COUR D'APPEL
D'ANGERS
1ère CHAMBRE A
FV/IM
ARRET N 342
AFFAIRE N : 06/01340
Jugement du 17 Mai 2006
Tribunal de Commerce d'ANGERS
no d'inscription au RG de première instance 05/5682
ARRET DU 09 OCTOBRE 2007
APPELANTES :
LA S.A. FRANCE TELECOM
6 place d'Alleray - 75015 PARIS
LA S.A. ORANGE FRANCE
41/45 boulevard Romain Rolland - 92120 MONTROUGE
représentées par la SCP CHATTELEYN ET GEORGE, avoués à la Cour
assistées de Me Alexandre LIMBOUR, avocat au barreau de PARIS
INTIMEE ET INCIDEMMENT APPELANTE :
LA S.A. AFONE
25-27 rue Lenepveu - 49100 ANGERS
représentée par la SCP GONTIER-LANGLOIS, avoués à la Cour
assistée de Me Christian BEUCHER, avocat au barreau d'ANGERS
COMPOSITION DE LA COUR
L'affaire a été débattue le 04 Septembre 2007 à 14 H 00, en audience publique, devant la Cour composée de :
Madame CHAUVEL, conseiller, désignée par ordonnance du Premier Président en date du 22 décembre 2006 pour exercer les fonctions de président, ayant été entendue en son rapport, Madame BLOCK et Madame VERDUN, conseillers
qui en ont délibéré
Greffier lors des débats : Madame LEVEUF
ARRET : contradictoire
Prononcé publiquement le 09 octobre 2007, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du nouveau code de procédure civile.
Signé par Madame CHAUVEL, président, et par Madame LEVEUF, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
FAITS ET PROCEDURE
La SA AFONE, ayant son siège social à ANGERS (Maine et Loire), est un opérateur de services de communications électroniques, déclaré auprès de l'Autorité de régulation des télécommunication (ART) et spécialisé, notamment, dans l'édition et l'hébergement des sites Internet.
Au mois d'octobre 2003, elle a créé le site « Mobiboom.com » qui proposait aux internautes disposant d'un forfait téléphonique illimité de s'inscrire en ligne à un service de t'chat téléphonique, accessible depuis des numéros géographiques non surtaxés, et permettant à l'utilisateur de réaliser des « gains » proportionnels à son temps de connexion au service, à raison de 0,002 euros par minute de communication.
Les numéros fournis pour joindre ce service étaient attribués par l'ART aux opérateurs alternatifs 9 TELECOM et COMPLETEL, qui, chargés de finir d'acheminer les appels vers le numéro destinataire depuis le réseau exploité par FRANCE TELECOM ou ORANGE FRANCE, percevaient de ces sociétés une redevance dite « charge de terminaison d'appel », proportionnée au nombre et à la durée des communications.
Alertées par la croissance impressionnante des appels de longue durée dirigés vers le service « Mobiboom », les SA France TELECOM et ORANGE, opérateurs de téléphonie fixe et mobile, ont sollicité et obtenu du Président du tribunal de commerce d'ANGERS, statuant par ordonnance sur requête du 5 novembre 2004, qu'il soit enjoint à la SA AFONE de leur communiquer :
-les pièces justifiant de la teneur des accords liant la SA AFONE à ses partenaires opérateurs de téléphonie et du niveau de reversement de la « charge de terminaison d'appel »,
-la liste exhaustive des numéros géographiques affectés à la société AFONE par ces partenaires, objets des accords de reversement,
-le volume de trafic généré par l'ensemble de ces numéros depuis le lancement du service « Mobiboom ».
La SA AFONE a refusé de déférer à cette injonction et fait assigner les requérantes selon la procédure de référé d'heure à heure, aux fins de voir rétracter l'ordonnance sur requête.
Par décision du 3 février 2004, le Président du tribunal de commerce a dit n'y avoir lieu à rétractation ; cette décision a été confirmée en appel, par un arrêt de cette cour du 22 novembre 2005.
Par acte d'huissier de justice en date du 26 mai 2005, les sociétés FRANCE TELECOM et ORANGE ont fait assigner la SA AFONE au fond, afin de lui voir interdire, sous astreinte, la poursuite de l'exploitation du service « Mobiboom » et de l'entendre condamnée à des dommages-intérêts pour pratiques abusives et parasitisme.
Le service « Mobiboom » a été interrompu le 17 mai 2006, « en raison de contraintes réglementaires ».
Par un jugement du même jour, auquel il convient de se référer pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, le tribunal de commerce d'ANGERS a débouté les opérateurs de téléphonie fixe et mobile de l'ensemble de leurs demandes, et les a condamnés à payer à la SA AFONE une indemnité de procédure de 10 000 euros.
