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19/10/2022 | FRANCE | N°19/03024

France | France, Cour d'appel de Rennes, 5ème chambre, 19 octobre 2022, 19/03024


5ème Chambre





ARRÊT N°-301



N° RG 19/03024 - N° Portalis DBVL-V-B7D-PX7M













SA AXA FRANCE IARD



C/



Mme [N] [E] CAISSE DES DEPOTS ET CONSIGNATIONS

Organisme CPAM DU FINISTERE



















Infirme partiellement, réforme ou modifie certaines dispositions de la décision déférée















Copie exécutoire délivrée



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RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS



COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 19 OCTOBRE 2022





COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :



Président : Madame Pascale LE CHAMPION, Présidente,

Assesseur : Madame Virginie PARENT, Présidente,

Assesseur...

5ème Chambre

ARRÊT N°-301

N° RG 19/03024 - N° Portalis DBVL-V-B7D-PX7M

SA AXA FRANCE IARD

C/

Mme [N] [E] CAISSE DES DEPOTS ET CONSIGNATIONS

Organisme CPAM DU FINISTERE

Infirme partiellement, réforme ou modifie certaines dispositions de la décision déférée

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 19 OCTOBRE 2022

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Président : Madame Pascale LE CHAMPION, Présidente,

Assesseur : Madame Virginie PARENT, Présidente,

Assesseur : Madame Virginie HAUET, Conseiller,

GREFFIER :

Madame Catherine VILLENEUVE, lors des débats et lors du prononcé

DÉBATS :

A l'audience publique du 29 Juin 2022

ARRÊT :

Réputé contradictoire, prononcé publiquement le 19 Octobre 2022 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l'issue des débats

****

APPELANTE :

SA AXA FRANCE IARD prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés audit siège en cette qualité

[Adresse 4]

[Localité 8]

Représentée par Me Pascal ROBIN de la SELARL A.R.C, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de RENNES

INTIMÉES :

Madame [N] [E]

née le [Date naissance 2] 1963 à [Localité 9]

[Adresse 7]

[Localité 6]

Représentée par Me Jean-Paul RENAUDIN de la SCP GUILLOU-RENAUDIN, Postulant, avocat au barreau de RENNES

Représentée par Me Philippe DAUPHIN de l'ASSOCIATION SOULIER - DAUPHIN, Plaidant, avocat au barreau de HAUTE-LOIRE

CAISSE DES DEPOTS ET CONSIGNATIONS en qualité de gérante de la CNRACL

[Adresse 10]

[Localité 5]

Représentée par Me Jean-David CHAUDET de la SCP JEAN-DAVID CHAUDET, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de RENNES

Organisme CPAM DU FINISTERE venant aux droits de la CPAM du MORBIHAN, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés audit siège en cette qualité, ayant fait l'objet des significations prévues par les articles 902 et 911 du code de procédure civile par remise de l'acte à personne habilitée à le recevoir, n'ayant pas constitué avocat

[Adresse 1]

[Localité 3]

Le 24 septembre 2007, alors qu'il séjournait à l'hôpital de [Localité 9], M. [P] a agressé à l'aide d'un couteau Mme [N] [E], dans l'exercice de son activité professionnelle d'aide soignante. M. [P] a été déclaré pénalement irresponsable.

La société Axa France Iard était assureur de responsabilité civile de M. [P], sous tutelle de l'association de Tutelle et d'Insertion sociale de [Localité 11], souscripteur du contrat.

Par assignation en date du 15 mars 2010, Mme [N] [E] a saisi le tribunal de grande instance de Vannes aux fins de voir ordonner une expertise médicale.

Par ordonnance du 6 mai 2010, le tribunal de grande instance de Vannes a ordonné l'expertise médicale de Mme [N] [E] et désigné pour y procéder le docteur [J]. Il a par ailleurs condamné la société Axa France Iard à allouer à Mme [N] [E] une somme de 35 000 euros à valoir sur l'indemnisation de ses préjudices.

Le docteur [J] a procédé à sa mission et déposé son rapport le 3 juin 2014.

Mme [N] [E] a sollicité le docteur [X] qui a établi un autre rapport, non contradictoire le 20 février 2013.

Par actes des 16 et 23 mars 2015, Mme [N] [E] a fait assigner la caisse d'assurance maladie et la société Axa France Iard devant le tribunal de grande instance de Vannes aux fins d'obtenir l'indemnisation de son préjudice.

