J'ai l'honneur de vous déférer aux fins d'examen par le Conseil Constitutionnel et conformément aux dispositions de l'article 61 de la Constitution, le texte de la loi relative aux assurances maladie, invalidité et maternité des exploitants agricoles et des membres non salariés de leur famille, récemment adoptée par le Parlement.
Le Gouvernement estime en effet que certaines dispositions de l'article 1er de ladite loi qui résultent d'amendements formulés par des membres du Parlement, contreviennent à la règle énoncée par l'article 40 de la Constitution.
Ces dispositions sont les suivantes : - ARTICLE 1106 : 1 du Code Rural - paragraphe 3°, alinéa second, - paragraphe 4°, alinéa troisième, en tant qu'il vise les enfants de plus de seize ans placés en apprentissage, - paragraphe 4°, alinéa cinquième, en tant qu'il vise les enfants de moins de vingt ans autres que ceux dans l'impossibilité permanente de se livrer à une activité rémunératrice.
- ARTICLE 1106 : 3 du Code rural - paragraphe 2°, en tant qu'il vise les conjoints des exploitants.
NOTE
sur la constitutionnalité de certaines dispositions de l'article 1er de la loi relative aux assurances maladie, invalidité et maternité des exploitants agricoles et des membres non salariés de leur famille.
I- La loi relative aux assurances maladie, invalidité et maternité des exploitants agricoles et des membres non salariés de leur famille est issue d'un projet déposé par le Gouvernement en avril 1960. Cette loi décide l'institution d'un nouveau régime d'assurances sociales obligatoires applicable à six millions et demi de personnes et dont le financement est assuré par les cotisations des affiliés ainsi que par une subvention de l'Etat fixée annuellement lors du vote du budget. Il a été précisé que le montant de cette subvention n'aurait, en droit, aucun rapport avec le volume global des dépenses du régime : tous les amendements tendant à affirmer le contraire ont été repoussés par le Parlement.
Tirant argument de ces dispositions, la Commission des Finances du Sénat a estimé possible d'accueillir, sans que soit retenue l'irrecevabilité prévue à l'article 40 de la Constitution, divers amendements d'origine parlementaire ayant pour objet soit de créer des catégories nouvelles de bénéficiaires, soit d'élargir le champ d'application des prestations définies par le projet de loi : elle a considéré, en effet, que les dépenses supplémentaires entraînées par ces amendements auraient pour seule conséquence une augmentation des cotisations demandées aux exploitants agricoles et et qu'elles étaient, dès lors, sans incidence sur les finances de l'Etat.
Le Sénat a, dans ces conditions, adopté trois amendements, qui ont été repris avec certaines modifications ou simplement confirmés par l'Assemblée Nationale. Ces amendements, qui se rapportent tous à l'article 1er de la loi, ont les objets suivants : 1) A l'article 1106-1 du Code Rural, paragraphe 3, alinéa second : l'inclusion dans le régime institué par la loi, des anciens exploitants agricoles titulaires de l'allocation de vieillesse mais n'ayant pas cotisé pendant une période d'au moins cinq ans.
2) A l'article 1106-1 du Code Rural, paragraphe 4, alinéas troisième et cinquième : l'assimilation aux enfants à charge, d'une part, des apprentis de moins de dix-sept ans, au lieu de seize ans, et, d'autre part, des enfants de moins de vingt ans se trouvant dans l'impossibilité totale et contrôlée de travailler, alors que le texte gouvernemental prévoyait l'impossibilité permanente.
3) A l'article 1106-3 du Code rural, paragraphe 2 : l'extension aux conjoints des exploitants agricoles du bénéfice des prestations d'invalidité.
3) A l'article 1106-3 du Code rural, paragraphe 2 : l'extension aux conjoints des exploitants agricoles du bénéfice des prestations d'invalidité.
II : Le caractère onéreux de ces divers amendements n'est pas contesté : leur coût annuel, en période de fonctionnement normal du nouveau régime serait proche de 100 millions de Nouveaux Francs, sans préjudice des répercussions que les mesures ainsi adoptées ne manqueraient pas d'avoir très rapidement sur d'autres régimes de sécurité sociale.
Pour ce motif, le Gouvernement a expressément invoqué, devant le Sénat, l'irrecevabilité découlant de l'article 40 de la Constitution : mais, à l'inverse de ce qui est prévu par l'article 41 de la Constitution, il n'était pas possible au Gouvernement de déférer directement au Conseil Constitutionnel le litige né de l'interprétation divergente donnée par la Commission des Finances du Sénat, dans le cadre des pouvoirs que cette Commission tient de l'article 45-2 du règlement de ladite Assemblée.
