N° RG 20/01579 - N° Portalis DBV2-V-B7E-IO44
COUR D'APPEL DE ROUEN
CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE
SECURITE SOCIALE
ARRET DU 18 JANVIER 2023
DÉCISION DÉFÉRÉE :
Jugement du POLE SOCIAL DU TJ DE ROUEN du 09 Janvier 2020
APPELANT :
Monsieur [P] [J]
[Adresse 1]
[Localité 3]
représenté par Me Aurélien BECHE, avocat au barreau de ROUEN substitué par Me Cindy PERRET, avocat au barreau de ROUEN
INTIMEE :
URSSAF NORMANDIE
[Adresse 5]
[Adresse 5]
[Localité 2]
représenté par Mme [D] munie d'un pouvoir
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 945-1 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 15 Novembre 2022 sans opposition des parties devant Madame DE BRIER, Conseillère, magistrat chargé d'instruire l'affaire.
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :
Madame BIDEAULT, Présidente
Madame ROGER-MINNE, Conseillère
Madame DE BRIER, Conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme WERNER, Greffière
DEBATS :
A l'audience publique du 15 Novembre 2022, où l'affaire a été mise en délibéré au 18 Janvier 2023
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé le 18 Janvier 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,
signé par Madame BIDEAULT, Présidente et par M. CABRELLI, Greffier.
* * *
FAITS ET PROCEDURE :
Le 7 mai 2018, l'URSSAF a émis à l'encontre de M. [P] [J], co-gérant d'une SARL, une contrainte portant sur un montant de 22 436 euros représentant des cotisations impayées pour les périodes des 1er et 3e trimestres 2015, 1er et 2e trimestres 2017, ainsi que des majorations de retard.
Le 23 mai 2018, l'URSSAF l'a fait signifier à M. [J], qui a formé opposition le même jour.
Par jugement du 9 janvier 2020, le tribunal judiciaire de Rouen, pôle social, a :
- validé la contrainte, avec toutes conséquences de droit, pour la somme de 22 436 euros, sans préjudice des majorations de retard complémentaires, soit 20 591 euros à titre principal et 1 845 euros au titre des majorations de retard,
- condamné M. [J] au paiement de la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- rejeté la demande de l'URSSAF au titre de l'article 32-1 du code de procédure civile,
- rejeté l'ensemble des demandes de M. [J],
- condamné M. [J] aux dépens,
- ordonné l'exécution provisoire de la décision.
Le 20 mai 2020, M. [J] a fait appel.
PRETENTIONS ET MOYENS :
Par conclusions remises le 25 octobre 2022, soutenues à l'audience, M. [J] demande à la cour d'infirmer le jugement et, statuant à nouveau, de :
- juger que les cotisations réclamées ne sont pas dues,
- annuler la contrainte ; subsidiairement, saisir la cour de justice des communautés européennes à titre préjudiciel afin de déterminer si le droit exclusif accordé par l'autorité publique au RSI et à l'URSSAF, entrainant pour les professionnels indépendants l'obligation d'être assuré auprès du RSI puis de l'URSSAF, à l'exclusion de tout opérateur auprès d'un autre Etat membre exerçant la même activité ne contrevient pas aux dispositions du traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne,
En tout état de cause :
- condamner l'URSSAF venant aux droits du RSI à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouter l'URSSAF venant aux droits du RSI de ses demandes,
- condamner l'URSSAF venant aux droits du RSI aux dépens.
Il fait valoir en substance que :
- le RSI n'est pas un régime légal de sécurité sociale mais un régime professionnel de sécurité sociale, soumis au droit européen. En effet il ne garantit pas le principe de solidarité tel que défini par les arrêts Poucet et Pistre, en ce qu'il n'offre pas des prestations identiques pour tous les bénéficiaires. M. [J] précise à cet égard qu'un régime légal est nécessairement destiné à l'ensemble de la population. Il ajoute que les prestations offertes par les régimes de sécurité sociale existants sont différentes. Il en déduit que le système de sécurité sociale français n'est pas solidaire au sens des textes et de la jurisprudence communautaires.
