COUR D'APPEL
d'ANGERS
Chambre Sociale
ARRÊT N°
Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 20/00084 - N° Portalis DBVP-V-B7E-EUKI.
Jugement Au fond, origine Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire du MANS, décision attaquée en date du 05 Février 2020, enregistrée sous le n° F 19/00049
ARRÊT DU 15 Septembre 2022
APPELANTE :
Madame [O] [S]
[Adresse 2]
[Localité 3]
comparante - assistée de Me GIBIERGE, avocat substituant Maître Luc LALANNE de la SCP LALANNE - GODARD - HERON - BOUTARD - SIMON, avocat au barreau du MANS - N° du dossier 20190032
INTIME :
Monsieur [R] [Y]
[Adresse 1]
[Localité 3]
représenté par Me Gildas BONRAISIN de la SELARL JURI OUEST, avocat au barreau du MANS
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 04 Avril 2022 à 9 H 00, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame GENET, conseiller chargé d'instruire l'affaire.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Président : Madame Estelle GENET
Conseiller : Madame Marie-Christine DELAUBIER
Conseiller : Mme Nathalie BUJACOUX
Greffier lors des débats : Madame Viviane BODIN
ARRÊT :
prononcé le 15 Septembre 2022, contradictoire et mis à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
Signé par Madame GENET, conseiller faisant fonction de président, et par Madame Viviane BODIN, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
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FAITS ET PROCÉDURE :
Mme [O] [S] a été embauchée à compter du 24 mars 1980 en qualité de conditionneuse vendeuse par M. [D] qui exploitait une pharmacie au [Localité 3]. En 1984, l'activité de cette pharmacie a été poursuivie par M. [Y].
En dernier état de ses fonctions, Mme [S] était conditionneuse vendeuse au sein de la pharmacie [Y] et percevait une rémunération brute mensuelle de 1493,10 euros.
Mme [S] a été placée en arrêt de travail du 6 janvier 2017 au 28 octobre 2017.
A l'issue d'une visite de reprise le 26 septembre 2017, le médecin du travail a déclaré Mme [S] inapte au poste de conditionneuse vendeuse en un seul examen précisant que son état de santé faisait obstacle à tout reclassement dans un emploi de l'entreprise.
Par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 3 octobre 2017, M. [Y] a convoqué Mme [S] à un entretien préalable à un éventuel licenciement, avant par nouvelle lettre recommandée avec accusé de réception en date du 17 octobre 2017, de lui notifier son licenciement pour impossibilité de reclassement consécutive à l'inaptitude au poste médicalement constatée.
Par correspondance du 19 novembre 2018, la caisse primaire d'assurance maladie a notifié à Mme [S] la prise en charge de sa pathologie au titre de la législation sur les risques professionnels suite à un avis favorable du comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles des Pays de la Loire.
Le 7 février 2019, Mme [S] a saisi le conseil de prud'hommes du Mans pour que soit prononcée la nullité du licenciement pour harcèlement moral.
Par jugement en date du 5 février 2020, le conseil de prud'hommes du Mans a :
- dit que Mme [O] [S] ne rapporte pas la preuve que son licenciement a été prononcé en raison d'une inaptitude en lien avec une situation de harcèlement moral ;
- dit que les demandes de Mme [O] [S] portant sur la rupture de son contrat de travail sont donc prescrites au visa de 'l'article L.4171-l du code du travail' ;
- dit que Mme [O] [S] n'est en conséquence pas fondée à saisir le conseil de prud'hommes et l'a déboutée de l'intégralité de ses demandes ;
- débouté Mme [O] [S] et M. [R] [Y] de leur demande respective au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné Mme [O] [S] aux entiers dépens.
Mme [S] a interjeté appel de cette décision par déclaration transmise par voie électronique au greffe de la cour d'appel le 19 février 2020.
M. [R] [Y] a constitué avocat le 12 mars 2020.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 17 novembre 2021 et l'affaire a été fixée à l'audience du conseiller rapporteur du 4 avril 2022.
