QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE PATRÍCIO MONTEIRO TELO DE ABREU c. PORTUGAL
(Requête no 42713/15)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Amende pénale pour diffamation d’une élue, imposée à un opposant pour avoir diffusé sur son blog des caricatures politiques visant l’ensemble des élus locaux • Décontextualisation des caricatures restant dans les limites de l’exagération et de la provocation, propres à la satire • Débat politique en cours et intention du requérant insuffisamment pris en compte • Pas de mise en balance circonstanciée des droits concurrents en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour • Sanction disproportionnée
STRASBOURG
7 juin 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Patrício Monteiro Telo de Abreu c. Portugal,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Yonko Grozev, président,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 42713/15) dirigée contre la République portugaise et dont un ressortissant de cet État, M. Tiago Patrício Monteiro Telo de Abreu (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 août 2015,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement portugais (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 avril 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la condamnation du requérant pour avoir publié trois caricatures signées par un tiers sur un blog qu’il administrait. Le requérant dénonce une atteinte à son droit à la liberté d’expression découlant de l’article 10 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1974 et réside à Elvas. Il a été représenté devant la Cour par Me A. Borbinha Pires, avocate exerçant à Elvas.
3. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.
4. Le requérant est membre d’un parti politique. Il fut élu membre de l’assemblée municipale d’Elvas en 2001, 2005 et 2009. En 2013, il fut élu conseiller municipal (vereador) à la mairie d’Elvas. Au moment de l’introduction de sa requête devant la Cour, il était également conseiller du groupe parlementaire de son parti.
1. La publication des caricatures sur le blog du requérant
5. Au moment des faits, le requérant administrait un blog intitulé « La Chambre des communes ». En septembre 2008, il y publia trois caricatures. Celles-ci mettaient en scène un âne aux cheveux blancs, vêtu d’un costume, aux côtés d’une truie à la poitrine dénudée et aux cheveux blonds portant des bas de dentelle, un porte-jarretelle et des talons hauts ; ils étaient entourés de cochons, également dénudés, qui arboraient tous un brassard sur lequel était inscrit le sigle « CMR[1] ». Ces caricatures étaient du peintre A.C., originaire d’Elvas ; elles faisaient partie d’une série publiée depuis 2007 dans le journal local O Despertador et intitulée « La Rondonie » (A Rondónia). Cette expression avait été utilisée par un journaliste connu dans une chronique politique publiée en 2006 dans le journal Público, qui faisait une présentation parodique de la mairie d’Elvas, alors dirigée par M. José Rondão Almeida, issu d’un parti politique adversaire de celui du requérant.
1. La première caricature
6 . La première caricature, intitulée « La reconquête », fut publiée sur le blog le 12 septembre 2008. Y étaient représentés l’âne aux cheveux blancs vêtu d’un costume et la truie aux cheveux blonds portant des bas de dentelle, un porte-jarretelle et des talons hauts, entourés de cochons ; tous brandissaient épées et drapeaux.
7. Cette caricature était accompagnée d’un texte dans lequel le requérant louait le travail de A.C. en ces termes :
« On m’a fait le grand honneur et le plaisir de me demander de diffuser les œuvres inédites du grand peintre d’Elvas, [A.C].
Si une partie de son travail a pu être appréciée dans le journal local O Despertador, les dessins que je vous présente à partir d’aujourd’hui sont quant à eux inédits.
Il s’agit d’une critique sarcastique et cinglante de l’actuelle communauté d’Elvas.
J’espère qu’elle vous plaira et que nul ne se sentira offensé. En fin de compte, les élus sont les principales cibles des caricaturistes, partout dans le monde. Elvas n’est donc pas une exception.
(...) »
2. La deuxième caricature
8. Le 17 septembre 2008, le requérant publia sur son blog une deuxième caricature du peintre A.C. qui portait le titre « En mémoire des anciens combattants d’outre-mer et en l’honneur du soldat inconnu ». Elle représentait l’âne aux cheveux blancs, devant une statue. L’âne était vêtu d’un uniforme portant le sigle « PS[2] » et il tenait un fusil dans une main et une bouteille dans l’autre. À côté de lui figurait la truie aux cheveux blonds, dotée de ses attributs habituels (paragraphe 6 ci-dessus). Cette caricature était accompagnée de ce texte rédigé par le requérant :
« Voici un autre dessin de l’artiste A.C. Il a toujours le nez sur l’évènement et fait preuve de beaucoup de lucidité et de pertinence. Certaines personnes n’aiment pas cela, et c’est parfaitement normal. La caricature sera toujours un moyen pour nous d’apprendre à rire de situations qui nous concernent.
Gare aux hommes politiques qui s’offusquent de ce genre de plaisanteries (...)
Voici une façon amusante de clôturer une semaine qui a été consacrée à des thèmes intéressants, dont beaucoup d’habitants d’Elvas n’auraient sinon pas connaissance.
Ce blog est certes critique, mais il faut bien que quelqu’un dise ce qui ne se dit pas en d’autres lieux. L’objet de ce blog est de faire connaître « la face cachée » de l’histoire d’Alice au pays des merveilles que le bulletin local nous impose.
(...) »
3. La troisième caricature
9. Le 19 septembre 2008, le requérant publia une troisième caricature sur son blog, intitulée « Le ferrailleur – Zé Bazófias ». Sur celle-ci était encore représenté l’âne aux cheveux blancs vêtu d’un costume, avec à ses côtés la truie aux cheveux blonds. Ce dessin était accompagné d’un texte, dont le passage pertinent en l’espèce se lisait ainsi :
« Voici encore un bel exemple du travail de l’artiste d’Elvas, [A.C]. Cette semaine, j’ai vu avec satisfaction circuler des exemplaires du dessin que j’avais publié la semaine dernière, et j’ai aussi appris que dans beaucoup d’autres lieux des personnes avaient imprimé et diffusé ces excellentes caricatures. Cela valait la peine, et c’est pour cela que cela va continuer !
(...) ».
2. La procédure pénale en diffamation
10. Le 4 mars 2009, Mme E.G., conseillère municipale à Elvas, aujourd’hui décédée, déposa auprès du parquet près le tribunal d’Elvas une plainte pénale contre le requérant, ainsi que M. A.C. et M. M.A., le directeur du journal O Despertador. Elle dénonçait une atteinte à son honneur et à sa réputation en raison de la manière dont elle était représentée dans les caricatures de M. A.C. qui avaient été publiées dans le journal local et diffusées dans le blog du requérant (paragraphes 5, 6, 8 et 9 ci-dessus). Au cours de la procédure, elle demanda à intervenir en qualité d’assistente (auxiliaire du ministère public).
11. Le requérant fut mis en examen.
12. À une date non précisée, le parquet présenta ses réquisitions à l’encontre du requérant et des autres coprévenus, des chefs de diffamation aggravée. Mme E.G. souscrivit à ces réquisitions et demanda 35 000 euros (EUR) à titre d’indemnité pour les dommages qu’elle disait avoir subis en raison des insinuations faites à son égard dans les caricatures.
1. Le jugement du tribunal d’Elvas du 16 mai 2014
13. L’affaire fut renvoyée devant le tribunal d’Elvas. Par un jugement du 16 mai 2014, celui-ci reconnut le requérant coupable de diffamation aggravée envers Mme E.G., sur le fondement des articles 180 § 1, 182, 183 § 1 et 184 du code pénal (« CP » ; paragraphe 25 ci-dessous). Tenant compte des différents témoignages qui avaient été entendus, le tribunal estima établi que la truie figurant sur ces caricatures représentait Mme E.G. et l’âne aux cheveux blancs, le maire d’Elvas. Il jugea également établi que Mme E.G. était le « bras droit » du maire et qu’elle bénéficiait d’une grande notoriété dans la commune d’Elvas. Il considéra ensuite qu’en représentant la truie avec des bas de dentelle, un porte-jarretelle et des talons, M. A.C. avait voulu évoquer une prostituée et une femme débauchée à la sexualité compulsive, et que cela avait provoqué anxiété et angoisse chez Mme E.G., qui avait éprouvé fatigue psychologique et tristesse, avec des conséquences dans ses relations personnelles et professionnelles.
14. Dans ses parties pertinentes, le jugement se lisait comme suit :
« (...) la truie (portant bas de dentelle, porte-jarretelle et talons) véhicule également une image péjorative de l’assistente, car le langage visuel est souvent complété par l’utilisation de symboles sociaux et culturels que tout interprète peut facilement comprendre. Et pour tout interprète moyen vivant dans une société occidentale de tradition catholique (comme la société portugaise), l’image d’une figure féminine ayant la poitrine nue et portant des bas noirs de dentelle, un porte-jarretelle et des talons a clairement une dimension sexuelle qui correspond à l’image de la femme de mauvaise réputation (má porte).
