Le Conseil constitutionnel a été saisi le 9 mars 2012 par la Cour de cassation (chambre sociale, arrêts nos 959, 960 et 961 du 9 mars 2012), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, de trois questions prioritaires de constitutionnalité posées par la société Yonne Républicaine, relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit des articles L. 7112-3 et L. 7112-4 du code du travail.
Il a également été saisi le même jour par la Cour de cassation (chambre sociale, arrêt n° 962 du 9 mars 2012), dans les mêmes conditions, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par la société Marie-Claire Album, relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l'article L. 7112-4 du code du travail.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu la loi du 29 mars 1935 relative au statut professionnel des journalistes ;
Vu le code du travail ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations en intervention produites pour le Syndicat national des journalistes et pour le Syndicat national des journalistes - CGT par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, ainsi que pour Mme Juliette D., enregistrées les 2 et 17 avril 2012 ;
Vu les observations produites pour la société Yonne Républicaine par la SCP Gaschignard, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 2 avril 2012 ;
Vu les observations produites pour la société Marie-Claire Album, par la SCP Piwnica et Molinié, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 3 avril 2012 ;
Vu les observations produites pour MM. Bernard I., Dominique O. et Jean-Pierre G. par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, enregistrées les 2 et 17 avril 2012 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées les 2 et 3 avril 2012 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Denis Reboul-Salze, dans l'intérêt de la société Yonne-Républicaine, Me Emmanuel Piwnica, dans l'intérêt de la société Marie-Claire Album, Me Roger Koskas et Me Thomas Lyon-Caen dans l'intérêt de MM. Bernard I., Dominique O. et Jean-Pierre G., de Mme Juliette D. ainsi que du Syndicat national des journalistes et du Syndicat national des journalistes - CGT, Monsieur Xavier Pottier, désigné par le Premier Ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 26 avril 2012 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu'il y a lieu de joindre ces questions prioritaires de constitutionnalité pour statuer par une seule décision ;
2. Considérant qu'aux termes de l'article L. 7112-3 du code du travail : « Si l'employeur est à l'initiative de la rupture, le salarié a droit à une indemnité qui ne peut être inférieure à la somme représentant un mois, par année ou fraction d'année de collaboration, des derniers appointements. Le maximum des mensualités est fixé à quinze » ;
3. Considérant qu'aux termes de l'article L. 7112-4 du même code : « Lorsque l'ancienneté excède quinze années, une commission arbitrale est saisie pour déterminer l'indemnité due.
« Cette commission est composée paritairement d'arbitres désignés par les organisations professionnelles d'employeurs et de salariés. Elle est présidée par un fonctionnaire ou par un magistrat en activité ou retraité.
« Si les parties ou l'une d'elles ne désignent pas d'arbitres, ceux-ci sont nommés par le président du tribunal de grande instance, dans des conditions déterminées par voie réglementaire.
« Si les arbitres désignés par les parties ne s'entendent pas pour choisir le président de la commission arbitrale, celui-ci est désigné à la requête de la partie la plus diligente par le président du tribunal de grande instance.
« En cas de faute grave ou de fautes répétées, l'indemnité peut être réduite dans une proportion qui est arbitrée par la commission ou même supprimée.