MOYENS ET PRÉTENTIONS DES PARTIES :
Mme [S], dans ses conclusions n°3, régulièrement communiquées, transmises au greffe le 19 octobre 2021 par voie électronique, ici expressément visées et auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé, demande à la cour de :
- la déclarer recevable en son appel ;
- infirmer le jugement rendu par le conseil de prud'hommes le 5 février 2020 ;
- constater que le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles a déclaré sa maladie comme étant professionnelle le 18 novembre 2018 ;
- constater l'absence de contestation de M. [Y] concernant cette décision ;
- dire et juger qu'elle est non-prescrite en ayant saisi le conseil de prud'hommes du Mans par requête du 7 février 2019 ;
- en conséquence, condamner la Pharmacie [Y] au paiement de la somme de 20070,09 euros brut au titre du rappel de l'indemnité de licenciement (doublement de l'indemnité) ;
- dire et juger qu'elle a été victime de faits de harcèlement moral de M. [Y] ;
- prononcer la nullité du licenciement notifié le 17 octobre 2017 ;
- en conséquence, condamner la Pharmacie [Y] au paiement des sommes suivantes:
* 15 000 euros net à titre des dommages et intérêts en raison du harcèlement moral subi ;
* 80 000 euros net à titre des dommages et intérêts pour nullité du licenciement (non application du barème Macron) ;
* 2986,20 euros brut au titre de l'indemnité compensatrice de préavis outre 298,62 euros brut au titre des congés payés y afférents ;
* 2000 euros net au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la Pharmacie [Y] en tous les frais et dépens de l'instance.
Mme [S] fait valoir que la rupture du contrat de travail ouvre droit, à une indemnité spéciale de licenciement qui, sauf dispositions conventionnelles plus favorables, est égale au double de l'indemnité prévue par l'article L. 1234-9 (article L. 1226-14 du code du travail). Elle soutient que M. [Y] avait connaissance au moment du licenciement de sa possible origine professionnelle compte tenu des faits de harcèlement moral qu'elle avait dénoncés notamment dans un courrier du 5 janvier 2017 soit 10 mois avant la rupture du contrat de travail.
Mme [S] ajoute avoir eu connaissance de la prise en charge de sa maladie au titre de la législation professionnelle le 19 novembre 2018 et avoir saisi le conseil de prud'hommes le 7 février 2019 de sorte que selon elle, aucune prescription n'est susceptible de lui être opposée. Mme [S] prétend ainsi que si en application de l'article L. 1471-1 du code du travail toute action portant sur la rupture du contrat de travail se prescrit par douze mois à compter de la notification de la rupture, dans le cas d'un harcèlement moral, le délai de prescription est de cinq ans.
Mme [S] soutient produire de nombreuses attestations qui traduisent tant l'attitude inappropriée de M. [Y] que son dévouement et professionnalisme. Elle observe que ces attestations sont claires et non équivoques concernant sa personnalité. Elle
indique que le harcèlement se traduisait notamment par une humiliation devant les clients de la pharmacie. Enfin, elle estime qu'au regard de son dossier médical, elle fait état de graves difficultés relationnelles avec son employeur depuis 2001.
Mme [S] estime que les pièces communiquées par M. [Y] ne présentent que peu d'intérêt puisqu'elles ne témoignent pas de la relation professionnelle de ce dernier avec elle et proviennent pour la grande majorité de la famille ou d'amis de M. [Y]. Elle ajoute que certains noms lui sont inconnus.
Elle en déduit la nullité de son licenciement en présence d'une situation de harcèlement moral. Elle soutient que s'il existe une autonomie entre le droit du travail et le droit de la sécurité sociale, la décision rendue par le pôle social constitue tout de même un élément de preuve du lien de causalité entre son inaptitude et sa maladie professionnelle.