Gardons-nous de dire que les usages, les modes et les tenues féminines actuelles ont dépassé un tel symbolisme sous prétexte que beaucoup de femmes portent des bas de dentelle, des talons et un porte-jarretelle sans que cela ne leur porte préjudice au niveau moral et social (quoiqu’elles ne se présentent pas la poitrine nue en public) ; en l’espèce, il ne s’agit pas de mode mais d’un langage visuel dans le cadre duquel la seule façon de représenter une femme de mauvaise réputation passe par l’utilisation de ces symboles et clichés (...) »
15. Le tribunal jugea également qu’en faisant figurer la truie aux côtés de l’âne, le caricaturiste avait insinué qu’il existait une relation intime entre eux. Il considéra que le requérant avait conscience du message transmis par ces caricatures et qu’en les publiant il avait voulu faire une satire de la mairie d’Elvas et avait porté atteinte à l’honneur de Mme E.G. Sur ces points, le tribunal s’exprima comme suit :
« (...) l’intention principale des prévenus, par la publication de ces caricatures, était de critiquer le pouvoir exécutif local, qui était assez controversé et polémique, comme cela est reconnu publiquement.
Cependant, eu égard aux règles de vie et à l’expérience commune, les prévenus ne pouvaient ignorer qu’en publiant ces dessins représentant l’assistente telle que décrite ci-dessus, ils allaient nécessairement porter atteinte à l’honneur et au crédit de cette dernière (...)
(...) au nom de la liberté démocratique et de l’exercice effectif du pluralisme idéologique – principes de caractère public –, le droit à la réputation (direito ao bom nome) de l’individu qui prend part au débat politique peut subir quelques restrictions (toujours dans la limite du raisonnable – par exemple si elles ne portent pas atteinte à la vie privée de cet individu).
Ce rappel est important en l’espèce, car les caricatures en cause contiennent également des éléments relevant de la satire politique. S’il s’agissait uniquement d’une satire politique, la publication des caricatures correspondrait logiquement à l’exercice légitime de la liberté d’expression consacrée à l’article 37 de la Constitution.
Or, il apparaît que ce qui touche à la vie intime et au comportement sexuel de l’assistente va clairement au-delà de la notion de satire politique et dépasse les limites de la lutte politique démocratique et libre, propre à un État de droit.
Autrement dit, l’assistente, en tant que femme politique et citoyenne, a aussi droit à la protection de sa réputation, afin de ne pas faire l’objet d’insinuations à caractère sexuel et pour que sa vie intime ne soit pas exposée et/ou soumise à des jugements de valeur publics.
Or, dépeindre la plaignante comme une femme de mauvaise vie (má conduta) constitue clairement un jugement de valeur portant atteinte à l’honneur et au crédit (consideração) de l’assistente. »
16. S’agissant plus particulièrement du requérant, le tribunal releva qu’il était un opposant politique assumé de l’exécutif de la mairie d’Elvas et qu’il avait retiré les caricatures de son blog dès qu’il avait eu connaissance de la plainte déposée contre lui par Mme E.G. Il jugea néanmoins que, en publiant les trois caricatures sur son blog, il les avait partagées avec un nombre plus large de cybernautes et avait ainsi porté atteinte au droit à l’honneur de Mme E.G. Il déclara ce qui suit :
« (...) les images publiées sur le blog administré par le prévenu Tiago Abreu constituent des jugements de valeur portant clairement atteinte à l’honneur et au crédit de l’assistente, et des imputations qui portent également une telle atteinte. »
17. Sur la base de ces considérations, le tribunal condamna le requérant à 200 jours-amende, à un taux journalier de 9 EUR, soit à une amende totale de 1 800 EUR. M. A.C. fut condamné à 450 jours-amende, à un taux journalier de 6,50 EUR, soit à une amende totale de 2 925 EUR. M. M.A. fut quant à lui condamné à 260 jours-amende, au taux journalier de 12 EUR, soit à une amende totale de 3 120 EUR. Le requérant et MM. A.C. et M.A. furent également condamnés à verser conjointement à Mme E.G. une indemnité d’un montant de 2 500 EUR.
2. L’appel formé par le requérant et l’arrêt de la cour d’appel d’Évora du 26 février 2015
18. Le 27 mai 2014, le requérant interjeta appel du jugement devant la cour d’appel d’Évora et exposa ce qui suit. Premièrement, il rappela qu’il n’avait publié que trois caricatures sur son blog. Deuxièmement, il plaida que la publication de ces caricatures avait seulement visé à présenter une satire politique de l’exécutif local, comme l’avait selon lui reconnu le tribunal d’Elvas. Sur ce point, il ajouta que la satire politique relevait de la liberté d’expression et qu’elle était reconnue dans toute démocratie et ne pouvait être sanctionnée pénalement. Troisièmement, il soutint qu’il n’avait pas dépassé les limites de la critique admissible et fit observer qu’il avait supprimé de son blog les trois caricatures litigieuses dès qu’il avait eu connaissance de la plainte pénale. Il allégua par ailleurs que sa condamnation n’aurait été justifiée que si l’existence d’une relation intime entre le maire d’Elvas et Mme E.G. avait été prouvée, ce qui n’avait pas été le cas. Enfin, il estimait excessifs la peine qui lui avait été infligée et le montant de la réparation qu’il avait été condamné à verser à Mme E.G.
19. MM. A.C. et M.A interjetèrent également appel de la condamnation devant la cour d’appel d’Évora, en se plaignant eux aussi d’une atteinte à leur liberté d’expression.
20. Le 2 juillet 2014, à la suite du décès de M. M.A., la procédure se trouva éteinte à son égard.
21. Le 26 février 2015, la cour d’appel d’Évora rendit son arrêt. Elle rappela que ni le droit à la liberté d’expression ni le droit à l’honneur n’étaient des droits absolus et qu’ils présentaient des limites, un juste équilibre entre ces droits devant être établi. Elle estima ensuite que, quand bien même toute forme de censure était interdite, il était licite de sanctionner les abus de la liberté d’expression, tels que la diffamation. Compte tenu de ces considérations, elle analysa l’affaire comme suit :
« (...) l’utilisation marquée de la dimension sexuelle allait forcément être attentatoire à l’image, à la dignité et au crédit de l’assistente, car la présentation caricaturée de celle-ci sous les traits d’une truie à moitié nue portant des accessoires tels que bas de dentelle, porte-jarretelle et talons hauts amènerait toute personne à y voir une prostituée, une femme facile dont on pourrait profiter, une débauchée et une femme hypersexuelle, caractéristiques qui heurtent la dignité de toute personne (même s’il s’agit véritablement d’une prostituée, ce qui n’est évidemment pas le cas ici) et, par conséquent, la dignité et l’image de l’assistente. En outre, en présentant la truie dans des postures qui suggèrent l’existence d’une relation intime entre celle-ci et l’âne, c’est-à-dire entre l’assistente et le maire d’Elvas, [ces caricatures] portent non seulement atteinte à la réputation de l’assistente mais aussi à son intimité.
Ce sont donc des éléments qui ne peuvent être démontrés, puisqu’ils se heurtent aux droits les plus intimes et propres à toute personne ; même les médias se doivent de les respecter.
Par ailleurs, il n’a pas été démontré qu’en publiant ces caricatures les prévenus avaient des objectifs légitimes, que [les caricatures] avaient un quelconque contenu informatif servant, démocratiquement, la lutte politique entre groupes politiques antagoniques. Nous souscrivons à l’avis de la juge du tribunal a quo selon lequel lesdites caricatures n’étaient que des satires qui ont « forcément nui à la réputation et à la dignité de [Mme E.G] et ont porté atteinte à son honneur, à son crédit et à sa réputation (...) ».
Ainsi, si l’intention des deux prévenus/appelants, en tant que censeurs et opposants politiques du maire d’Elvas, était seulement de le ridiculiser ou de le brocarder, ils n’auraient pas dû attaquer l’assistente, donc une autre personne, en faisant d’elle une cible privilégiée et en l’atteignant dans sa sphère intime, dans sa réputation et dans son honneur, avec des éléments de nature sexuelle.
(...)
En bref, nous estimons qu’il existe des éléments de fait qui prouvent que la conduite des prévenus a dépassé les limites de ce qui était admissible dans l’exercice du droit, également protégé par la Constitution, à la liberté d’expression, de communication et de critique.
(...)
En conséquence, nous souscrivons à l’avis du tribunal a quo selon lequel la conduite des prévenus/appelants n’était pas justifiée dès lors qu’ils n’ont pas agi dans l’exercice d’un droit. Cela impose une sanction.
(...) »
22. Sur la base de ce raisonnement, la cour d’appel confirma la peine d’amende que le tribunal d’Elvas avait infligée au requérant et à M. A.C. Quant au montant de l’indemnité qu’ils avaient été condamnés à verser à Mme E.G., la cour d’appel jugea cette partie du recours irrecevable au regard de l’article 400 § 2 du code de procédure pénale (« CPP » ; paragraphe 27 ci-dessous).
3. Développements postérieurs
23. Le 22 juin 2015, faisant droit à une demande du requérant, le tribunal d’Elvas l’autorisa à payer l’amende de 1 800 EUR en vingt mensualités. Il l’autorisa également à payer en dix mensualités la somme de 1 368 EUR dont il était redevable au titre des frais de justice.
24. Le 5 août 2015, le requérant versa 1 666 EUR à Mme E.G. à titre de réparation pour le dommage moral, en exécution du jugement du tribunal d’Elvas.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Le code pénal
25. Les dispositions pertinentes du CP sont les suivantes :
Article 180 § 1
Diffamation
« Celui qui, s’adressant à des tiers, impute à une autre personne un fait, même sous la forme d’un soupçon, ou qui formule à l’égard de cette personne une opinion portant atteinte à son honneur et à son crédit, ou qui reproduit une telle imputation ou opinion, est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à six mois d’emprisonnement ou 240 jours-amende.
