N° RG 19/01944 - N° Portalis DBV2-V-B7D-IFR6
COUR D'APPEL DE ROUEN
CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE
SECURITE SOCIALE
ARRET DU 25 MAI 2022
DÉCISION DÉFÉRÉE :
Jugement du TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE ROUEN du 19 Mars 2019
APPELANT :
Monsieur [P] [U]
[Adresse 2]
[Localité 5]
représenté par Me Yoann SIBILLE, avocat au barreau de VERSAILLES
INTIMEES :
Société [13]
[Adresse 1]
[Adresse 1]
[Localité 6]
représentée par Me Nathalie DUPUY-LOUP, avocat au barreau de PARIS
CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE [Localité 4] - [Localité 11] - [Localité 10] - [Localité 14] MARITIME
[Adresse 3]
[Localité 4]
dispensée de comparître
COMPOSITION DE LA COUR :
Lors des débats et du délibéré :
Monsieur POUPET, Président
Madame ROGER-MINNE, Conseillère
Madame POUGET, Conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Patrick Cabrelli
DEBATS :
A l'audience publique du 12 Avril 2022, où l'affaire a été mise en délibéré au 25 Mai 2022
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé le 25 Mai 2022, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,
signé par Monsieur POUPET, Président et par M. CABRELLI, Greffier.
* * *
A la suite de trois séjours à caractère professionnel effectués en Malaisie aux mois de février, mars et avril 2015, M. [P] [U], salarié de la société [13] en qualité d'ingénieur « études de prix'», s'est vu diagnostiquer une mélioïdose et a procédé le 26 juin 2015 auprès de la caisse primaire d'assurance maladie de [Localité 4] à une déclaration de maladie professionnelle, accompagnée d'un certificat médical initial du 24 avril 2015 mentionnant le 25 février 2015 comme date de l'accident ou de la première constatation de la maladie professionnelle.
Néanmoins et à sa demande, la société [13] (la société) a pour sa part déclaré le 18 septembre 2015 à ladite caisse, en formulant des réserves, un accident du travail dont M.'[U] disait avoir été victime dans les circonstances suivantes : «'Lors de prélèvement de terre sur chantier à l'étranger je suis tombé malade à mon retour en France. A la suite de plusieurs consultations une mélioïdose est diagnostiquée'». Un certificat médical initial du 30 septembre 2015 faisait mention d'une « septicémie à Burkholderia Pseudomallei (mélioïdose) contractée le 5/02/2015 en Malaisie lors d'un séjour professionnel'».
La CPAM a pris en charge l'accident déclaré, non la maladie, au titre de la législation sur les risques professionnels.
L'état de santé de M. [U] a été considéré comme consolidé le 27 avril 2016 et un taux d'incapacité permanente partielle de 5 % lui a été reconnu, porté à 23 % par la CNITAAT le 25 août 2021, sur recours de l'intéressé.
M. [U] a déclaré une rechute le 13 août 2016, prise en charge au titre de l'accident du travail du 5 février 2015, et non encore consolidée.
Par jugement du 19 mars 2019, le tribunal de grande instance de Rouen a déclaré fondée la décision de prise en charge de l'accident au titre de la législation professionnelle mais débouté M. [U] de sa demande de reconnaissance d'une faute inexcusable de son employeur à l'origine de celui-ci.
