N° RG 20/02262 - N° Portalis DBV2-V-B7E-IQLX
COUR D'APPEL DE ROUEN
CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE
SECURITE SOCIALE
ARRET DU 18 JANVIER 2023
DÉCISION DÉFÉRÉE :
Jugement du POLE SOCIAL DU TJ D'EVREUX du 14 Mai 2020
APPELANTE :
Madame [F] [M]
[Adresse 4]
[Localité 3]
représentée par Me Corinne GAUTHIER, avocat au barreau de l'EURE
INTIMEE :
CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE L'EURE
[Adresse 1]
[Localité 2]
représentée par Me François LEGENDRE, avocat au barreau de ROUEN
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 945-1 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 15 Novembre 2022 sans opposition des parties devant Madame DE BRIER, Conseillère, magistrat chargé d'instruire l'affaire.
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :
Madame BIDEAULT, Présidente
Madame ROGER-MINNE, Conseillère
Madame DE BRIER, Conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme WERNER, Greffière
DEBATS :
A l'audience publique du 15 Novembre 2022, où l'affaire a été mise en délibéré au 18 Janvier 2023
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé le 18 Janvier 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,
signé par Madame BIDEAULT, Présidente et par M. CABRELLI, Greffier.
* * *
FAITS ET PROCÉDURE :
Mme [F] [M], agent de production au sein de la société [5], a eu un échange verbal avec son supérieur hiérarchique M. [G] le 14 décembre 2016 en début de matinée.
Elle a été placée en arrêt de travail par son médecin traitant ce même jour.
Elle a établi le 14 mars 2018 une déclaration d'accident du travail dans laquelle elle a évoqué l'agression de son chef M. [S] [G] le 14 décembre 2016 à 9h15, alors qu'elle était en train d'effectuer des préparations de commandes, en précisant avoir été enfermée dans un local.
La caisse a demandé à l'employeur et à la salariée de renseigner des questionnaires, a procédé à une enquête, puis par lettre du 18 juillet 2018, a notifié à celle-ci son refus de reconnaître un caractère professionnel à l'accident déclaré.
Contestant cette décision, Mme [M] a saisi la commission de recours amiable (CRA) de la CPAM, qui dans sa séance du 28 février 2019 a rejeté son recours.
Le 30 avril 2019, Mme [M] a saisi d'une contestation le pôle social du tribunal de grande instance d'Evreux, devenu tribunal judiciaire.
Par jugement du 14 mai 2020, le tribunal a :
- rejeté le recours formé par Mme [M] à l'encontre de la décision de la caisse,
- dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamné Mme [M] aux dépens nés après le 1er janvier 2019.
Par déclaration électronique du 17 juillet 2020, Mme [M] a régulièrement formé appel.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :
Soutenant oralement ses écritures remises le 10 novembre 2022, Mme [M] demande à la cour d'infirmer le jugement et :
$gt; à titre principal, juger qu'il existe une décision implicite de reconnaissance d'accident du travail, avec toutes ses suites et conséquences de droit,
$gt; à titre subsidiaire, juger que l'accident du travail doit être pris en charge au titre de la législation sur les risques professionnels,
$gt; en tout état de cause, condamner la caisse à lui payer la somme de 2 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens de première instance et d'appel.
Mme [M] soutient que la caisse disposait d'un dossier complet dès le 15 mars 2018, sinon le 22 mars 2018, de sorte que le délai d'instruction expirait le 15 ou le 22 avril 2018 ; que la notification d'un refus de prise en charge, d'examen ou d'enquête complémentaire intervenue le 22 mai 2018 était donc tardive ; qu'il en a résulté une décision implicite de reconnaissance d'accident du travail.
