DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE A.A.K. c. TÜRKİYE
(Requête no 56578/11)
ARRÊT
Art 8 • Vie privée • Mise sous tutelle judiciaire de la requérante, à l’issue d’une procédure ayant conclu qu’elle souffrait d’un trouble mental entravant sa capacité d’agir • Existence de garanties effectives dans la procédure interne pour prévenir les abus en veillant à ce que les droits et les intérêts de la requérante soient pris en compte • Participation de la requérante au processus décisionnel à tous les stades de la procédure • Mécanisme judiciaire ayant procédé avec l’équité et la diligence nécessaire ainsi qu’ayant rassemblé suffisamment d’éléments pour évaluer les facultés de la requérante et pour prévenir d’éventuelles injustices • Limitation de la mesure dans le temps et dans son objet • Possibilité de révision périodique de deux ans, aux fins de la levée de la mesure de tutelle • Mesure levée par un tribunal conformément aux conclusions d’une nouvelle expertise psychiatrique
STRASBOURG
3 octobre 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire A.A.K. c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
la requête (no 56578/11) dirigée contre la République de Türkiye et dont une ressortissante de cet État, Mme A.A.K. (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 17 juin 2011,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») la requête,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 septembre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne la mise sous tutelle judiciaire de la requérante, à l’issue d’une procédure où il a été conclu qu’elle souffrait d’un trouble mental entravant sa capacité d’agir. Elle soulève des questions sous l’angle des articles 6 et 8 de la Convention, pris isolément et combinés avec l’article 13.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1955 et réside à Yenipazar (Aydın). Elle a été représentée par Me S. Cengiz, avocat à İzmir.
3. Le Gouvernement a été représenté par sa co-agente Mme Aysun Akceviz, chef par intérim du Département des droits de l’homme du ministère de la Justice de la République de Türkiye.
1. La genèse de l’affaire
4. Les 18 et 21 janvier 2002, la requérante – architecte de profession et professeur de cours privés – fut examinée à l’Institut médicolégal aux fins de l’établissement de son tableau psychiatrique. Un trouble névrotique accompagné d’un état schizoïde léger fut diagnostiqué.
5. Le 13 octobre 2004, elle fut réexaminée par les médecins de l’Institut médicolégal. Selon le rapport rendu en conséquence, elle souffrait d’une schizophrénie ordinaire.
6. En décembre 2007, l’une de ses étudiantes en cours privé informa la requérante que l’institutrice N.E. de sa classe avait divulgué aux élèves une grande partie des questions préparées aux fins d’un concours départemental.
La requérante transmit cette dénonciation aux autorités compétentes. À l’occasion où N.E. avait tenté de lui parler, elle s’exclama : « espèce d’indigne, pourquoi as-tu volé les questions (...), je vais dévoiler toutes tes escroqueries ».
7. Le 14 mai 2008, une action publique fut introduite par le procureur de Yenipazar (« le procureur ») contre la requérante pour insulte contre un fonctionnaire, à savoir, N.E.
Dans son mémoire du 27 mai 2008, déposé lors de son procès, la requérante accusa le greffier H.C. d’avoir été recruté par des moyens illégaux. À l’audience du 23 octobre 2008, elle expliqua s’en être prise à H.C., parce qu’il l’avait perturbée « en l’éblouissant avec ses regards ».
8. Par un jugement du 6 novembre 2008, le tribunal d’instance de Yenipazar (« le tribunal ») condamna la requérante à dix mois d’emprisonnement avec sursis.
9. Le 7 juillet 2008, le procureur déféra à nouveau la requérante devant le tribunal pour insulte à un agent de l’État, à savoir H.C. Le 27 novembre 2008, elle fut également condamnée de ce chef à deux mois et quinze jours d’emprisonnement avec sursis.
10. Le 26 décembre 2008, le procureur fit appel de ce dernier jugement, estimant que le comportement ainsi que les dires et écrits confus de la requérante auraient nécessité qu’on procédât au préalable à une évaluation de sa capacité mentale.
11. Le 11 février 2009, l’institutrice N.E. s’est vu recevoir un blâme à l’issue d’une procédure disciplinaire pour entrave à l’équité d’un concours publique.
2. La mise sous tutelle judiciaire de la requérante
12. Le 10 avril 2009, le parquet d’Aydın chargea le procureur d’instruire sur la question de savoir si la requérante devait être mise sous tutelle en application de l’article 405 § 1 du code civil no 4721 (« CC » - paragraphe 40 ci‑dessous).
Le 4 mai suivant, le procureur demanda copie des dossiers des affaires pénales ayant impliqué la requérante. Après examen, le 12 mai 2009, il saisit le tribunal en vertu de l’article 405 § 2 du CC (ibidem).
13. Les débats furent ouverts devant le tribunal le 13 mai 2009. Le juge décida l’examen médical de la requérante à l’hôpital universitaire d’Adnan Menderes (« l’hôpital ») et l’établissement d’une liste des personnes qualifiées pour être son tuteur légal ainsi que d’un inventaire de son patrimoine.
Selon les informations communiquées au tribunal, la requérante ne disposait d’aucun bien immobilier ni d’épargne bancaire.
14. À une date non-précisée, la requérante demanda par écrit au barreau d’Aydın de lui désigner un avocat commis d’office, au titre d’assistance judiciaire.
15. Le tribunal tint sa première audience, le 4 juin 2009. Il s’avéra que la requérante s’était opposée à son examen médical à l’hôpital. Le juge ordonna à la direction de la sûreté locale d’exécuter cette mesure.
16. Par une décision du 11 juin 2009, le barreau d’Aydın écarta la demande d’assistance judiciaire de la requérante, au motif qu’elle avait un revenu mensuel se situant entre 600 et 1 000 livres turques, montant estimé suffisant pour mandater un conseil.
17. Le 10 juin 2009, le tribunal fut informé que le tuteur le plus apte à protéger les intérêts de la requérante serait H.K., à savoir son époux.
18. Le 29 juin 2009, la requérante forma opposition contre la décision du barreau d’Aydın (paragraphe 16 ci-dessus).
19. Le 9 juillet 2009, le barreau d’Aydın accueillit l’opposition de la requérante et chargea Me M.A. de la représenter ex gratia.
20. La seconde audience eut lieu le 16 juillet 2009, en présence de la requérante, qui informa le tribunal qu’un avocat du barreau d’Aydın allait la représenter et qu’elle avait bien passé l’examen médical requis.
Le tribunal prit acte du fait que le rapport médical y afférent était en train d’être mis au net.
21. Le 14 août 2009, le conseil de santé de l’hôpital émit son rapport d’évaluation psychiatrique, après avoir examiné la requérante : il y était précisé que celle‑ci souffrait de « troubles de la personnalité paranoïde » et, bien que n’étant plus en mesure d’apprécier la réalité des évènements, elle reniait fermement son état psychique. D’après les médecins, cela justifiait sa mise sous tutelle ; s’il était possible que la requérante guérisse de cette condition avec un traitement approprié, elle avait cependant refusé les soins proposés à cette fin.