C'est pourquoi le Gouvernement, à défaut d'autre moyen d'intervention immédiate, s'est expressément réservé le droit de saisir le Conseil Constitutionnel du texte de la loi, après son vote définitif par les deux Assemblées, mais avant sa promulgation, selon la procédure prévue à l'article 61 de la Constitution. Cette intention a été clairement exprimée à plusieurs reprises par les représentants qualifiés du Gouvernement et notamment devant le Sénat, lors de la première lecture du texte ayant abouti à l'adoption des amendements litigieux (séance du 20 octobre 1960, p 1325), puis, lors de la seconde lecture devant l'Assemblée Nationale (1ère séance du 23 novembre 1960, p 3998) et devant le Sénat, (séance du 7 décembre 1960, pp 2233 et 2251, déclaration du Ministre du Travail, au nom du Gouvernement).
Il appartient donc au Conseil Constitutionnel, régulièrement saisi, de se prononcer, dans le délai d'un mois, sur la constitutionnalité des diverses dispositions susmentionnées de l'article 1er de la loi qui lui est déférée.
III : L'article 40 de la Constitution dispose que "les propositions ou amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence, soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique".
Or, l'expression "charges publiques" a une portée plus large que celle de "charges de l'Etat", qui correspond aux seules dépenses du budget ou du Trésor et qui figure d'ailleurs à l'article 34 de la Constitution ainsi qu'aux articles 1er et 6 de l'ordonnance n 59-2 du 2 janvier 1959 portant loi organique relative aux lois de finances. S'il en était autrement, on ne comprendrait pas que les mots "charges de l'Etat" n'aient pas été inscrits à l'article 40 de la Constitution comme ils le sont à l'article 34.
En réalité, la Constitution ne pouvait pas, dans ce domaine particulier, entrer dans les détails et procéder par énumération, comme l'aurait fait une loi ou un règlement, pour préciser le sens des mots "charges publiques". Il convient donc de rechercher les charges, autres que celles de l'Etat, auxquelles il est possible d'appliquer la qualification de "charges publiques".
Une première catégorie est constituée, sans discussion possible, par les dépenses et obligations financières mises à la charge des collectivités publiques : départements, communes, établissements publics.
Dans une seconde catégorie doivent être rangées les dépenses et obligations financières mises à la charge des entreprises publiques et sociétés nationales, dont les résultats, bénéficiaires ou déficitaires, intéressent directement l'Etat, seul détenteur du capital de ces entreprises.
Une troisième catégorie, enfin, est constituée par les charges de la Sécurité sociale, dont le caractère de "charges publiques" peut être affirmé à l'aide de multiples considérations.
IV : Les travaux préparatoires de la Constitution fournissent, en premier lieu, des indications très précises sur les intentions qui ont animé le Gouvernement dans l'élaboration de la règle actuellement inscrite à l'article 40 de la Constitution et qui figurait, à l'origine, dans l'article 35 de l'avant-projet soumis au Comité Consultatif Constitutionnel.
Lors de la discussion de cet article devant le Comité Consultatif Constitutionnel, le Commissaire du Gouvernement eut l'occasion de déclarer, en réponse à diverses questions et propositions d'amendement : "Jamais (les) auteurs (de l'article 35) n'ont entendu refuser au Parlement le droit de voter l'impôt.
Ils ont purement et simplement voulu constitutionnaliser la loi des maxima". (Documentation Française : Travaux préparatoires de la Constitution, Avis et débats du Comité Consultatif Constitutionnel, page 114).
Et c'est bien ainsi, d'ailleurs, que l'ont entendu également les membres du Comité Consultatif Constitutionnel : la discussion reproduite dans les Travaux Préparatoires ne laisse aucun doute à ce sujet (interventions de MM. GILBERT-JULES et MIGNOT, notamment, ibidem, p 114).
Or, si l'on se reporte aux diverses "lois des maxima" votées chaque année par le Parlement, sous forme de l'article 1er des lois de finances, on constate que "les charges des diverses régimes de sécurité sociale" figurent constamment, depuis la loi de finances du 24 mai 1951, parmi les dépenses ou charges englobées dans la "loi des maxima" et ne pouvant, de ce fait, être accrues sans que certaines conditions financières soient réunies.
Cette règle, reconduite d'année en année, et inspirée d'ailleurs de l'interprétation extensive donnée par les assemblées des articles 47 et 48 de leurs règlements, devait un peu plus tard trouver place dans le décret du 19 juin 1956 déterminant le mode de présentation du budget de l'Etat et dont l'article 10 reprenait, en les pérennisant, les dispositions désormais traditionnelles de la loi des maxima.