(...) »
Article 182
Assimilation
« Sont assimilées à la diffamation et à l’injure verbales la diffamation ou l’injure par le biais d’écrits, de gestes, d’images ou de tout autre mode d’expression ».
Article 183 § 1
Publicité et calomnie
« Si, dans le cas d’une infraction visée par les articles 180, 181 et 182,
a) l’atteinte est portée au travers de moyens ou de circonstances qui en facilitent la publicité ; ou,
b) s’il s’agit d’une imputation de fait et s’il s’avère que l’auteur de l’infraction savait que cette imputation était fausse, les peines pour diffamation ou injure sont majorées d’un tiers dans leur minimum et dans leur maximum. »
26. Selon l’article 184, les peines prévues aux articles 180, 181 et 183 sont augmentées de moitié dans leur minimum et dans leur maximum si la victime est par exemple une personne exerçant des fonctions dans une municipalité.
2. Le code de procédure pénale
27. Selon l’article 400 § 2 du CPP, il n’est possible de faire appel d’un jugement, pour la partie relative au montant de l’indemnité à verser à la victime, que si la valeur de la somme réclamée est supérieure au taux de ressort (alçada) du tribunal a quo et si la décision attaquée a été défavorable à l’appelant pour un montant correspondant à plus de la moitié du taux de ressort du tribunal. Le taux de ressort de tout tribunal de première instance en matière civile est fixé à 5 000 EUR (article 44 de la loi no 62/2013 du 26 août 2013).
28. Dans ses parties pertinentes, l’article 449 § 1 du CPP dispose :
« 1. Un jugement ayant acquis force de chose jugée peut être révisé pour les motifs suivants :
(...)
g) si la condamnation est inconciliable avec un jugement contraignant pour l’État portugais prononcé par une instance internationale ou si ce jugement fait naître des doutes sérieux quant à la justesse de la condamnation en question.
(...) »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
29. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression découlant de l’article 10 de la Convention, dont les passages pertinents en l’espèce se lisent ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté (...) de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
30. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
31. Le requérant plaide que sa condamnation à payer une amende ainsi qu’à verser une indemnité à Mme E.G. a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il reconnaît avoir publié sur son blog trois caricatures du peintre A.C. Il expose qu’il était un opposant politique de M. R. et de Mme E. G. et qu’en publiant ces caricatures sur son site il voulait brocarder le milieu politique d’Elvas et la façon d’agir de son maire, de Mme E.G. et des membres de l’exécutif local d’Elvas. Il plaide que ces caricatures n’avaient aucune dimension sexuelle. Il observe que le maire d’Elvas, M. R., était représenté sous les traits d’un âne et son « bras droit », Mme E.G., sous l’apparence d’une truie, et que d’ailleurs tous les membres de l’équipe exécutive étaient aussi représentés comme des cochons. Il ajoute que la manière dont le maire R. administrait la commune avait déjà fait l’objet en 2006 d’un article d’opinion signé par un éminent journaliste portugais et paru dans le journal de référence Público (paragraphe 5 ci-dessus), et que c’est dans ce contexte qu’il avait souhaité diffuser les caricatures du peintre A.C. Il admet que la satire n’est pas toujours élégante mais déclare qu’il s’agissait avant tout de rire. En l’occurrence, il s’agissait de plaisanter à propos de diverses inaugurations de statues ou de constructions qui avaient eu lieu à différents endroits d’Elvas, auxquelles avaient participé le maire, accompagné de Mme E.G. et des membres de l’exécutif local, et qui avaient fait l’objet de photos publiées dans le journal local. En bref, il allègue qu’en sa qualité d’opposant politique mais aussi de simple citoyen, il critiquait simplement les attitudes politiques coûteuses par lesquelles les élus locaux faisaient leur propre promotion.
b) Le Gouvernement
32. Le Gouvernement reconnaît que les caricatures litigieuses faisaient partie d’une série de dessins du peintre A.C., qui souhaitait par ce biais proposer une satire de la vie politique locale d’Elvas. Il estime toutefois que les limites de la critique admissible ont été dépassées, eu égard à l’atteinte portée pendant deux ans à l’honneur et à la réputation de Mme E.G. Il soutient que la personne visée a été représentée de façon grossière et gratuite sans qu’aucun intérêt public le justifiât. Se référant aux considérations livrées par les juridictions internes, il estime que la caricature de Mme E.G. témoigne de stéréotypes de genre qui sont inacceptables de nos jours. Il conclut que de telles caricatures ne peuvent bénéficier de la protection de l’article 10 de la Convention et que, dans le cas contraire, cela équivaudrait à contribuer à perpétuer la discrimination à l’égard des femmes.
33. Le Gouvernement est d’avis que l’on ne peut, sous couvert de satire politique, accepter que l’on fasse de telles imputations vis-à-vis d’une personne pour la seule raison qu’elle exerce des fonctions publiques. Il expose qu’en l’occurrence les caricatures litigieuses ont dépeint l’intéressée comme une personne libidineuse et ont insinué qu’elle entretenait une relation intime avec le maire d’Elvas, sans que cela ait été établi au cours de la procédure. Pour le Gouvernement, il s’agit d’une atteinte inacceptable à la vie privée de Mme E.G. Quant à la proportionnalité de la sanction, il estime que ni la peine appliquée ni le montant de l’indemnité à verser à Mme E.G. ne sont excessifs, eu égard au préjudice moral causé à cette dernière. Le Gouvernement conclut que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant était nécessaire dans une société démocratique.
2. Appréciation de la Cour
34. En l’espèce, la Cour note d’emblée que les parties ne contestent pas que la condamnation du requérant pour atteinte à l’honneur et à la réputation de Mme E.G. ait constitué une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. La Cour souscrit à cette analyse et constate également que l’ingérence en question était prévue par la loi, à savoir les articles 180 § 1, 182, 183 § 1 et 184 du CP (paragraphes 13 et 25-27 ci-dessus), ce que le requérant ne conteste pas. Elle estime ensuite que l’ingérence litigieuse visait à protéger le droit à l’honneur et à la réputation de Mme E.G. et qu’elle poursuivait donc le but légitime de « la protection de la réputation ou des droits d’autrui » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention. En l’espèce, le différend porte donc sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
a) Rappel des principes généraux
35. Les principes fondamentaux en ce qui concerne le caractère « nécessaire dans une société démocratique » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) en ces termes :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »
36. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007‑IV). Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’une personnalité ou d’un parti politique que d’un simple particulier : à la différence du second, les premiers s’exposent inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; ils doivent, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Magyar Jeti Zrt c. Hongrie, no 11257/16, § 81, 4 décembre 2018). Une personnalité politique a certes droit à voir sa réputation protégée, même en dehors du cadre de sa vie privée, mais les impératifs de cette protection doivent être mis en balance avec les intérêts de la libre discussion des questions politiques, les exceptions à la liberté d’expression appelant une interprétation étroite (voir Stern Taulats et Roura Capellera c. Espagne, nos 51168/15 et 51186/15, § 32, 13 mars 2018, et les références qui y sont citées). En outre, si le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée. Cette condition vaut pour la réputation sociale en général et pour la réputation professionnelle en particulier (Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 17224/11, §§ 76 et 105-106, 27 juin 2017).
37. Dans les affaires comme en l’espèce où elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, la Cour doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de l’œuvre ou, sous l’angle de l’article 10, par son auteur. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Bédat, précité, § 52). Dans ce contexte, les critères pertinents à prendre en considération sont la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies. Dans le cadre d’une requête introduite sous l’angle de l’article 10, la Cour vérifie en outre le mode d’obtention des informations et leur véracité ainsi que la gravité de la sanction imposée aux journalistes ou aux éditeurs (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 93, CEDH 2015). Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis dans la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 57, CEDH 2011).
38. La Cour rappelle enfin que, grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet, qui incluent les blogs et les médias sociaux (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 168, 8 novembre 2016), contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 133, CEDH 2015). Cependant, si la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression, les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques, avec une diffusion comme jamais auparavant dans le monde de propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence (Delfi AS, précité, § 110, Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 79, 28 août 2018, et Savcı Çengel c. Turquie (déc.), no 30697/19, § 35, 18 mai 2021), et ce notamment en raison du rôle important que jouent les moteurs de recherche (M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 91, 28 juin 2018).
b) Application de ces principes à la présente espèce
39. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a été condamné à une peine d’amende du chef de diffamation aggravée envers Mme E.G. en raison de la diffusion, sur le blog qu’il administrait, de trois caricatures signées par le peintre A.C. Les juridictions ont considéré que, en publiant ces caricatures, le requérant avait porté atteinte à l’honneur et à la réputation de Mme E.G. (paragraphes 13-16 et 21 ci-dessus). Il convient dès lors d’examiner si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre le droit à la liberté d’expression du requérant et le droit à la vie privée de Mme E.G., deux droits méritant un égal respect, et si les motifs avancés pour justifier la condamnation de l’intéressé étaient pertinents et suffisants.
