Le Conseil constitutionnel a été saisi le 9 décembre 2015 par le Conseil d'État (décision n° 394093 du même jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée pour la société civile immobilière PB 12, par la SCP Boutet - Hourdeaux, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du paragraphe III de l'article 32 de la loi n° 2014-1655 du 29 décembre 2014 de finances rectificative pour 2014, enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2015-525 QPC.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Vu la Constitution ;
Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
Vu le code général des impôts ;
Vu la loi n° 2014-1655 du 29 décembre 2014 de finances rectificative pour 2014 ;
Vu la décision du Conseil d'État n° 305305 du 19 novembre 2008 ;
Vu la décision du Conseil d'État n° 367995 du 5 février 2014 ;
Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Vu les observations produites pour la société requérante par la SCP Boutet - Hourdeaux et Me Julien Thiry, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 4 janvier 2016 ;
Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées les 4 et 19 janvier 2016 ;
Vu les observations en intervention produites pour les sociétés PGA Motors et SAFI, par Mes Stéphane Austry et Laurent Chatel, avocats au barreau des Hauts-de-Seine, enregistrées les 4 et 26 janvier 2016 ;
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Me Thiry pour la société requérante, Mes Austry et Chatel pour les parties intervenantes et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 16 février 2016 ;
Le rapporteur ayant été entendu ;
1. Considérant qu'aux termes du paragraphe III de l'article 32 de la loi du 29 décembre 2014 susvisée : « Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, pour la détermination de la valeur locative des locaux mentionnés à l'article 1496 du code général des impôts et de ceux évalués en application du 2° de l'article 1498 du même code, sont validées les évaluations réalisées avant le 1er janvier 2015 en tant que leur légalité serait contestée au motif que, selon le cas, le local de référence ou le local-type ayant servi de terme de comparaison, soit directement, soit indirectement, a été détruit ou a changé de consistance, d'affectation ou de caractéristiques physiques » ;
2. Considérant que la société requérante soutient que les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dès lors que la validation rétroactive qu'elles prévoient n'est pas justifiée par un motif impérieux d'intérêt général ; que, selon les sociétés intervenantes, les dispositions contestées portent à l'équilibre des droits des parties une atteinte contraire aux exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789 dès lors qu'elles ont pour effet de priver à titre rétroactif le seul contribuable de la possibilité d'utiliser comme terme de comparaison un local de référence ou un local-type ayant été détruit ou ayant changé de consistance, d'affectation ou de caractéristiques physiques ;
3. Considérant qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution » ; qu'il résulte de cette disposition que si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit ou valider un acte administratif ou de droit privé, c'est à la condition que cette modification ou cette validation respecte tant les décisions de justice ayant force de chose jugée que le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions et que l'atteinte aux droits des personnes résultant de cette modification ou de cette validation soit justifiée par un motif impérieux d'intérêt général ; qu'en outre, l'acte modifié ou validé ne doit méconnaître aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à ce que le motif impérieux d'intérêt général soit lui-même de valeur constitutionnelle ; qu'enfin, la portée de la modification ou de la validation doit être strictement définie ;
4. Considérant que la valeur locative des locaux d'habitation et à usage professionnel autre que commercial est déterminée, en vertu de l'article 1496 du code général des impôts, par comparaison avec celle de locaux de référence ; que la valeur locative des locaux commerciaux est déterminée, en vertu des 1°, 2° ou 3° de l'article 1498 du même code, par référence au loyer de ces locaux ou, à titre subsidiaire, par comparaison avec celle d'un local-type ou, à défaut, par voie d'appréciation directe ;
5. Considérant que, par la décision du 5 février 2014 susvisée, le Conseil d'État a jugé, pour l'application de la méthode d'évaluation de la valeur locative des locaux commerciaux prévue au 2° de l'article 1498, « qu'un local-type qui, depuis son inscription régulière au procès-verbal des opérations de révision foncière d'une commune, a été entièrement restructuré ou a été détruit ne peut plus servir de terme de comparaison, pour évaluer directement ou indirectement la valeur locative d'un bien soumis à la taxe foncière au 1er janvier d'une année postérieure à sa restructuration ou à sa disparition » ;