Aux dires de la requérante, les médecins se seraient prononcés à l’abri d’une consultation ne remplissant pas les critères appropriés à cet acte médical.
22. Le 27 août 2009, Me M.A. fit part de sa démission au barreau d’Aydın, faisant valoir son profond désaccord avec la requérante qui lui avait exigé de récuser la juge du tribunal pour motif de partialité, en se fondant sur des raisons exclusivement personnelles, dépourvues de toute objectivité, c’est‑à‑dire contraires au droit.
23. Il ressort du dossier que le 19 septembre 2009, la requérante subit d’autres tests et un entretien psychologique, semble-t-il, au service de psychiatrie de la faculté de médecine légale de l’hôpital universitaire d’Istanbul.
24. À l’audience du 17 septembre 2009, Me M.A. déclara qu’elle s’était destituée de ses fonctions (paragraphe 22 ci-dessus) et que la requérante devait en être informée. Le tribunal donna lecture d’un mémoire télécopié, envoyé par la requérante.
25. Par une décision du 24 septembre 2009, le barreau d’Aydın considéra fondée l’excuse de Me M.A. puis annula l’aide judiciaire accordée à la requérante.
26. Lors de l’audience suivante du 1er octobre 2009, la requérante expliqua avoir demandé au barreau d’Istanbul de lui désigner un nouveau conseil, ainsi qu’avoir sollicité l’hôpital universitaire d’Istanbul aux fins d’une nouvelle expertise (paragraphe 23 ci-dessus).
27. Le 20 octobre 2009, le barreau d’Aydın informa le tribunal que l’aide judiciaire accordée à la requérante avait été révoquée et qu’aucun autre avocat ne serait commis d’office.
28. À l’audience du 22 octobre 2009, l’on donna lecture des procès‑verbaux, du fait du changement du juge. La requérante fut entendue à nouveau. Elle contesta le rapport d’expertise du 14 août 2009 (paragraphe 21 ci-dessus) et rappela qu’elle s’était déjà adressée à l’hôpital universitaire d’Istanbul pour une nouvelle évaluation (paragraphe 26 ci‑dessus).
Le tribunal assigna l’époux de la requérante à comparaître et, accueillant l’opposition que celle-ci a formée contre la première expertise, il décida de solliciter l’Institut médicolégal pour qu’il détermine si l’intéressée souffrait toujours de troubles justifiant sa mise sous tutelle.
29. À l’audience du 24 novembre 2009, la requérante était présente, accompagnée de son époux H.K. ; ce dernier déclara que, s’il était désigné, il assumerait la mission de tutelle avec toutes les responsabilités que cela impliquerait.
30. Le 23 décembre 2009, la requérante fut conduite à l’Institut médicolégal et examinée par le Conseil de spécialistes no 4, sous le numéro de consultation 2009/605. Le psychogramme établi à l’issue des entretiens révélait un état psychotique.
Toutefois, aux dires de la requérante, elle n’aurait passé aucun vrai examen à l’Institut médicolégal et tout aurait été décidé sur la base de son précédent dossier.
31. Le 21 janvier 2010, le tribunal, avec l’accord de la requérante, décida d’attendre que le rapport de l’Institut médicolégal soit finalisé.
32. Ce rapport fut versé au dossier le 29 janvier 2010. Faisant état des antécédents psychiatriques de la requérante (paragraphes 4 et 5 ci-dessus) et reconsidérant les nouveaux éléments du dossier, l’Institut médicolégal confirma que la requérante étant atteinte de « troubles paranoïdes » et n’ayant ainsi pas la capacité d’agir, il y avait lieu de lui désigner un tuteur.
L’Institut médicolégal précisa que ces troubles étaient d’un niveau et de nature propres à ôter la liberté de discerner et d’agir en conséquence, ainsi que la capacité d’analyser les évènements pour en tirer des conclusions saines. Aussi, la requérante n’était-elle pas en mesure d’identifier et protéger ses propres intérêts ni de résister aux influences manipulatrices d’autrui ; en bref, elle était incapable de s’engager dans quoi que ce soit de manière autonome et libre.
33. Le 2 mars 2010, H.K., appuyé par la requérante, contesta ce second rapport et demanda sa révision par la Plénière de l’Institut médicolégal d’Istanbul. Le tribunal écarta cette demande, au motif que le rapport critiqué ne présentait aucune contradiction et était donc suffisant pour asseoir un jugement.
Par un jugement prononcé le jour même, la requérante fut mise sous la tutelle de son époux H.K. Celui-ci devait s’acquitter de ce devoir pour une durée initiale de deux ans, susceptible d’être prolongée pour la même durée, si le tribunal était saisi d’une demande dans ce sens. Il ressort du dispositif que la mesure visait pour l’essentiel la gestion du patrimoine de la requérante, que H.K. avait été enjoint de rendre des comptes chaque année sur la gestion de l’inventaire des biens versé au dossier et que la direction foncière et les banques avaient été interdites de conclure avec l’intéressée un quelconque acte sans l’aval du tribunal.
34. Le 25 mars 2010, la requérante se pourvut elle-même en cassation, tirant notamment moyen de son exclusion du bénéfice d’un avocat lors de la procédure, de l’attitude partiale de la juge du tribunal qu’elle avait cherché en vain à récuser et du caractère non-probant du rapport de l’Institut médicolégal établi à sa charge (paragraphes 30 et 32 ci-dessus).
Par un arrêt du 6 décembre 2010, la Cour de cassation débouta la requérante, estimant le jugement attaqué conforme à la loi et à la procédure. L’arrêt fut notifié au tuteur H.K. le 14 janvier 2011.
35. La requérante introduisit un recours en rectification d’arrêt. Par une décision du 14 mars 2011, la Cour de cassation rejeta ce recours, au motif que cette voie était fermée contre les arrêts rendus dans les affaires de tutelle.
3. La demande de mainlevée de la mesure de tutelle
36. Le 9 juillet 2014, soit environ quatre ans et quatre mois plus tard, le tuteur H.K. saisit le tribunal d’instance de Nazilli pour demander la levée de la mesure de tutelle. Rappelant que l’hôpital avait auparavant précisé qu’un rétablissement de son épouse était possible sous traitement approprié (paragraphe 21 ci‑dessus), il soutint que la requérante ne montrait désormais plus aucun symptôme franc de maladie. Partant, H.K. demanda que deux hôpitaux universitaires soient chargés de procéder à une nouvelle expertise psychiatrique.
37. Le 11 juillet 2014, le tribunal accueillit cette demande et ordonna l’examen de la requérante par les services médicolégaux de l’hôpital universitaire d’Istanbul ainsi que par ceux de l’hôpital universitaire de Dokuz Eylül d’İzmir.
38. Le premier hôpital rendit son rapport circonstancié le 27 février 2015. Convaincus que la personnalité « obsessive-compulsive-narcissique » de la requérante n’atteignait plus un seuil assez grave pour compromettre sa santé mentale, les médecins conclurent qu’il n’y avait plus lieu de maintenir l’intéressée sous tutelle.