Par jugement en date du 8 janvier 2019, le tribunal a :

- reçu Mme [D] [E] en son intervention volontaire,

- fixé la date de consolidation de Mme [N] [E] à la date du 28

septembre 2010,

Sur les préjudices patrimoniaux subis par Mme [N] [E] :

- condamné la société Axa France Iard à verser à Mme [N] [E] les sommes de :

* 2 675 euros au titre des dépenses de santé avant consolidation,

* 100 euros au titre de la location du poste de télévision,

* 2 144,07 euros au titre des frais de transport,

* 500 euros au titre des frais d'assistance à expertise,

* 5 526 euros au titre de l'assistance temporaire par tierce personne,

- fixé le préjudice de Mme [N] [E] à la somme de 244 475,46 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs,

- fixé 1e préjudice de Mme [N] [E] à la somme de 60 000 euros en réparation de l'incidence professionnelle économique,

- condamné la société Axa France Iard à verser à Mme [N] [E] la somme de 2 159,55 euros au titre du solde de ses préjudices professionnels,

Sur les préjudices extrapatrimoniaux subis par Mme [N] [E] :

- condamné la société Axa France Iard à verser à Mme [N] [E] les sommes de :

* 8 313,50 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire,

* 50 000 euros au titre des souffrances endurées,

* 6 000 euros au titre du préjudice esthétique temporaire,

* 22 080 euros au titre du déficit fonctionnel permanent,

* 500 euros au titre du préjudice d'agrément,

* 4 000 euros au titre du préjudice esthétique permanent,

* 8 000 euros au titre du préjudice sexuel,

- débouté Mme [N] [E] de sa demande formulée au titre du préjudice permanent exceptionnel, de sa demande formulée au titre du préjudice d'angoisse et de sensation de mort imminente déjà intégré au titre des souffrances endurées,

- constaté que la société Axa France Iard a déjà réglé à Mme [N] [E] la somme de 35 000 euros à déduire des sommes allouées à Mme [N] [E] ,

Sur le préjudice d'affection de Mme [D] [E] (mère) :

- condamné la société Axa France Iard à verser à celle-ci la somme de 3 000 euros au titre du préjudice d'affection,

Sur les autres demandes :

- condamné la société Axa France Iard à verser à la caisse des dépôts et consignations la somme de 302 315,91 euros avec intérêts au taux légal,

- déclaré le présent jugement commun et opposable à la caisse primaire d'assurance maladie du Finistère,

- condamné la société Axa France Iard à verser à :

- Mme [N] [E] la somme de 6 000 euros,

- Mme [D] [E] la somme de 1 500 euros,

- la caisse des dépôts et consignations la somme de 1 500 euros,

sur le fondement des dispositions de 1'article 700 du code de procédure civile,

- condamné la société Axa France Iard aux entiers dépens,

- ordonner 1'exécution provisoire du présent jugement.

Le 7 mai 2019, la SA Axa France Iard a interjeté appel de cette décision et aux termes de ses dernières écritures notifiées le 23 janvier 2020, elle demande à la cour de :

- dire et juger qu'au titre des pertes de gains professionnels futurs, il n'y avait pas lieu de capitaliser les pertes de revenus de Mme [N] [E] jusqu'à l'âge de 62 ans mais jusqu'à 60 ans, la victime pouvant bénéficier d'un départ à la retraite anticipé sans perte de revenus,

- en conséquence, infirmer le jugement dont appel en ce qu'il a fixé le préjudice de Mme [N] [E] à ce titre à la somme de 244 475,46 euros,

- fixer le préjudice de Mme [N] [E] au titre des pertes de gains professionnels futurs à la somme de 208 630,73 euros,

- dire et juger que ces pertes sont entièrement absorbées par la créance de la caisse des dépôts et consignations au titre de la pension et rente d'invalidité versée et débouter en conséquence Mme [N] [E] de toutes demandes, fins et conclusions à ce titre,

- dire et juger que l'incidence professionnelle certaine des séquelles de l'accident doit être déterminée en considération de la nécessité d'une reconversion professionnelle et d'une pénibilité accrue,

- fixer la juste réparation de ce poste de préjudice à la somme de 20 000 euros,

- dire et juger que le reliquat de créance de la caisse de dépôt et consignations (93 685,18 euros) couvre en totalité ce poste d'indemnisation et qu'aucune somme n'est donc dû à Mme [N] [E] à ce titre,