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Par conclusions n°2, régulièrement communiquées, transmises au greffe par voie électronique le 13 octobre 2021, ici expressément visées, et auxquelles il convient de se référer pour plus ample exposé, M. [R] [Y] demande à la cour de :
- relever que l'inaptitude sur la base de laquelle a été rompu le contrat de travail de Mme [O] [S] est d'origine non professionnelle et que Mme [O] [S] ne peut dès lors prétendre au bénéfice du doublement de l'indemnité légale de licenciement et à l'indemnité équivalente à l'indemnité de préavis ;
- relever que Mme [O] [S] ne peut être considérée comme ayant été victime d'une situation de harcèlement moral à l'occasion de l'exécution de son activité professionnelle;
- relever que les demandes de Mme [O] [S] portant sur la rupture de son contrat de travail sont prescrites au visa de l'article L. 1471-1 du code du travail ;
- confirmer en conséquence le jugement rendu par le conseil de prud'hommes du Mans en date du 5 février 2020 ;
- condamner Mme [O] [S] à lui verser la somme de 2000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner Mme [O] [S] aux entiers dépens.
M. [Y] souligne l'absence d'incidence de la décision de la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe reconnaissant, concernant Mme [O] [S], une situation de maladie professionnelle, même si le pôle social du tribunal judiciaire a rejeté son argumentaire dans sa décision du 16 décembre 2020.
Il prétend qu'il n'y a eu aucun harcèlement moral à l'égard de Mme [O] [S] à l'occasion de l'exécution de son activité professionnelle ce que démontrent, selon lui, les attestations qu'il produit.
Il prétend en outre que la prescription visée à l'article L.1471-1 du code du travail, trouve à s'appliquer de sorte que le bien fondé de la rupture du contrat de travail ne peut plus être discuté devant la juridiction prud'homale.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la prescription de l'action en nullité du licenciement
Sur le fondement des dispositions de l'article 2224 du code civil selon lequel « les actions personnelles se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer », le délai de prescription pour agir en nullité du licenciement en raison d'agissements de harcèlement moral, court à compter de la date de notification du licenciement, celui-ci constituant le dernier acte de harcèlement qui fait courir le délai de prescription de 5 ans. Il appartient alors au juge du fond d'analyser l'ensemble des faits invoqués par la salariée permettant de présumer l'existence d'un harcèlement moral, quelle que soit la date de leur commission (Soc. 9 juin 2021, n°19-21.931).
En l'espèce, le licenciement a été notifié par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 17 octobre 2017 et Mme [S] a saisi le conseil d'une contestation de son licenciement le 7 février 2019, soit dans le délai de prescription quinquennale.
Son action en nullité du licenciement n'est donc pas prescrite.
Le jugement est infirmé de ce chef.
Sur le harcèlement moral
Aux termes de l'article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir des agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
En application de l'article L. 1154-1 du même code, il appartient au salarié qui s'estime victime d'un harcèlement moral de présenter des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement dans sa version issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, ou d'établir des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement dans la version en vigueur du 1er mai 2008 au 10 août 2016 .
Au vu de ces éléments, il incombe à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement
Il résulte de ces dispositions que, pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de supposer l'existence d'un harcèlement moral au sens de l'article L. 1152-1 du code civil.
Il est de principe que le harcèlement moral est constitué indépendamment de l'intention de son auteur et de l'existence d'une intention malveillante. Les méthodes de gestion mises en 'uvre par un supérieur hiérarchique peuvent caractériser un harcèlement moral dès lors qu'elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Les faits constitutifs du harcèlement moral peuvent se dérouler sur une brève période.
L'article L. 1152 -3 de ce même code prévoit dans cette hypothèse la nullité de la rupture du contrat de travail.
En l'espèce, Mme [S] indique verser aux débats de nombreuses attestations faisant état de faits précis et circonstanciés de harcèlement moral, ainsi que des éléments médicaux attestant de graves difficultés relationnelles avec son employeur. Elle invoque également la décision du pôle social du tribunal judiciaire du Mans qui a déclaré la décision de prise en charge de la maladie professionnelle opposable à M. [Y].