39. Par un jugement du 19 mars 2015, le tribunal entérina cette conclusion et leva la mesure attaquée.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La mise sous tutelle
40. L’article 405 §§ 1 et 2 du code civil no 4721 (« CC ») est ainsi libellé :
« 1. Est mise sous tutelle, toute personne adulte qui, en raison d’une maladie ou déficience mentale, n’est pas en mesure de subvenir à ses besoins, ou qui nécessite une aide permanente pour ses besoins et sa protection, ou bien qui met en péril la sécurité d’autrui.
2. Les instances administratives, les notaires et les tribunaux qui, dans l’exercice de leurs fonctions, constatent l’existence d’une situation nécessitant une mise sous tutelle doivent immédiatement en faire part à l’autorité de tutelle compétente. »
41. L’article 409 du CC dispose, de son côté, qu’il ne peut être statué sur une demande de placement sous tutelle pour cause de maladie mentale ou d’insuffisance des facultés mentales que sur le fondement d’un rapport médical. Selon cet article, le juge peut entendre l’intéressé avant de statuer, s’il l’estime nécessaire eu égard à la teneur du rapport médical.
42. Aux termes de l’article 414 du CC, le principe est de confier la mission de tutorat à l’époux ou à l’épouse de l’intéressé(e), sauf situation exceptionnelle. En vertu des articles 472 et 474, toute décision de placement sous tutelle peut être levée dès lors qu’elle ne se justifie plus à la lumière d’une expertise médicale. La demande de levée peut être présentée tant par la personne sous tutelle que par son tuteur.
43. D’après l’article 382 du Code de procédure civile no 6100, promulgué le 12 janvier 2011, les questions liées à la mise sous tutelle relèvent de la procédure non-contentieuse. Il s’agit d’une procédure simplifiée et inquisitoire, où il appartient au juge d’administrer ex officio les preuves et de mener de son propre chef toutes les investigations nécessaires avant de statuer. Il en allait exactement de même avant l’entrée en vigueur dudit code, mais sur le fondement des dispositions stipulées dans d’autres lois, car l’ancien code ne régissait pas expressément les procédures non-contentieuses.
44. L’article 36 de la Constitution consacre le droit de quiconque, demandeur ou défendeur, d’user de tous les moyens et voies légitimes à faire valoir sa cause, d’assurer sa défense et de bénéficier d’un procès équitable devant les instances judiciaires.
2. La commission d’office d’un avocat
45. Hormis l’aide juridictionnelle qui vise l’exemption des frais judiciaires selon le code de procédure civile, et dont l’octroi relève de la compétence des tribunaux, l’attribution d’un avocat commis d’office, au titre de l’assistance judiciaire, est régie par la loi no 1136 sur la profession d’avocat, tel que modifiée par la loi no 4667 du 2 mai 2001 et par le règlement no 25418 du 30 mars 2004. D’après l’article 176 de cette loi, l’assistance en question est fournie aux personnes n’étant pas en mesure d’assumer les frais de représentation par un avocat.
La demande d’assistance judiciaire – dûment étayée et documentée – est faite auprès du bureau constitué à cette fin au sein du barreau concerné ; ce bureau est composé d’avocats missionnés par le conseil d’administration du barreau ; un rejet de la demande est susceptible d’opposition devant le bâtonnier (article 178). Si la demande est accueillie, le bureau désigne un avocat commis d’office, lequel est tenu de mener à bien toutes les tâches relevant de la profession. Si l’avocat commis d’office demandait à être excusé de sa mission, il devrait verser au barreau un montant équivalant aux honoraires prévus pour celle-ci (article 179), sauf si la résignation est justifiée.
3. Les textes du Conseil de l’Europe
46. La Recommandation no R(99)4 adoptée le 23 février 1999 du Comité des ministres aux États membres sur les principes concernant la protection juridique des majeurs incapables (« Principes »), prévoit ce qui suit, en sa Partie II :
« Principe 1 – Respect des droits de l’homme
Concernant la protection des majeurs incapables, le principe fondamental servant de base à ceux dégagés dans le présent texte est le respect de la dignité de chaque personne en tant qu’être humain. Les lois, procédures et pratiques concernant la protection des majeurs incapables doivent reposer sur le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en tenant compte des restrictions de ces droits contenues dans les instruments juridiques internationaux pertinents.
Principe 7 – Caractère équitable et efficace de la procédure
1. Les procédures conduisant à l’adoption de mesures de protection de majeurs incapables devraient être équitables et efficaces.
2. Des garanties procédurales appropriées devraient être prévues pour protéger les droits de l’homme de la personne concernée et pour prévenir les abus éventuels.
Principe 8 – Prééminence des intérêts et du bien-être de la personne concernée
1. Lors de l’instauration ou de la mise en œuvre d’une mesure de protection d’un majeur incapable, les intérêts et le bien-être de ce dernier doivent être pris en compte de manière prééminente.
2. Ce principe implique notamment que le choix d’une personne pour représenter ou assister le majeur incapable doit être avant tout régi par l’aptitude de cette personne à protéger et à promouvoir les intérêts et le bien-être du majeur concerné.
3. Ce principe implique également que les biens du majeur incapable soient gérés et utilisés à son profit et pour assurer son bien-être.
Principe 9 – Respect des souhaits et des sentiments de la personne concernée
1. Lors de l’instauration ou de la mise en œuvre d’une mesure de protection d’un majeur incapable, il convient, dans la mesure du possible, de rechercher, de prendre en compte et de dûment respecter les souhaits passés et présents, et les sentiments de l’intéressé.
2. Ce principe implique en particulier que les souhaits de l’adulte concerné relatifs au choix d’une personne pour le représenter ou l’assister doivent être pris en compte et, dans la mesure du possible, dûment respectés.
3. Il en découle également qu’une personne représentant ou assistant un majeur incapable doit lui fournir des informations adéquates chaque fois que cela est possible et approprié, notamment en ce qui concerne toute décision importante affectant le majeur, et ce afin que ce dernier puisse exprimer son avis. »
47. Concernant le régime procédural y afférent, ladite Recommandation énonce :
« Principe 12 – Enquête et évaluation
1. Il conviendrait de prévoir des procédures appropriées en ce qui concerne l’enquête et l’évaluation des facultés personnelles de l’adulte.
2. Aucune mesure de protection ayant pour effet de restreindre la capacité juridique d’un majeur incapable ne devrait être prise à moins que la personne qui prend la mesure n’ait vu l’intéressé ou n’ait pris connaissance de sa situation et qu’un rapport récent, établi par au moins un expert qualifié, n’ait été produit. Le rapport devrait être écrit ou enregistré par écrit.
Principe 13 – Droit d’être entendu personnellement
La personne concernée devrait avoir le droit d’être entendue personnellement dans le cadre de toute procédure pouvant avoir une incidence sur sa capacité juridique.
Principe 14 – Durée, révision et recours
1. Les mesures de protection devraient, dans la mesure de ce qui est possible et indiqué, être d’une durée limitée. Il conviendrait d’envisager des révisions périodiques. (...)
