garder le silence. Ce droit, même lorsqu’il n’est pas explicitement notifié, découlerait implicitement du droit de mettre fin à l’audition à tout moment et de quitter les lieux.
56. Le respect de ces droits ne serait pas en principe requis dans le cas d’une audition libre. Ceux-ci représenteraient néanmoins des garanties supplémentaires du procès équitable et leur respect devrait, à ce titre, être vérifié dans le cadre de l’appréciation de l’équité de la procédure dans son ensemble. La démonstration de raisons impérieuses ne devrait dès lors pas être imposée par la Cour au Gouvernement.
57. Au cas d’espèce, concernant la part des déclarations de la requérante lors de l’audition libre dans la décision de condamnation, le Gouvernement propose d’examiner si ces déclarations ont affecté sa position ou sa crédibilité et, ensuite, quels ont été les éléments déterminants pour les juridictions internes.
58. Affirmant que la procédure a été équitable dans son ensemble, il relève les éléments suivants à l’appui de sa position.
59. Lors de l’audition libre, la requérante s’est vu notifier son droit de mettre fin à l’audition à tout moment. Elle a ensuite détaillé son parcours et notamment le fait qu’elle détient un diplôme universitaire chinois. Elle a reconnu exercer la profession d’acupuncteur, qu’elle pensait légale du fait des formalités administratives accomplies. Enfin, elle a détaillé le fonctionnement de ses séances et a précisé qu’elle ne posait pas de diagnostic médical. Le Gouvernement note qu’elle a maintenu cette position par la suite.
60. Il relève que la lecture du procès-verbal d’audition accrédite l’analyse de la cour d’appel selon laquelle la requérante maitrisait bien le français eu égard à la clarté et à la précision de ses réponses et que la procédure n’apparaissait pas d’une complexité particulière.
61. Le Gouvernement reconnait ensuite que les déclarations de la requérante au cours de son audition libre qui s’est déroulée sans interprète, sans avocat et sans notification de son droit de garder le silence ont joué un rôle dans sa condamnation, les deux décisions des juges du fond s’y référant. Pour autant, il relève que les motifs de ces décisions renvoient également à de nombreux autres éléments d’une grande force probante, notamment ses déclarations lors de l’audience correctionnelle, l’absence de diplôme en médecine et un grand nombre de témoignages de patients relatant le déroulement des séances d’acupuncture, rendant incontestable le fait qu’elle pratiquait cette activité.
62. Le Gouvernement conclut que si la requérante avait fait le choix de garder le silence lors de son audition libre, les autres éléments du dossier auraient néanmoins conduit les juridictions à prononcer sa condamnation.
2. Analyse de la Cour
a) Principes généraux
63. S’agissant des droits minimaux garantis par l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, la Cour renvoie aux principes généraux maintes fois réaffirmés par elle (Salduz, précité, §§ 50 à 55, Ibrahim et autres, précité, §§ 249 à 274, Simeonovi, précité, §§ 110 à 120 et rappelés dans Beuze, précité, §§ 119 à 150 et dans Bloise c. France, no 30828/13, §§ 45 à 49, 11 juillet 2019).
64. Elle souligne en particulier que, quelle que soit la restriction concernée, même si cette dernière découle directement de la loi applicable, elle procède à un examen en deux étapes : d’une part, en vérifiant tout d’abord l’existence ou non de raisons impérieuses, puis, d’autre part, en examinant l’équité du procès dans son ensemble. Par ailleurs, si l’absence de raisons impérieuses ne suffit pas à entraîner une violation de l’article 6, elle entraîne un contrôle très strict de la Cour, dès lors qu’une telle absence pèse lourdement dans la balance lorsqu’il s’agit d’apprécier globalement l’équité du procès, ce qui peut faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation (Beuze, précité, § 145). Tel est d’autant plus le cas lorsqu’il y a cumul du défaut d’accès à un avocat et du défaut de notification des droits, en particulier du droit de garder le silence : le gouvernement, à qui il incombe d’expliquer de façon convaincante pourquoi, à titre exceptionnel et au vu des circonstances particulières du cas d’espèce, la restriction à l’accès à un avocat n’a pas porté une atteinte irrémédiable à l’équité globale du procès, pourra alors plus difficilement prouver que le procès a été équitable.