« La décision de la commission arbitrale est obligatoire et ne peut être frappée d'appel » ;
4. Considérant que selon les requérants, les dispositions de l'article L. 7112-3 du code du travail portent atteinte à l'égalité devant la loi ; que celles de l'article L. 7112-4 du même code porteraient atteinte à l'égalité devant la justice et au droit à un recours juridictionnel effectif ;
- SUR L'ARTICLE L. 7112-3 DU CODE DU TRAVAIL :
5. Considérant que, selon les requérants, en organisant un régime spécial d'indemnisation de la rupture du contrat de travail pour les seuls journalistes professionnels, l'article L. 7112-3 du code du travail porte atteinte au principe d'égalité des citoyens devant la loi ;
6. Considérant qu'aux termes de l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La loi. . . doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse » ; que le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ;
7. Considérant que, par la loi du 29 mars 1935 susvisée, dont sont issues les dispositions contestées, le législateur a mis en place un régime spécifique pour les journalistes qui, compte tenu de la nature particulière de leur travail, sont placés dans une situation différente de celle des autres salariés ; que les dispositions contestées, propres à l'indemnisation des journalistes professionnels salariés, visent à prendre en compte les conditions particulières dans lesquelles s'exerce leur profession ; que, par suite, il était loisible au législateur, sans méconnaître le principe d'égalité devant la loi, d'instaurer un mode de détermination de l'indemnité de rupture du contrat de travail applicable aux seuls journalistes à l'exclusion des autres salariés ;
8. Considérant que les dispositions de l'article L. 7112-3 du code du travail ne sont contraires à aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit ;
- SUR L'ARTICLE L. 7112-4 DU CODE DU TRAVAIL :
9. Considérant que, selon les requérants, en rendant obligatoire la saisine de la commission arbitrale des journalistes pour évaluer l'indemnité de licenciement des journalistes salariés dans les cas qu'elles déterminent, les dispositions de l'article L. 7112-4 du code du travail portent atteinte au principe d'égalité des citoyens devant la justice ; qu'en prévoyant que la décision rendue par la commission arbitrale des journalistes ne peut faire l'objet d'aucun recours, elles porteraient, en outre, atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif ;
10. Considérant que l'article 16 de la Déclaration de 1789 dispose : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution » ; que si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense et des principes d'indépendance et d'impartialité des juridictions ;
11. Considérant qu'est garanti par les dispositions de l'article 16 de la Déclaration de 1789 le respect des droits de la défense ; qu'il en résulte également qu'il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction ;
12. Considérant que, d'une part, la commission arbitrale des journalistes est la juridiction compétente pour évaluer l'indemnité due à un journaliste salarié lorsque son ancienneté excède quinze années ; qu'elle est également compétente pour réduire ou supprimer l'indemnité dans tous les cas de faute grave ou de fautes répétées d'un journaliste ; qu'à cette fin, la commission arbitrale des journalistes, composée paritairement par des arbitres désignés par les organisations professionnelles d'employeurs et de salariés, est présidée par un fonctionnaire ou par un magistrat en activité ou retraité ; qu'en confiant l'évaluation de cette indemnité à cette juridiction spécialisée composée majoritairement de personnes désignées par des organisations professionnelles, le législateur a entendu prendre en compte la spécificité de cette profession pour l'évaluation, lors de la rupture du contrat de travail, des sommes dues aux journalistes les plus anciens ou à qui il est reproché une faute grave ou des fautes répétées ; que, par suite, le grief tiré de l'atteinte à l'égalité devant la justice doit être écarté ;
13. Considérant que, d'autre part, si le dernier alinéa de l'article L. 7112-4 du code du travail dispose que la décision de la commission arbitrale ne peut être frappée d'appel, le principe du double degré de juridiction n'a pas, en lui-même, valeur constitutionnelle ; que les dispositions contestées n'ont ni pour objet ni pour effet d'interdire tout recours contre une telle décision ; que cette décision peut en effet, ainsi qu'il résulte de la jurisprudence constante de la Cour de cassation, faire l'objet, devant la cour d'appel, d'un recours en annulation formé, selon les règles applicables en matière d'arbitrage et par lequel sont appréciés notamment le respect des exigences d'ordre public, la régularité de la procédure et le principe du contradictoire ; que l'arrêt de la cour d'appel peut faire l'objet d'un pourvoi en cassation ; qu'eu égard à la compétence particulière de la commission arbitrale, portant sur des questions de fait liées à l'exécution et à la rupture du contrat de travail des journalistes, ces dispositions ne méconnaissent pas le droit à un recours juridictionnel effectif ;
14. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les dispositions de l'article L. 7112-4 du code du travail ne méconnaissent, ni le principe d'égalité devant la justice, ni le droit à un recours juridictionnel effectif, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit,
D É C I D E :
Article 1er.- Les articles L. 7112-3 et L. 7112-4 du code du travail sont conformes à la Constitution.
Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 11 mai 2012, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mme Claire BAZY MALAURIE, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Mme Jacqueline de GUILLENCHMIDT, MM. Hubert HAENEL et Pierre STEINMETZ.
Rendu public le 14 mai 2012.