3. Il conviendrait de prévoir des voies de recours appropriées. »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
1. Objet du litige et recevabilité
48. La requérante, déplorant que son incapacité juridique ait été prononcée sans motifs valables et en l’absence de l’assistance d’un conseil, se plaint notamment de ce que les juridictions internes n’auraient entrepris les démarches nécessaires pour lui assurer un avocat commis d’office et pour répondre à ses contestations à l’encontre des rapports médicaux ayant fondé sa mise sous tutelle ; en bref, le système judiciaire turc n’aurait pas été à même de la protéger contre cette mesure disproportionnée qui aurait ruiné son avenir.
À cet égard, la requérante allègue une violation de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention ainsi qu’une méconnaissance de son droit à la protection de sa vie privée au mépris de l’article 8, deux dispositions qu’elle invoque isolément et combinées avec l’article 13.
49. La Cour observe que les questions principales soulevées en l’espèce relèvent sans conteste de la sphère de la vie privée et familiale de la requérante, car étroitement liées à l’identité et à l’épanouissement personnel ainsi que le droit de nouer et de développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur ; la Cour ne voit en l’espèce pas de raisons particulières pour se départir de sa tendance générale de se placer sous l’angle de l’article 8 s’agissant de telles questions (voir, par exemple, Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001 I, H.F. c. Slovaquie, no 54797/00, § 47, 8 novembre 2005, et A.N. c. Lituanie, no 17280/08, § 107, 31 mai 2016).
50. En effet, dans la présente affaire, la différence entre le but visé par les garanties de l’article 6 § 1 et celui poursuivi par les garanties de l’article 8 ne justifie pas forcément l’examen des faits sous l’angle de chacune de ces deux dispositions (voir, par exemple, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, §§ 41 à 45, série A no 18, Bianchi c. Suisse, no 7548/04, § 113, 22 juin 2006, et Macready c. République tchèque, nos 4824/06 et 15512/08, § 41, 22 avril 2010), d’autant moins qu’en l’espèce la procédure litigieuse était régie par le principe inquisitoire, selon lequel, il appartient au tribunal de rechercher d’office la vérité (paragraphe 43 ci-dessus) ; la situation des parties dans les procédures fondées sur le principe inquisitoire est différente de celles fondées sur le principe du contradictoire, étant entendu qu’en l’occurrence le rôle actif du juge est un élément qui pourrait passer pour compenser une certaine inégalité des parties à la procédure, de façon à amoindrir l’importance d’un examen séparé sous l’angle de l’article 6 § 1.
51. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018, S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, § 243, 25 juin 2020, et plus récemment, Telek et autres c. Türkiye, nos 66763/17 et 2 autres, § 76, 21 mars 2023, et Calvi et C.G. c. Italie, no 46412/21, § 73, 6 juillet 2023), la Cour estime donc que, dans le cas présent, les griefs soulevés au regard des articles 6 § 1 et/ou 13 se trouvent absorbés par ceux tirés de l’article 8, sous son volet procédural (voir, par exemple, Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, §§ 56 et 57, CEDH 2002 I, Diamante et Pelliccioni c. Saint-Marin, no 32250/08, § 151, 27 septembre 2011, Anghel c. Italie, no 5968/09, § 69, 25 juin 2013, G.B. c. Lituanie, no 36137/13, § 113, 19 janvier 2016, et S.W. c. Royaume-Uni, no 87/18, § 78, 22 juin 2021), lequel couvre, non seulement, les procédures judiciaires, mais aussi les processus administratifs en jeu (paragraphe 65 ci-dessous).
Elle examinera donc la présente espèce sous l’angle de l’article 8 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...), à la sûreté publique, (...) à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
52. En l’absence d’exceptions préliminaires formulées par le Gouvernement, la Cour constate que, dans le cadre défini ci-avant, la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité.
Aussi la Cour la déclare-t-elle recevable.
2. Fond
1. Arguments des parties
a) La requérante
53. La requérante soutient qu’elle a tout simplement subi une sanction civile aussi injuste que draconienne, sans être dûment associée à la procédure par l’assistance d’un avocat, au mépris de la jurisprudence pertinente de la Cour (Jucius et Juciuvienė c. Lituanie, no 14414/03, 25 novembre 2008) et malgré la gravité de l’enjeu pour elle. En bref, le tribunal n’a pris aucune mesure pour lui assurer une représentation efficace lors de cette procédure, qui a finalement abouti à la restriction de sa capacité à agir.
54. En outre, la requérante précise que, même lors de la seconde procédure ayant abouti à la levée de la mesure de tutelle, le juge n’a jamais évalué son besoin d’assistance juridique (Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37, Granger c. Royaume-Uni, 28 mars 1990, § 47, série A no 174, et Timergaliyev c. Russie, no 40631/02, § 59, 14 octobre 2008).
55. Retournant aux faits de la cause, la requérante met en exergue les éléments suivants, selon lui, cruciaux pour apprécier l’équité de la procédure litigieuse :
– Yenipazar, district où le tribunal était sis, est une petite agglomération et les deux juges et deux procureurs en poste à l’époque étaient de connivence ;
– L’action de mise sous tutelle avait été introduite par l’un de ces procureurs, agacé par le nombre de plaintes déposées par la requérante ;
– L’avocate commise d’office par le barreau d’Aydın s’est résignée sans motif raisonnable ; or, ledit barreau ainsi que le tribunal ont accepté cette démission, sans entendre la requérante ni vérifier l’impact que cela pourrait avoir sur l’issue de son procès ;
– Le tribunal n’a jamais envisagé l’octroi d’une nouvelle aide juridictionnelle, contrairement à ses obligations en vertu de l’article 36 de la Constitution (paragraphe 44 ci-dessus), ni n’a assuré que la requérante subisse des examens psychiatriques approfondis avant de décider de la mettre sous tutelle.
56. Au-delà de cet aspect procédural, la requérante se plaint du fait d’avoir été déclarée incapable sur le fondement de rapports insuffisants que les médecins et l’Institut médicolégal avaient rédigés sur la base de ses antécédents médicaux lointains, sans dûment l’examiner ; à cet égard, elle martèle que ses contestations contre ces rapports n’ont jamais été prises en compte par le tribunal.
La requérante ajoute que le fait d’avoir été déclarée incapable à l’issue d’une telle procédure sur le fondement d’allégations fallacieuses d’un procureur a détruit son futur, alors qu’elle était une architecte diplômée d’une université réputée. Elle en déduit qu’en aucun cas sa mise sous tutelle ne pouvait présenter un intérêt quelconque susceptible de justifier la mesure disproportionnée dont elle a été victime pendant environ quatre ans.
57. Au demeurant, le dernier rapport d’expertise rendu par l’hôpital universitaire d’Istanbul (paragraphe 38 ci-dessus) aurait démontré que le diagnostic à l’origine de la déclaration d’incapacité était erroné. Selon la requérante, si H.K., son époux et tuteur, n’avait pas demandé la levée de cette mesure, elle aurait été condamnée à vivre dans l’incapacité d’agir, ce qui démontrerait que le système national n’offre aucune protection aux personnes vulnérables.
b) Le Gouvernement
58. Le Gouvernement rappelle d’emblée que la procédure litigieuse était régie par le principe inquisitoire, selon lequel il appartenait au tribunal de collecter d’office tous les éléments de preuve probants, ce qu’il n’a pas manqué de faire.