Les SA France TELECOM et ORANGE ont relevé appel de cette décision, par déclaration du 15 juin 2006. La SA AFONE a formé un appel incident.
Les parties ayant conclu au fond, la clôture de l'instruction a été prononcée le 25 avril 2007.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Vu les dernières conclusions déposées par les SA France TELECOM et ORANGE le 17 octobre 2006, auxquelles il est renvoyé pour l'exposé des moyens en application des articles 455 et 954 du nouveau Code de procédure civile, et par lesquelles elles demandent à la cour :
·d'infirmer le jugement entrepris,
·de faire interdiction à la SA AFONE de reprendre ses agissements abusifs et parasitaires en ce qu'ils généraient un trafic artificiel vers des numéros donnant lieu à « charge de terminaison d'appel » et n'ouvrant accès à aucun service réel,
de la condamner à payer à la SA France TELECOM la somme de 780 000 euros en réparation du préjudice ayant résulté des « charges de terminaison d'appel » indûment versées,
de la condamner à payer à la SA ORANGE France la somme de 340 000 euros en réparation des « charges de terminaison d'appel » indûment détournées,
d'ordonner la publication du dispositif de l'arrêt dans les quotidiens Le Monde, Le Figaro et Les Echos, aux frais avancés de la SA AFONE, à concurrence de 15 000 euros par insertion,
de condamner la SA AFONE à payer à chacun des opérateurs de téléphonie la somme de 7 000 euros par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
de la condamner aux entiers dépens de première instance et d'appel.
Vu les dernières conclusions déposées par la SA AFONE, le 24 août 2007, auxquelles il est renvoyé pour l'exposé des moyens en application des articles 455 et 954 du nouveau Code de procédure civile, et par lesquelles elle sollicite :
·le débouté de l'appel et l'infirmation du jugement entrepris, sur son appel incident,
·la condamnation solidaire des SA France TELECOM et ORANGE à lui payer la somme de 30 000 euros à titre de dommages-intérêts,
·l'octroi d'une somme de 15 000 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
·la condamnation des sociétés France TELECOM et ORANGE aux entiers dépens de première instance et d'appel.
MOTIFS DE LA DECISION
I)Sur les pratiques abusives ou parasitaires
Attendu que la procédure d'accès au site « Mobiboom.com » est clairement décrite par le constat d'huissier dressé le 28 septembre 2004 ; qu'il en ressort que le site était annoncé par le message d'appel « UTILISER VOTRE FORFAIT ILLIMITE » sur lequel il fallait cliquer pour s'inscrire ; que l'inscription donnait lieu à la délivrance d'une clef de validation, nécessaire pour accéder aux services « Mobiboom », et d'un « numéro de parrain » accompagné d'un message électronique incitant le membre nouvellement inscrit à parrainer son entourage et ses amis, pour « gagner 20 % des gains directs de ses inscrits, et 10 % des gains directs des nouveaux membres générés par ses inscrits » ; que la page d'accueil du site présentait « Mobiboom » comme le « premier chat téléphonique qui récompense la fidélité de ses utilisateurs » et fournissait deux numéros géographiques -vers un poste fixe- non surtaxés à appeler pour accéder au forum de discussion ; qu'elle invitait l'internaute à rejoindre « la communauté Mobiboom » génératrice de gains, et à ouvrir son propre salon de discussion pour devenir « leader d'opinion », fonction rémunérée par l'attribution de points augmentant avec le nombre d'interlocuteurs connectés sur le salon ;
Que cette page d'accueil comportait également 8 rubriques, dont l'une intitulée « Témoignages » ; que la copie des écrans visualisés dans cette rubrique, jointe au procès-verbal de constat, comprend 26 messages d'internautes, souscripteurs de forfaits illimités auprès de divers opérateurs de téléphonie mobile, qui font état de gains de 100 à 200 euros par mois (elwoody), proposent d'écouter les « bons plans » des autres membres ou de « laisser tourner le portable » toute la nuit (Frondeur), voire toute la journée, et ceci gratuitement à condition que l'appel débute avant 8 heures (cat2a, usablis) ; que certains témoins recommandent de souscrire le forfait « double appel » qui permet d'appeler deux numéros Mobiboom en même temps et donc de doubler ses gains (pétoche 34), ou précisent qu'il « suffit juste de s'identifier et qu'il ne sert à rien de rester sur le chat !!! » (kevin) ou conseillent de laisser « tourner le portable le plus loin possible de votre lit » (zyrt) ; que la plupart de ces messages se terminent par une invitation à s'inscrire sous le parrainage de leur auteur ;