S'agissant des attestations :
- Mme [W] cliente de la pharmacie explique qu'à « plusieurs reprises », elle a remarqué que Mme [S] « était souvent humiliée par son patron devant les clients. Les erreurs étaient toujours de la faute de l'employée » (sa pièce 11).
- Mme [E] (ses pièces 14 et 33) ancienne salariée en qualité de pharmacienne de mai à novembre 2017, atteste que Mme [S] a subi la pression de M. [Y] en raison de méthodes de travail inappropriées. Elle ajoute que Mme [S] devait assumer des tâches diversifiées, notamment le fait de servir au comptoir alors qu'elle n'était ni préparatrice ni pharmacienne, faire le ménage et le rangement. Il est noté qu'elle ne connaissait pas son planning à l'avance et qu'il lui est arrivé de venir aider pendant les gardes.
- Mme [K] (sa pièce 15), ancienne cliente de la pharmacie, évoque la méchanceté de M. [Y] et son « cynisme même devant ses clients ». Elle évoque des salariés en larmes et indique avoir préféré changer de pharmacie, constatant que M. [Y] était constamment derrière ses employés pour vérifier leur travail.
- Mme [T] (sa pièce 16), ancienne salariée en qualité de pharmacienne adjointe de septembre 1995 à janvier 2000 explique avoir été victime du comportement agressif de son employeur et de harcèlement moral ce qui a entraîné sa démission.
- M. [F] (pièce 17), client de la pharmacie, explique qu'il a été témoin du comportement colérique de M. [Y] à l'égard de Mme [S] à qui il reprochait toutes les erreurs.
- Mme [J] (pièce 18), pharmacienne, a autorisé dans son attestation Mme [S] à produire un courrier qu'elle a adressé à la présidente du conseil de l'ordre des pharmaciens des Pays-de-la-Loire le 1er février 2019 avec en objet : « signalement d'attitudes inacceptables de M. [R] [Y], confrère exerçant au[Adresse 1] ». Dans ce courrier, il est relaté un incident qui s'est déroulé le 27 août 2018 au cours duquel M. [Y] aurait pénétré dans la pharmacie de Mme [J] entre 21 heures et 22 heures, porteur d'un casque de moto, et aurait commencé à prendre des photos de l'intérieur de l'officine et plus précisément des médicaments OTC. Elle explique que M. [Y] ayant été découvert dans ses agissements en sa qualité de confrère, aurait commencé à crier, l'accusant de ne pas faire correctement son travail et être la cause de la baisse de fréquentation de sa pharmacie depuis son installation, le tout en présence de clients. Mme [J] explique que l'accident a été filmé par des caméras de surveillance et qu'elle est en mesure de prouver ses accusations. Elle ajoute que ce n'est pas la première fois qu'elle subit les accusations calomnieuses de M. [Y].
- Mme [V] [U] (sa pièce 21) indique avoir été témoin du comportement agressif de M. [Y] à l'égard de Mme [S] alors qu'elle prenait les mensurations de sa maman dans la pharmacie pour la vente de bas de contention. Elle évoque un comportement agressif et autoritaire de M. [Y] dans le but de discréditer et de rabaisser son employée.
- Mme [L] (sa pièce 35), ancienne apprentie à la pharmacie de mai 2006 à mai 2008 explique qu'il n'a pas toujours été facile de travailler aux côtés de M. [Y] qu'elle qualifie de « lunatique ». Elle explique même qu'elle a souhaité partir dès le début de son stage mais qu'elle avait peur de la réaction de ce dernier.