59. Pour ce qui concerne l’attribution d’un avocat commis d’office, le Gouvernement souligne que la demande y afférente de la requérante avait été accueillie en un premier temps par le barreau, mais que celui-ci a annulé sa décision par la suite en raison du comportement inacceptable de l’intéressée. Quoi qu’il en soit, cette décision n’aurait pas entraîné un désavantage significatif pour l’intéressée.
60. En effet, tout au long de la procédure, la requérante a été en mesure de comparaître aux audiences, de s’exprimer, de contester les éléments médicaux la concernant, d’être auditionnée par le juge et de se pourvoir en cassation.
61. Au vu de ces éléments, le Gouvernement estime que la requérante a bénéficié de toutes les garanties nécessaires d’une procédure inquisitoire et que si elle a été finalement mise sous tutelle, cette décision reposait sur des évaluations médicales objectives et avait sans contestation une base légale solide, à savoir l’article 405 du CC.
Quant à la question de « but légitime », le Gouvernement se réfère derechef aux deux expertises médicales effectuées par des spécialistes, et dont les conclusions ne prêteraient le flanc à aucune critique. Selon celles-ci, la requérante – qui avait refusé de se faire soigner – n’était pas en mesure de comprendre et protéger ses intérêts et la mesure litigieuse avait justement pour but de protéger ces derniers.
Du reste, l’ingérence litigieuse n’aurait entraîné aucune répercussion importante sur la vie privée de la requérante, celle-ci n’ayant jamais suggéré qu’elle en ait concrètement pâti ou qu’elle ait subi des préjudices disproportionnés au but poursuivi.
62. Le Gouvernement rappelle enfin que la mesure en question a bien été levée en vertu d’un nouveau rapport médical du 27 février 2015, ce qui démontre que le régime en place en Türkiye repose sur des garanties s’alignant parfaitement avec les principes pertinents posés tant par la Cour que par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe (paragraphes 46 et 47 ci-dessus).
2. Appréciation de la Cour
a) Principes et considérations généraux
63. Nul ne conteste que la décision de placer la requérante sous tutelle a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée. Cette ingérence était prévue par la loi – l’article 405 du CC (paragraphe 40 ci-dessus) – et elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection d’une personne inapte à pourvoir elle-même à ses intérêts en raison d’un trouble mental. Ces points ne prêtent d’ailleurs pas à controverse (voir, Ümit Bilgiç c. Turque, no 22398/05, § 112, 3 septembre 2013).
64. Quant à la nécessité de l’ingérence en question dans une société démocratique, la Cour rappelle que pour une question aussi complexe que celle consistant à déterminer les capacités mentales d’un individu, les autorités doivent en règle générale jouir d’une large marge d’appréciation ; celle-ci va toutefois de pair avec le devoir de la Cour d’exercer un contrôle plus rigoureux sur les privations de la capacité juridique, lesquelles constituent indéniablement une grave ingérence dans l’exercice par l’intéressé du droit au respect de sa vie privée garanti par l’article 8 de la Convention. Aussi, dans des affaires où des personnes atteintes de troubles mentaux se sont vu priver de la capacité juridique, la Cour accorde-t-elle une importance particulière à la qualité du processus décisionnel.
65. Si l’article 8 ne renferme aucune condition explicite de procédure, la Cour a défini les exigences procédurales nécessaires au respect des droits qui en découlent, qu’elle examine souvent en combinaison avec les principes dégagés, entre autres, de l’article 6, en ce sens que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d’ingérence doit être équitable et propre à respecter entièrement les intérêts protégés par cette disposition (voir, par exemple, Jucius et Juciuvienė, précité, § 30, Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, § 65, 16 février 2016, et Mehmet Ulusoy et autres c. Turquie, no 54969/09, § 109, 25 juin 2019). Cette exigence couvre ainsi les procédures administratives aussi bien que judiciaires, mais va aussi de pair avec l’objectif plus large consistant à assurer le juste respect, entre autres, de la vie privée, laquelle se trouve au cœur du présent litige (voir parmi d’autres, Golder, précité, § 36, McMichael c. Royaume-Uni, 24 février 1995, § 91, série A no 307-B, Bianchi, précité, § 112, et Tapia Gasca et D. c. Espagne, no 20272/06, §§ 111-113, 22 décembre 2009).
66. L’étendue de la marge d’appréciation dont les autorités jouissent dans ce domaine dépendra donc de la qualité du processus décisionnel : si la procédure a été gravement déficiente pour une raison ou pour une autre, les conclusions des autorités internes sont plus sujettes à caution (voir Principe 1 – paragraphe 46 ci-dessus ; Görgülü c. Allemagne, no 74969/01, § 52, 26 février 2004, Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, §§ 87-89,
CEDH 2008, Berková c. Slovaquie, no 67149/01, § 165, 24 mars 2009, Salontaji-Drobnjak c. Serbie, no 36500/05, §§ 141-143, 13 octobre 2009, Ümit Bilgiç, précité, § 113, Lashin c. Russie, no 33117/02, §§ 79 et 80, 22 janvier 2013, Ivinović c. Croatie, no 13006/13, §§ 36 et 37, 18 septembre 2014, et A.N., précité, §§ 116-118).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
1. Quant à l’exclusion alléguée du bénéfice d’un conseil commis d’office
67. En ce qui concerne l’aspect décisionnel et pour autant que la requérante dénonce son exclusion du bénéfice d’un avocat commis d’office, il convient de souligner que la Convention n’implique pas que l’État doive fournir une aide judiciaire gratuite dans toute contestation touchant à un « droit de caractère civil ». Toutefois, la Cour admet, à l’instar de la partie requérante (paragraphes 53 à 57 ci-dessus), que la procédure de l’espèce
– qui présentait un enjeu très sérieux – devait s’entourer des garanties procédurales appropriées permettant de protéger les droits de la requérante et de prendre en compte ses intérêts (voir, par exemple, H.F. c. Slovaquie, no 54797/00, § 44, 8 novembre 2005).
Au titre de pareilles garanties, l’article 8 peut en effet astreindre les autorités à fournir l’assistance d’un avocat quand cela se révèle indispensable à un accès effectif au juge (mutatis mutandis, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32, et Romanov c. Russie, no 63993/00, § 108, 20 octobre 2005), compte tenu justement de la gravité de l’enjeu pour l’intéressée (P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, § 100, CEDH 2002-VI, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 61, CEDH 2005-II, H.F. précité, § 37, et Ivinović, précité, § 45, in fine).