- la débouter en conséquence de toute demande au titre de l'incidence professionnelle,

- confirmer la décision dont appel sur l'évaluation de l'indemnisation à revenir à Mme [N] [E] au titre de son déficit fonctionnel permanent à hauteur de 22 080 euros,

- infirmer la décision dont appel en ce qu'elle a condamné la société Axa France Iard à verser cette somme à Mme [N] [E],

- dire et juger qu'aucune somme ne lui revient à ce titre après imputation du reliquat de créance de la caisse des dépôts et consignation et en conséquence la débouter de toute demande plus ample ou contraire,

- infirmer la décision dont appel en ce qu'elle a condamné la société Axa France Iard à verser à la caisse des dépôts et consignations la somme de

302 315,91 euros,

- dire et juger que la caisse des dépôts et consignations ne saurait avoir plus de droit que la victime elle-même et limiter la prise en charge de sa créance au total des postes sur lesquels sa créance est imputable soit 250 710,73 euros,

- débouter en conséquence la caisse des dépôts et consignations de toute demande, fins et conclusions excédant ce montant,

- confirmer pour le surplus le jugement dont appel en particulier sur les postes de préjudice esthétique permanent, préjudice d'agrément, ainsi que sur le rejet des demandes présentées au titre du préjudice exceptionnel permanent et du préjudice moral lié à l'angoisse de mort imminente,

- débouter Mme [N] [E] de son appel incident et plus généralement, la débouter de toute demande fins et conclusions plus amples ou contraires,

- condamner in solidum Mme [N] [E] et la caisse des dépôts et consignation aux entiers dépens.

Par dernières conclusions notifiées le 7 mai 2021, Mme [N] [E] demande à la cour de :

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Axa France Iard à lui payer et porter les sommes de :

* 2 675 euros au titre des dépenses de santé avant consolidation,

* 100 euros au titre de la location du poste de télévision,

* 2 144,07 euros au titre des frais de transport,

* 500 euros au titre des frais d'assistance à expertise,

* 5 526 euros au titre de l'assistance temporaire par tierce personne,

* 8 313,50 euros au titre du déficit fonctionnel temporaire,

* 50 000 euros au titre des souffrances endurées,

* 6 000 euros au titre du préjudice esthétique temporaire,

* 8 000 euros au titre du préjudice sexuel,

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a fixé le poste de préjudice incidence professionnelle à la somme de 60 000 euros,

- déclarer Mme [N] [E] recevable et bien fondée en son appel incident,

En conséquence,

- confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a retenu l'existence des postes de préjudices :

* pertes de gains professionnels futurs,

* déficit fonctionnel permanent,

* préjudice d'agrément,

* préjudice esthétique permanent,

- infirmer le jugement quant à la quantification de ces derniers postes de préjudices,

- l'infirmer en ce qu'il n'a pas retenu l'existence des postes de préjudices suivants :

* préjudice permanent exceptionnel,

* préjudice d'angoisse et de sensation de mort imminente,

Jugeant à nouveau,

- voir fixer et liquider les préjudices subis par Mme [N] [E] à hauteur d'appel comme suit :

- préjudices patrimoniaux :

* préjudices patrimoniaux temporaires :

° dépenses de santé actuelles : 2 675 euros,

° frais divers :

frais de location d'un poste de télévision : 100 euros,

tierce personne temporaire : 5 526 euros,

frais de transport : 2 144,07 euros,

total : 10 445,07 euros,

* préjudices patrimoniaux permanents:

° perte de gains professionnels futurs : 506 994,57 euros,

° incidence professionnelle et perte de chance : 60 000 euros,

total: 566 994,57 euros,

- préjudices extrapatrimoniaux :

* préjudices extrapatrimoniaux temporaires :

° déficit fonctionnel temporaire : 8 313,50 euros,

° souffrances endurées : 50 000 euros,

° préjudice esthétique temporaire 6 000 euros,

total : 64 313,00 euros,

* préjudices extrapatrimoniaux permanents :

° déficit fonctionnel permanent : 75 000 euros,

° préjudice d'agrément : 30 000 euros,

° préjudice esthétique permanent : 20 000 euros,

° préjudice sexuel : 8 000 euros,

° préjudice permanent exceptionnel : 50 000 euros,

° préjudice d'angoisse : 20 000 euros,

° frais d'assistance d'un médecin conseil à l'expertise médicale : 500 euros,

total: 203 500 euros,

- en conséquence, voir condamner la société Axa France Iard à lui payer et porter au titre de l'indemnisation de l'ensemble de ses préjudices, une somme de 839 091,30 euros,