- Mme [A] (pièce 37), ancienne salariée de l'officine de 1986 à 1994, relate les conditions de travail pesantes, l'absence de confiance accordée par M. [Y] et le sentiment d'être prises, avec Mme [S], pour des « voleuses », à la suite d'une erreur de caisse sans conséquence, impression 'qui ne s'est jamais atténuée avec le temps'. Elle évoque un mal-être quotidien au travail .
À ces attestations, s'ajoutent celles faisant état du professionnalisme de Mme [S] et de la qualité de son travail (ses pièces 22 à 32, 34 et 36).
Par ailleurs, Mme [S] verse aux débats les éléments médicaux suivants :
- ses arrêts de travail à partir du 6 janvier 2017 ;
- sa fiche d'inaptitude médicale du 29 septembre 2017 ;
- le certificat médical du docteur [G] du 26 février 2019 qui indique suivre Mme [S] depuis quelques années, notamment pour des problèmes d'angoisse qui selon la patiente surviennent au travail et nécessitent un suivi psychiatrique régulier ;
- le certificat médical du 14 janvier 2019 du docteur [B], psychiatre, qui indique suivre Mme
[S] pour des troubles anxiodépressifs dans un contexte de souffrance au travail ;
- son dossier médical (ses pièces 19 et 20) qui fait mention de relations difficiles avec son employeur et d'une situation de stress au travail depuis au moins 2001.
De plus, il est versé aux débats le jugement définitif du pôle social du 16 décembre 2020 dans un litige du contentieux de la sécurité sociale opposant M. [R] [Y] à la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe (pièce 78 employeur). M. [Y] contestait l'opposabilité à son égard de la décision de prise en charge de la maladie professionnelle déclarée par Mme [S] le 30 octobre 2017. Or, deux comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles ont reconnu le lien entre la maladie déclarée et l'activité professionnelle de Mme [S], celui des Pays-de-la-Loire dans un avis du 14 novembre 2018 et celui de Bretagne dans un avis du 22 septembre 2020. Dans sa décision, le pôle social reprend la motivation retenue par chacun des 2 comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles. Il est fait état d'éléments permettant d'établir que Mme [S] a bien été victime de difficultés dans le cadre de son activité professionnelle expliquant l'apparition du syndrome dépressif. Le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles de Bretagne évoque « l'existence de facteurs documentés de risques psychosociaux (absence de soutien hiérarchique, augmentation de l'activité de l'assurée, conflits avec la hiérarchie, insuffisance de la définition du poste, manque de considération) dans l'entreprise », ainsi que de « l'existence de témoignages dans les pièces administratives disponibles ». La cour relève que M. [Y] se garde bien de verser aux débats l'enquête administrative diligentée par la caisse dans le cadre de sa décision de prise en charge de la maladie au titre de la législation professionnelle. Au final, le pôle social a déclaré la décision de prise en charge de la caisse opposable à M. [Y].
Enfin, il est versé aux débats par l'employeur (pièce 37) le courrier que lui a adressé Mme [S] le 5 janvier 2017 et dans lequel elle évoque des faits qui se seraient déroulés le 20 décembre 2016 dans les termes suivants :
« En effet, lors de la journée du 20 décembre, vous m'avez informé que je travaillais moins bien que mon ancienne collègue [M], que la pharmacie était sale. Que de ce fait, j'étais sale, et donc que ma maison était sale. J'étais à l'origine des différents maux de la pharmacie : erreur de stock, incapable de saisir les commandes. Vous affirmé, que mon arrêt maladie d'une durée de 4 mois n'est entre autre que des vacances, mettant en cause cet arrêt de mon médecin traitant. Vous me menacez de licenciement, bien que vous m'informez que la cause de votre retenue est liée à l'ancienneté et certainement l'indemnité. Lors de vos dernières attitudes de dénigrement en date du 20 décembre 2016 votre épouse Mme [Y] a été contrainte à s'interposer physiquement entre vous et moi-même par crainte d'une dérive puis me priant de ne pas porter plainte suite aux événements de cette journée. Suite à votre attitude de ce jour 5 janvier 2017, vous m'affirmez n'être [qu'une] voleuse et ceci depuis un certain temps, être la responsable d'erreur de la gestion du stock, cette situation répétitive ne me permet plus de venir sereinement travailler. Extrêmement affectée par vos agissements répétés, je me sens en insécurité lors de vos sauts d'humeurs, je vous demande de m'accorder le respect nécessaire et légitime pour mener à leurs termes les missions de mon emploi [...]. »
Ces éléments de fait pris dans leur ensemble permettent de présumer ou laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral dont a été victime Mme [S].
