N° RG 19/00878 - N° Portalis DBV2-V-B7D-IDQT
COUR D'APPEL DE ROUEN
CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE
SECURITE SOCIALE
ARRET DU 25 MAI 2022
DÉCISION DÉFÉRÉE :
Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DU HAVRE du 01 Février 2019
APPELANTE :
S.A.S. GEODIS FREIGHT FORWARDING FRANCE
[Adresse 2]
[Adresse 6]
[Localité 4]
représentée par Me Vincent MOSQUET de la SELARL LEXAVOUE NORMANDIE, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Maryline BATIARD, avocat au barreau de PARIS
INTIMEE :
Madame [I] [V]
[Adresse 1]
[Localité 3]
représentée par Me Claude AUNAY de la SCP AUNAY, avocat au barreau du HAVRE
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 31 Mars 2022 sans opposition des parties devant Madame ROGER-MINNE, Conseillère, magistrat chargé du rapport.
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :
Monsieur POUPET, Président
Madame ROGER-MINNE, Conseillère
Madame POUGET, Conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme WERNER, Greffière
DEBATS :
A l'audience publique du 31 Mars 2022, où l'affaire a été mise en délibéré au 19 Mai 2022, date à laquelle le délibéré a été prorogé au 25 Mai 2022
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé le 25 Mai 2022, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,
signé par M. POUPET, Président et par M. CABRELLI, Greffier.
EXPOSÉ DES FAITS, DE LA PROCÉDURE ET DES PRÉTENTIONS DES PARTIES
Mme [I] [V] a été embauchée par la société Géodis (la société) le 3 mai 2004 en qualité d'employée de transit, statut agent de maîtrise. La convention collective applicable à la relation de travail est celle des transports routiers et activités auxiliaires.
Elle a pris acte de la rupture de son contrat le 10 septembre 2018 et a saisi le conseil de prud'hommes du Havre le 24 octobre suivant.
Par jugement du 1er février 2019, cette juridiction a :
-dit que la société s'était rendue coupable de travail dissimulé,
-dit que la prise d'acte s'analysait en un licenciement sans cause réelle et sérieuse,
-condamné la société à payer à Mme [V] les sommes de :
443,41 euros à titre de rappel de salaire sur l'année 2018,
44,34 euros à titre d'indemnité compensatrice de congés payés,
17 663,10 euros à titre d'indemnité pour travail dissimulé,
22 000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
11 755,15 euros à titre d'indemnité légale de licenciement,
5 887,70 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis et 588,77 euros en congés payés afférents,
2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
-dit que les intérêts au taux légal commenceraient à courir à compter de la demande introductive d'instance,
-ordonné à la société d'envoyer à la salariée un bulletin de salaire, une attestation Pôle emploi et un certificat de travail rectifiés, sous astreinte, le conseil se réservant le droit de la liquider,
-condamné la société à rembourser à Pôle emploi les indemnités de chômage perçues par Mme [V] dans la limite de six mois,
-débouté les parties de leurs autres demandes,
-dit qu'à défaut de règlement spontané des condamnations prononcées par le jugement et en cas d'exécution par voie extrajudiciaire, les sommes retenues par l'huissier instrumentaire en application des dispositions de l'article 10 du décret du 8 mars 2001 portant modification du décret du 12 décembre 1996, devraient être supportées par le défendeur,
-ordonné la transmission du jugement au procureur de la République,
-mis à la charge de la société les dépens et les frais d'exécution de l'instance.
La société a relevé appel du jugement et, par conclusions remises le 1er octobre 2019, demande à la cour de :
-l'infirmer,
-débouter Mme [V] de son appel incident,
-la condamner au remboursement des sommes perçues dans le cadre de l'exécution provisoire,
-la condamner au paiement de la somme de 5 887,70 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis,
-à titre subsidiaire, minorer les indemnités de rupture et les dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse aux sommes de 5 887,70 euros, outre les congés payés afférents, 11 611,81 euros et 8 831,55 euros,
-en tout état de cause, condamner Mme [V] aux dépens et à lui payer 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions remises le 22 août 2019, Mme [V] demande à la cour de :
- confirmer le jugement sauf à voir :
dire que la rupture du contrat de travail est imputable à l'employeur et produit les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse,
condamner la société au paiement des sommes de :
5 952,42 euros et 595,24 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis et de congés payés afférents,
11 904,83 euros à titre d'indemnité de licenciement,
37 202,62 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
346,28 euros en rappel de salaire de juillet 2013 pour heures supplémentaires et 34,62 euros en congés payés afférents,
443,41 euros en rappel de salaire de juillet et août 2018, outre 44,34 euros en congés payés afférents,
18 597,79 euros à titre de dommages et intérêts pour travail dissimulé,
5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
-ordonner la correction et la remise d'un certificat de travail et de l'attestation Pôle emploi, sur la date de fin de contrat et son motif, sous astreinte,
- condamner la société aux dépens.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la prise d'acte :
Lorsqu'un salarié prend acte de la rupture de son contrat de travail, en raison des faits qu'il reproche à son employeur, cette rupture produit les effets soit d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse si les faits invoqués sont justifiés, soit, dans le cas contraire, d'une démission.
