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26/06/2024 | FRANCE | N°2024-1097

France | France, Conseil constitutionnel, 26 juin 2024, 2024-1097


LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 19 avril 2024 par le Conseil d’État (décision n° 491226 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Hervé A. par Me Pierre de Combles de Nayves, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1097 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 52 de l’ordonnance n° 58-1

270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, da...

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 19 avril 2024 par le Conseil d’État (décision n° 491226 du même jour), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour M. Hervé A. par Me Pierre de Combles de Nayves, avocat au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2024-1097 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 52 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, dans sa rédaction résultant de la loi organique n° 2010-830 du 22 juillet 2010 relative à l’application de l’article 65 de la Constitution, ainsi que de l’article 56 de la même ordonnance, dans sa rédaction résultant de la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature.

Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ;
- la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature ;
- la loi organique n° 2010-830 du 22 juillet 2010 relative à l’application de l’article 65 de la Constitution ;
- les décisions du Conseil constitutionnel nos 70-40 DC du 9 juillet 1970, 2010-611 DC du 19 juillet 2010 et 2023-1074 QPC du 8 décembre 2023 ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour le requérant par Me de Combles de Nayves, enregistrées le 14 mai 2024 ;
- les observations en intervention présentées pour le syndicat de la magistrature par Me de Combles de Nayves, enregistrées le même jour ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le 15 mai 2024 ;
- les observations en intervention présentées par l’union syndicale des magistrats, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour le requérant par Me de Combles de Nayves, enregistrées le 27 mai 2024 ;
- les secondes observations en intervention présentées pour le syndicat de la magistrature par Me de Combles de Nayves, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations en intervention présentées pour l’union syndicale des magistrats par Mes Benoît Flamant et Pamela Lemasson de Nercy, avocats au barreau de Rennes, enregistrées le 29 mai 2024 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Mme Véronique Malbec ayant estimé devoir s’abstenir de siéger ;
Après avoir entendu Me de Combles de Nayves, pour le requérant et le syndicat de la magistrature, Mes Lemasson de Nercy et Flamant, pour l’union syndicale des magistrats, et M. Benoît Camguilhem, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 18 juin 2024 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L’article 52 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 mentionnée ci-dessus, dans sa rédaction résultant de la loi organique du 22 juillet 2010 mentionnée ci-dessus, prévoit :« Au cours de l’enquête, le rapporteur entend ou fait entendre le magistrat mis en cause par un magistrat d’un rang au moins égal à celui de ce dernier et, s’il y a lieu, le justiciable et les témoins. Il accomplit tous actes d’investigation utiles et peut procéder à la désignation d’un expert.
« Le magistrat incriminé peut se faire assister par l’un de ses pairs, par un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation ou par un avocat inscrit au barreau.
« La procédure doit être mise à la disposition de l’intéressé ou de son conseil quarante-huit heures au moins avant chaque audition ». 
2. L’article 56 de la même ordonnance, dans sa rédaction résultant de la loi organique du 25 juin 2001 mentionnée ci-dessus, prévoit :« Au jour fixé par la citation, après audition du directeur des services judiciaires et après lecture du rapport, le magistrat déféré est invité à fournir ses explications et moyens de défense sur les faits qui lui sont reprochés.
« En cas d’empêchement du directeur des services judiciaires, il est suppléé par un magistrat de sa direction d’un rang au moins égal à celui de sous-directeur ». 
3. Le requérant reproche à ces dispositions de ne pas prévoir que le magistrat mis en cause est informé de son droit de se taire lors de son audition par le rapporteur dans le cadre de l’enquête ainsi que lors de sa comparution devant le Conseil supérieur de la magistrature statuant en conseil de discipline, alors que ses déclarations sont susceptibles d’être utilisées à son encontre dans le cadre de cette procédure. Il en résulterait, selon lui, une méconnaissance des exigences de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
4. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « le rapporteur entend ou fait entendre le magistrat mis en cause » figurant à la première phrase du premier alinéa de l’article 52 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, ainsi que sur les mots « le magistrat déféré est invité à fournir ses explications et moyens de défense sur les faits qui lui sont reprochés » figurant au premier alinéa de l’article 56 de la même ordonnance.
5. Les parties intervenantes sont fondées à intervenir dans la procédure de la présente question prioritaire de constitutionnalité dans la seule mesure où leur intervention porte sur les dispositions contestées. Elles soutiennent, pour les mêmes raisons que le requérant, que ces dispositions méconnaîtraient les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789.
- Sur la recevabilité :
6. Selon les dispositions combinées du troisième alinéa de l’article 23-2 et du troisième alinéa de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 mentionnée ci-dessus, le Conseil constitutionnel ne peut être saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à une disposition qu’il a déjà déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une de ses décisions, sauf changement des circonstances.
7. Dans ses décisions du 9 juillet 1970 et du 19 juillet 2010 mentionnées ci-dessus, le Conseil constitutionnel a spécialement examiné les dispositions contestées des articles 52 et 56 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 et les a déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif de ces décisions.
8. Toutefois, depuis ces déclarations de conformité, le Conseil constitutionnel a jugé, dans sa décision du 8 décembre 2023 mentionnée ci-dessus, que les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789 impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur des manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire. Cette décision constitue un changement des circonstances justifiant le réexamen des dispositions contestées.
- Sur le fond :
9. Aux termes de l’article 9 de la Déclaration de 1789 : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Il en résulte le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire. Ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition. Elles impliquent que le professionnel faisant l’objet de poursuites disciplinaires ne puisse être entendu sur les manquements qui lui sont reprochés sans qu’il soit préalablement informé du droit qu’il a de se taire.
10. En application de l’article 48 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, le pouvoir disciplinaire est exercé à l’égard des magistrats du siège par le Conseil supérieur de la magistrature.
11. Lorsque ce dernier est saisi de poursuites disciplinaires, les dispositions contestées de l’article 52 prévoient que, au cours de l’enquête, le rapporteur désigné par le président du conseil de discipline entend ou fait entendre le magistrat mis en cause. Selon les dispositions contestées de l’article 56, lors de sa comparution, le magistrat déféré est entendu par le conseil de discipline.
12. D’une part, lorsque le président du conseil de discipline estime qu’il y a lieu de procéder à une enquête, le rapporteur a la faculté d’interroger le magistrat mis en cause sur les faits qui lui sont reprochés. D’autre part, lors de la comparution devant le conseil de discipline, il revient à ce dernier d’inviter le magistrat à fournir ses explications et moyens de défense sur ces mêmes faits.
13. Ainsi, le magistrat mis en cause peut être amené à reconnaître les manquements pour lesquels il est disciplinairement poursuivi. En outre, le fait même que ce magistrat soit entendu ou invité à présenter ses observations peut être de nature à lui laisser croire qu’il ne dispose pas du droit de se taire.
14. Or, lors de l’audience, le conseil de discipline prend connaissance des déclarations du magistrat qui sont consignées dans le rapport établi à la suite de l’enquête et reçoit celles qui sont faites devant lui.
15. Dès lors, en ne prévoyant pas que le magistrat mis en cause doit être informé de son droit de se taire lors de son audition par le rapporteur ainsi que lors de sa comparution devant le conseil de discipline, les dispositions contestées méconnaissent les exigences de l’article 9 de la Déclaration de 1789. Par conséquent, elles doivent être déclarées contraires à la Constitution.
- Sur les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité :
16. Selon le deuxième alinéa de l’article 62 de la Constitution : « Une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En principe, la déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à l’auteur de la question prioritaire de constitutionnalité et la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel. Cependant, les dispositions de l’article 62 de la Constitution réservent à ce dernier le pouvoir tant de fixer la date de l’abrogation et de reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration. Ces mêmes dispositions réservent également au Conseil constitutionnel le pouvoir de s’opposer à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d’en déterminer les conditions ou limites particulières.
17. En l’espèce, d’une part, les dispositions de l’article 52 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 déclarées contraires à la Constitution, dans leur rédaction contestée, ne sont plus en vigueur.
18. D’autre part, l’abrogation immédiate des dispositions déclarées inconstitutionnelles de l’article 56 de cette même ordonnance aurait pour effet de priver le magistrat mis en cause de la possibilité de présenter devant le conseil de discipline ses explications et moyens de défense sur les faits qui lui sont reprochés. Elle entraînerait ainsi des conséquences manifestement excessives. Par suite, il y a lieu de reporter au 1er juillet 2025 la date de l’abrogation de ces dispositions. En revanche, afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, il y a lieu de juger que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou jusqu’à la date de l’abrogation de ces dispositions, le conseil de discipline doit informer de son droit de se taire le magistrat qui comparaît devant lui.
19. Par ailleurs, la déclaration d’inconstitutionnalité peut être invoquée dans les instances introduites à la date de publication de la présente décision et non jugées définitivement.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
 