65. Par ailleurs, dans l’arrêt Beuze (précité), la Cour a précisé que la désignation d’un conseil doit impérativement s’accompagner des deux exigences minimales suivantes : d’une part, le suspect doit pouvoir entrer en contact avec son avocat dès sa privation de liberté, ce qui implique qu’il puisse consulter son avocat préalablement à un interrogatoire, voire en l’absence d’un interrogatoire et que l’avocat puisse s’entretenir avec lui en privé et en recevoir des instructions confidentielles (Simeonovi, précité, § 111, et Beuze, précité, § 133) ; d’autre part, le suspect doit également bénéficier de la présence physique de son avocat durant les auditions initiales menées par la police et durant les interrogatoires ultérieurs menés au cours de la procédure antérieure à la phase de jugement, cette présence devant permettre à l’avocat de fournir une assistance effective et concrète, notamment pour éviter les atteintes aux droits de la défense, et non seulement abstraite (ibidem, § 134).
66. Enfin, s’agissant des déclarations du suspect, elle rappelle que le droit de ne pas s’incriminer soi‑même ne se limite pas aux aveux au sens strict ou aux remarques le mettant directement en cause : il suffit, pour qu’il y ait auto‑incrimination, que ses déclarations soient susceptibles d’affecter substantiellement sa position de celui-ci, à l’instar de déclarations circonstanciées qui orientent la conduite des auditions et interrogatoires, qui affectent la position du suspect ou sa crédibilité (Beuze, précité, §§ 178 et 179).
67. La Cour renvoie aux facteurs non limitatifs qu’elle a retenus lorsqu’elle examine la procédure dans son ensemble de manière à mesurer les conséquences de lacunes procédurales survenues au stade de l’enquête ou durant la phase préalable au procès sur l’équité globale du procès pénal, qu’elle a énoncés dans Ibrahim (précité, § 274) et qu’elle a repris dans Simeonovi et dans Beuze (précités, respectivement § 120 et § 150).
68. Ensuite, s’agissant particulièrement du droit à l’assistance d’un interprète, la Cour a rappelé dans l’affaire Baytar c. Turquie, no 45440/04, §§ 48 à 50, 14 octobre 2014, que, selon sa jurisprudence, les exigences du paragraphe 3 e) de l’article 6 de la Convention s’analysant en des éléments particuliers du droit à un procès équitable, garanti par le paragraphe 1 de cet article, il convient d’examiner le grief sous l’angle des deux paragraphes combinés.
69. Elle a précisé dans cette affaire que l’assistance prêtée en matière d’interprétation doit permettre à l’accusé de savoir ce qu’on lui reproche et de se défendre, notamment en livrant sa version des événements (Güngör c. Allemagne (déc.), no [31540/96](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252231540/96%2522%5D%7D), 17 mai 2001).
70. En outre, la décision d’un accusé de faire usage ou de renoncer aux droits garantis par l’article 6 § 3 c) ne peut être prise que s’il comprend de manière claire les faits qui lui sont reprochés pour pouvoir mesurer les enjeux de la procédure et apprécier l’opportunité d’une éventuelle renonciation. De plus, pour avoir un sens, la notification du droit à un interprète ainsi que des autres droits fondamentaux de la défense doit être faite dans une langue que le requérant comprend (Vizgirda c. Slovénie, no 59868/08, § 87, 28 août 2018).
71. Dans l’arrêt Knox c. Italie (no 76577/13, §§ 182 et 183, 24 janvier 2019), la Cour a ajouté que le droit ainsi garanti doit être concret et effectif. L’obligation des autorités compétentes ne se limite donc pas à désigner un interprète : il leur incombe en outre, une fois alertées dans un cas donné, d’exercer un certain contrôle ultérieur de la valeur de l’interprétation assurée. Elle a également précisé que, tout comme l’assistance d’un avocat, celle d’un interprète doit être garantie dès le stade de l’enquête, sauf à démontrer qu’il existe des raisons impérieuses de restreindre ce droit (voir, en ce sens, Diallo c. Suède (déc.), no [13205/07](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252213205/07%2522%5D%7D), § 25, 5 janvier 2010, Baytar, précité, §§ 50 et suivants, 14 octobre 2014, et Şaman c. Turquie, no [35292/05](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252235292/05%2522%5D%7D), § 30, 5 avril 2011).