Mme [V] a rencontré son employeur, à sa demande, le 30 août 2018 pour évoquer notamment l'absence de paiement des heures supplémentaires du mois de juillet, sollicitant le paiement de celles-ci, l'alternative étant une prise d'acte de la rupture ou une rupture conventionnelle. De nouveaux échanges ont eu lieu le 5 septembre. L'employeur s'est opposé à une rupture conventionnelle et souhaitait proposer des améliorations à la situation de la salariée, laquelle a pris acte de la rupture de son contrat. Elle invoquait son exaspération quant aux nouvelles méthodes de travail conduisant à l'obligation de toujours en faire plus, quant au fait de remplacer les collègues absents, sans être elle-même remplacée lors de ses absences ainsi qu'au fait d'effectuer des heures supplémentaires sans en être payée et sans possibilité de récupération.
Sur les heures supplémentaires :
Le conseil de prud'hommes a débouté la salariée de sa demande en paiement d'heures supplémentaires afférente au mois de juillet 2013 au motif qu'elle était prescrite.
Mme [V] sollicite à nouveau le paiement de 15 heures supplémentaires pour cette période sans s'expliquer sur la prescription.
Or, en vertu de l'article L. 3245-1 du code du travail, l'action en paiement ou en répétition du salaire se prescrit par trois ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer. Le point de départ du délai est la date d'exigibilité du salaire.
Ainsi, l'action qui a été engagée le 24 octobre 2018, soit au-delà de l'expiration du délai de la prescription triennale, est prescrite, ce dont il résulte que la demande est irrecevable et que le jugement ne pouvait pas débouter la salariée.
En revanche, la demande afférente aux mois de juillet et août 2018 est recevable.
Il résulte des articles L. 3171-2 à L. 3171-4 du code du travail qu'en cas de litige relatif à l'existence ou au nombre d'heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l'appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu'il prétend avoir accomplies afin de permettre à l'employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d'y répondre utilement en produisant ses propres éléments.
Il est constant que Mme [V] travaillait selon les horaires suivants : 8h06-12h et 14h-17h30. La semaine du 2 au 6 juillet 2018, elle a adressé à sa directrice, chaque jour, un courriel mentionnant comme horaires de travail 7h-13h30/14h-17h30, soit 2h30 supplémentaires par jour.
Il n'est pas contesté que cette directrice lui a demandé, le 6 juillet, d'éviter d'arriver à 7h. Après la prise d'acte, l'employeur qui avait initialement proposé à Mme [V] de récupérer ses heures supplémentaires sous forme de repos compensateurs à l'issue de la période estivale, lui a réglé ses 12h30 en septembre. Les 16 heures supplémentaires évoquées pour le mois de juillet semblent correspondre, à une heure près, à 50 heures (selon les horaires précédemment repris) déduction faite des 35 heures hebdomadaires légales. Toutefois, la salariée travaillait 37,5 heures par semaine et bénéficiait, en contrepartie de ce surplus, de 11 jours de RTT, de sorte qu'en lui réglant 12,30 heures supplémentaires, l'employeur l'a remplie de ses droits.
S'agissant du mois d'août, pour lequel il est également réclamé 15 heures supplémentaires, l'intimée produit uniquement un récapitulatif des heures effectuées entre janvier et août 2018, dans lequel elle ne fait état d'un dépassement de ses horaires que le 28 août jusqu'à 19 heures ainsi que deux courriels du même jour expédiés après l'horaire de fin de poste, l'un à 17h39 et l'autre à 17h44.
Au regard de ces éléments, il apparaît que son temps de travail a été dépassé de 14 minutes, ce qui représente une somme de 5,42 euros, congés payés afférents compris.
Le jugement sera infirmé sur le montant alloué.
- sur la surcharge de travail :
Mme [F], ancienne salariée jusqu'en mars 2018, atteste qu'elle a démissionné de ses fonctions, comme une dizaine d'autres salariés, en raison des mauvaises conditions de travail et des nombreuses heures supplémentaires non payées. Elle explique qu'une partie du travail des collègues d'agences fermées a été confiée à celle du Havre sans embauche en contrepartie.
La société justifie qu'au cours des années 2017 et 2018, les salariés qui ont quitté l'agence du Havre ont été remplacés. M. [Y] confirme dans un courriel avoir toujours géré les dossiers de Mme [V] en son absence, depuis qu'il a été embauché en février 2017. Par ailleurs, la société, se basant sur le nombre de dossiers traités par l'agence du Havre et par celle de [Localité 5], ainsi que sur le nombre d'agents de transit import, en conclut que les salariés du Havre traitaient individuellement moins de dossiers que ceux de [Localité 5]. Si elle convient de l'existence d'une modification de l'organisation du travail en janvier 2018, sur laquelle elle est revenue en juin faute de résultats satisfaisants, elle soutient que ce changement n'a eu aucun effet sur la charge de travail de l'intimée, qui effectivement n'établit pas le contraire.