40. La Cour observe tout d’abord que les juridictions internes ont reconnu que le requérant était un opposant politique de Mme E.G. et que les caricatures litigieuses relevaient de la satire politique (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). Or, comme elle l’a déjà dit, la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais, la satire contribuant au débat public (voir, Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 33, 25 janvier 2007, Leroy c. France, no 36109/03, § 44, 2 octobre 2008, Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009, Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012, Grebneva et Alisimchik c. Russie, no 8918/05, § 59, 22 novembre 2016 et Kaboğlu et Oran c. Turquie, nos 1759/08 et 2 autres, § 79, 30 octobre 2018).
41. Les juridictions internes ont néanmoins considéré que les limites de la critique admissible avaient été dépassées eu égard à la façon dont Mme E.G. était représentée dans les caricatures litigieuses (paragraphes 15 et 21
ci-dessus). En l’occurrence, la personne visée était représentée sous l’apparence d’une truie dotée d’attributs sensuels. Pour les juridictions internes, l’auteur des caricatures avait voulu insinuer qu’elle était une femme débauchée et qu’elle entretenait une liaison avec le maire d’Elvas, lequel était représenté sous les traits d’un âne et était toujours à ses côtés sur ces dessins. D’après elles, le requérant avait conscience de l’image péjorative véhiculée par ces caricatures en ce qui concernait Mme E.G. mais il les avait malgré tout publiées sur son blog, contribuant ainsi à porter atteinte à l’honneur et à la réputation de l’intéressée (paragraphes 14-15 et 21 ci-dessus).
42. La Cour ne saurait souscrire à cette analyse. En effet, si les juridictions internes ont bien saisi que l’affaire appelait à une mise en balance de deux droits concurrents, à savoir, d’une part, la liberté d’expression du requérant et, d’autre part, le droit de Mme E.G. au respect de sa vie privée (paragraphes 15 et 21 ci-dessus), elles ont omis de prendre en considération le contexte dans lequel s’inscrivaient ces caricatures. La Cour relève notamment ce qui suit.
En premier lieu, les trois caricatures litigieuses provenaient d’une série de caricatures déjà publiées du peintre A.C. qui proposait une satire de la vie politique locale d’Elvas (paragraphe 5 ci-dessus).
En deuxième lieu, si les juridictions internes ont considéré comme établi que Mme E.G. était le bras droit du maire d’Elvas et qu’elle bénéficiait d’une grande notoriété au niveau local (paragraphe 13 ci-dessus), elles ont estimé que, en les représentant côté à côte, l’auteur des caricatures avait voulu insinuer l’existence d’une relation intime entre eux (paragraphes 15 et 21 ci‑dessus). Le Gouvernement souscrit à cette analyse (paragraphe 33 ci‑dessus). La Cour, quant à elle, ne voit pas en quoi, en représentant côte à côte les personnages en cause, les caricatures litigieuses auraient visé à livrer de telles insinuations. En effet, dans aucun de ces dessins, les personnages en question ne s’embrassent, ne se touchent ou ne communiquent l’un avec l’autre.
43. Il est vrai que, comme le dit le Gouvernement (paragraphe 32 ci‑dessus), les caricatures litigieuses reproduisent certains stéréotypes regrettables visant les femmes de pouvoir. La Cour constate, toutefois, que les commentaires du requérant qui accompagnaient ces caricatures montrent que sa véritable intention, en diffusant ces dessins, était de mettre à l’honneur la satire politique qui s’exprime au travers de la caricature et, indirectement, de critiquer l’équipe dirigeante d’Elvas, en sa qualité d’adversaire politique et membre de l’assemblée municipale d’Elvas (paragraphes 4, 5 et 16
ci-dessus). Il ne ressortait de ces commentaires aucune référence particulière à Mme E.G., à son action politique ou à sa vie privée, et encore moins à sa vie sexuelle (paragraphes 7, 8 et 9 ci-dessus). Ceux-ci ne contenaient en outre aucun propos insultant ou infamant à l’égard de cette dernière (voir, a contrario, Skałka c. Pologne, no 43425/98, § 36, 27 mai 2003, et Palomo Sánchez et autres, précité, § 67).
44. La Cour estime que, en concentrant de manière excessive leur examen sur l’atteinte au droit à la réputation de Mme E.G., les juridictions internes ont fini par décontextualiser les caricatures et par en faire une interprétation qui ne tient pas suffisamment compte du débat politique qui était en cours (comparer avec Banaszczyk c. Pologne, no 66299/10, §§ 79-80, 21 décembre 2021). En outre, elles n’ont pas accordé suffisamment d’importance au fait que tout élu s’expose nécessairement à ce type de satire et de caricature et qu’il doit par conséquent montrer une plus grande tolérance à cet égard, d’autant que, en l’occurrence, en dépit des stéréotypes utilisés, les caricatures restaient dans les limites de l’exagération et de la provocation, propres à la satire (comparer avec Vereinigung Bildender Künstler, précité, § 34, Alves da Silva, précité, § 28, et Grebneva et Alisimchik c. Russie, précité, § 58 ; voir aussi, a contrario, Palomo Sánchez et autres, précité, §§ 67-68). Mme E.G. n’était d’ailleurs pas la seule à être représentée dénudée dans ces caricatures (paragraphe 5 ci-dessus), puisque tous les cochons qui y figuraient l’étaient également ; le maire d’Elvas était quant à lui représenté sous les traits d’un âne (paragraphe 13 ci-dessus), autrement dit au travers d’une image clairement péjorative. C’est donc l’ensemble des élus locaux qui étaient ciblés par les caricatures litigieuses. En bref, aux yeux de la Cour, les juridictions internes n’ont pas suffisamment tenu compte du contexte dans lequel le requérant avait diffusé ces caricatures sur son blog. Elles n’ont donc pas procédé à une mise en balance circonstanciée des droits qui étaient en jeu. En outre, elles n’ont ni tenu compte des éléments de la satire politique, énumérés précédemment, qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, ni fait aucune référence à la jurisprudence de la Cour en matière de liberté d’expression.
45. Par ailleurs, elles ont considéré que, en utilisant Internet pour diffuser ces caricatures, le requérant les avait fait connaître à un public plus large (paragraphe 16 ci-dessus). Toutefois, elles n’ont analysé de manière plus approfondie ni l’ampleur ni l’accessibilité des trois caricatures objet de la présente espèce, ni même le point de savoir si le requérant était un blogueur connu ou un utilisateur populaire des médias sociaux, ce qui aurait pu attirer l’attention du public et accroître l’impact éventuel des caricatures litigieuses (comparer avec Gheorghe-Florin Popescu c. Roumanie, no 79671/13, § 39, 12 janvier 2021, et voir, a contrario, M.L. et W.W. c. Allemagne, précité, § 113). Au demeurant, la Cour note que, lorsqu’il a appris que Mme E.G. avait porté plainte contre lui à ce sujet, le requérant a immédiatement retiré les caricatures litigieuses de son blog (paragraphes 13, 15 et 16 ci-dessus ; voir aussi Delfi AS, précité, § 159), ce qui tend à indiquer qu’il était de bonne foi.
46. En ce qui concerne, enfin, la nature et le degré de sévérité des peines infligées (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie ([GC], no 33348/96, §§ 113-115, CEDH 2004-XI, et Kubaszewski c. Pologne, no 571/04, § 46, 2 février 2010), la Cour considère que la condamnation du requérant à une peine d’amende de 1 800 EUR, assortie du paiement conjoint de dommages et intérêts au bénéfice de Mme E.G., était manifestement disproportionnée, d’autant que le droit portugais prévoit un remède spécifique pour la protection de l’honneur et de la réputation (voir, à cet égard, Amorim Giestas et Jesus Costa Bordalo c. Portugal, no 37840/10, §§ 16 et 36, 3 avril 2014).
47. Eu égard à ce qui précède, nonobstant la marge d’appréciation dont bénéficiaient en l’espèce les autorités nationales, la Cour conclut qu’en l’espèce la condamnation du requérant n’a pas ménagé un juste équilibre entre la protection de son droit à la liberté d’expression et le droit de Mme E.G. à la protection de sa réputation. Elle estime que les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants. Elle est d’avis que sanctionner pénalement des comportements comme celui qu’a eu le requérant en l’espèce est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les modes d’expression satiriques concernant des questions politiques (voir, mutatis mutandis, Alves da Silva, précité, § 29). La condamnation du requérant n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.
48. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
49. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
50. Le requérant demande le remboursement des montants de 1 800 EUR et de 1 666 EUR versés respectivement au titre de l’amende et de l’indemnisation, dont il s’est acquitté à l’issue de la procédure pénale l’ayant visé. Il réclame également l’octroi d’une somme pour préjudice moral, sans toutefois la quantifier.
51. Le Gouvernement conteste les prétentions du requérant. Il plaide que l’intéressé peut s’il le souhaite tenter d’obtenir le remboursement de ces sommes en demandant la réouverture de la procédure pénale au niveau interne, sur le fondement de l’article 449 § 1 g) du CPP (paragraphe 28 ci‑dessus), en s’appuyant sur un arrêt de la Cour constatant une violation de l’article 10 de la Convention.