Article 1er. - Sont contraires à la Constitution :
 
- les mots « le rapporteur entend ou fait entendre le magistrat mis en cause » figurant à la première phrase du premier alinéa de l’article 52 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, dans sa rédaction résultant de la loi organique n° 2010-830 du 22 juillet 2010 relative à l’application de l’article 65 de la Constitution ;
 
- les mots « le magistrat déféré est invité à fournir ses explications et moyens de défense sur les faits qui lui sont reprochés » figurant au premier alinéa de l’article 56 de la même ordonnance, dans sa rédaction résultant de la loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001 relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature.
 
Article 2. - La déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1er prend effet dans les conditions fixées aux paragraphes 17 à 19 de cette décision.
 
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
 

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 26 juin 2024, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, MM. Alain JUPPÉ, Jacques MÉZARD, Michel PINAULT et François SÉNERS.
 
Rendu public le 26 juin 2024.
 


Synthèse
Numéro de décision : 2024-1097
Date de la décision : 26/06/2024
M. Hervé A. [Information du magistrat mis en cause du droit qu’il a de se taire dans le cadre d’une procédure disciplinaire]
Sens de l'arrêt : Non conformité totale - effet différé - réserve transitoire
Type d'affaire : Question prioritaire de constitutionnalité

Références :

QPC du 26 juin 2024 sur le site internet du Conseil constitutionnel
QPC du 26 juin 2024 sur le site internet Légifrance

Texte attaqué : Disposition législative (type)


Publications
Proposition de citation : Cons. Const., décision n°2024-1097 QPC du 26 juin 2024
Origine de la décision
Date de l'import : 25/09/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CC:2024:2024.1097.QPC
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