72. La Cour rappelle enfin qu’un défaut d’assistance par un interprète au stade initial de la procédure est susceptible d’aggraver la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouve placée une personne interrogée dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle et peut être considéré comme un défaut ayant des répercussions sur d’autres droits qui, tout en étant distincts, y sont étroitement liés, compromettant ainsi l’équité de la procédure dans son ensemble (voir Baytar, précité, § 55, et Knox, précité, § 187).
b) Application au cas d’espèce
73. La Cour note qu’à l’époque des faits, en matière d’audition libre, la législation française en vigueur ne prévoyait pas le droit de garder le silence, le droit à l’assistance d’un avocat ou encore le droit à l’assistance d’un interprète, contrairement à ce qui était prévu pour la garde à vue (voir paragraphes 23 et suivants ci-dessus).
74. Informée de son droit de mettre fin à l’audition à tout moment, dans le respect du droit en vigueur à l’époque, la requérante a consenti à être entendue librement. En revanche, elle ne s’est pas vu explicitement offrir la possibilité de garder le silence. L’assistance d’un avocat et d’un interprète ne lui a pas été davantage proposée.
75. À la lumière des considérations figurant aux paragraphes 42 et 43 ci-dessus, la Cour estime que même si, en principe, la requérante pouvait quitter les lieux à tout moment, dans la pratique, elle se trouvait, de manière analogue à un suspect placé en garde à vue, dans une situation asymétrique, seule face aux questions des enquêteurs, sans l’assistance d’un interprète.
76. La Cour prend acte notamment de l’intervention postérieure, et dès lors sans effet concret sur la situation de la requérante, des réformes législatives, qui ont largement renforcé les droits de la personne auditionnée librement, pour aboutir, à l’heure actuelle, à un régime quasiment identique à celui de la garde à vue (voir paragraphes 27 et suivants ci-dessus).
77. Ainsi, il n’est pas contesté que les restrictions litigieuses aux garanties posées par l’article 6 résultaient de la loi française applicable au moment des faits. Or, la Cour a rappelé, s’agissant en particulier des restrictions à l’accès à un avocat pour des raisons impérieuses, qu’elles ne sont permises durant la phase préalable au procès que dans des cas exceptionnels, et qu’elles doivent être de nature temporaire et reposer sur une appréciation individuelle des circonstances particulières du cas d’espèce (Beuze, précité, § 161, s’agissant d’une personne placée en garde à vue). Tel n’a clairement pas été le cas en l’espèce.
78. En outre, le Gouvernement, auquel il appartenait, contrairement à ce qu’il soutient, d’avancer des raisons impérieuses (voir paragraphe 56 ci-dessus), n’a pas établi l’existence de circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier les restrictions dont a fait l’objet le droit de la requérante et il n’appartient pas à la Cour d’en chercher de son propre chef (Simeonovi, précité, § 130, et Beuze, précité, § 163). Aucune raison impérieuse ne justifiait donc en l’espèce les restrictions susmentionnées.
79. Dans ces conditions, la Cour doit évaluer l’équité de la procédure en exerçant un contrôle très strict et ce, à plus forte raison dans le cas de restrictions d’origine législative ayant une portée générale (Olivieri c. France, no 62313/12, § 33, 11 juillet 2019 et Bloise, précité, § 52). La charge de la preuve pèse ainsi sur le Gouvernement, qui doit démontrer de manière convaincante que la requérante a néanmoins bénéficié globalement d’un procès pénal équitable (Beuze, précité, § 165).