Ce dernier a relevé appel de ce jugement et, par conclusions remises le 20 janvier 2022, soutenues oralement lors de l'audience, demande à la cour de l'infirmer en ce qui concerne la faute inexcusable, de dire et juger que la société a commis une telle faute, de désigner un expert aux fins d'évaluation de son préjudice et de condamner la société à lui payer 20'000 euros à titre de dommages et intérêts provisionnels outre 4'500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
La société demande pour sa part à la cour :
- à titre principal, d'infirmer le jugement en ce qu'il a déclaré fondée la décision de prise en charge de l'accident au titre de la législation professionnelle et de débouter M. [U] de toutes ses demandes,
- à titre subsidiaire, de confirmer le jugement,
- à titre très subsidiaire :
* de dire que la mission de l'expert devra se limiter aux postes qu'elle énumère,
* de juger que les frais d'expertise seront avancés par la caisse,
* de débouter M. [U] de sa demande de provision et de ses autres prétentions,
* de juger que l'action récursoire de la caisse ne pourra s'exercer à son encontre qu'à concurrence de l'indemnité en capital correspondant au taux d'IPP initial de 5 % seul opposable à l'employeur,
* de condamner M. [U] aux dépens et à lui payer 1500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Enfin, par conclusions remises le 29 mars 2022 et soutenues lors de l'audience, la caisse demande à la cour de lui donner acte de ce qu'elle s'en rapporte à justice en ce qui concerne tant l'existence d'une faute inexcusable de la société que, en cas de reconnaissance d'une telle faute, la demande d'expertise mais, dans cette dernière hypothèse, de condamner la société à lui rembourser le montant des réparations qui pourraient être allouées à M. [U].
Il est renvoyé aux conclusions des parties pour le détail de leur argumentation.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la prise en charge de l'accident déclaré au titre de la législation relative aux risques professionnels
Il est constant que l'employeur, en défense à une action tendant à voir reconnaître l'existence d'une faute inexcusable de sa part à l'origine d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle, peut contester le caractère professionnel de cet accident ou de cette maladie.
Aux termes de l'article L 411-1 du code de la sécurité sociale, est considéré comme accident du travail, quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, par un ou plusieurs employeurs ou chefs d'entreprise.
L'accident du travail consiste en un fait précis qui, survenu au cours ou à l'occasion du travail, est à l'origine d'une lésion corporelle ou psychologique. Il résulte de l'article L'411-1 précité une présomption d'imputabilité de la lésion à l'accident qui ne peut être combattue que par la preuve de ce que la lésion a une cause totalement étrangère à l'accident. Mais il appartient à la victime d'établir, autrement que par ses propres affirmations, la matérialité de l'accident et sa survenue au lieu et au temps du travail.
Il ressort de la documentation scientifique versée aux débats :
- que la mélioïdose est une maladie infectieuse due à un bacille tellurique, le Burkholderia pseudomallei,
- que la plupart des infections sont acquises dans des régions tropicales ou subtropicales, en particulier en Asie du sud-est et dans le nord de l'Australie,
- que la mélioïdose peut se transmettre par voie :
* principalement, transcutanée, au contact de l'eau et/ou du sol, favorisée par la marche pieds nus et la présence de plaies ou abrasions superficielle,
* aérienne par l'inhalation d'aérosols contaminés,
* digestive, par l'ingestion d'eau contaminée,
- que la période d'incubation est généralement située entre un et vingt-et-un jours pour les formes aiguës et peut atteindre plusieurs années voire dizaines d'années pour les formes latentes.
Il n'est pas contesté que le 5 février 2015, au cours d'un déplacement professionnel dans l'État du Sarawak en Malaisie, où la mélioïdose est endémique, et de la visite en bateau du site concerné par le projet à l'étude, M. [U] est descendu sur une berge et a procédé à un prélèvement de terre et d'eau, circonstance compatible avec une contamination.
Il est indifférent, à ce stade, qu'il ait agi sur instruction de son supérieur, comme il le soutient, ou de sa propre initiative alors que cela n'entrait pas dans ses fonctions et n'était pas utile, comme le soutient la société, dès lors que ce fait s'est bien produit dans le cadre de son activité professionnelle.
Le délai qui s'est écoulé entre ce fait et la constatation de la lésion n'est pas un obstacle à la présomption d'imputabilité dès lors que ladite lésion est une maladie soumise à un délai d'incubation et que la littérature médicale susvisée révèle de surcroît que le diagnostic de cette maladie est difficile et peut être retardé par le fait qu'elle imite d'autres pathologies.