52. La Cour constate que le requérant a payé respectivement 1 800 EUR et 1 666 EUR au titre de la peine d’amende et des dommages et intérêts auxquels il a été condamné au niveau interne (paragraphes 23 et 24 ci‑dessus). Eu égard au lien de causalité existant entre ces sommes et la violation constatée dans la présente espèce (paragraphe 48 ci-dessus), la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer l’intégralité des sommes réclamées par le requérant au titre du dommage matériel, soit un total de 3 466 EUR.
53. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour note que le requérant n’a pas chiffré sa prétention comme l’exige l’article 60 § 2 de son règlement. Quoi qu’il en soit, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que le constat de violation de l’article 10 de la Convention est suffisant pour réparer le dommage moral subi par le requérant (voir, dans le même sens, Gheorghe-Florin Popescu, précité, § 46).
2. Frais et dépens
54. Le requérant réclame 1 470 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 438,60 EUR pour ceux qu’il a exposés aux fins de la procédure menée devant la Cour.
55. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
56. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant 1 368 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne (paragraphe 23 ci-dessus) et 438,60 EUR pour la procédure menée devant elle, soit la somme totale arrondie de 1 806 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
3. Intérêts moratoires
57. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 3 466 EUR (trois mille quatre cent soixante-six euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
2. 1 806 EUR (mille huit cent six euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
{signature_p_1} {signature_p_2}
Ilse Freiwirth Yonko Grozev
Greffière adjointe Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante de la juge Motoc ;
– opinion concordante commune aux juges Kucsko-Stadlmayer et Schukking.
YGR
IF
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE MOTOC
(Traduction)
1. Je souscris au constat de violation de l’article 10 de la Convention auquel est parvenue la majorité en l’espèce. Dans le même temps, étant donné que la Cour relève au paragraphe 43 de son arrêt que des « stéréotypes regrettables visant les femmes de pouvoir » ont été utilisés dans les caricatures litigieuses, je pense qu’il est nécessaire de saisir cette occasion pour aborder la question de la violence à l’égard des femmes en politique, en ce qu’elle est nouvelle pour la Cour. Dans la présente opinion, j’exposerai la notion (I), le cadre normatif (II) et la jurisprudence de la Cour pertinente en la matière (III).
1. Remarques préliminaires
1. La notion
2. L’expression la plus largement utilisée dans le système des Nations unies est celle de « violence à l’égard des femmes en politique ». Toutefois, d’autres expressions sont parfois utilisées dans différents contextes. On parle ainsi de « violence à l’égard des femmes en politique », de « violence et harcèlement politiques », auxquels on a souvent recours dans certaines régions d’Amérique latine, de « violence sexuelle fondée sur le genre dans le cadre des élections », souvent utilisée au Kenya, ou de « violence à l’égard des femmes dans la vie politique et publique » lorsqu’il est fait référence à la violence à l’égard des femmes dans la vie publique de manière plus générale.
3. Dans leur rapport publié en 2017, Prévenir la violence à l’égard des femmes dans les élections : Guide de programmation, ONU Femmes et le PNUD définissent la violence à l’égard des femmes dans la vie politique comme « tout acte ou menace de violence sexiste qui entraîne un préjudice ou des souffrances physiques, sexuels, ou psychologiques pour les femmes, qui les empêche d’exercer et de réaliser leurs droits politiques, dans la sphère publique comme privée, y compris le droit de voter et d’occuper des fonctions publiques, de voter en secret et de faire librement campagne, de s’associer et de se réunir, et de jouir de la liberté d’opinion et d’expression. Une telle violence peut être perpétrée par un membre de la famille, un membre de la communauté ou par l’État ».
4. Selon une autre définition, énoncée dans le rapport sur la Violence contre les femmes en politique que la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences a présenté à l’Assemblée générale des Nations unies, « [les violences à l’égard des femmes en politique], qu’elles se produisent en période électorale ou hors élections, consistent en tous actes de violence sexiste causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, qui visent en raison de leur sexe des femmes engagées en politique ou qui les touchent de manière disproportionnée ».
2. Différents types de violence à l’égard des femmes en politique
5. Mona Lena Krook, politologue américaine qui s’intéresse à la question du genre et de la politique, identifie cinq formes de violence contre les femmes actives dans la vie politique : physique, sexuelle, psychologique, économique et symbolique. Elle note que, tout en revêtant des formes variées, ces différents types de violence peuvent être considérés comme faisant partie du même « champ » de comportements, étant donné qu’ils poursuivent le même but : tenir les femmes en tant que femmes à l’écart de la vie publique. Elle poursuit en donnant des exemples.
6. La violence physique désigne ainsi les blessures corporelles infligées à des femmes politiques ou à des membres de leur famille. Il peut s’agir de violences domestiques, de coups, d’enlèvement, voire d’assassinat. C’est le cas de Gisela Mota, abattue chez elle, au Mexique, au début de l’année 2016, moins d’une journée après avoir prêté serment en tant que première femme maire de la ville. Au Kenya, Asha Ali, militante des droits des femmes, fut sévèrement battue en 2007 devant ses enfants et sa mère âgée par trois hommes qui lui intimèrent de ne pas se porter candidate. Lors des élections de 2004 en Afghanistan, des femmes firent l’objet de tentatives d’intimidation visant à les dissuader de s’inscrire sur les listes électorales, un autobus transportant des travailleuses électorales fut bombardé, et des menaces furent proférées contre des bureaux de vote qui avaient été créés pour accueillir des électrices.
7. La violence sexuelle comprend tout acte sexuel non consensuel, tentative d’obtenir par la contrainte un acte sexuel, commentaires ou avances sexuels déplacés. Elle inclut le harcèlement sexuel, le viol et l’exploitation sexuelle. En Afrique du Sud, en 2006, Mbulelo Goniwe, responsable de la discipline au sein du Congrès national africain au pouvoir, fut expulsé de son parti à la suite d’allégations de harcèlement sexuel dirigées contre lui. Des accusations similaires conduisirent le ministre israélien de l’Intérieur Silvan Shalom à démissionner du gouvernement en 2015. Au début de l’année 2016, une adolescente de 14 ans fut enlevée dans son lit tard dans la nuit et violée à titre de représailles pour la victoire de sa mère à des élections locales en Inde. Au Soudan, des militantes des droits de l’homme furent agressées sexuellement et menacées d’être à nouveau violées si elles continuaient leurs activités. En Tanzanie, des femmes juges et militantes ont mis en évidence que les femmes souhaitant progresser dans la fonction publique et les partis politiques faisaient souvent l’objet de « sextorsion » ou étaient contraintes d’accorder des faveurs sexuelles.
8. La violence psychologique suppose un comportement hostile et des abus visant à causer un préjudice émotionnel. Menaces de mort et de viol, traque, diffamation et ostracisme social en sont des exemples. Au début de l’année 2016, le réseau des femmes musulmanes au Royaume-Uni (Muslim Women’s Network U.K.) affirma que des élus locaux musulmans de sexe masculin sabotaient systématiquement les candidatures féminines en salissant la réputation des candidates et en intimidant les membres de leur famille. Les agressions physiques impliquent aussi, bien évidemment, des violences psychologiques. En Ouganda, lors du rassemblement d’un parti en 2015, la police déshabilla totalement une militante de l’opposition, la laissant choquée et humiliée devant des collègues masculins. Cette même année, les maris de près de cinquante femmes de Zanzibar (Tanzanie) demandèrent le divorce parce que celles-ci avaient voté, tandis qu’au Bangladesh, des hommes auraient confisqué la carte d’identité de leurs femmes et se seraient rendus avec elles aux urnes.
9. La violence économique désigne la dégradation et la coercition par le contrôle de l’accès aux ressources économiques. Les modèles de financement des campagnes électorales indiquent que les partis brésiliens refusaient systématiquement aux femmes, mais pas aux hommes, les fonds nécessaires pour mener des campagnes réussies. Des fondamentalistes islamiques en Libye et au Pakistan détruisirent les affiches montrant les photos des candidates femmes, mais pas celles des candidats hommes. Des fonctionnaires locaux en Bolivie refusèrent aux femmes, mais pas aux hommes, le remboursement de leurs salaires et de leurs dépenses. Au Mexique, les responsables de tous les grands partis privèrent les militantes des partis politiques des fonds publics auxquels elles avaient droit en vertu de la loi adoptée pour promouvoir le leadership féminin. Au Guatemala, des hommes politiques menacèrent des femmes de les priver de leurs droits sociaux si elles n’adhéraient pas au parti selon les instructions et ne s’engageaient pas à voter pour un certain candidat.
10. La violence symbolique rend compte des abus et agressions au niveau de représentations qui cherchent à nier la compétence des femmes en tant qu’acteurs politiques. Il est facile de trouver sur Google des images fortement sexualisées de femmes politiques. Au Soudan, des agents de sécurité eurent recours à des voies de fait corporelles pour commettre des actes de violence symbolique : après avoir forcé des militantes des droits de l’homme à se déshabiller, ils les photographièrent et utilisèrent ces photos pour les faire chanter. En Haïti, une femme qui interrogeait le président Michel Martelly lors d’un rassemblement festif fut invitée à « aller chercher un homme et aller dans les buissons ». Aux États-Unis, lors de la campagne présidentielle début 2016, Bernie Sanders fut contraint de condamner la misogynie et le dénigrement dont faisaient preuve en ligne certains de ses plus jeunes partisans (appelés les Bernie Bros) à l’égard des femmes soutenant Hillary Clinton[3].