80. Il revient à présent à la Cour de rechercher, au regard des différents facteurs découlant de sa jurisprudence tels qu’ils ressortent des arrêts Ibrahim et autres, Simeonovi et Beuze (précités, respectivement §§ 274, 120 et 150), et dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce, si, combiné à la circonstance que la requérante n’a pas été mise à même de pouvoir garder le silence, le fait d’avoir été privée de la possibilité d’être assistée d’un interprète a ou non affecté l’équité de la procédure dans son ensemble. La Cour estime important de souligner, comme elle l’a fait dans d’autres affaires relatives à l’article 6 § 1 de la Convention dans lesquelles un examen de l’équité globale de la procédure était en cause, qu’elle ne doit pas s’ériger en juge de quatrième instance. Lors de cet examen, elle est toutefois appelée à examiner soigneusement le déroulement de la procédure au niveau interne.
81. Alors même que la requérante, qui se borne à invoquer sans plus de précision l’existence d’une contrainte psychologique, n’allègue pas avoir subi de pression particulière de la part de l’enquêteur lors de son interrogatoire, qui a été mené sans contrainte et qui a été de courte durée, la Cour considère, à la lumière des éléments relevés aux paragraphes précédents, qu’elle se trouvait placée dans une situation de vulnérabilité (voir en ce sens, pour la vulnérabilité inhérente à la qualité de suspect mutatis mutandis, Salduz, précité, § 54 et Beuze, précité, §§ 126 et 127 ; s’agissant de l’assistance d’un interprète Knox c. Italie, no 76577/13, § 160, 24 janvier 2019 et a contrario Doyle c. Irlande, no 51979/17, § 85, 23 mai 2019).
82. En effet, si la cour d’appel a considéré que la lecture du procès-verbal d’audition libre laissait penser que le niveau de français de la requérante était suffisant pour comprendre les enjeux de la procédure (voir paragraphe 7 ci-dessus), la Cour relève, en sens contraire, que tant le tribunal correctionnel que la cour d’appel ont estimé lors des audiences que la requérante ne maîtrisait pas suffisamment le français pour pouvoir se passer de l’assistance d’un interprète (voir paragraphes 10 et 15 ci-dessus).
83. Elle en déduit, alors même que les faits reprochés n’étaient pas d’une complexité particulière que la requérante, interrogée dans une langue qui n’était pas sa langue maternelle, sans bénéficier de l’assistance d’un avocat, n’était pas, ainsi qu’elle le fait valoir, parfaitement à même de saisir l’objet et la portée de la procédure engagée à son encontre (voir paragraphe 48 ci-dessus). La Cour doute en particulier qu’elle ait pu valablement comprendre, à ce stade de la procédure, dans quelle mesure son audition et ses déclarations pouvaient avoir des répercussions importantes sur la situation (voir, en ce sens, Baytar, précité, § 55, Vizgirda, précité, § 87 et Knox, précité, § 187).
84. Bien plus, la Cour constate qu’au cours de l’audition libre, la requérante, qui n’avait pas été mise à même de bénéficier de la possibilité de garder le silence, a décrit, de manière précise et détaillée, la pratique de son activité, qui était en elle-même constitutive de l’infraction qui lui était reprochée (voir paragraphe 7 ci-dessus). Elle en déduit que celle-ci doit dès lors être regardée comme s’étant auto-incriminée au sens de la jurisprudence de la Cour (Beuze, précité, §§ 178 et 179), alors même que, dans la suite de la procédure, elle a maintenu ses déclarations.
85. La Cour doit à présent rechercher si les restrictions litigieuses aux droits garantis ont été compensées de telle manière que la procédure peut être considérée comme ayant été équitable dans son ensemble (Beuze, précité, § 165). Pour ce faire, elle doit vérifier si les juridictions internes ont procédé à l’analyse nécessaire de l’incidence de l’absence d’un interprète et du défaut de notification du droit de garder le silence à un moment crucial de la procédure.
86. En premier lieu, il est vrai que la requérante a pu, dans les phases ultérieures de la procédure, valablement se défendre et faire valoir ses arguments avec le concours d’un avocat et d’un interprète, d’abord devant les juridictions du fond, notamment pour discuter des différents éléments de preuve, en première instance comme en appel, dans le cadre du recours qui lui était ouvert et qu’elle a pu exercer, puis devant la Cour de cassation, qui était saisie de son pourvoi. Cette dernière a examiné les moyens soulevés par la requérante avant de rejeter le pourvoi.