En revanche, l'employeur ne peut valablement soutenir que Mme [V] ne s'est pas plainte d'une surcharge de travail avant août 2018, alors que lors de son entretien professionnel de 2016, elle a évoqué une 'surcharge énorme' due à la gestion d'un nouveau client sans préparation préalable, l'absence de moyens pour y faire face, le caractère pénible de la période de congés d'été en raison de cet accroissement des tâches, ajouté à la nécessité de remplacer les collègues absents et le fait qu'elle aurait souhaité que la société l'autorise à effectuer des heures supplémentaires. En outre, elle avait adressé un courriel intitulé 'surcharge de travail' le 26 février 2018. Elle soutient que pour toute réponse, la société lui demandait de se débrouiller et pour l'été 2018, de 'serrer les fesses' pendant l'absence d'un collègue qui reprendrait une partie de la surcharge à son retour de congés, ce qui signifiait effectuer des heures supplémentaires.
Mme [V] évoque également la réalisation de 45 heures supplémentaires de décembre 2012 à mai 2013 qui n'ont pas été payées ainsi que 15 heures en juillet 2013. Elle soutient que son employeur s'opposait à la récupération des heures supplémentaires et en veut pour preuve le fait qu'il a refusé qu'elle se serve de ces dernières heures pour compenser des absences prévues pour raison de santé de son mari ; que de même, il ne lui a pas proposé de compenser un départ avant l'heure, le 31 août 2018, avec une partie des heures supplémentaires de juillet 2018.
Contrairement à ce que soutient la société, son tableau des absences de Mme [V] ne permet pas d'établir que des repos ont été pris en compensation des heures supplémentaires. Cependant, s'agissant des demandes de compensation, son courriel du 17 décembre 2013 montre que son refus était motivé par la circonstance que les heures supplémentaires invoquées n'avaient pas été autorisées préalablement, malgré ses consignes à ce sujet, et ne pouvaient être vérifiées. En outre, dans son courriel de demande pour le 31 août, la salariée indique elle-même qu'elle restera travailler sur le temps du déjeuner pour récupérer, de sorte qu'il ne peut en être déduit un refus de repos compensateur.
Il résulte de ces éléments que les manquements de l'employeur, résultant de l'absence de paiement de quelques heures supplémentaires, qui auraient pu être compensées par un repos et de l'absence de réponse aux signalements ponctuels d'une surcharge de travail, ne sont pas d'une gravité suffisante pour justifier une prise d'acte. Celle-ci produit dès lors les effets d'une démission et la salariée doit être condamnée à payer à la société une indemnité correspondant au préavis qui est d'un mois, en application de l'article L. 1237-1 du code du travail et de l'article 13 de la convention collective applicable.
Sur le travail dissimulé :
Cette infraction suppose une intention de l'employeur de dissimuler tout ou partie des heures effectuées par un salarié. La seule absence d'une partie des heures sur les bulletins de salaire ne suffit pas à caractériser cette intention frauduleuse.
La société produit le relevé des heures supplémentaires qu'elle communique chaque mois au comité d'entreprise ainsi que les bulletins de salaire de l'intimée d'août 2016 et novembre 2017 portant mention du paiement de 8 et 4 heures supplémentaires. Ainsi, le seul fait de n'avoir pas réglé, dès le mois de juillet 2018, les heures supplémentaires réalisées au cours du mois, alors que la possibilité de prendre des repos compensateurs était rappelée à la salariée, conformément aux règles applicables dans la société disponibles sur son site intranet, ne permet pas de caractériser l'infraction de travail dissimulé. Le jugement qui a fait droit à la demande de dommages-intérêts sera dès lors infirmé.
Sur les autres demandes :
Mme [V] qui succombe pour l'essentiel en son procès sera condamnée aux dépens et déboutée de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile. Il n'est pas inéquitable, au regard de la situation respective des parties, de laisser à la charge de la société ses frais non compris dans les dépens.
PAR CES MOTIFS
LA COUR
Infirme le jugement ;
Statuant à nouveau :
Déclare irrecevable la demande en paiement du rappel de salaire au titre du mois de juillet 2013 ;
Condamne la société à payer à Mme [V] la somme de 5,42 euros à titre de rappel de salaire, congés payés compris ;
Condamne Mme [V] à payer à la société la somme de 2 943,85 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis ;
Déboute les parties du surplus de leurs demandes ;
Condamne Mme [V] aux dépens de première instance et d'appel.
Le greffierLe président