3. Victimes et auteurs
11. Les victimes et les survivantes de violence à l’égard des femmes en politique peuvent être titulaires de charges politiques, candidates ou femmes briguant l’investiture, sympathisantes politiques, électrices, observatrices électorales ou fonctionnaires. Dans la vie publique au sens large, les militantes de la société civile, professionnelles des médias et défenseuses des droits de l’homme peuvent également être la cible de violences. Les membres de la famille ou les militants associés aux femmes ciblées sont également touchés. Les femmes confrontées à des formes multiples et croisées de discrimination – fondée par exemple sur l’âge, l’orientation sexuelle et l’identité de genre, ou l’origine ethnique – et celles qui ont certaines opinions politiques ou qui sont associées à un militantisme en faveur des droits de l’homme peuvent être plus vulnérables à la violence.
12. Selon un rapport établi par l’African Conflict Location and Event Data Project (ACLED) – la plus grande source de données et d’analyses sur la violence politique et la contestation dans le monde – en collaboration avec le Strauss Center for International Security and Law, au total 8% des cibles de violence physique à l’égard des femmes en politique sont des candidates à des fonctions officielles, 12% sont des femmes politiques, près d’un quart – 24 % – sont des sympathisantes de partis politiques (ce qui en fait l’une des catégories les plus exposées à la violence), 2% sont des électrices, 16% sont des responsables étatiques (notamment des fonctionnaires, des représentantes des autorités locales et des personnes exerçant une charge politique non partisane) et 38% sont des militantes, DRH ou responsables sociales[4].
13. La violence à l’égard des femmes en politique peut être perpétrée hors ligne et en ligne, tant en public qu’en privé, par d’autres responsables politiques, des électeurs, des membres de la famille ou des inconnus, des chefs traditionnels ou religieux, des opposants politiques et des membres de partis politiques, des médias et des journalistes, des acteurs de l’État ou d’autres communautés. En ligne, elle peut être le fait de ces mêmes personnes, mais aussi de trolls et de bots anonymes.
14. Selon le rapport précité de l’ACLED, un tiers de la violence physique à l’égard des femmes en politique est perpétrée par des groupes armés non identifiés, un quart par des milices et des bandes politiques, un cinquième par les forces de l’État. Les groupes rebelles sont responsables de 8% de la violence physique à l’égard des femmes en politique, de même que les bandes violentes, tandis que les milices communautaires en sont responsables à hauteur de 5%. Enfin, les forces extérieures et autres sont responsables de 1% de la violence physique à l’égard des femmes en politique[5].
15. Le problème de la violence à l’égard des femmes en politique reste peu étudié et les données permettant d’en évaluer l’ampleur ne sont pas recueillies. Les femmes ne dénoncent généralement pas la violence par crainte de représailles, de stigmatisation ou de ne pas être crues. En politique et pendant les élections, des risques supplémentaires pour la réputation exacerbent ces craintes. Le manque de données et de sensibilisation à la violence à l’égard des femmes en politique fait obstacle aux efforts déployés pour concevoir et mettre en œuvre des politiques et une législation efficaces de prévention et d’élimination de la violence (les auteurs de violences sont trop rarement tenus de rendre des comptes et les victimes ont trop peu accès à des recours et services appropriés et en temps utile). Il empêche également de mesurer à plus grande échelle la fréquence de la violence à l’égard des femmes en politique. Certaines études indicatives donnent toutefois à penser qu’il s’agit d’un phénomène généralisé et mondial.
16. Plus de 2 000 cas de violence électorale enregistrés dans six pays entre 2006 et 2010 ont montré que les femmes et les hommes vivent la violence électorale différemment : les femmes sont deux fois plus susceptibles que les hommes de subir des violences psychologiques, tandis que les hommes sont plus susceptibles de subir des blessures physiques[6].
17. Une enquête menée en 2016 sur la violence à l’égard des femmes en politique telle qu’elle a été vécue par des candidates en Colombie a montré que 63% des personnes interrogées avaient été victimes d’actes de violence et que, dans la plupart des cas, les auteurs étaient des collègues de la même institution (47%) ou du même parti politique (34%)[7].
18. Plus de 80% des femmes parlementaires interrogées dans le cadre d’une étude mondiale réalisée en 2016 ont été victimes de violences psychologiques dans le cadre de leur travail au parlement, une sur trois de violence économique, une sur quatre de violence physique, et une sur cinq de violences sexuelles[8]. Plus de 40% des femmes parlementaires et membres du personnel parlementaire en Europe, interrogées dans le cadre d’une étude réalisée en 2018, ont été victimes de harcèlement sexuel au travail – un fait qui a conduit nombre d’entre elles à envisager de quitter la politique[9]. Récemment, des femmes parlementaires ont déclaré être exposées presque deux fois plus que les hommes à la torture, aux mauvais traitements et aux actes de violence, la pandémie de COVID-19 étant susceptible d’exacerber les menaces violentes[10].
19. En outre, le rapport de l’ACLED présente de nouvelles données sur la violence politique visant les femmes, et révèle les nombreux types et auteurs d’attaques à motivation politique contre les femmes dans toutes les régions étudiées par l’ACLED. Après avoir passé en revue plus de 11 000 faits de violence à l’égard des femmes en politique dans le monde, le rapport introduit des types d’identité pour les cibles de ce type de violence. Ces nouvelles données offrent une idée plus claire de l’éventail des menaces physiques auxquelles les femmes sont exposées lorsqu’elles s’engagent dans des processus politiques. L’analyse révèle que la violence à l’égard des femmes en politique a augmenté au fil du temps dans presque toutes les régions étudiées par l’ACLED, notamment en Afrique, en Asie centrale et dans le Caucase, en Europe, en Amérique latine, au Moyen-Orient, en Asie du Sud et en Asie du Sud-Est. Depuis 2020, parmi les pays les plus violents pour les femmes en politique on trouve le Mexique, la Colombie, la Chine, l’Inde, le Brésil, le Burundi, la Birmanie, l’Afghanistan, les Philippines et Cuba. Les données montrent que la violence physique à l’égard des femmes en politique a plus largement continué à augmenter en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie du Sud et en Asie du Sud-Est, et que cette violence est également en hausse ailleurs, comme en Asie centrale et dans le Caucase. Même dans les régions où la violence à l’égard des femmes en politique n’a pas augmenté globalement, comme en Amérique latine, les menaces posées par des auteurs spécifiques et les menaces auxquelles sont confrontés des groupes spécifiques de femmes se sont intensifiées, comme les attaques massives contre les candidates aux élections municipales de 2020 au Brésil[11].
20. D’une manière générale, les études existantes montrent que la violence à l’égard des femmes en politique a des effets durables et néfastes sur les individus concernés et sur la société dans son ensemble. Elle nuit à la crédibilité et à la légitimité des processus et institutions politiques et électoraux. L’expérience, la menace ou la crainte de la violence à l’égard des femmes en politique dissuade de nombreuses femmes d’entreprendre ou de poursuivre une carrière politique, des campagnes électorales et des activités connexes, ainsi que d’autres formes de militantisme public. Dans l’ensemble, la violence à l’égard des femmes en politique porte atteinte aux droits fondamentaux et politiques des femmes.
2. Cadre normatif
1. Instruments internationaux
21. Il convient de souligner que les États ont l’obligation de promouvoir et de protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales universels. La discrimination fondée sur le sexe est contraire à la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) et à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW 1979), entre autres instruments relatifs aux droits de l’homme. En outre, les États parties ont souscrit à la Déclaration et au Programme d’action de Beijing de 1995, qui fixent l’objectif international de la parité entre les sexes dans la prise de décisions.
22. La Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (1993) donne une définition complète de la violence à l’égard des femmes, engage les États et la communauté internationale à l’éliminer et offre un cadre pour l’action nationale et internationale. L’adoption universelle en 2015 du Programme de développement durable à l’horizon 2030 donne un nouvel élan aux États pour veiller à ce que les femmes participent pleinement et effectivement à la vie politique à tous les niveaux de décision (objectif 5.5) et pour éliminer de la vie publique et de la vie privée toutes les formes de violence faite aux femmes et aux filles (objectif 5.2).
23. Il existe également un vaste cadre régional. Par exemple, au niveau régional, de nombreux efforts ont été déployés pour adopter des approches globales et cohérentes dans la lutte contre la violence à l’égard des femmes. On peut citer à titre d’exemple les instruments juridiquement contraignants suivants : la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme (Belém do Pará), le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits de la femme en Afrique (Protocole de Maputo) et la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul), qui est entrée en vigueur en août 2014.
2. Autres références normatives relatives à la violence contre les femmes
24. Dans sa résolution 73/148 adoptée en 2018, l’Assemblée générale des Nations unies s’est déclarée « profondément préoccupée par tous les actes de violence, y compris de harcèlement sexuel, envers les femmes et les filles engagées dans la vie politique et publique, notamment les femmes occupant des postes de direction, les journalistes et les professionnelles des médias et les militantes des droits de l’homme ». Elle a en particulier encouragé les autorités législatives et les partis politiques nationaux à adopter des codes de conduite et des mécanismes d’établissement de rapports, ou à réviser ceux qui existent déjà, affirmant qu’ils appliquent une politique de tolérance zéro en la matière[12].