- à défaut d'être considéré comme un régime professionnel de sécurité sociale, le RSI est une mutuelle, au sens des dispositions de l'article L. 111-1 du code de la mutualité. Il exerce en effet une activité économique au sens de la jurisprudence communautaire, qui est indifférente au caractère lucratif ou non de cette activité. Il doit donc être considéré comme une entreprise, soumise comme telle à la directive 92/49.
- n'étant pas un régime légal de sécurité sociale, le RSI entre dans le champ d'application des directives 92/49 et 92/96 CEE du Conseil des 18 juin et 12 novembre 1992. Dès lors, s'il est contraint d'être assujetti au paiement de la sécurité sociale, cette affiliation peut se faire en dehors du territoire national, et en particulier auprès de la société [4], compagnie d'assurance agréée au Royaume-Uni. En tentant de le contraindre à payer son assurance-maladie sur le territoire français alors qu'il est assuré dans de meilleures conditions dans un autre Etat-membre, le RSI a contrevenu aux dispositions prévues par les directives européennes et par les articles 49 et 56 CE.
- la demande adverse de condamnation au paiement d'une amende civile revient à nier son droit fondamental d'ester en justice ; il n'a pas d'autre choix que de procéder ainsi.
Par conclusions remises le 20 octobre 2022, soutenues à l'audience, l'URSSAF Haute-Normandie demande à la cour de constater l'irrecevabilité de l'appel, à défaut pour M. [J] de démontrer qu'il a respecté le délai d'un mois prévu à l'article 538 du code de procédure civile, de confirmer le jugement et de rejeter les demandes de M. [J].
Elle se prévaut du préambule de la constitution de 1946, des dispositions des articles L. 111-1, L. 111-2-1, L. 311-2 et L. 613-1 du code de la sécurité sociale pour soutenir que toute personne qui travaille et réside en France est obligatoirement soumise au régime de sécurité sociale français dont elle relève en qualité de salarié ou non salarié.
Elle soutient que l'obligation de cotiser est compatible avec les règles de la coordination européenne des régimes de sécurité sociale ; qu'en effet, le droit communautaire ne porte pas atteinte à la compétence des Etats-membres d'aménager leur propre système de sécurité sociale.
Elle soutient également que l'obligation de cotiser en France est compatible avec les directives européennes 92/49 et 92/96 sur l'assurance ; qu'en effet, leurs dispositions excluent expressément les législations de sécurité sociale.
Elle soutient enfin que les URSSAF et caisses RSI sont des organismes de sécurité sociale et non des mutuelles.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la recevabilité de l'appel
Selon l'article 2 de l'ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d'urgence sanitaire et à l'adaptation des procédures pendant cette même période, applicable aux délais et mesures qui ont expiré ou qui expirent entre le 12 mars 2020 et le 23 juin 2020 inclus (art. 1), tout acte, recours, action en justice, .. prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d'office, application d'un régime particulier, non avenu ou déchéance d'un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l'article 1er sera réputé avoir été fait à temps s'il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois.
Il s'ensuit que l'appel formé le 20 mai 2020 à l'encontre d'un jugement certes rendu le 9 janvier 2020 mais signifié le 20 février 2020, est recevable.
Sur la demande d'annulation de la contrainte
Il est exact, comme le soutient M. [J], que le juge national chargé d'appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire, a l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu'il ait à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel (arrêt CJCE du 9 mars 1978, Simmenthal,
Aff. 106/77).