- Mme [N] [E] ne bénéficiant ni de l'aide juridictionnelle ni d'un contrat de protection juridique, elle a dû avancer des frais irrépétibles dans le cadre de l'assignation en référé, des expertises, de l'action portée devant le tribunal de grande instance de Vannes et de la présente action, condamner la société Axa France Iard à lui payer et porter une somme de 10 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la même aux entiers dépens.

Par dernières conclusions notifiées le 24 octobre 2019, la caisse des dépôts et consignations demande à la cour de :

- la dire et juger la société recevable et bien fondée en ses conclusions,

Y faisant droit,

- débouter la société Axa France Iard de sa demande tendant à voir réduire l'assiette du recours de la caisse des dépôts et consignation à la somme de 250 710,73 euros,

- accueillir son appel incident en ce qui concerne l'évolution des pertes de gains professionnels futurs en la fixant à la somme de 246 942,87 euros,

- réformer le jugement de première instance à cet égard,

- confirmer le jugement en ce qu'il a fixé l'incidence professionnelle à la somme de 60 000 euros et le déficit fonctionnel permanent à la somme de 22 080 euros,

- en conséquence, dire et juger que l'assiette du recours de la caisse des dépôts et consignation s'établit ainsi :

° pertes de gains professionnels futurs : 246 942,87 euros,

° incidence professionnelle : 60 000 euros,

° déficit fonctionnel permanent : 22 080 euros,

total : 329 022,87 euros,

- condamner la société Axa France Iard à lui rembourser la somme de

302 315,91 € outre les intérêts au taux légal dans la limite de l'évolution du préjudice patrimonial et extrapatrimonial soumis au recours de la CNRACL, calculée en droit commun, à savoir :

* les pertes de gains professionnels futurs,

* l'incidence professionnelle,

* le déficit fonctionnel permanent,

- condamner la société Axa France Iard aux entiers dépens en application de l'article 699 du code de procédure civile.

La caisse primaire d'assurance maladie du Finistère n'a pas constitué avocat dans le délai prescrit. La déclaration d'appel ainsi que les conclusions d'appelant ont été signifiées à une personne habilitée le 8 août 2019.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 9 juin 2022.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Le jugement n'est pas critiqué s'agissant de la somme allouée à Mme [D] [E], mère de la victime, au titre de son préjudice d'affection

(3 000 euros).

Les parties n'entendent pas discuter non plus la liquidation du préjudice de Mme [E] telle qu'opérée par le tribunal pour les postes suivants :

- dépenses de santé actuelles : 2 675 euros

- frais divers : frais de location de télévision (100 euros), frais d'assistance à expertise (500 euros), frais de transport (2 144,07 euros),

- assistance tierce personne temporaire (5 526 euros),

- déficit fonctionnel temporaire : 8 3132,50 euros,

- souffrances endurées : 50 000 euros,

- préjudice esthétique temporaire : 6 000 euros,

- préjudice sexuel : 8 000 euros.

Les indemnisations fixées de ces chefs par le tribunal sont donc confirmées.

Sur les pertes de gains professionnels futurs

Le tribunal a fixé ces pertes à la somme de 244 475,96 euros, a estimé que le recours de la caisse des dépôts et consignations intervenait pour une somme totale de 302 513,91 euros, de sorte qu'il ne revenait rien à Mme [E].

La société Axa France Iard considère pour sa part que le montant de ses pertes, calculées avec un euro de rente pour une femme de 50 ans jusqu'à l'âge de ses 60 ans, selon le barème GP 2016 revient à 208 630,73 euros et

que le recours de l'organisme tiers payeur étant de 302 315,91 euros, rien n'est effectivement dû à Mme [E] au titre de ce préjudice.

Mme [E], formant appel incident sur ce point, demande à la cour de fixer le montant de ses pertes à 809 310,48 euros, de sorte qu'après imputation de la créance de la caisse des dépôts et consignations de

302 315,91 euros, il lui reste dû une somme 509 994,57 euros. Elle demande de faire application du barème GP 2020 et de tenir compte de l'euro de rente viagère.