Les mots "charge publique" figurant à l'article 40 de la Constitution prennent donc, à la lumière des travaux préparatoires, et aussi de la pratique politique antérieure, une signification nettement précisée, qui vient confirmer le bien-fondé de la thèse soutenue aujourd'hui par le Gouvernement.
V : D'autres considérations, d'ordre plus général, permettent également d'établir le caractère de "charges publiques" des dépenses de la Sécurité Sociale.
Ce caractère est incontestable s'il s'agit de régimes d'assurances sociales, d'allocations familiales ou d'accidents du travail intéressant les agents des collectivités de droit public, tels que les fonctionnaires, les employés de la SNCF ou les travailleurs des mines.
Il est également peu discutable en ce qui concerne les régimes financés directement, fût-ce en partie, par des ressources fiscales, comme c'est le cas notamment pour les assurances sociales des salariés agricoles ou les prestations familiales agricoles.
Le même caractère doit être admis, enfin, lorsqu'il s'agit de régimes : tel le régime général : dans lesquels le financement des charges et prestations de toute nature est assuré au moyen de cotisations incombant aux employeurs ou aux salariés eux-mêmes. Tel est bien le cas, en principe, du régime défini par la présente loi sur l'assurance maladie des exploitants agricoles.
Certes, le législateur a, de tout temps, affirmé l'absence de caractère étatique ou fiscal des institutions de la Sécurité Sociale et il est admis par la jurisprudence que les caisses chargées de gérer les institutions sont des organismes de droit privé.
Il n'en est pas moins vrai qu'en vertu d'une jurisprudence ancienne et constante du Conseil d'Etat, la Sécurité Sociale sous toutes ses formes est considérée comme un service public.
Ce caractère résulte de la nature même des tâches d'intérêt général assumées par les caisses de Sécurité Sociale : il est confirmé par l'ampleur et la généralité du champ d'activité de ces organismes, par le caractère essentiellement, sinon exclusivement obligatoire des recettes qui leur sont procurées et des dépenses qui sont mises à leur charge par l'effet des décisions unilatérales du législateur ou de l'autorité gouvernementale.
De ce fait, s'explique l'existence d'établissements publics, telle la Caisse Nationale de Sécurité Sociale, chargée d'assurer au niveau le plus élevé la compensation des risques couverts par les caisses locales.
De la même manière s'explique l'institution, par la loi du 31 décembre 1949, d'un contrôle administratif et financier général exercé par la Cour des Comptes, investie, à l'époque, par l'article 18 de la Constitution du 27 octobre 1946, de la mission d'assister l'Assemblée Nationale dans le règlement des "comptes de la Nation".
La place éminente tenue, en droit comme en fait, par les dépenses de Sécurité Sociale dans l'ensemble des préoccupations économiques et sociales du Gouvernement et du Parlement se reflète dans les progrès récents du concept de "budget social de la Nation".
L'article 164 de l'ordonnance n 58-1374 du 30 décembre 1958, portant loi de finances pour 1959, pose les premiers fondements statutaires d'un tel "budget" lorsqu'il prévoit la fourniture au Parlement "des tableaux faisant ressortir les diverses prestations dont l'ensemble constitue le budget social de la Nation, établis sur la base des résultats de l'année précédente, des perspectives de l'année en cours et des prévisions de l'année à venir".
Il existe donc, en l'absence de toute étatisation, une tendance très marquée au regroupement, sous une forme para-budgétaire ,ce très marquée au regroupement, sous une forme para-budgétaire des diverses charges sociales de la Nation, au premier rang desquelles figurent les dépenses de la Sécurité Sociale, pour un montant de 30 milliards de nouveaux francs, sur un total de 50 milliards environ, chiffre qui n'est lui-même pas tellement éloigné de celui du budget de l'Etat pris dans son ensemble.
Ainsi, par leur ampleur massive comme par l'origine législative ou réglementaire des dispositions qui les définissent, les dépenses de la Sécurité Sociale sont, à l'heure actuelle, des charges qui intéressent au premier chef la puissance publique et méritent à ce titre d'être rangées au nombre des charges publiques visées à l'article 40 de la Constitution.
VI : Aux considérations d'ordre général qui précèdent et qui suffisent par elles-mêmes à établir l'irrecevabilité des amendements litigieux, il est permis d'ajouter plusieurs remarques subsidiaires qui concernent plus spécialement le régime de l'assurance maladie des exploitants agricoles et sont de nature à confirmer, s'il en était besoin, l'opposabilité des dispositions de l'article 40 de la Constitution au texte de loi voté par le Parlement.