Mais en l'occurrence, le droit de l'Union européenne assure la seule coordination des législations nationales de sécurité sociale, sans les harmoniser et sans permettre aux personnes de choisir leur sécurité sociale parmi les différentes législations des Etats membres de l'Union. Ainsi que l'a justement rappelé en substance la première juridiction :
- le traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne (TFUE) du 13 décembre 2007 énonce en son article 151 (ex-article 136 TCE) que l'Union et les États membres ont pour objectifs, notamment une protection sociale adéquate ; qu'à cette fin, l'Union et les États membres mettent en ouvre des mesures qui tiennent compte de la diversité des pratiques nationales ; en son article 153 (ex-article 137 TCE), qu'en vue de réaliser les objectifs visés à l'article 151, l'Union soutient et complète l'action des États membres dans le domaine, notamment, de la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs, mais que les dispositions arrêtées en vertu de cet article ne portent pas atteinte à la faculté reconnue aux États membres de définir les principes fondamentaux de leur système de sécurité sociale et ne doivent pas en affecter sensiblement l'équilibre financier.
- la directive 92/49/CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant l'assurance directe autre que l'assurance sur la vie et modifiant les directives 73/239/CEE et 88/357/CEE (troisième directive «assurance non vie»), ainsi que la directive 92/96/CEE du Conseil, du 10 novembre 1992, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant l'assurance directe sur la vie, et modifiant les directives 79/267/CEE et 90/619/CEE (troisième directive assurance vie), concernent les seules «entreprise d'assurance», à savoir toute entreprise ayant reçu l'agrément administratif conformément à l'article 6 de la directive 73/239/CEE.
- la directive précitée 73/239/CEE du Conseil du 24 juillet 1973 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant l'accès à l'activité de l'assurance directe autre que l'assurance sur la vie, et son exercice, modifiée par la deuxième directive 88/357/CEE du Conseil du 22 juin 1988, puis par la directive 92/49/CEE du Conseil du 18 juin 1992 (invoquée par l'appelant), indique expressément en son article 2 ne pas concerner les assurances comprises dans un régime légal de sécurité sociale.
Sur ces fondements, il est de jurisprudence constante que le droit communautaire ne porte pas atteinte à la compétence des États membres pour aménager leurs systèmes de sécurité sociale (arrêt du 7 février 1984, Duphar (238/82) ; arrêts du 17 février 1993, Poucet contre A.G.F. (C 159/91) et Pistre contre C.A.N.C.A.V.A. (C 160/91) et que les Etats membres conservent l'entière maîtrise de l'organisation de leur système de protection sociale.
Depuis l'arrêt Garcia du 26 mars 1996 (CJCE 26 mars 1996, aff. C-238/94, Garcia et autres), dès lors qu'elle est saisie d'une question préjudicielle sur la compatibilité de l'obligation faite à un travailleur indépendant de cotiser à la sécurité sociale avec la directive 92/49 invoquée aujourd'hui par l'appelant, la Cour de justice de l'Union Européenne répète de façon constante que cette directive'exclut de son champ d'application non seulement les organismes de sécurité sociale (entreprises et institutions) mais également les assurances et les opérations qu'ils effectuent à ce titre.
S'agissant en particulier du régime de sécurité sociale français, il est rappelé que sur le fondement de l'article L. 111-1 du code de la sécurité sociale dans ses versions applicables au litige, la sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale. Elle assure, pour toute personne travaillant ou résidant en France de façon stable et régulière, la couverture des charges de maladie, de maternité et de paternité ainsi que des charges de famille. Elle garantit les travailleurs contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou supprimer leur capacité de gain.
Ce même article précise que cette garantie s'exerce par l'affiliation des intéressés à un ou plusieurs régimes obligatoires.
Parmi les différents régimes obligatoires figurait, à l'époque litigieuse, le régime social des indépendants (RSI) défini aux articles L. 611-1 et suivants du code de la sécurité sociale. En vertu de l'article L. 611-3, applicable à la période litigieuse, ce régime social des indépendants comprenait une caisse nationale et des caisses de base. Ces organismes de sécurité sociale dotés de la personnalité morale et de l'autonomie financière étaient des organismes de droit privé chargés d'une mission de service public au profit des personnes mentionnées à l'article L. 611-1.
Il en est de même des unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF) auxquelles sont désormais confiées, à la suite de la suppression du RSI, les missions jadis imparties à celui-ci et qui viennent aux droits des caisses du RSI.