La caisse des dépôts et consignations forme appel incident sur ce point et demande à la cour de confirmer l'analyse des premiers juges qui fixe à 62 ans en l'espèce le départ en retraite de Mme [E], demande de retenir un indice de 11,009 et de fixer le montant des pertes de gains professionnels futurs à 246 942,87 euros. Il déclare une créance de 302 315,91 euros.

Ce préjudice résulte de la perte de l'emploi ou du changement de l'emploi.

Le docteur [J], expert qui a procédé à l'examen de Mme [E] rappelle que le 24 septembre 2007, Mme [E] a été agressée par un résident de la maison de retraite de [Localité 9] armé d'un couteau, qu'elle a reçu plusieurs coups de couteau au niveau des membres, du thorax et de l'abdomen. Les séquelles de l'accident au jour de la consolidation au 28 septembre 2010 sont fonctionnelles (légère raideur du poignet gauche, et du pouce gauche chez cette droitière) associées à des séquelles psychologiques en rapport avec un syndrome anxieux généralisé sur fond de stress post-traumatique.

L'expert a relevé qu'elle était inapte à sa profession, et que sous réserve de la poursuite d'une prise en charge psychologique et psychiatrique, les seules séquelles imputables à l'agression n'étaient pas de nature à indiquer un reclassement professionnel.

Mme [E] a été en arrêt de travail depuis l'agression jusqu'au 31 octobre 2013, avant de bénéficier d'une retraite anticipée au 1er janvier 2014.

Ce choix n'est pas contesté ; il n'est pas discuté, en l'espèce, le principe acquis de l'indemnisation de la perte de gains professionnels futurs de la victime inapte, laquelle n'a pas l'obligation de rechercher un emploi.

Mme [E], ne justifiant par aucune pièce, comme déjà relevé par le tribunal, d'une perte de gains après sa retraite, doit bénéficier d'une indemnisation jusqu'à l'âge de son départ en retraite prévisible.

Ce préjudice est évalué à partir des revenus antérieurs afin de déterminer la perte annuelle, le revenu de référence étant le revenu net annuel imposable avant l'accident. En l'espèce, les parties s'en remettent au revenu de référence de 22 431 euros tel que retenu par le tribunal.

Il convient de vérifier à quel âge Mme [E] aurait pu partir en retraite.

Mme [E] est née le [Date naissance 2] 1963 ; elle a démarré sa carrière avant 20 ans (1982). Le relevé définitif de pension CNRACL versé aux débats par la caisse des dépôts et consignations en date du 22 octobre 2019 permet de confirmer les affirmations de la société Axa France Iard selon lesquelles

Mme [E] aurait pu bénéficier du dispositif carrière longue permettant un départ à 60 ans, qui s'effectue sous deux conditions : avoir démarré sa carrière avant 20 ans et avoir une durée de cotisations de 168 trimestres.

En effet, la durée de cotisation nécessaire aurait été atteinte la concernant en 2025 à ses 60 ans, car sa carrière jusqu'à fin 2013 (elle a alors 50 ans lorsqu'elle prend sa retraite anticipée) totalise déjà 123 trimestres outre 11 trimestres de majoration pour les agents de la fonction publique hospitalière, soit 135 trimestres de sorte que si elle avait continué à travailler elle aurait bénéficier, en tout état de cause, pour les années 2014 à 2024, de 40 trimestres supplémentaires et donc d'une durée suffisante de cotisations pour partir à 60 ans.

Il sera donc tenu compte d'un départ en retraite à 60 ans et non à 62 ans.

Ainsi, la perte de gains professionnels futurs subie par Mme [E] est de 22 431 x 9,8555 (euro de rente pour une femme de 50 ans avec une fin d'indemnisation à 60 ans), soit 221 057,50 euros.

La créance de la caisse des dépôts et consignations au titre des arrérages échus et à échoir de la pension anticipée et de la rente invalidité allouée étant de 302 315,91 euros, il n'est effectivement dû aucune somme de ce chef à Mme [E], la somme de 221 057,50 euros étant entièrement absorbée par le recours de la caisse au titre de ce préjudice.

Sur l'incidence professionnelle

Le tribunal a fixé ce préjudice à la somme de 60 000 euros, et condamné la société Axa France Iard à verser à Mme [N] [E] la somme de

2 159,55 euros au titre du solde des préjudices professionnels.