L'argument de la société selon lequel M. [U] a pu être contaminé lors de l'un des nombreux voyages qu'il a effectués à titre privé au cours des années précédentes doit être écarté dès lors que, indépendamment de ce que ces voyages, dont il donne la liste et le détail, n'ont pas eu lieu dans des zones où sévit la mélioïdose, il est établi par les pièces d'ordre médical qu'il produit que c'est d'une forme aiguë de la maladie qu'il a été victime, donc d'une forme à incubation courte. Le médecin du Centre médical des entreprises travaillant à l'extérieur qui a examiné l'appelant le 25 février 2015 et l'a déclaré apte à travailler à l'étranger ne fait certes pas état de constatations de sa part ni de doléances de son patient relatives à des symptômes apparus selon ce dernier vers le 22 février mais le diagnostic de la mélioïdose a été posé rapidement à la suite d'examens au service des maladies infectieuses de l'hopital de [Localité 9] puis l'admission de M. [U] à l'hôpital [7] de [Localité 8] le 13 avril 2015 et le lien de celle-ci avec les récents séjours de ce dernier en Malaisie a été alors fait.
La société n'apportant la preuve ni d'une cause de la maladie totalement étrangère au fait accidentel, ni de ce que M. [U] se serait soustrait à son autorité au moment de ce fait, c'est à juste titre que les premiers juges ont dit que la présomption d'imputabilité devait s'appliquer et déclaré fondée la décision de prise en charge de la caisse.
Sur la demande de reconnaissance d'une faute inexcusable de l'employeur
Il résulte des articles L 452-1 du code de la sécurité sociale, L 4121-1 et L 4121-2 du code du travail, que le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.
Il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur n'ait pas été la cause déterminante de l'accident survenu au salarié, il suffit qu'elle y ait concouru pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée.
Il incombe à celui qui l'allègue de la démontrer.
M. [U] soutient que la société, qui a pour activité la réalisation d'ouvrages de génie civil et d'art (terrassement, viaducs, barrages...) et appartient à un groupe présent de 120 pays, ne pouvait ignorer le caractère endémique de la mélioïdose dans la zone de son intervention dont font état diverses publications, qu'il appartenait en tout état de cause à celle-ci de faire procéder à une étude sur les risques encourus en Malaisie avant d'y envoyer ses salariés, qu'il a été contraint de procéder à des prélèvements, dangereux pour les raisons exposées ci-dessus, sans formation ad'hoc ni équipements de protection et qu'il s'agissait d'une pratique habituelle, qu'en tout état de cause, le risque de contamination existait indépendamment de la réalisation de prélèvements, notamment par éclaboussures ou chutes dans l'eau lors de déplacements en speed-boats ou par des voies d'accès chaotiques et difficiles, et qu'elle n'a pris aucune mesure pour l'en préserver.
Il ressort de la documentation versée aux débats que la mélioïdose est effectivement endémique en Asie du Sud-Est, ce qui veut dire seulement qu'elle y sévit en permanence, sans notion de fréquence ou d'intensité, mais était encore qualifiée d'émergente en 2005 et que sa fréquence n'était pas précisément estimée. Si M.'[U] produit des extraits d'une brochure publiée en 2012 et 2015 par diverses instances, dont le CNRS, intitulée «'Santé - missions et affectations internationales'», qui lui consacre un chapitre, il s'avère que ni la fiche du ministère des affaires étrangères consacrée à la Malaisie ni l'institut Pasteur ne la mentionnent parmi les risques présentés par ce pays.
En outre, la brochure susvisée produite par l'appelant précise que chez l'homme, les principaux facteurs de risque sont professionnels (culture du riz, élevage, activités militaires, travail avec la terre et les mélanges terre/eau) ou accidentels (typhon, tsunami). Elle recommande d'utiliser des équipements de protection individuelle (chaussures montantes ou bottes en caoutchouc, masques FFP2, gants) aux personnes dont une activité de terrain les amène à travailler sur les sols, particulièrement les mélanges sols-eau.
Il n'est donc pas fait état d'un risque particulier pour une personne amenée simplement à séjourner et circuler dans le pays, ce qui était le cas pour M.'[U], appelé à participer à des réunions et à des visites de sites.