Les différents témoignages évoqués ci-dessus font en effet état de conditions de travail pressantes et difficiles à supporter tant pour Mme [S] que pour les autres salariés de l'officine quel que soit leur niveau de qualification, et ce, en raison du comportement de M. [Y]. Les témoins évoquent des conditions de travail dégradées depuis de très nombreuses années, ayant entraîné la démission de certaines salariées et la défection de certains clients. Mme [S] est présentée comme victime des agissements de son employeur, de l'inadéquation de son poste de conditionneuse vendeuse avec les tâches qui lui ont été effectivement confiées, de la pression subie par la salariée compte tenu du comportement de M. [Y], du manque de confiance dans son travail et des réflexions quotidiennes sur la qualité de celui-ci y compris devant les clients.
Les éléments médicaux versés aux débats corroborent ces témoignages et établissent l'existence de très anciennes difficultés relationnelles avec l'employeur. Même si les différents médecins consultés par Mme [S] reprennent ses doléances, il n'en demeure pas moins que celles-ci sont évoquées régulièrement sur presque 20 années et qu'au final l'état de santé de la salariée a nécessité un suivi spécialisé en relation avec ses conditions de travail.
Enfin, le syndrome anxiodépressif qu'elle a déclaré auprès de la caisse primaire d'assurance maladie de la Sarthe a été reconnu comme ayant une origine professionnelle à l'issue des avis particulièrement motivés de deux comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles. Le pôle social du tribunal judiciaire du Mans a par ailleurs déclaré opposable à l'employeur cette prise en charge, par une décision définitive qui n'a pas été contestée par ce dernier.
En réponse, M. [Y] verse aux débats de très nombreuses attestations :
- de clients dont certains attestent que Mme [S] n'a jamais été victime de faits de harcèlement moral et dénigrent les qualités professionnelles de celle-ci. D'autres, les plus nombreux, indiquent simplement qu'ils n'ont jamais rien constaté d'anormal ;
- de salariés ou d'anciens salariés qui affirment n'avoir eux-mêmes jamais été victimes de faits de harcèlement moral. Une ancienne stagiaire entre août 2000 et septembre 2002 atteste même que Mme [S] n'a jamais été victime de tels agissements (pièce 31 employeur) ;
- de membres de sa famille qui évoquent les très bonnes relations entre Mme [S] et M. [Y].
M. [Y] verse également aux débats le courrier de réponse du 12 janvier 2017 à la correspondance du 5 janvier précédent (sa pièce 38) dans lequel il réfute toutes les accusations portées par Mme [S] à son encontre. Il évoque non pas des faits de harcèlement moral mais le pouvoir de direction de l'employeur. Il reconnaît cependant que le 20 décembre 2016, Mme [S] s'est mise à pleurer et s'est plainte auprès de son épouse du harcèlement dont elle se disait victime. M. [Y] indiquait néanmoins : « si vous avez pu considérer que je vous tenais pour responsable d'erreurs de stock vous avez mal interprété les propos ce dont d'ailleurs je me suis excusé auprès de vous ». Il ajoutait également : « je ne vous ai jamais menacée de licenciement étant considéré que pour autant je vous ai indiqué que le non-respect réitéré de mes instructions de travail à votre égard est susceptible de constituer une juste cause de licenciement. » Il invitait enfin Mme [S] à présenter une demande de rupture conventionnelle de son contrat de travail.