La société Axa France Iard estime excessive cette indemnisation, demande de la ramener à 20 000 euros, contestant toute impossibilité d'évolution professionnelle pour la victime, qui n'était pas inapte à tout travail. En outre, compte tenu du reliquat de pension d'invalidité imputable, elle considère qu'aucune somme n'est due à Mme [E].

Cette dernière, comme la caisse des dépôts et consignations sollicitent au contraire la confirmation du jugement.

Ce chef de dommage a pour objet d'indemniser non la perte de revenus liée à l'invalidité permanente de la victime mais les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle en raison, notamment, de sa dévalorisation sur le marché du travail, de sa perte d'une chance professionnelle ou de l'augmentation de la pénibilité de l'emploi qu'elle occupe imputable au dommage, ou encore l'obligation de devoir abandonner la profession exercée au profit d'une autre en raison de la survenance de son handicap.

Le rapport d'expertise, s'il ne conclut pas à l'inaptitude à un reclassement, fait toutefois ressortir des séquelles importantes de la victime notamment sur un plan psychologique, de nature à entraîner une dévalorisation certaine de la victime sur le marché du travail. Une pénibilité accrue résulte aussi des séquelles constatées.

La cour confirmera l'évaluation de l'incidence professionnelle fixée par le tribunal.

Il convient de procéder toutefois à l'imputation du reliquat de la créance de l'organisme tiers payeur soit de la somme de 302 315,91 - 221 057,50 =

81 258,41 euros, de sorte qu'il n'est dû à Mme [E] aucune somme de ce chef.

Sur le déficit fonctionnel permanent

La société Axa France Iard, comme la caisse des dépôts et consignations s'en remettent à l'évaluation de ce poste de préjudice à 22 080 euros et demandent de procéder à l'imputation des sommes correspondant à la créance de la caisse.

Mme [E], en son appel incident, demande de porter cette indemnisation à 75 000 euros. Elle estime que le taux de 12% fixé par le docteur [J] ne prend pas en compte son préjudice psychiatrique et psychologique ; selon elle, l'atteinte permanente à l'intégrité physique et psychique devra être fixée à 30 %.

Au regard des séquelles précédemment décrites par l'expert, constitutives du déficit fonctionnel permanent, il est inexact de prétendre que le docteur [J] n'a pas tenu compte dans son évaluation des conséquences psychologiques et psychiatriques sévères résultant de l'agression. Il sera d'ailleurs constaté que le déficit fonctionnel permanent décrit par l'expert est essentiellement constitué par ce préjudice, les autres séquelles tenant à une raideur du poignet et du pouce.

Au regard du taux de déficit fonctionnel permanent arrêté (12%) de l'âge de Mme [E] à la date de la consolidation (47 ans), la cour fait sienne l'appréciation par le tribunal de ce poste de préjudice.

La caisse des dépôts et consignations fait valoir, à raison, que sa créance trouve à s'imputer pour un reliquat de :

302 315, 91 - (221 057,50 + 60 000 = 281 057,50 ) = 21 258,41 euros,

de sorte qu'il reste dû à Mme [E] au titre du déficit fonctionnel permanent la somme de :

22 080 - 21 258,41 euros = 821,59 euros. Il y a donc lieu à infirmation de ce chef.

Sur le préjudice d'agrément

Mme [E] forme appel incident et entend voir porter cette indemnisation à 30 000 euros. Elle expose qu'elle pratiquait la randonnée, la gymnastique et la bicyclette et qu'elle en est totalement privée en raison de ses séquelles.

La société Axa France Iard conclut à la confirmation de la somme allouée à ce titre (500 euros).

Le préjudice d'agrément est celui qui résulte d'un trouble spécifique lié à l'impossibilité pour la victime de continuer à pratiquer régulièrement une activité sportive ou de loisirs.

Le docteur [J] conclut de la manière suivante : la victime nous semble apte à la reprise de ses activités d'agrément avec cependant une gêne en rapport avec l'atteinte permanente à l'intégrité physique et psychique décrite.

Ce préjudice existe donc. Cette gêne est davantage précisée par le docteur [B], sapiteur psychiatre qui, concluant à un état de stress post-traumatique, relève que la crainte de sortir de Mme [E] concerne des activités comme la marche et le vélo, non reprises. Il évoque une forme de retrait social. Un tel retrait est évoqué au décours de plusieurs attestations. Mme [G] notamment déclare fréquenter Mme [E] depuis longtemps, avoir eu avec elle différentes activités sportives (gymnastique et beaucoup de marche), et que depuis son agression, [N] [E] ne manifeste plus aucun désir de sortie, mais au contraire, elle s'isole et vit repliée de plus en plus sur elle-même.