Or, ainsi que l'ont relevé les premiers juges, il résulte de la fiche de poste, du contrat de travail et des qualifications de M. [U] que celui-ci avait pour mission les études de prix des dossiers de réponses à appels d'offres et de projets, tant en France qu'à l'international, et la prise en charge de certaines études importantes dans le domaine des barrages, du génie civil et des travaux publics, que des connaissances en matière géologique étaient donc nécessaires pour apprécier les difficultés et le coût des chantiers mais non qu'il devait lui-même faire des prélèvements alors qu'il existe au sein de la société des techniciens spécialisés pour cela.
Aucune des pièces produites par M. [U] ne démontre le contraire, à savoir qu'il aurait été amené de manière habituelle ou même simplement sporadique à effectuer de tels prélèvements, ni qu'il ait agi, le 5 février 2015, sur instruction de sa hiérarchie.
L'appelant se prévaut d'un courriel que lui a adressé la veille son collègue, M.'[O], ainsi rédigé : «'[P], à noter : demain on ne descendra pas des bateaux car il y a du monde qui doit reprendre son vol de retour demain soir. (...) Vendredi matin, j'irai voir les carottes à [Localité 15] avant de rentrer à [Localité 12]. Les agrégats peuvent être fabriqués à partir du marrinage ou des agrégats issus de la rivière. Il faudra peut-être organiser une visite pour prendre des échantillons (cela peut-être fait en donnant une semaine de préavis à Seb)'». Ce message est pourtant inopérant à son profit puisqu'il en ressort qu'il n'était pas prévu ce jour-là de descendre du bateau ni, par conséquent, de prélever des échantillons et le fait qu'un tel prélèvement soit envisagé ultérieurement n'implique pas qu'il serait revenu à M.'[U] d'y procéder. Ce dernier ne justifie par aucune pièce d'une instruction qu'il aurait reçue le 5 février de procéder au prélèvement litigieux.
S'il ressort d'un échange de courriels qu'avant de déposer l'échantillon prélevé dans un laboratoire, il a demandé aux collègues compétents pour lui répondre quelles analyses étaient opportunes et que ceux-ci lui ont répondu sans manifester d'étonnement sur sa démarche, cela ne saurait suffire à démontrer qu'il était habituel de sa part, et a fortiori que cela faisait contractuellement partie de sa mission, de procéder à de tels prélèvement. Et ce d'autant moins, d'une part, qu'il est établi par la société que l'échantillon prélevé était insuffisant pour être exploité utilement, d'autre part, que par un courriel du 18 septembre 2015, donc postérieur de plusieurs mois aux faits de l'espèce, son collègue, M. [Y] [T], lui indique, en réponse à une question de sa part, qu'une procédure décrivant les modalités de prélèvement de terres existe depuis août 2011, ce qui donne à penser que cette activité ne faisait pas partie de ses attributions.
Enfin, il ne peut être tenu pour acquis qu'un examen médical, avant son départ, par un médecin spécialiste des maladies susceptibles d'être contractées à l'étranger l'aurait informé du risque encouru puisqu'il n'apparaît pas que le médecin du Centre médical des entreprises travaillant à l'extérieur qui l'a examiné le 25 février 2015 entre son premier et son deuxième séjour en Malaisie ait attiré son attention ou celle de l'employeur sur ce risque.
M. [U] n'apporte donc pas la preuve de ce que la société avait conscience du risque auquel elle exposait son salarié (le risque précis d'être contaminé par le bacille causant la miéloïdose) ou à tout le moins de ce qu'elle ne pouvait l'ignorer, ni a fortiori de ce qu'elle n'aurait pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver, de sorte qu'il y a lieu de confirmer le jugement.
Vu les articles 696 et 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
LA COUR
confirme le jugement entrepris,
condamne M. [P] [U] aux dépens et au paiement à la société [13] d'une indemnité de 1500 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LE PRESIDENT