25. La Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes a présenté un rapport thématique avant la 73e session de l’Assemblée générale des Nations unies en 2018. Elle y a souligné qu’il importe d’élaborer, d’adopter et d’appliquer des lois et des politiques sur l’égalité des sexes et la prévention de la violence à l’égard des femmes qui soient conformes au droit international des droits de l’homme. Elle y a également exposé les mesures concrètes que les acteurs étatiques et non étatiques peuvent prendre pour « lutter contre l’impunité », « renforcer les mécanismes de plainte et les protocoles d’intervention, conformément aux normes internationales et régionales, notamment en publiant des directives, des codes de conduite et des protocoles pour des institutions telles que les parlements, les organes d’administration électorale, les partis politiques, les tribunaux électoraux, les chambres législatives ou les administrations locales, et (…) veiller à ce que les mécanismes d’application soient fonctionnels »[13].
3. Mesures législatives nationales
26. Si les engagements normatifs mondiaux et régionaux fournissent un cadre aux décideurs aux niveaux national et local pour prévenir et combattre la violence à l’égard des femmes en politique et protéger les droits des victimes en mettant en place des lois qui prescrivent des mesures préventives et garantissent des réponses juridiques globales, notamment des recours adéquats pour les victimes et les survivantes, les réformes juridiques en matière de violence à l’égard des femmes en politique ont été peu nombreuses et inégales.
27. Selon ONU Femmes, un seul pays au monde (la Bolivie) a adopté une loi nationale autonome qui incrimine la violence à l’égard des femmes en politique et a été le fruit d’une vague de sensibilisation menée par des organisations de femmes. Plusieurs autres pays examinent actuellement des projets de lois nationales et/ou provinciales ou locales contre la violence à l’égard des femmes en politique.
28. S’il est possible d’avoir une législation spécifique en la matière, il est aussi possible de modifier la législation sur la violence à l’égard des femmes ou celle contre la discrimination, lorsqu’elle existe, pour y inclure une référence à la question de la violence à l’égard des femmes en politique et renvoyer le cas échéant aux dispositions pénales existantes. De plus, dans les systèmes de common law, la jurisprudence détaillant les décisions judiciaires antérieures peut aider à établir un précédent juridique pour l’utilisation de dispositions pénales, civiles ou électorales afin de statuer sur des affaires de violence à l’égard des femmes en politique, lorsqu’il n’existe pas de législation autonome en la matière.
29. L’introduction de réformes législatives ou l’élargissement des dispositions électorales ou pénales existantes pourraient également répondre à la violence à l’égard des femmes en politique, en prévoyant des peines ou des sanctions en cas de violence lors des élections, en interdisant le vote familial, en donnant mandat et pouvoirs en matière de sécurité aux organes d’administration électorale, ou en adoptant des codes de conduite incluant des dispositions sur la discrimination, le discours de haine et la violence à l’égard des femmes en politique, en particulier.
Étude de cas : Réforme législative en Amérique latine et en Tunisie
30. Tous les pays d’Amérique latine sont parties à la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme (1994), qui protège les droits politiques des femmes (article 5). Après avoir signé la Convention, tous les pays de la région ont réformé leur législation sur la violence à l’égard des femmes, en modifiant et en élargissant leurs dispositions pénales pour y inclure des infractions de violence à l’égard des femmes.
31. En 2012, la Bolivie a adopté la première et seule loi au monde sur la violence à l’égard des femmes en politique (loi no 243 contre le harcèlement et/ou la violence politique à l’égard des femmes). La loi bolivienne est importante en ce qu’elle définit dix-sept actes distincts de violence à l’égard des femmes en politique et les sanctions qui s’y appliquent, et prévoit des mécanismes de suivi pour surveiller l’application de la loi, y compris un Observatoire national de l’égalité de genre, auquel les incidents peuvent être signalés.
32. En 2017, la Commission interaméricaine de la femme (CIM) et le MESECVI (mécanisme de suivi de la Convention de Belém do Pará) ont publié une loi type similaire s’appuyant sur l’expérience acquise à l’échelle régionale, ainsi qu’un protocole type pour les partis politiques.
33. Des lois adoptées en Argentine (2010) et au Salvador (2011) reconnaissent désormais la sphère politique comme un espace dans lequel la violence à l’égard des femmes existe, bien qu’elle ne soit pas explicitement définie comme du harcèlement et/ou de la violence sexiste. La violence politique a été incorporée dans les lois sur la violence sexiste en Argentine (2019), en Bolivie (2013), en Équateur (2018), au Mexique (2020), au Panama (2013), au Paraguay (2016) et en Uruguay (2018). Dans le cadre d’une réforme plus large de la loi électorale adoptée en 2020, l’Équateur a également qualifié la violence à l’égard des femmes en politique d’infraction électorale.
34. Lorsqu’ils n’ont pas de cadre juridique spécifique pour la lutte contre la violence à l’égard des femmes en politique, les pays ont plutôt mis en place des cadres réglementaires nationaux et des réformes institutionnelles pour y remédier. Le Mexique a adopté en 2016 des protocoles interinstitutionnels et judiciaires pour traiter la question. Plusieurs protocoles de lutte contre le harcèlement et la violence à l’égard des femmes dans les parlements nationaux en tant que lieux de travail ont été adoptés en Argentine (2018), au Chili (2019), au Salvador (2012) et au Mexique (2019). Des protocoles pour traiter la question de la violence à l’égard des femmes dans les partis politiques ont également été élaborés au Mexique et en Argentine.
35. En Bolivie, le Tribunal électoral suprême a adopté en 2017 des règles pour le traitement des plaintes et des démissions dans les affaires de violence à l’égard des femmes en politique. Au Pérou, le jury national des élections a élaboré une feuille de route institutionnelle pour le signalement et la prise en charge des victimes, sur la base de la définition de cette question donnée dans la Loi type interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’éradication de la violence à l’égard des femmes dans la vie politique (OEA/CIM, 2017).
36. La Tunisie a adopté sa première loi nationale pour lutter contre la violence à l’égard des femmes en 2017. La législation tant attendue comprend une définition large de la violence, reconnaissant ses formes économiques, sexuelles, politiques et psychologiques, en plus de la violence physique. L’article 3 de la loi no 2017-58 définit la violence politique comme « tout acte ou pratique fondé sur la discrimination entre les sexes dont l’auteur vise à priver la femme ou l’empêcher d’exercer toute activité politique, partisane, associative ou tout droit ou liberté fondamentale ». L’article 18 dispose qu’est « puni d’une amende de mille dinars quiconque commet une violence politique » et que « la peine est portée à six mois d’emprisonnement en cas de récidive ».
3. La jurisprudence pertinente de la Cour
37. La Cour a été amenée à examiner la question de la violence à l’égard des femmes en politique dans quelques affaires.
38. Par exemple, dans l’affaire Afet Süreyya Eren c. Turquie (no 36617/07, 20 octobre 2015), la requérante avait été arrêtée en juin 1999 car elle était soupçonnée d’appartenir à une organisation politique illégale. Elle alléguait avoir subi en garde à vue des mauvais traitements qu’elle qualifiait de torture. Elle soutenait, en outre, que les autorités n’avaient pas mené d’enquête effective sur ses allégations de mauvais traitements. La Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention tant sous son volet matériel que sous son volet procédural. Eu égard en particulier à la nature et au degré des mauvais traitements infligés à la requérante et aux fortes présomptions pouvant être tirées des preuves que ceux-ci lui avaient été infligés dans le but d’obtenir d’elle des informations sur les liens présumés qu’elle entretenait avec une organisation politique illégale, la Cour a estimé que ces mauvais traitements avaient entraîné des souffrances très graves et cruelles qui ne pouvaient être qualifiées que de torture. Elle a également constaté que l’enquête puis la procédure pénale avaient été inadéquates et avaient donc emporté violation des obligations procédurales incombant à l’État au titre de l’article 3.
39. Dans l’affaire Staatkundig Gereformeerde Partij c. Pays-Bas ((déc.), no 58369/10, 10 juillet 2012), à la suite d’un jugement rendu par un tribunal régional dans la procédure civile engagée contre le requérant – un parti politique protestant très traditionnel – par plusieurs associations et organisations dans le but d’obliger l’État à prendre des mesures afin de contraindre ledit parti à ouvrir aux femmes ses listes de candidats aux élections aux organes représentatifs, celui-ci avait amendé ses Principes en décidant d’admettre les membres de sexe féminin, mais toujours sans leur permettre de se présenter à une élection pour une charge publique. En 2010, la Cour suprême avait jugé inacceptable la manière dont le parti avait mis ses convictions en pratique dans la désignation de candidats à des fonctions au sein d’organes représentatifs généraux. Elle avait également déclaré que l’État avait eu tort de considérer que son propre exercice de mise en balance lui permettait de s’abstenir de toute mesure contre cette pratique. La commission parlementaire permanente chargée de l’intérieur à la chambre basse du Parlement avait ensuite résolu d’attendre le dénouement de la procédure menée devant la Cour pour décider s’il y avait lieu ou non de prendre des mesures.