68. En l’espèce, si le 9 juillet 2009 le barreau d’Aydın avait finalement désigné Me M.A. en vue de représenter la requérante (paragraphes 19 et 20 ci-dessus), elle démissionna le 27 août suivant – sans jamais participer à la procédure –, au motif que la requérante lui avait exigé de récuser la juge du tribunal pour des motifs inacceptables (paragraphes 22 et 25 ci-dessus) ; il y avait donc bien eu un contact entre les deux protagonistes (comparer mutatis mutandis avec Salontaji-Drobnjak, précité, § 127). Par la suite, le barreau d’Aydın fit savoir qu’aucun autre avocat n’allait être désigné (paragraphe 27 ci-dessus) et le barreau d’Istanbul semble également avoir refusé de donner suite à la demande d’assistance judiciaire de la requérante (paragraphe 26 ci‑dessus). Le tribunal non plus n’a pas réagi d’office, étant entendu que le dossier ne comprend aucune trace d’une demande d’assistance judiciaire quelconque adressée directement au juge.
69. Quant à la question de savoir si la conduite de Me M.A. démissionnaire peut constituer une circonstance particulière susceptible d’engager la responsabilité de l’État au titre de la Convention (Tuziński c. Pologne (déc.), no 40140/98, 30 mars 1999) et/ou au regard de l’article 36 de la Constitution – comme la requérante le suggère (paragraphe 55, in fine, ci-dessus) – et si, par conséquent, le tribunal – avisé de la situation – devait d’office remplacer cette avocate pour que la requérante ne soit pas privée en pratique d’une assistance effective (Bertuzzi c. France, no 36378/97, § 30, CEDH 2003-III), la Cour estime pouvoir y répondre par la négative, car les garanties procédurales appropriées dont il est question ici (paragraphe 65 ci‑dessus) ne se limitent pas à l’octroi d’une assistance judiciaire.
70. Dans ce contexte, il faut rappeler que, dans de nombreux cas, le fait qu’un individu doive être placé sous tutelle parce qu’il n’aurait pas la capacité d’administrer ses affaires – comme en l’espèce – ne signifie pas qu’il est incapable de se prononcer sur sa situation ; dans de tels cas, il est essentiel que la personne concernée ait accès à un tribunal et ait la possibilité d’être entendue en personne (voir Jucius et Juciuvienė, précité, § 30 et A.N., précité, § 90).
La Cour doit donc vérifier si, eu égard aux particularités de l’espèce et notamment à la gravité des décisions à prendre, la requérante a été suffisamment associée au processus décisionnel, considéré dans son ensemble, pour assurer la protection requise de ses intérêts, faute de quoi il y aurait eu manquement à sa vie privée, car l’ingérence ne saurait être considérée comme « nécessaire » au sens de l’article 8 (voir, ibidem, et W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 64, série A no 121).
2. Quant à la participation de la requérante au processus décisionnel
71. Retournant aux faits de la cause, la Cour observe que, nonobstant son tableau psychique, la requérante avait entière connaissance de la demande de déclaration d’incapacité introduite par le parquet (comparer avec Chtoukatourov, précité, § 69) ainsi qu’une capacité suffisante de présenter sa cause (McVicar c. Royaume-Uni, no 46311/99, §§ 48-62, CEDH 2002-III, et Steel et Morris, précité, § 61) ; elle a d’ailleurs pris effectivement part au processus, tout au long des audiences qui s’ensuivirent, et où le tribunal a bénéficié d’un rapport direct avec l’intéressée (comparer avec Chtoukatourov, précité, § 91, et A.N., précité, § 120).
En effet, à partir du 14 mai 2009, date de l’audience préparatoire, le 15 juin 2009, la requérante a informé le tribunal qu’elle souhaitait poursuivre la procédure par le biais de son avocate et, à la suite de la démission de celle-ci, elle a souvent comparu elle-même aux audiences consécutives et entendu en ses dires ; le 16 juillet 2009, elle s’expliqua sur l’examen qu’elle avait passé à l’hôpital universitaire d’Adnan Menderes ; le 17 septembre 2009, elle fit parvenir un mémoire par courriel, dont lecture a été donnée ; le 1er octobre 2009, elle informa le tribunal de sa demande de réexamen à l’hôpital universitaire d’Istanbul ; le 22 octobre 2009, elle fut entendue par le nouveau juge et contesta le rapport d’expertise du 14 août 2009 demandant son transfert à l’Institut médicolégal, et cette demande a été accueillie (comparer mutatis mutandis avec Salontaji-Drobnjak, précité, § 127) ; le 24 novembre 2009, la requérante comparut avec son époux H.K. ; le 21 janvier 2010, elle fut réentendue par le juge ; le 2 mars 2010, elle soutint la contestation formée par son époux contre le rapport de l’Institut médicolégal ; le 2 mars 2010, l’opposition précédente a été rejetée et la procédure s’est clôturée en sa présence (comparer, ibidem).
72. Ainsi, s’agissant de la procédure de première instance, même si la teneur exacte de tous les dires de la requérante ne ressort pas des documents qu’elle a versés au dossier, celle-ci devrait passer pour avoir été suffisamment associée au processus décisionnel de manière à lui permettre de défendre sa cause, mais aussi pour permettre au tribunal de se former sa propre opinion sur ses capacités mentales, comme le veut l’article 409 du CC (paragraphe 41 ci-dessus), la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, Kovalev c. Russie, no 78145/01, §§ 35-37, 10 mai 2007 – comparer avec Chtoukatourov, précité, §§ 72, 73 et 91, et A.N., précité, § 120) et le Principe 13 (paragraphe 47 ci-dessus).
73. Par ailleurs, il convient de souligner qu’en l’espèce, la procédure litigieuse était régie par le principe inquisitoire selon lequel il appartenait au tribunal de rechercher d’office la vérité. Le droit de procédure civile turc (paragraphe 43 ci-dessus) impose en effet au tribunal statuant sur la capacité juridique d’un individu de rassembler toutes les preuves nécessaires, et ce, que les parties les aient proposées ou non (pour une situation comparable, voir, H.F., précité, § 38).
3. Quant à l’équité du processus décisionnel
74. Avant de se pencher sur l’examen entrepris par le tribunal, il convient de répondre d’abord aux arguments que la requérante tire de son manque d’impartialité et de la connivence qui aurait uni les quatre magistrats de la petite agglomération de Yenipazar, dont le procureur qui aurait requis son placement sous tutelle, parce qu’agacé par les plaintes qu’elle avait déposées (paragraphe 55 ci-dessus).
75. En premier lieu, la Cour observe qu’en l’espèce, Me M.A. n’a pas présenté au tribunal la demande de récusation – qualifiée d’abusive – de la requérante (paragraphe 22 ci-dessus) et rien n’indique que celle-ci ait personnellement récusé la juge ayant initialement siégé ou son remplaçant (paragraphe 28 ci-dessus) ni entrepris une quelconque démarche contre le procureur qu’elle accuse d’avoir demandé sa mise sous tutelle par animosité.