Les décisions de la CJCE précitées, des 17 février 1993 et 26 mars 1996, concernaient la protection sociale des travailleurs non salariés des professions non agricoles, caractérisée par des régimes légaux autonomes (notamment le régime d'assurance maladie et maternité, applicable à l'ensemble des travailleurs non salariés des professions non agricoles, et le régime d'assurance vieillesse pour les professions artisanales en cause ; outre l'assurance vieillesse des professions industrielles et commerciales dans la troisième affaire). Par ces décisions, les juges européens ont considéré que ces régimes de sécurité sociale reposaient sur un système d'affiliation obligatoire indispensable à l'application du principe de la solidarité ainsi qu'à l'équilibre financier desdits régimes. Dans le troisième arrêt, il était expressément précisé que l'article 2, paragraphe 2, de la directive 92/49 (La présente directive ne s'applique ni aux assurances et opérations ni aux entreprises et institutions auxquelles la directive 73/239/CEE ne s'applique pas, ni aux organismes cités à l'article 4 de celle-ci) doit être interprété en ce sens que des régimes de sécurité sociale, tels que ceux en cause dans les affaires au principal, sont exclus du champ d'application de la directive 92/49.
II résulte de ce qui précède que c'est à tort que M. [J] prétend qu'un régime légal serait nécessairement destiné à l'ensemble de la population.
C'est encore à tort qu'il soutient que le sytème de sécurité sociale français, composé de différents régimes correspondant à diverses catégories professionnelles, chacune des caisses offrant des prestations différentes, ne peut être considéré comme un régime légal exclu des champs d'applications des directives susvisées.
C'est ainsi de manière inopérante que M. [J] soutient que le RSI serait un régime professionnel de sécurité sociale.
Par ailleurs, les organismes qui pourvoient à la gestion des régimes de sécurité sociale fondés sur le principe de solidarité, tels le RSI, remplissent une fonction de caractère exclusivement social et n'exercent pas une 'activité économique' au sens du droit européen de la concurrence. Ils ne revêtent donc pas le caractère d'une entreprise au sens des articles 85, 86 et 87 du traité CEE devenus respectivement les articles 105, 106 et 107 du TFUE.
N'étant pas une entreprise, et se contentant d'appliquer la loi déterminant les cotisations dues et les prestations sociales à fournir, le RSI ne peut non plus être considéré comme une mutuelle au sens de l'article L. 111-1 du code de la mutualité.
En conséquence, le RSI, et l'URSSAF venant aux droits de celui-ci, ne sont pas compris dans le champ d'application de ces textes, ni des directives 92/49/CEE et 92/96/CEE précitées.
C'est ainsi à bon droit que l'URSSAF venant aux droits du RSI réclame à M. [J] paiement des cotisations, et cela sans qu'il soit nécessaire d'adresser préalablement à la Cour de justice de l'Union européenne une question préjudicielle.
M. [J] ne développe aucun autre moyen au soutien de sa demande d'annulation de la contrainte, et notamment aucun moyen de contestation des montants réclamés.
C'est donc à juste titre que le tribunal a rejeté le recours de M. [J] et condamné celui-ci à régler les sommes réclamées par l'URSSAF. Le jugement est confirmé de ces chefs.
Sur les frais du procès
En qualité de partie succombante pour l'essentiel, M. [J] est condamné aux entiers dépens, tant de première instance que d'appel.
Par suite, M. [J] est débouté de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile, et la décision de première instance l'ayant condamné au paiement d'une indemnité procédurale de 1 000 euros est confirmée.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant contradictoirement et en dernier ressort,
Déclare l'appel recevable,
Confirme le jugement rendu le 9 janvier 2020 par le tribunal judiciaire de Rouen, pôle social, en toutes ses dispositions frappées d'appel,
Y ajoutant,
Condamne M. [P] [J] aux dépens d'appel,
Déboute M. [P] [J] de sa demande formée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LA PRESIDENTE