40. La Cour a déclaré la requête irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Elle a en particulier rappelé que la démocratie est l’unique modèle politique envisagé par la Convention et le seul qui soit compatible avec elle. Elle a ajouté que la progression vers l’égalité des sexes au sein des États membres empêche l’État de souscrire à l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire. Elle a estimé que le fait qu’aucune femme n’ait exprimé le souhait d’être candidate pour le parti requérant n’était pas un élément déterminant et qu’il n’était guère important de savoir si le refus de reconnaître un droit politique fondamental sur le seul fondement du sexe se trouvait expressément affirmé dans le règlement du parti requérant ou dans un quelconque autre document interne de celui-ci, dès lors que cette idée avait été embrassée publiquement et suivie dans la pratique. Elle a conclu que la position adoptée par le parti requérant était inacceptable, quelle que fût la conviction religieuse profonde sur laquelle elle reposait.
41. La présente affaire Patrício Monteiro Telo de Abreu c. Portugal concerne également la question de l’utilisation de stéréotypes dans la représentation des femmes en politique. Les juridictions internes ont souligné à juste titre que des symboles et des stéréotypes avaient été utilisés pour représenter Mme E.G. et elles ont compris qu’elles étaient confrontées à des images destinées à porter atteinte à son honneur et à sa réputation, voire à sa crédibilité en tant que personne impliquée en politique. Bien que les juridictions internes aient fini par décontextualiser les caricatures et par donner une interprétation qui ne tient pas compte du débat politique en cours, je souhaite souligner qu’elles ont à juste titre identifié la question de la violence à l’égard des femmes en politique sous sa forme de violence symbolique (paragraphe 10 ci-dessus).
4. Conclusion
42. La présente affaire est d’une nature telle que ses circonstances peuvent être considérées comme donnant un exemple de violence à l’égard des femmes en politique. L’égalité de genre reste un objectif à atteindre, en particulier en politique. La Cour doit être prête à ménager un juste équilibre chaque fois que cette question se posera dans une affaire dont elle sera saisie.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES KUCSKO-STADLMAYER ET SCHUKKING
(Traduction)
Nous avons voté avec nos collègues en faveur d’un constat de violation de l’article 10 de la Convention au motif que les juridictions portugaises ont infligé au requérant une sanction pénale malgré le contexte fortement politique – dont elles n’ont pas suffisamment tenu compte – dans lequel s’inscrivaient les caricatures publiées. Cette « décontextualisation » d’une publication est contraire à la notion de proportionnalité retenue par la Cour aux fins de la mise en balance des intérêts concurrents découlant des articles 10 (liberté d’expression) et 8 (droit à la réputation). L’appréciation de la proportionnalité par la Cour inclut des éléments liés tant au contenu qu’au contexte. Comme cela est exposé aux paragraphes 36 et 37 de l’arrêt, l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions au discours politique ou au débat sur des questions d’intérêt général. Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard des personnes ayant un statut public qu’à l’égard de simples particuliers. Les personnalités politiques doivent faire preuve d’une plus grande tolérance. Cela vaut également en l’espèce pour Mme E.G., qui était conseillère municipale à Elvas.
Les sanctions imposées en réponse à une publication constituent un autre critère d’appréciation de la proportionnalité. La jurisprudence de la Cour a rarement admis que des condamnations pénales puissent être prononcées pour sanctionner un discours politique, même lorsque les propos en cause étaient provocateurs, répugnants ou insultants. Si la Cour admet en principe une réponse pénale à des faits de diffamation, elle a cependant jugé que la position dominante des institutions de l’État commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 176, CEDH 2015, De Carolis et France Télévisions c. France, no 29313/10, § 44, 21 janvier 2016, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 58, CEDH 2011, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 66, CEDH 1999‑VI). Elle leur recommande, si nécessaire, le recours à d’autres types de mesures telles que les mesures disciplinaires ou civiles (Raichinov c. Bulgarie, no 47579/99, § 50, 20 avril 2006, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 34, CEDH 1999‑IV). Le fait que le requérant en l’espèce, lui‑même homme politique, ait été condamné pénalement à une amende de 1 800 EUR, en plus du versement d’une indemnité de 1 666 EUR à Mme E.G. pour dommage moral, a constitué pour nous un autre élément important pour conclure que la mise en balance effectuée par les tribunaux n’était pas suffisante.
Cette affaire présente cependant une caractéristique qui s’inscrit dans une problématique plus large, laquelle n’est pas spécifique à la jurisprudence de la Cour sur la liberté d’expression politique : la représentation visiblement sexiste des femmes politiques dans les caricatures politiques sur le blog d’un concurrent. À l’instar de notre collègue la juge Motoc, nous estimons que c’est à juste titre que les juridictions internes ont relevé les stéréotypes liés au genre, visibles et dénigrants, qui étaient exprimés dans les caricatures litigieuses. Les tribunaux ont eu raison d’inclure cet aspect dans leur analyse de la proportionnalité. Les images représentant Mme E.G. comme une prostituée sous l’apparence d’une truie à moitié nue, avec des bas de dentelle, un porte-jarretelle et des talons hauts, à côté du maire, ont porté atteinte non seulement à son honneur et à sa réputation en général, mais aussi à ses qualifications professionnelles et à sa crédibilité en tant que femme politique. Cela est d’autant plus visible qu’elle a été la seule à être représentée de manière sexiste, ses collègues masculins ne l’ont pas été. Le requérant lui‑même n’a pas soutenu que l’intéressée avait provoqué ce style ou qu’elle avait été la première à l’attaquer (voir, a contrario, Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 68354/01, § 34, 25 janvier 2007, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997‑IV). Même la satire doit accepter certaines limitations (Nikowitz et Verlagsgruppe News GmbH c. Autriche, no 5266/03, § 19, 22 février 2007).
Les stéréotypes liés au genre ouvrent la voie au mépris et à la discrimination à l’égard des femmes dans la vie professionnelle, et en particulier dans la vie politique. Si leur utilisation ne devrait pas en général faire l’objet de poursuites pénales, toutes les autorités de l’État doivent faire preuve de sensibilité dans les cas où des femmes sont victimes de tels stéréotypes, qu’il s’agisse de publications sérieuses ou de satire. Elles doivent également être conscientes de l’« effet dissuasif » que pareille utilisation pourrait avoir à l’égard d’autres femmes qui souhaiteraient entreprendre ou poursuivre une carrière politique. L’article 14 de la Convention interdit la discrimination fondée sur le sexe, et une attaque fondée sur le genre à l’égard d’une femme ne saurait se justifier au simple prétexte qu’il s’agit d’une remarque satirique. L’égalité des sexes en politique est loin d’être réalisée. L’aspect positif de cette affaire est que les juridictions internes ont reconnu que la réputation de femme politique de Mme E.G. nécessitait une protection particulière sur le terrain de l’article 8.
* * *
[1] Le sigle « CMR » est l’abréviation de « Câmara Municipal de Rondónia » (Mairie de Rondonie).
[2] Le sigle « PS » est l’abréviation de « Partido Socialista » (Parti Socialiste).
[3] Mona Lena Krook, ‘Violence Against Women in Politics’ in Journal of Democracy, Volume 28, Number 1, January 2017, pp. 74-88 (Article).
[5] Idem.
[6] ONU Femmes et PNUD, Prévenir la violence à l’égard des femmes dans les élections : Guide de programmation, consultable sur https://www.unwomen.org/fr/digital-library/publications/2017/11/preventing-violence-against-women-in-elections
[7] https://colombia.nimd.org/wp-content/uploads/2016/11/El-feno%cc%81meno-de-la-Violencia-contra-las-Mujeres-en-Poli%cc%81tica-Agosto-2017.pdf
[8] Union Interparlementaire et Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « Sexisme, harcèlement et violence à l’encontre des femmes parlementaires » (2016), consultable sur https://www.ipu.org/fr/ressources/publications/bulletins-thematiques/2016-10/sexisme-harcelement-et-violence-lencontre-des-femmes-parlementaires
[9] Union Interparlementaire et Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « Sexisme, harcèlement et violence à l’égard des femmes dans les parlements d’Europe » (2018), consultable sur https://www.ipu.org/fr/ressources/publications/bulletins-thematiques/2018-10/sexisme-harcelement-et-violence-legard-des-femmes-dans-les-parlements-deurope
[10] Union Interparlementaire, « D’après les chiffres de l’UIP, la violence à l’encontre des parlementaires, et surtout des femmes parlementaires, est en hausse », communiqué de presse, Genève, 3 décembre 2020, consultable sur https://www.ipu.org/fr/actualites/communiques-de-presse/2020-12/dapres-les-chiffres-de-luip-la-violence-lencontre-des-parlementaires-et-surtout-des-femmes-parlementaires
[12] Nations unies (2018), Résolution 73/148 adoptée par l’Assemblée générale le 17 décembre 2018, Intensification de l’action menée pour prévenir et éliminer toutes les formes de violence à l’égard des femmes et des filles : harcèlement sexuel, A/RES/73/148, consultable sur https://undocs.org/Home/Mobile?FinalSymbol=A%2Fres%2F73%2F148&Language=E&DeviceType=Desktop&LangRequested=False
[13] Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences sur la violence contre les femmes en politique adressé à l’Assemblée générale des Nations unies, consultable sur https://digitallibrary.un.org/record/1640483?ln=fr