76. Au demeurant, il faut rappeler que « l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à la preuve du contraire » (voir, par exemple, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 94, CEDH 2009), l’élément déterminant consistant à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de la requérante comme objectivement justifiées (ibidem, § 96, Wettstein c. Suisse, no 33958/96, § 44, CEDH 2000-XII, et Pabla Ky c. Finlande, no 47221/99, § 30, CEDH 2004-V). Or, que les quatre magistrats de Yenipazar se connaissent en qualité de confrères ne saurait assurément suffire en soi à considérer comme objectivement justifiés des doutes quant à leur impartialité (voir, par exemple, Steck-Risch et autres c. Liechtenstein, no 63151/00, § 48, 19 mai 2005), étant entendu que les griefs tirés de la partialité ne devraient pas être susceptibles de paralyser le système juridique d’un État défendeur et que dans de petites juridictions locales, telles que celle de Yenipazar, l’administration de la justice pourrait être indûment entravée par l’application de normes trop strictes à cet égard (voir, mutatis mutandis, A.K. c. Liechtenstein, no 38191/12, § 82, 9 juillet 2015, Nicholas c. Chypre, no 63246/10, § 63, 9 janvier 2018, et Koulias c. Chypre, no 48781/12, § 62, 26 mai 2020).
77. Cela étant dit, la Cour rappelle que, si les premiers diagnostics psychiatriques de la requérante remontent à 2002 et 2004 (paragraphes 5 et 6 ci‑dessus), de nouveaux examens intervinrent après l’ouverture de la procédure de mise sous tutelle le 10 avril 2009 (paragraphe 14 ci-dessus) et le tribunal avait tranché sur le fondement de ces examens, dont la requérante était parfaitement consciente de l’objet (comparer, Chtoukatourov, précité, § 69). En fait, le 14 août 2009, le conseil de santé de l’hôpital universitaire d’Adnan Menderes a conclu que les « troubles de la personnalité paranoïde » observés chez la requérante étaient de nature à justifier sa mise sous tutelle (paragraphe 21 ci-dessus) ; si l’intéressée affirme n’avoir pas été dûment examinée à cette occasion (paragraphe 56 in limine ci-dessus), cela est contredit par la teneur dudit rapport ; quoi qu’il en soit, après avoir subi d’autres tests et un entretien psychologique à l’hôpital universitaire d’Istanbul (paragraphe 23 ci-dessus), la requérante a contesté les résultats dudit rapport et, contrairement à ce qu’elle laisse entendre (paragraphe 56 in fine ci-dessus) le tribunal a accueilli cette demande (paragraphe 28 ci-dessus) ; le 23 décembre 2009, une contre-expertise a ainsi été réalisée par le Conseil de spécialistes no 4 à l’Institut médicolégal (paragraphe 30 ci-dessus), dont la neutralité n’a jamais été mise en cause (Lashin, précité, § 87), et dont les conclusions versées au dossier le 29 janvier 2010 étaient suffisamment claires (paragraphe 32 ci-dessus) quant aux conséquences éventuelles des troubles de la requérante sur ses intérêts matériels (comparer, Chtoukatourov, précité, § 93), de sorte que le rejet de la seconde opposition formée contre ce dernier rapport (paragraphe 33 ci-dessus) ne saurait prêter à conséquence.
Ainsi, la Cour ne saurait suivre la partie requérante lorsqu’elle reproche au tribunal d’avoir omis d’asseoir son jugement sur « des examens psychiatriques approfondis » (paragraphe 55 in fine ci-dessus), sans aucunement en étayer les raisons.
78. Le dernier examen médical susmentionné, effectué par des experts qualifiés en date du 23 décembre 2009, soit trois mois et une semaine avant l’adoption du jugement de première instance et moins d’un an avant l’arrêt de cassation, doit donc être considéré comme « récent » (comparer avec H.F., précité, §§ 41 et 42, Lashin, précité, §§ 83 à 86, Nikolyan c. Arménie, no 74438/14, § 124, 3 octobre 2019) et probant au sens de la jurisprudence de la Cour et du Principe 12 (paragraphe 47 ci-dessus).
79. Par ailleurs, cette procédure a connu deux degrés de juridictions (comparer avec A.N., précité, § 120) ; la requérante s’est elle-même pourvue devant la Cour de cassation, dont le rôle pouvait être décisif pour effacer une éventuelle violation initiale de la Convention (De Haan c. Pays-Bas, 26 août 1997, § 54, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV). Certes, ce recours a été rejeté, mais la requérante ne s’en plaint point devant la Cour.
80. Au vu de ce qui précède, le mécanisme judiciaire de Türkiye doit passer pour avoir procédé avec l’équité et la diligence nécessaire ainsi qu’avoir rassemblé suffisamment d’éléments pour évaluer les facultés de la requérante et pour prévenir d’éventuelles injustices (voir Principe 7 – paragraphe 46 ci-dessus ; comparer, H.F., précité, § 44).
4. Les tenants et aboutissants de la mesure imposée à la requérante
81. À ce sujet, il importe de souligner qu’aux termes du jugement du 2 mars 2010 (paragraphe 33 ci-dessus), la restriction de la capacité juridique imposée à la requérante n’était pas totale, était limitée dans le temps et pouvait être contestée par la requérante elle-même (comparer, par exemple, Chtoukatourov, précité, §§ 90 et 94, Stanev, précité, §§ 239 et 240, Lashin, précité, § 90, A.N., précité §§ 111, 123 et 126, et Nikolyan, précité, § 122).
En l’espèce, la mesure litigieuse visait la gestion du patrimoine de la requérante par son époux et tuteur H.K. – dont la désignation convenait sans doute à la requérante (voir Principes 8 et 9 – paragraphe 46 ci-dessus) –, sur la base d’un inventaire des biens, et elle était assortie d’une interdiction de conclure des actes fonciers et bancaires sans l’aval du tribunal. Les pouvoirs du tuteur de représenter la requérante ne couvraient donc que les biens et les affaires financières de cette dernière (paragraphe 13 ci-dessus) dans la mesure prévue dans le jugement y afférent (pour situation similaire, en droit finlandais, voir A.-M.V. c. Finlande, no 53251/13, § 85, 23 mars 2017).
82. D’ailleurs, il y a lieu de noter que cette mesure avait été imposée pour une durée initiale de deux ans, susceptible d’être prolongée pour la même durée ; il s’ensuit qu’en l’espèce, conformément au droit interne (paragraphe 42 ci-dessus), la requérante bénéficiait – à l’instar de son époux – d’une possibilité de révision périodique de deux ans, aux fins de la levée de la mesure de tutelle (voir Principe 14 – Ümit Bilgiç, précité, § 114 ; comparer, Drobnjak, précité, § 134, et Stanev, précité, § 239).
83. Il s’agit-là d’une garantie cruciale : le droit de demander à un tribunal de réviser une déclaration d’incapacité s’avère l’un des plus importants pour l’individu concerné car, une fois engagée, une telle procédure est déterminante pour ses droits et obligations de caractère civil (Stanev, précité, § 233, et Lashin, précité, §§ 79 à 81) et, plus précisément, pour l’exercice de l’ensemble des droits et libertés affectés par la déclaration d’incapacité ; ce droit constitue l’un des droits procéduraux essentiels pour la protection des personnes déclarées partiellement incapables, comme la requérante (Stanev, précité, § 241). Il y va par ailleurs de l’importance croissante accordée aujourd’hui à l’octroi d’une autonomie juridique optimale aux personnes atteintes de troubles mentaux tant par les droits nationaux au niveau européen que les instruments internationaux de protection de ces personnes, dont la Recommandation no R (99) 4 précitée (paragraphes 46 et 47 ci-dessus) (voir, notamment, Matter c. Slovaquie, no 31534/96, §§ 51 et 68, 5 juillet 1999, Stanev, précité, §§ 243 à 245, et A.N., précité, § 126).