En premier lieu, il convient de relever la décision, prise par le Parlement, lui-même, d'inclure le régime nouvellement créé dans le budget annexe des prestations sociales agricoles qui regroupe déjà, en vertu de l'article 58 de la loi de finances pour 1960, l'ensemble des régimes sociaux agricoles existants.
Tel est l'objet de l'article 1106-6, alinéa second, du Code Rural figurant à l'article 1er du texte voté par le Parlement.
Cette présentation budgétaire tend donc à confirmer, en la forme, le caractère de "charges publiques" des dépenses incombant au nouveau régime d'assurances sociales des exploitants agricoles. Mais il y a plus : il résulte, en effet, des dispositions de l'article 1003-2 du Code Rural, modifié par la loi de finances précitée, que le budget annexe des prestations sociales agricoles peut recevoir des avances accordées par le Trésor, de telle sorte qu'un déficit, même temporaire, provoqué par un accroissement des charges plus rapide que celui des cotisations correspondantes aurait inévitablement des répercussions sur les finances publiques.
Or, il est à noter que l'irrecevabilité financière tirée des dispositions de l'ancien article 48 du Règlement de l'Assemblée Nationale a été régulièrement appliquée par cette Assemblée aux amendements parlementaires qui se bornaient à prévoir la possibilité de simples avances du Trésor (13 décembre 1950, débats, p 9029, 20 décembre 1952, débats p 676 ).
Une observation doit être formulée, en second lieu, à propos des dispositions de l'article 1106-8 du Code Rural, figurant à l'article 1er de la loi déférée au Conseil Constitutionnel .nt à l'article 1er de la loi déférée au Conseil Constitutionnel Cet article prévoit, en effet, une participation de l'Etat aux cotisations dues par les exploitants les plus modestes et fixe entre 10 et 50 pour cent le taux de cette participation suivant l'importance du revenu cadastral des intéressés. Par conséquent, un relèvement général des cotisations, entraîné par l'alourdissement des charges du régime d'assurances maladie, invalidité et maternité, se traduirait par un relèvement corrélatif de la participation de l'Etat. Celui-ci ne pourrait échapper aux conséquences d'un tel relèvement qu'en modifiant, dans le sens de la baisse, le pourcentage moyen de sa participation.
Cependant, malgré l'existence en droit d'une telle faculté, il est bien certain que l'Etat ne pourrait en user que très difficilement, pour des raisons politiques faciles à comprendre. De ce fait, les dispositions susrappelées de l'article 1106-8 du Code Rural pourraient être considérées comme un motif certainement valable d'invoquer l'irrecevabilité de l'article 40 de la Constitution.
Il convient de remarquer, au surplus, qu'un des amendements votés par le Sénat et modifié par l'Assemblée Nationale contient en lui-même une source de déséquilibre financier : il s'agit de l'article 1106-1, paragraphe 3, alinéa second du Code Rural, qui limite par avance le taux de la cotisation pouvant être exigée des anciens exploitants n'ayant pas cotisé pendant cinq ans, au moins.
Il ressort, en effet, des études d'actuariat les mieux établies que le plafond de cotisations ainsi fixé par le législateur aurait pour effet de créer, pour cette catégorie d'assujettis, un excédent de dépenses par rapport aux recettes de l'ordre de trois à un.
Pour l'ensemble des raisons qui viennent d'être exposées, il y a lieu de considérer comme une aggravation des charges publiques, au sens de l'article 40 de la Constitution, les mesures résultant des divers amendements adoptés par le Parlement dans les conditions sus-rappelées et qui tendent à faire peser sur le régime d'assurance maladie des exploitants agricoles des charges non prévues dans le projet du Gouvernement.
VII : Il est donc demandé au Conseil Constitutionnel de statuer sur la conformité à la Constitution des dispositions litigieuses de la loi dont il est saisi, remarque étant faite que ces dispositions visent seulement certaines catégories particulières de bénéficiaires et ne mettent pas en cause l'économie générale du texte voté par le Parlement. Les dispositions dont s'agit ne sont donc pas inséparables de l'ensemble de la loi et, par suite, cette dernière pourrait, si tel est l'avis du Conseil Constitutionnel, être promulguée sans délai sous réserve, seulement, de la disjonction des alinéas ou mots correspondant au texte des amendements formulés par les membres du Parlement et qui seraient jugés non conformes aux dispositions de l'article 40 de la Constitution.