6. Considérant que les dispositions contestées excluent, sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, la possibilité pour les contribuables de se prévaloir du motif d'irrégularité tiré de ce que le terme de comparaison utilisé pour fonder l'évaluation d'une valeur locative, soit directement, soit indirectement, a été détruit ou a changé de consistance, d'affectation ou de caractéristiques physiques, en vue d'une remise en cause de l'évaluation de la valeur locative des immeubles concernés, y compris pour les impositions postérieures au 1er janvier 2015, dès lors que cette évaluation a été réalisée avant le 1er janvier 2015 ;
7. Considérant qu'il résulte des travaux préparatoires de la loi du 29 décembre 2014 qu'en adoptant les dispositions contestées le législateur a entendu éviter le développement d'un contentieux de masse susceptible, d'une part, de perturber l'activité de l'administration fiscale et du juge administratif et, d'autre part, d'engendrer un risque financier pour l'État et les collectivités territoriales affectataires des impositions assises sur la valeur locative des propriétés bâties ;
8. Considérant, toutefois, d'une part, qu'il n'est pas établi que, du fait de la décision du Conseil d'État du 5 février 2014, le nombre de contestations de la fixation des valeurs locatives s'accroisse dans des conditions de nature à perturber l'activité de l'administration fiscale et de la juridiction administrative ;
9. Considérant, d'autre part, que selon la jurisprudence constante du Conseil d'État, le recours à un terme de comparaison jugé inapproprié pour fixer la valeur locative d'un local visé par l'article 1496 ou l'article 1498 du code général des impôts ne conduit pas à la décharge de l'impôt assis sur cette valeur locative ; que, dans le cas d'un local d'habitation ou à usage professionnel autre que commercial, il est substitué au terme de comparaison jugé inapproprié un autre terme de comparaison ; que, dans le cas d'un local commercial, il est substitué au terme de comparaison jugé inapproprié un autre terme de comparaison ou, si aucun terme de comparaison ne peut fonder une évaluation pertinente, il est procédé à une évaluation par voie d'appréciation directe ; que, dès lors, l'issue d'une contestation de la valeur locative d'un local visé à l'article 1496 ou à l'article 1498 du code général des impôts, fondée sur le caractère inapproprié du terme de comparaison utilisé à cette fin par l'administration, est incertaine quant au montant de la cotisation d'impôt fixée finalement ; que, par suite, l'existence d'un risque financier pour l'État et les collectivités territoriales n'est pas établie ;
10. Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'aucun motif impérieux d'intérêt général ne justifie l'atteinte au droit des contribuables de se prévaloir du motif d'irrégularité tiré de ce que le terme de comparaison utilisé pour fonder l'évaluation d'une valeur locative, soit directement, soit indirectement, a été détruit ou a changé de consistance, d'affectation ou de caractéristiques physiques en vue d'une remise en cause de l'évaluation de la valeur locative des immeubles concernés ; que, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre grief, le paragraphe III de l'article 32 de la loi du 29 décembre 2014 doit être déclaré contraire à la Constitution ;
11. Considérant qu'aux termes du deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause » ; que, si, en principe, la déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier à l'auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel, les dispositions de l'article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l'abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration ;
12. Considérant que la déclaration d'inconstitutionnalité du paragraphe III de l'article 32 de la loi du 29 décembre 2014 prend effet à compter de la date de la publication de la présente décision ; qu'elle peut être invoquée dans toutes les instances introduites à cette date et non jugées définitivement,
D É C I D E :
Article 1er.- Le paragraphe III de l'article 32 de la loi du 29 décembre 2014 est contraire à la Constitution.
Article 2. - La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions fixées par son considérant 12.
Article 3.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 1er mars 2016, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Jean-Jacques HYEST, Lionel JOSPIN et Mme Nicole MAESTRACCI.
Rendu public le 2 mars 2016.