84. En l’espèce, le dossier ainsi que les observations de la requérante ne comprennent pas de mention exacte quant à savoir pourquoi aucune révision n’a été demandée au terme de la durée initiale de deux ans, étant donné que la requérante était toujours sous tutelle en mars 2014 (paragraphe 36 ci-dessus).
Quoi qu’il en soit, le 9 juillet 2014, H.K. introduisit une telle demande devant le tribunal d’instance de Nazilli et, conformément aux conclusions d’une nouvelle expertise psychiatrique de l’hôpital universitaire d’Istanbul, ledit tribunal prononça en date du 19 mars 2015 la levée de la mesure de tutelle litigieuse (paragraphes 36 à 39 et 42 ci-dessus).
85. Contrairement à ce que la partie requérante suggère (paragraphe 57 ci-dessus), ces dernières conclusions médicales n’invalidaient en rien celles à l’origine de la mise sous tutelle, car aucune expertise effectuée jusqu’alors n’avait fait état d’un tableau clinique incurable ; enfin, il n’y a nul besoin de spéculer sur ce qu’il serait advenu si H.K. n’avait pas entrepris cette démarche, car la loi autorisait la requérante à le faire elle-même (paragraphe 42 in fine ci-dessus).
86. À la lumière de ce qui précède, la Cour souligne la nécessité pour les autorités internes de parvenir à un équilibre entre le respect de la dignité et de l’autodétermination de l’individu, ainsi que la nécessité de protéger celui-ci et de sauvegarder ses intérêts, en particulier dans des circonstances où ses capacités ou son cas spécifique le placent dans une situation de vulnérabilité.
Dans ce contexte, la Cour estime qu’un juste équilibre a été trouvé en l’espèce : il existait des garanties effectives dans la procédure interne pour prévenir les abus – comme l’exigent la Convention et les normes pertinentes du droit international – en veillant à ce que les droits et les intérêts de la requérante soient pris en compte.
Celle-ci a été associée à tous les stades de la procédure : elle a été entendue en personne et pu faire valoir ses arguments. L’ingérence relevait de juridictions internes compétentes et impartiales, et la mesure qu’elles ont prise était conforme à l’objectif légitime de protection des intérêts patrimoniaux de la requérante, et dans un sens plus large de son bien-être ; vu sa limitation dans le temps et dans son objet, ainsi que les voies de droit interne prévues pour en obtenir la levée, rien ne permet de penser que cette mesure était disproportionnée et/ou inadaptée à la situation de la requérante.
5. Conclusion
87. Partant, la Cour juge qu’en l’espèce l’incapacité partielle initialement prononcée dans le chef de la requérante pouvait passer pour nécessaire dans une société démocratique, et que, de ce fait, elle n’a pas emporté violation de l’article 8 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 octobre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge A. Bårdsen.
A.R.B.
H.B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE BÅRDSEN
88. Je souscris à la conclusion de mes collègues selon laquelle il n’y a pas eu violation de la Convention dans la présente affaire. Je me suis rangé à cette conclusion avec un peu d’hésitation, et je souhaiterais exposer les raisons de mes interrogations.
89. Bien que la Cour ait choisi d’examiner l’affaire sous le seul angle de l’article 8 de la Convention, l’article 6 § 1 n’est pas sans portée en l’espèce. En effet, en ce qui concerne l’accès à l’assistance juridique dans un tel contexte, l’article 8 doit être interprété et appliqué à la lumière des principes développés sur le terrain de l’article 6 § 1. Cette perspective étant peu présente dans l’arrêt, et étant donné que l’assistance d’un avocat peut être exigée même dans le cadre d’une procédure inquisitoire, je voudrais pour ma part renforcer les six éléments suivants.
90. Premièrement, je souligne que les personnes concernées par une procédure de tutelle doivent en général être considérées comme vulnérables. Des garanties procédurales spéciales peuvent s’avérer nécessaires pour protéger les intérêts des personnes qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte. Or en l’espèce, les autorités ont établi que la requérante souffrait d’une maladie mentale grave qui entraînait des conséquences directes sur sa capacité à prendre des décisions éclairées pour son propre compte.
91. Deuxièmement, je rappelle que dans les procédures de tutelle, il est souvent nécessaire – et tel était le cas en l’espèce – d’examiner non seulement les questions juridiques, mais aussi d’évaluer de manière approfondie la santé mentale des intéressés et leurs interactions avec autrui. Dès lors que la requérante était considérée comme gravement malade, elle ne pouvait raisonnablement être présumée capable de faire face aux appréciations juridiques et médicales de manière constructive.
92. Troisièmement, je note que la requérante n’avait pas de tuteur à l’époque des faits. Elle ne pouvait elle-même assumer le coût d’une assistance juridique. Si, dans un premier temps, une avocate avait été désignée pour assister la requérante, c’est précisément parce qu’il avait été jugé nécessaire d’accorder à celle-ci une aide juridique.
93. Quatrièmement, le fait que l’avocate désignée se soit désistée en raison d’un « comportement inacceptable » de la part de la requérante ne peut être retenu contre cette dernière. Le comportement en question traduisait un manque de confiance de la requérante envers la juge du tribunal administratif. Comme cela a déjà été souligné, la requérante était supposée souffrir de troubles mentaux très graves, notamment de paranoïa. C’est précisément pour ces raisons que l’assistance d’un avocat lui aurait été bénéfique.
94. Cinquièmement, eu égard à la situation dans laquelle la requérante se trouvait devant le tribunal administratif lorsque l’avocate désignée s’est désistée, et compte tenu des considérations qui précèdent, le tribunal aurait eu des raisons solides pour examiner d’office s’il fallait désigner un autre avocat. Or il n’existe aucune trace d’un tel examen.
95. Sixièmement, dès lors que l’on rappelle à nouveau le fait que la requérante n’était pas en mesure, selon le Gouvernement, de prendre des décisions éclairées pour son propre compte, le fait qu’elle n’ait pas demandé au tribunal de désigner un nouvel avocat n’est guère pertinent. En outre, bien que la requérante ait dénoncé dans son recours l’absence d’accès à un avocat, la décision très succincte de la Cour de cassation ne porte aucune appréciation sur cette question.
9. Malgré les arguments que j’ai exposés ci-dessus, j’ai voté en faveur d’un constat de non-violation de l’article 8. En effet, je souscris à l’avis de mes collègues selon lequel, eu égard à l’ensemble des faits de l’affaire, notamment à toutes les mesures prises pour sauvegarder les intérêts de la requérante, il n’y a pas eu de manquement crucial dans la protection de la vie privée de la requérante telle que garantie par l’article 8 de la Convention.