Que la rubrique « FAQ » mentionne, sous forme de réponses aux questions que peuvent se poser les utilisateurs sur le fonctionnement du service, les gains, le coût de la connexion et l'affiliation :
-la nécessité de laisser le téléphone connecté sur le numéro de fixe appelé, de rappeler le numéro quand le serveur raccroche au bout de quelques secondes, ou de multiplier les « filleuls actifs », définis comme les utilisateurs connectés au moins une heure au cours du dernier mois, pour multiplier ses gains,
-le caractère non imposables de ces « gains » assimilés à des « rabais sur consommation », et sans limite maximale,
-la gratuité du service « Mobiboom » à condition de disposer d'un forfait illimité disponible chez les opérateurs mobiles et fixes ;
Que ces éléments démontrent que l'ouverture du site et la création du service « Mobiboom » s'inscrivaient dans une véritable stratégie dont le but était de provoquer une augmentation exponentielle du nombre et de la durée des appels sur des numéros attribués à 9 TELECOM et COMPLETEL, par une exploitation détournée des forfaits illimités commercialisés par les opérateurs de téléphonie fixe ou mobile, au moyen d'un forum de discussion dont l'accès était gratuit mais l'usage rémunéré, et destiné, au mieux, à échanger de nouvelles « astuces » en vue d'augmenter ses gains, au pire à occuper le réseau aussi longtemps et inutilement que possible ;
Que l'intérêt de cette stratégie, commun aux utilisateurs, à l'opérateur de service mais aussi aux opérateurs de téléphonie alternatifs attributaires des numéros appelés -lesquels avaient consenti à la SA AFONE un tarif préférentiel en contre-partie de l'augmentation de trafic qu'elle projetait de réaliser-, était d'augmenter artificiellement les « charges de terminaison d'appel » que France TELECOM et ORANGE étaient tenues de reverser aux opérateurs de téléphonie alternatifs lesquels, en application de conventions de mise à disposition de service, rétrocédaient une quote-part de ces redevances à l'opérateur de service qui, à son tour, rémunérait les utilisateurs les plus « fidèles » par ce qu'elle décrivait elle-même comme un « système de partenariats dits d'affiliation avec les sites Internet » ;
Que la SA AFONE ne conteste ni ce montage, ni sa finalité, se bornant à qualifier ces pratiques d'exploitation « astucieuse » mais non abusive des contrats de forfaits illimités ; que cette interprétation aurait pu prévaloir si le site « Mobiboom.com » s'était borné à informer les internautes des « astuces » permettant d'exploiter au mieux leur forfait illimité, telles que la gratuité des appels poursuivis après 8 heures mais commencés avant, ou le caractère véritablement illimité des appels ; qu'en revanche, les procédés incitatifs imaginés par la SA AFONE et diffusés par son site -rémunération directe et indirecte des usagers à raison du temps de communication qu'ils génèrent, contamination par parrainages et accueil de salons de discussion rémunérateurs, propagation d'« astuces » destinées à multiplier le temps de communication- ont contribué à créer un forum de discussion totalement artificiel et tentaculaire dont l'objectif avoué était de détourner à une échelle nationale et à des fins lucratives les règles concurrentielles édictées en matière de téléphonie sous le contrôle de l'ART ;
Que de tels procédés sont commercialement déloyaux et procèdent d'un usage abusif de la technique d'un tiers, en ce qu'ils reposent sur l'exploitation outrancière des failles des schémas d'utilisation des forfaits illimités commercialisés à l'époque ; que s'ils ne répondent pas à la définition du parasitisme commercial direct dès lors qu'AFONE, opérateur de service, n'entre pas dans la sphère concurrentielle de France TELECOM et d'ORANGE, ils caractérisent, en revanche, la complicité, par incitation et fourniture de moyen, d'une action concertée des usagers des opérateurs de téléphonie en vue d'abuser de leur faculté d'accès illimitée au réseau de télécommunication ;
Qu'une telle action concertée engage incontestablement la responsabilité de son instigateur, la SA AFONE, qui en a aussi été le principal bénéficiaire ; que la circonstance que France TELECOM ou ORANGE France aient été en mesure de mettre un terme à ces pratiques abusives en révisant les conditions spécifiques de leurs contrats de forfaits illimités et les schémas d'exploitation de ces produits, ce qu'elles ont fait dès le 22 janvier 2006 (pièce de la SA AFONE no 6), ne constitue pas un fait exonératoire pour leur auteur, non plus que les ententes illicites ayant existé entre l'opérateur historique et la société ORANGE, et qui ont fait l'objet de sanctions commerciales, pénales et civiles ;