Cependant, l'ensemble de ces éléments se révèle insuffisant pour contredire les accusations de harcèlement moral présentées par Mme [S].
Les attestations versées aux débats par M. [Y] émanent pour la plupart de clients de l'officine qui n'ont manifestement pas été témoins du moindre fait de harcèlement subi par la salariée, alors qu'à l'inverse d'autres clients en ont été témoins ainsi que d'anciennes salariées dont certaines se disent également victimes de tels agissements.
La plupart de ces attestations sont rédigées en des termes très généraux et quasiment identiques, M. [Y] ayant même écrit à la place de 4 attestants et 3 autres attestations ne sont pas assorties d'une pièce d'identité.
De plus, le courrier de réponse du 12 janvier 2017 dont la cour a repris certains passages est rédigé dans des termes ambigus, M. [Y] reconnaissant à mots couverts un comportement inapproprié le 20 décembre 2016, s'agissant des accusations injustifiées d'erreurs de caisse et de ses menaces de licenciement, entraînant chez la salariée une crise de pleurs et le sentiment de ne plus pouvoir supporter de tels reproches réguliers.
Enfin, il apparaît que Mme [S] connaît une dégradation de ses conditions de travail depuis de très nombreuses années. M. [Y] n'est pas en mesure d'expliquer pourquoi depuis 2001 sa salariée se plaint auprès de ses différents médecins traitants d'une souffrance au travail.
Mme [H] qui atteste pourtant en faveur de M. [Y] (pièce 57) écrit : « je ne me suis jamais aperçu de harcèlement moral de la part de M. [Y]'[[O]] faisait son travail mais ses patrons vérifiaient toujours derrière elle' ». Or, c'est justement cette attitude de l'employeur que le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles de Bretagne a très clairement souligné dans son avis : l'absence de soutien hiérarchique et le manque de considération, ce qui est pour le moins étonnant s'agissant d'une salariée bénéficiant d'une telle ancienneté et contre laquelle il n'est finalement invoqué ni justifié d'aucun manquement professionnel. En tout état de cause, le pouvoir de direction de l'employeur ne peut impliquer une vérification systématique du travail de Mme [S] qui n'était au sein de la pharmacie que vendeuse conditionneuse et qui exerçait donc ses fonctions dans un cadre très limité.
Il résulte de l'ensemble de ces éléments que le harcèlement moral subi par Mme [S] par son employeur, M. [Y], est établi.
De plus, il existe un lien évident entre le harcèlement moral subi, l'avis d'inaptitude du 27 septembre 2017 avec impossibilité de tout reclassement dans un emploi dans l'entreprise, et le licenciement pour inaptitude qui est intervenu par courrier en date du 17 octobre 2017.
Dans ces conditions, il convient de prononcer la nullité du licenciement de Mme [S].
Le jugement est infirmé en toutes ses dispositions.
Il est donc dû à Mme [S] des dommages-intérêts pour licenciement nul, ainsi qu'une indemnité compensatrice de préavis et les congés payés afférents.
Compte tenu de la date du licenciement, le17 octobre 2017, il y a pas lieu d'appliquer L. 1235-3-1 du code du travail dans sa version en vigueur du 24 septembre 2017 au 22 décembre 2017 lequel prévoit que 'l'article L. 1235-3 n'est pas applicable lorsque le licenciement est entaché d'une des nullités prévues au deuxième alinéa du présent article'. 'Dans ce cas (...), le juge octroie une indemnité à la charge de l'employeur qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois'.
Eu égard aux conditions du licenciement, à l'ancienneté de Mme [S] dans le poste et à sa capacité à retrouver un autre emploi, il convient de lui allouer la somme de 25 000 euros à titre de dommages et intérêts.
Le montant de l'indemnité compensatrice de préavis n'est pas discuté à titre subsidiaire par M. [Y]. Il convient par conséquent de faire droit intégralement à la demande présentée par Mme [S] de ce chef, y compris l'incidence congés payés.