La cour estime insuffisante la somme allouée par le tribunal et fixera, par voie d'infirmation, le préjudice d'agrément à la somme de 1 500 euros.

Sur le préjudice esthétique permanent

Mme [E] demande à la cour de porter cette indemnisation à 20 000 euros, tandis que la société Axa France Iard conclut à la confirmation de l'indemnisation accordée par le tribunal (4 000 euros).

Ce poste vise à réparer le préjudice né de l'obligation de la victime de se présenter après consolidation au regard des tiers dans une apparence physique altérée en raison de ses blessures.

L'expert retient ce préjudice, l'évalue à 2,5/7 en raison de cicatrices inesthétiques. Celles-ci sont présentes au niveau des deux membres supérieurs, en région thoracique, en région basi-thoracique gauche, au niveau de l'abdomen et en fosse iliaque.

La cour approuve l'évaluation de ce préjudice telle que fixée par les premiers juges.

Sur le préjudice permanent exceptionnel

Le tribunal a rejeté la demande de ce chef.

Mme [E] sollicite l'octroi par la cour d'une somme de 50 000 euros, arguant des conditions très exceptionnelles dans lesquelles est survenue l'agression dont elle a été victime, sur les lieux de son travail ; elle rappelle qu'elle a porté secours à sa collègue, agressée la première, que l'agression émane d'un patient, ce qui l'a particulièrement insécurisée, alors qu'elle s'épanouissait jusqu'alors dans son emploi. Elle relève avoir été décorée de la légion d'honneur.

Les seules circonstances exceptionnelles de l'agression, non contestées ne peuvent suffire à établir l'existence d'un tel préjudice.

Il s'agit ici d'indemniser le préjudice extra-patrimonial atypique, directement lié au handicap permanent qui prend une résonance particulière pour certaines victimes en raison soit de leur personne, soit des circonstances et de la nature du fait dommageable.

Il est distinct du préjudice fonctionnel permanent.

En l'espèce, l'expert ne retient pas un tel préjudice sur le plan psychiatrique.

Force est d'admettre comme les premiers juges, qu'il n'est pas démontré par Mme [E], l'existence d'un préjudice distinct de celui déjà réparé au titre du déficit fonctionnel permanent, lequel prend en compte pour l'essentiel les séquelles psychologiques et psychiatriques de l'agression.

La cour confirme le rejet de cette prétention.

Sur le préjudice d'angoisse et de sensation de mort imminente

Mme [E] expose qu'elle a eu le sentiment de mourir lors de l'agression, qu'elle a ressenti dans sa chair chacun des quatorze coups de couteau portés, ce qui a généré une profonde angoisse, ce qui n'est pas indemnisé au titre des autres préjudices. Elle sollicite une somme de

20 000 euros.

La société Axa France Iard demande à la cour de confirmer l'analyse des premiers juges qui considèrent que ce préjudice a été réparé dans le cadre de l'indemnisation des souffrances endurées ou du déficit fonctionnel permanent.

Le préjudice d'angoisse de mort imminente est autonome et ne se confond pas avec les souffrances endurées.

Les souffrances endurées par Mme [E] ont été quantifiées 4/7 par l'expert et donc de moyennes. Il décrit ces souffrances comme correspondant :

- aux interventions chirurgicales initiales,

- aux hospitalisations ;

- à la rééducation par kinésithérapie et balnéothapie,

- à la nécessité d'une prise en charge psychologique et psychiatrique,

- au vécu douloureux, moral et psychologique.

Si l'indemnisation qui en a découlé a donc pris en compte les souffrances liées aux lésions consécutives à la multiplicité des plaies par arme blanche présentes sur le corps de la victime, il ne peut être considéré, sans précision sur ce point par le docteur [J], que le vécu douloureux, moral et psychologique qu'il rapporte, englobe aussi la sensation particulière éprouvée par Mme [E] d'une fin prochaine. Cette dernière a particulièrement décrit ce sentiment à l'expert [B] en ces termes : j'ai reçu 14 coups de couteau, ma collègue en avait reçu un.. le patient était caché dans le hall, il m'a attrapé par le bras, et je croyais qu'il allait me tuer...c'était atroce, il y avait du sang partout et je me suis rendue compte de tout, c'était interminable...je n'arrêtais pas de dire que j'allais mourir, c'était un carnage.... Le docteur [B] ajoute que Mme [E] dit qu'elle a pensé mourir parce que les pompiers ont mis du temps à arriver.