Que le jugement sera donc infirmé en ce qu'il a débouté les appelants de leur action en dommages-intérêts pour pratiques abusives et déloyales ;
II)Sur les préjudices subis par les opérateurs de téléphonie
Attendu que France TELECOM et ORANGE France soutiennent que les sommes de 780 000 euros et de 340 000 euros qu'elles réclament représenteraient les « charges de terminaison d'appel » et de transit artificiellement générées par les pratiques abusives et parasitaires relayées par le service exploité par la SA AFONE entre le mois de juillet 2004 et le mois de mars 2006, et dont le montant peut être reconstitué grâce aux documents communiqués en exécution de l'ordonnance de référé du 3 février 2005 ;
Que les pièces jointes au procès-verbal de constat de remise de pièces établi par Me B... le 4 février 2005 démontrent que le trafic généré par l'appel des numéros attribués au service de t'chat Mobiboom a été de 97 083 heures en 2003, et de 1 607 087 heures en 2004 ; que le tableau réalisé par les services de France TELECOM et ORANGE France, retraçant une partie du trafic sur 2005, ne mentionne pas les numéros COMPLETEL et NEUF CEGETEL qui ont donné lieu au versement des « charges de terminaison d'appel » qu'il totalise ; qu'il ne fait donc pas la preuve d'un trafic en lien direct avec la mise en service de « Mobiboom » ; qu'au vu des justificatifs exploitables produits, les temps de communication artificiellement créés par connexion à ce service ressortent donc à (97 083 + 1 607 087) 1 704 170 heures ;
Attendu qu'aucun des documents fournis par les opérateurs de téléphonie ne permet de reconstituer le montant de la redevance de « terminaison d'appel » qu'ils servaient à NEUF TELECOM et COMPLETEL en 2003 et 2004 ; que leur manque à gagner ne peut être estimé, en l'état, que par référence aux sommes perçues des opérateurs alternatifs par la SA AFONE et qui, au vu des tarifs annexés au procès-verbal de constat du 4 février 2005, s'établissaient à (1,32 - 0,42) 0,90 cts/mn ou 54 cts par heure dont 2,5 cts étaient reversés aux usagers ; qu'il s'en déduit que le bénéfice indûment produit par l'opération « Mobiboom » a été de l'ordre de (51,5 x 1 704 170) 87 764 755 cts ou encore 877 647 euros ;
Qu'en regard des participations alléguées par chacun des opérateurs de téléphonie, leur préjudice indemnisable peut être estimé à 604 000 euros pour la SA France TELECOM et à 275 000 euros pour ORANGE France ;
Attendu que, compte tenu des procédés employés par la SA AFONE, la mesure de publication sollicitée constitue un mode de réparation adapté ; qu'il convient, en conséquence, de l'ordonner dans les conditions précisées ci-après ;
Que la SA AFONE ayant volontairement interrompu le service « Mobiboom » depuis le 17 mai 2006, il convient de subordonner sa réouverture à la suppression de la rémunération de son usage au profit des abonnés France TELECOM et ORANGE France, ce qui mettra un terme aux pratiques abusives dont se plaignent ces opérateurs ;
Qu'enfin, il n'existe aucune considération d'équité qui permette de dispenser la SA AFONE de participer aux frais irrépétibles que ses adversaires ont dû exposer pour obtenir réparation de ces pratiques abusives ; qu'il lui sera fait application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile dans les limites prévues au dispositif ;
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement et contradictoirement,
INFIRME le jugement déféré,
Et statuant à nouveau,
DECLARE la SA AFONE responsable envers les SA France TELECOM et ORANGE France des conséquences dommageables des pratiques déloyales et abusives dont elle a été l'instigateur au moyen de ses site et service « Mobiboom » ;
La CONDAMNE à payer à la SA France TELECOM la somme de 604 000 euros et à la SA ORANGE France celle de 275 000 euros, en réparation de leurs préjudices respectifs ;
ORDONNE la publication de l'intégralité du dispositif du présent arrêt dans les quotidiens Le Monde et Les Echos, aux frais avancés de la SA AFONE, dans la limite de 5 000 euros pour chaque journal ;
SUBORDONNE la réouverture du service « Mobiboom » à la suppression de la rémunération de son usage au profit des abonnés France TELECOM et ORANGE France ;
CONDAMNE la SA AFONE à payer aux SA France TELECOM et ORANGE France une indemnité de 2 000 euros chacune par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
La CONDAMNE aux entiers dépens de première instance et d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.
LE GREFFIER LE PRESIDENT
C. LEVEUF S. CHAUVEL