M. [Y] est condamné à verser ces sommes à Mme [S].
Enfin, la législation sur les accidents du travail et maladies professionnelles ne fait pas obstacle à l'attribution de dommages-intérêts au salarié en réparation du préjudice que lui a causé le harcèlement moral dont il a été victime antérieurement à la prise en charge de son accident du travail (ou de sa maladie professionnelle) par la sécurité sociale (Soc. 4 septembre 2019, n°18-17.329).
Mme [S] a donc droit à des dommages et intérêts que la cour évalue à la somme de 15 000 euros compte tenu de la durée des agissements subis de la part de son employeur.
Sur le doublement de l'indemnité de licenciement
Sur le fondement des dispositions de l'article L. 1226-14 du code du travail, le licenciement pour inaptitude consécutive à une maladie professionnelle ouvre droit pour le salarié au versement de l'indemnité spéciale de licenciement 'qui, sauf dispositions conventionnelles plus favorables, est égale au double de l'indemnité prévue par l'article L. 1234-9'.
Cependant, les règles protectrices applicables aux victimes d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle s'appliquent dès lors que l'inaptitude du salarié, quel que soit le moment où elle est constatée ou invoquée, a, au moins partiellement, pour origine cet accident ou cette maladie et que l'employeur avait connaissance de cette origine professionnelle au moment du licenciement (Soc. 11 janvier 2017, n°15-20.492).
En l'espèce, il apparaît que le licenciement est intervenu par courrier en date du 17 octobre 2017, que tous les arrêts de travail précédant le licenciement ont été délivrés pour maladie ordinaire et que la déclaration de maladie professionnelle est datée du 20 novembre 2017. Le courrier du 5 janvier 2017 précédemment évoqué ne permet pas d'affirmer que l'employeur était informé de l'origine professionnelle de l'inaptitude au moment du licenciement.
Compte tenu de la chronologie de ces évènements, la demande de versement de l'indemnité spéciale de licenciement présentée par Mme [S] est donc rejetée.
Sur le remboursement des indemnités versées par Pôle Emploi
Sur le fondement des dispositions de l'article L. 1235-4 du code du travail, M. [R] [Y] est condamné à rembourser à Pôle Emploi les indemnités versées à Mme [O] [S] dans la limite de 2 mois.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
M. [R] [Y] est condamné au paiement des dépens de première instance et d'appel.
M. [Y] est condamné à verser à Mme [S] la somme de 2000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
La demande présentée par M. [Y] sur ce même fondement est rejetée.
PAR CES MOTIFS
La cour statuant publiquement par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,
INFIRME en toutes ses dispositions le jugement du conseil de prud'hommes du Mans du 5 février 2020 ;
STATUANT A NOUVEAU DES CHEFS INFIRMES ET Y AJOUTANT ;
DIT que l'action en nullité du licenciement de Mme [O] [S] n'est pas prescrite ;
DIT que Mme [O] [S] a été victime de harcèlement moral de la part de M. [R] [Y] ;
PRONONCE la nullité du licenciement de Mme [O] [S] ;
CONDAMNE M. [R] [Y] à payer à Mme [O] [S] les sommes suivantes :
- 25 000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement nul ;
- 2986,20 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis ;
- 298,62 euros au titre des congés payés afférents ;
- 15 000 euros à titre de dommages-et-intérêts en réparation du préjudice subi pour harcèlement moral ;
- 2000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
REJETTE la demande présentée par Mme [O] [S] de paiement de l'indemnité spéciale de licenciement ;
CONDAMNE M. [R] [Y] à rembourser à Pôle Emploi les indemnités versées à Mme [O] [S] dans la limite de 2 mois ;
REJETTE la demande présentée par M. [R] [Y] sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE M. [R] [Y] au paiement des dépens d'appel.
LE GREFFIER,LE PRÉSIDENT,
Viviane BODIN Estelle GENET