87. Pour autant, la Cour relève, en deuxième lieu, que les exceptions de nullité de la procédure soulevées par la requérante ont toutes été rejetées par les juges du fond.
88. En troisième lieu, la Cour prend note qu’alors même que la cour d’appel a rappelé que lorsqu’une personne a été entendue sans l’assistance effective d’un avocat ou en l’absence de notification de son droit de se taire, une décision de condamnation ne peut être fondée ni exclusivement ni même essentiellement sur les déclarations recueillies au cours de son interrogatoire, tel n’a pas été le cas en l’espèce. En effet, en dépit du rappel de principe effectué par la cour d’appel, cette dernière a placé les déclarations de la requérante recueillies au cours de l’audition libre au fondement même de son raisonnement, avant de prononcer sa condamnation. En outre, la Cour relève que les témoignages produits, pour la défense de la requérante, ont été utilisés pour établir sa culpabilité. Il apparaît ainsi que, d’une part, les déclarations recueillies lors de l’audition libre et, d’autre part, les témoignages qu’elle avait cru devoir produire à l’issue de celle-ci ont constitué une partie intégrante et importante des éléments de preuve sur lesquelles a reposé la condamnation de la requérante.
89. La Cour considère qu’en l’espèce, c’est la conjonction des différents facteurs précités et non chacun d’eux pris isolément qui a rendu la procédure inéquitable dans son ensemble (Beuze, précité, § 194, Olivieri, précité, § 40) : la situation dans laquelle l’absence d’assistance d’un interprète lors de l’interrogatoire a placé la requérante, le défaut de notification expresse du droit de garder le silence qui a contribué à ce qu’elle s’auto-incrimine, la part déterminante prise, dans l’issue de la procédure pénale, par les déclarations recueillies lors de l’audition libre et les témoignages produits à sa suite.
90. Compte tenu de tout ce qui précède et du contrôle strict auquel elle doit procéder en l’absence de raisons impérieuses, la Cour conclut que la procédure pénale menée à l’égard de la requérante, considérée dans son ensemble, n’a pas permis de remédier aux graves lacunes procédurales survenues pendant l’audition libre.
91. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
92. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable.
1. Dommage
93. La requérante demande 6 695 euros (EUR) au titre du dommage matériel et moral qu’elle estime avoir subi.
94. Le Gouvernement considère qu’un constat de violation constituerait, en soi, une satisfaction équitable suffisante au titre du préjudice subi par la requérante.
95. Ainsi que la Cour l’a fait valoir à maintes reprises, le constat d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention à l’égard de la requérant ne permet pas de conclure que celle-ci a été condamnée à tort, et il est impossible de spéculer sur ce qui aurait pu se produire si cette violation n’avait pas existé (Beuze, précité, § 199). Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’une constatation de violation suffit et elle rejette dès lors la demande de la requérante (Olivieri, précité, § 45).
96. La Cour note que l’article 622-1 du CPP ouvre la possibilité d’une réouverture de la procédure menée contre une personne définitivement condamnée (voir paragraphe 42 ci‑dessus). Elle rappelle à cet égard que si de telles réouvertures peuvent être considérées comme un aspect important de l’exécution de ses arrêts, la révision du procès n’est pas la seule façon d’exécuter un arrêt de la Cour. La mise en œuvre de cette possibilité en l’espèce sera examinée, le cas échéant, par les juridictions internes au regard du droit national et des circonstances particulières de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, §§ 94 et 99, 11 juillet 2017 (extraits) et Beuze, précité, § 200). Il appartient aux autorités nationales et non à la Cour de trancher cette question.
2. Frais et dépens
97. La requérante réclame 1 200 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés pour la procédure menée devant la Cour.
98. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour pour décider du caractère raisonnable du montant demandé par la requérante.
99. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 200 EUR demandée par la requérante et la lui accorde.
3. Intérêts moratoires
100. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention ;
3. Dit que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par la requérante ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de
1 200 EUR (mille deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 avril 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente