N° RG 19/03823 - N° Portalis DBV2-V-B7D-IJOA
COUR D'APPEL DE ROUEN
CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE
SECURITE SOCIALE
ARRET DU 16 JUIN 2022
DÉCISION DÉFÉRÉE :
Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DE DIEPPE du 11 Septembre 2019
APPELANTE :
SAS SPHERE FRANCE
[Adresse 2]
[Localité 3]
représentée par Me Renaud DE BEZENAC de la SELARL DE BEZENAC & ASSOCIES, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Stéphane ROBILLIART, avocat au barreau de LILLE
INTIMEE :
Madame [K] [V]
[Adresse 1]
[Localité 4]
représentée par Me Saliha LARIBI, avocat au barreau de DIEPPE
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 03 Mai 2022 sans opposition des parties devant Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente, magistrat chargé du rapport.
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :
Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente
Madame BACHELET, Conseillère
Madame BERGERE, Conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme WERNER, Greffière
DEBATS :
A l'audience publique du 03 Mai 2022, où l'affaire a été mise en délibéré au 16 Juin 2022
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé le 16 Juin 2022, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,
signé par Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.
EXPOSÉ DES FAITS, DE LA PROCÉDURE ET DES PRÉTENTIONS DES PARTIES
Mme [K] [V] a été engagée en qualité de manutentionnaire par la SP Metal par contrat de travail à durée indéterminée du 30 novembre 2001.
La SP Metal a fait l'objet d'un transfert au profit de la SAS Sphère France et le contrat de travail de Mme [K] [V] a été transféré.
Le licenciement pour faute grave a été notifié à la salariée le 18 janvier 2018.
Par requête du 28 mai 2018, Mme [K] [V] a saisi le conseil de prud'hommes de Dieppe en contestation du licenciement et paiement d'indemnités.
Par jugement du 11 septembre 2019, le conseil a débouté la SAS Sphère France de sa demande de sursis à statuer, débouté la SAS Sphère France de ses demandes reconventionnelles, déclaré le licenciement de Mme [K] [V] abusif, condamné la SAS Sphère France au paiement des sommes suivantes :
dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse : 21 339 euros,
indemnité de licenciement : 9 249,45 euros,
indemnité de préavis, congés payés y afférents compris : 3 912,15 euros,
indemnité au titre de l'article 700 du code de procédure civile : 700 euros,
condamné la SAS Sphère France aux dépens de l'instance.
La SAS Sphère France a interjeté appel le 30 septembre 2019.
Par conclusions remises le1er avril 2022, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé de ses moyens, la SAS Sphère France demande à la cour d'infirmer le jugement rendu, de déclarer Mme [K] [V] mal fondée en toutes ses demandes et l'en débouter, la condamner à lui verser la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice moral et du trouble dans le bon fonctionnement de l'entreprise, outre celle de 8 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.
Par conclusions remises le 11 janvier 2022, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé de ses moyens, Mme [K] [V] demande à la cour de débouter la SAS Sphère France de l'ensemble de ses demandes, de confirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris, y ajoutant, condamner la SAS Sphère France à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.
L'ordonnance de clôture de la procédure a été rendue le 14 avril 2022.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur le licenciement
Il résulte de la lettre de licenciement qui fixe les limites du litige qu'il est reproché à Mme [K] [V] de s'être impliquée très largement dans la défense des intérêts d'un salarié poursuivi disciplinairement (M. [M] son conjoint) en procédant de concert avec lui au démarchage d'un autre salarié en vue d'obtenir une attestation, d'avoir elle-même rédigé et signé cette attestation remise à M. [M] afin qu'il l'utilise dans le cadre de sa défense tout en sachant que Mme [D] avait décidé de ne pas la faire, dans le but manifeste de tromper la direction de l'entreprise et les délégués du personnel du site d'[Localité 5] devant lesquels les attestations ont été présentées.
A l'appui du grief, l'employeur verse au débat un écrit adressé au directeur attribué à Mme [D] [Z] datée du 25 septembre 2017 aux termes duquel elle certifie sur l'honneur avoir subi les humeurs de la femme de ménage qui, quand elle est entrée dans les toilettes femme, alors que le sol était mouillé, a soufflé et lui a dit sur un ton 'vous pourriez aller dans les toilettes des cadres', concluant qu'elle se joint à M. [M] pour dire qu'il n'est pas le seul à avoir subi sa mauvaise humeur.
Outre sa contestation des faits, la salariée soulève la prescription du fait fautif dès lors que l'employeur avait connaissance le 5 octobre 2017 de ce qu'elle avait rédigé et signé cet écrit et qu'elle a été convoquée en entretien préalable à un éventuel licenciement par lettre du 21 décembre 2017.
La SAS Sphère France s'y oppose en expliquant qu'elle a pu se faire une opinion exacte et définitive des faits reprochés à Mme [K] [V] à l'issue de la procédure d'enquête du chsct à l'encontre de M. [M] qui s'est clôturée le 26 octobre 2017 lorsque M. [M] a déclaré que l'attestation litigieuse n'était pas un faux mais un modèle que sa compagne avait rédigé pour une tierce personne qui l'avait sollicitée pour produire une attestation, que c'est par erreur qu'il a remis à la direction ce modèle portant la signature de cette tierce personne en laissant croire qu'il s'agissait d'une attestation.
Conformément aux dispositions de l'article L.1332-4 du code du travail aucun fait fautif ne peut donner lieu à lui seul à l'engagement des poursuites disciplinaires au-delà d'un délai de deux mois à compter du jour où l'employeur en a eu connaissance, à moins que ce fait ait donné dans le même délai à l'exercice de poursuites pénales.
Il appartient à l'employeur d'apporter la preuve de ce qu'il n'en a eu connaissance que dans les deux mois ayant précédé l'engagement des poursuites.
Le point de départ du délai est donc le jour où l'employeur a connaissance du fait fautif, lequel doit s'entendre comme le jour où l'employeur a eu une connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l'ampleur des faits reprochés au salarié.
Il résulte des éléments du débat que la SAS Sphère France a diligenté une enquête suite aux faits dénoncés par Mme [S] femme de ménage employée par la société Dakin de la part de M. [M], salarié protégé de l'entreprise. Dans ce cadre, le 28 septembre 2017, M. [M] a produit notamment des attestations fournies par trois personnes.
Il résulte du compte-rendu de la réunion extraordinaire du comité d'entreprise du jeudi 26 octobre 2017 qui reprend la chronologie des événements que dès le 5 octobre 2017, l'employeur a 'eu la preuve qu'une des attestations est un faux'.
Il résulte également de ce compte-rendu que sur la base de ces éléments nouveaux, à savoir la suspicion de production d'un faux, M. [M] a été entendu le 17 octobre et a affirmé que le document en cause était le fruit d'une méprise de sa part et lors de la convocation du CE pour consultation sur le licenciement envisagé de M. [M], le 26 octobre 2017, ce salarié a indiqué que l'attestation contestée n'est pas un faux mais un modèle que sa compagne avait rédigé pour une tierce personne qu'il avait sollicitée pour produire une attestation, que c'est par erreur qu'il a remis ce modèle à la Direction portant la signature de cette tierce personne en laissant croire qu'il s'agissait d'une attestation.
Aussi, si le 5 octobre 2017, l'employeur a entendu et obtenu de Mme [D] un écrit dont il résulte qu'elle n'était pas la rédactrice de l'écrit litigieux, les investigations qui ont suivi permettaient de connaître les circonstances plus précises dans lesquelles il avait été rédigé pour définir les différentes responsabilités entre Mme [K] [V] et M. [M].
Aussi, ce n'est qu'au 26 octobre 2017 que l'employeur disposait de suffisamment d'éléments pour connaître de manière exacte la réalité, la nature et l'ampleur des faits qu'il reprochait à Mme [K] [V], de sorte qu'aucune prescription n'était acquise lorsqu'il a engagé la procédure de licenciement le 21 décembre 2017.
Concernant les faits, la SAS Sphère France a déposé plainte pour faux, falsification de certificat, attestation, usage et subornation de témoin le 15 février 2018, laquelle visait tant M. [M] que Mme [K] [V].
Suivant avis du 19 octobre 2020, le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Dieppe a informé la SAS Sphère France du classement de la procédure au motif que si la procédure a permis d'établir que l'auteur des faits a commis une infraction, une suite administrative a été ordonnée et paraît suffisante.
Entendue par les services de gendarmerie, Mme [K] [V] a reconnu avoir rédigé un modèle à la demande de Mme [D] à qui M. [M] avait demandé une attestation. A la question de savoir si elle avait signé cette attestation, elle a répondu que 'signé était un grand mot', même si en fin d'interrogatoire elle reconnaît plus clairement avoir signé ce qu'elle appelle le modèle, précisant qu'elle n'avait imité ni signature, ni écriture ; elle ajoute qu'elle devait lui remettre le modèle pour qu'elle puisse le recopier mais que ne pouvant le faire elle-même le lendemain, elle le lui avait envoyé par message.
Elle reconnaissait également avoir adressé à Mme [D] un message sur messenger le 28 septembre 2017 en ces termes :
' Encore moi, désolé de te déranger, [U] à donner la lettre que tu étais censé avoir donné. Donc tu dis pas que c'est nous qui l'avons écrit mais que c'est bien toi. Ou au pire que c'est moi qui l'ai écrite mais que c'est bien toi qui me l'a dictée car tu n'aime pas écrire. Mais que c'est toi qui a signé. Et toutes les personnes qui ont témoigné ne seront pas embêter. C'est juste pour l'enquête...',
mais aussi cet autre message : ' je viens d'apprendre que tu avais dit que c'étais pas toi qui avait fait le courrier qui es vrai. Mais tu aurais pu dire que tu étais d'accord. Vu que tu voulais qu'on te fasse un modèle. Les histoires c'est clair tu les aura pas mais nous oui'.
Entendue le 1er août 2018, Mme [Z] [D] explique qu'après avoir entendu dire que M. [M] s'était pris la tête avec une femme de ménage, elle a évoqué avec Mme [V] qu'une fois cette femme de ménage lui avait demandé non méchamment d'aller dans les toilettes des cadres car elle venait de faire son travail et que c'était mouillé, ce alors que les autres femmes de ménage ne font pas ce genre de remarques. Le lendemain, M. [M] lui a alors demandé d'écrire un mot comme quoi la femme de ménage lui avait dit d'aller dans d'autres toilettes, ce qu'elle a accepté, lui demandant alors de lui faire un modèle, qu'elle a reçu sur son téléphone ; qu'elle a ainsi écrit et signé mais ne l'a pas donné à M. [M] au motif que son mari lui a dit de ne pas s'embêter avec ça. Dès lors, lorsque le directeur des ressources humaines lui a montré une attestation sur l'honneur qu'elle aurait rédigée, elle a nié en être l'auteur.
Cette version est confirmée par son audition par l'inspecteur du travail saisi d'une demande d'autorisation de licenciement pour M. [M], précision étant faite qu'elle devait remettre l'attestation qu'elle a écrite et signée à Mme [K] [V] en mains propres, mais que celle-ci étant absente le jour prévu pour la remise, il lui a été demandé de transmettre cette attestation à l'employeur via les délégués du personnel ou un cadre, ce qu'elle n'a finalement pas fait.
Il résulte de ces éléments que l'écrit litigieux a bien été rédigé par Mme [K] [V] mais qu'il ne fait que reprendre les faits que Mme [D] lui avait révélé, ainsi que cela ressort de ses déclarations devant les services enquêteur, laquelle ne le dément pas dans son attestation rédigée pour l'employeur le 5 octobre 2017.
Certes, elle a également signé ce document, mais sans qu'il soit prétendu qu'elle a imité la signature de Mme [D] et l'a donné à M. [M], qui restait libre d'en faire ou non usage compte tenu des circonstances dans lesquelles il avait été établi et qu'il ne méconnaissait pas.
La cour observe que la lettre de licenciement ne vise aucunement des faits de pressions qu'aurait exercées Mme [K] [V], de sorte qu'il n'y a pas lieu de répondre aux arguments développés à ce titre par l'employeur.
Aussi, alors que Mme [K] [V] avait 16 ans d'ancienneté sans passif disciplinaire, que le licenciement de M. [M], salarié protégé, n'a pas été autorisé, aucun fait fautif pouvant justifier le licenciement de Mme [K] [V], qui apparaît en tout état de cause comme une mesure disproportionnée, n'est établi.
La cour confirme donc le jugement entrepris ayant dit le licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Sur les conséquences du licenciement
En l'absence de remise en cause même à titre subsidiaire des sommes allouées par les premiers juges, la cour les confirme en ce qu'ils ont statué sur l'indemnité compensatrice de préavis, les congés payés afférents, l'indemnité de licenciement et les dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
Les conditions de l'article L.1235-4 du code du travail étant réunies, il convient d'ordonner le remboursement par l'employeur fautif aux organismes intéressés des indemnités chômage versées à la salariée licenciée dans la limite de trois mois d'indemnités de chômage, du jour de la rupture au jour de la présente décision.
Sur la demande reconventionnelle de la SAS Sphère France
La SAS Sphère France sollicite la condamnation de Mme [K] [V] à lui payer la somme de 20 000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral et trouble dans le bon fonctionnement de l'entreprise, en ce que le faux commis a pu avoir une influence sur la procédure disciplinaire poursuivie à l'encontre de M. [M] tant à l'égard des délégués du personnel que de l'inspecteur du travail.
Alors que les relations avec les salariés et leurs éventuels manquements disciplinaires font partie intégrante de la vie de l'entreprise, que les circonstances décrites n'ont pas un caractère particulier et exorbitant par rapport au fonctionnement habituel d'une telle structure, il n'est pas établi l'existence d'un préjudice devant donner lieu à réparation.
Par conséquent, la cour confirme le jugement entrepris ayant rejeté cette demande.
Sur les dépens et frais irrépétibles
En qualité de partie principalement succombante, la SAS Sphère France est condamnée aux entiers dépens, déboutée de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile et condamnée à payer à Mme [K] [V] la somme de 2 000 euros en cause d'appel, en sus de la somme allouée en première instance.
PAR CES MOTIFS
LA COUR
Statuant par arrêt contradictoire,
Confirme le jugement entrepris ;
Y ajoutant,
Ordonne le remboursement par la SAS Sphère France aux organismes intéressés des indemnités chômage versées à Mme [K] [V] dans la limite de trois mois d'indemnités de chômage, du jour de la rupture au jour de la présente décision ;
Condamne la SAS Sphère France à payer à Mme [K] [V] la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile en appel ;
Déboute la SAS Sphère France de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile en appel ;
Condamne la SAS Sphère France aux entiers dépens de première d'instance et d'appel.
La greffièreLa présidente