La cour, infirmant le jugement, alloue de ce chef une somme de 10 000 euros.

Le récapitulatif des indemnisations est le suivant :

indemnités

recours caisse

reste dû à Mme [E]

dépenses de santé actuelles

2 675 euros

2 675 euros

frais divers

( TV, expertise et transports)

2 744,07 euros

2 744,07 euros

l'assistance temporaire par tierce personne

5 526 euros

5 526 euros

pertes de gains professionnels futurs

221 057,50 euros

221 057,50 euros

0

incidence professionnelle

60 000 euros

60 000 euros

0

déficit fonctionnel temporaire

8 313, 50 euros

8 313, 50 euros

souffrances endurées

50 000 euros

50 000 euros

préjudice esthétique temporaire

6 000 euros

6 000 euros

déficit fonctionnel permanent

22 080 euros

21 258,41 euros

821,59 euros

préjudice d'agrément

1 500 euros

1 500 euros

préjudice esthétique permanent

4 000 euros

4 000 euros

préjudice sexuel

8 000 euros

8 000 euros

préjudice d'angoisse et de sensation de mort imminente

10 000 euros

10 000 euros

total

302 315,91

99 580,16 euros

La cour confirme en conséquence la condamnation prononcée à l'encontre de la société Axa France Iard au paiement à la caisse des dépôts et consignations de la somme de 302 315, 91 euros.

Mme [E] sera déboutée de sa demande tendant à prononcer une condamnation à lui payer la somme de 839 091,30 euros, la somme qui lui est due étant de 99 580, 16 euros, dont il convient de déduire les provisions versées, tel que rappelé par le tribunal.

Sur les autres demandes

Les dispositions du jugement relatives aux frais irrépétibles et aux dépens

seront confirmées.

L'équité ne commande pas de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel.

La société Axa France Iard supportera les dépens d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour, statuant publiquement, par arrêt réputé contradictoire et par mise à disposition au greffe,

Confirme le jugement déféré sauf en ce qu'il a :

- fixé le préjudice de Mme [N] [E] à la somme de 244 475,46 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs ;

- condamné la société Axa France Iard à verser à Mme [N] [E] la somme de 2 159,55 euros au titre du solde des préjudices professionnels ;

- condamné la société Axa France Iard à verser à Mme [N] [E] la somme de 22 080 euros au titre du déficit fonctionnel permanent ;

- condamné la société Axa France Iard à verser à Mme [N] [E] la somme de 500 euros au titre du préjudice d'agrément ;

- débouté Mme [N] [E] de sa demande formulée au titre du préjudice d'angoisse et de sensation de mort imminente ;

Statuant à nouveau sur les chefs de jugement infirmés,

Fixe le préjudice de Mme [N] [E] à la somme de 221 057,50 euros au titre de la perte de gains professionnels futurs ;

Constate qu'il n'est dû aucune somme à Mme [N] [E] au titre des préjudices professionnels ;

Fixe le préjudice de Mme [N] [E] au titre du déficit fonctionnel permanent à la somme de 22 080 euros,

Condamne la société Axa France Iard à verser à Mme [N] [E] la somme de 821,59 euros au titre du déficit fonctionnel permanent ;

Condamne la société Axa France Iard à verser à Mme [N] [E] la somme de 1 500 euros au titre du préjudice d'agrément ;

Condamne la société Axa France Iard à verser à Mme [N] [E] la somme de 10 000 euros au titre du préjudice d'angoisse et de sensation de mort imminente ;

Y ajoutant,

Constate que la somme restant due à Mme [N] [E] est de

99 580,16 euros et déboute cette dernière de sa demande tendant à une condamnation de la société Axa France Iard au paiement d'une somme de 839 091,30 euros ;

Déboute les parties de leurs demandes présentées sur le fondement de l'article 700 du code de pr²océdure civile ;

Condamne la société Axa France Iard aux dépens d'appel.

Le Greffier La Présidente


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rennes
Formation : 5ème chambre
Numéro d'arrêt : 19/03024
Date de la décision : 19/10/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-10-19;19.03024 ?
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