Subsidiairement, elle soutient avoir été victime d'un accident du travail le 14 décembre 2016, en exposant que ce jour-là son supérieur hiérarchique M. [G] est venu dans son bureau, a fermé la porte, lui a posé des questions relatives à ses congés, et que lorsqu'elle lui a demandé d'ouvrir la porte et de la laisser partir, il l'en a empêchée ; qu'elle est parvenue à quitter la pièce après plusieurs secondes. Elle fait en outre valoir que l'événement du 14 décembre 2016, fait précis, unique et identifiable, lui a causé un choc émotionnel qui a entraîné des troubles psychologiques ; qu'elle a été placée en arrêt de travail le même jour ; que le fait que le médecin, qui est un professionnel de la santé et non du droit du travail, ait établi un arrêt de travail pour maladie, avant qu'une déclaration d'accident du travail ne soit effectuée, ne saurait retirer son caractère à l'évènement soudain incriminé.
Soutenant oralement ses écritures remises le 10 novembre 2022, la CPAM de l'Eure demande à la cour de :
- confirmer la décision de la caisse de refus de prise en charge du fait accidentel litigieux ainsi que la décision de la commission de recours amiable du 28 février 2019,
- débouter Mme [M] de ses demandes,
- condamner Mme [M] aux dépens de première instance et d'appel.
La caisse soutient que depuis le 1er janvier 2010 le point de départ du délai d'instruction se situe au jour de la réception de la déclaration d'accident du travail et du certificat médical initial, en l'espèce au 24 avril 2018, de sorte que la notification du délai complémentaire le 22 mai 2018 est intervenue dans le délai imparti.
Elle conteste par ailleurs l'existence d'un accident du travail, en soutenant que celui-ci se définit par un événement soudain, qu'ainsi le fait générateur doit être « anormal », qu'il ne suffit pas qu'un événement survienne au temps et au lieu du travail pour qu'il soit qualifié d'accident du travail, et que les décisions prises par le chef d'entreprise, dès lors qu'elles entrent dans le cadre de l'exercice normal de ses pouvoirs de direction et d'organisation, n'entrent pas dans les prévisions de l'article L. 411-1 du code de la sécurité sociale. Elle considère que les circonstances du fait accidentel sont incertaines, au regard de l'imprécision et des divergences dans la description des faits par les différents protagonistes et au regard de l'absence de témoin impartial ; que la preuve de la matérialité de l'accident ne peut reposer sur les seules énonciations de la salariée.
MOTIFS DE L'ARRÊT :
1. A titre liminaire, il est considéré que les « demandes » principales et subsidiaires présentées par Mme [M] tendent aux mêmes fins, à savoir la prise en charge de l'accident déclaré au titre de la législation sur les risques professionnels, qui constitue la véritable prétention ; qu'en se prévalant d'une décision implicite de reconnaissance d'accident du travail, ou en invoquant la matérialité d'un accident du travail, la salariée présente des moyens au soutien de sa prétention ; que la cour statue sur la prétention sans être tenue de suivre la hiérarchisation des moyens (principaux / subsidiaires) présentée par la salariée.
2. En vertu de l'article L. 411-1 du code de la sécurité sociale, « est considéré comme accident du travail, quelle qu'en soit la cause, l'accident survenu par le fait ou à l'occasion du travail à toute personne salariée ou travaillant, à quelque titre ou en quelque lieu que ce soit, pour un ou plusieurs employeurs ou chefs d'entreprise ».
Sur le fondement de cet article, il n'est pas exigé que l'accident présente un caractère violent ; en revanche, il doit présenter un caractère soudain. Ainsi, l'accident du travail s'analyse comme « un événement ou une série d'événements survenus à des dates certaines par le fait ou à l'occasion du travail, dont il est résulté une lésion corporelle quelle que soit la date d'apparition de celle-ci.
Toutes sortes d'évènements peuvent caractériser un accident du travail, et il n'est pas nécessaire d'en établir le caractère anormal, pourvu qu'il soit soudain.
Le salarié qui se prétend victime doit rapporter la preuve d'un accident survenu aux temps et lieu du travail. Il lui est demandé d'établir les circonstances exactes de l'accident ainsi que la réalité de la lésion. Ses seules affirmations ne sont pas suffisantes si elles ne sont pas corroborées par des éléments objectifs. Mais il peut apporter cette preuve de la matérialité d'un accident survenu aux temps et lieu du travail par tous moyens.
La déclaration tardive d'un accident ne fait pas en soi perdre le bénéfice de la présomption d'imputabilité, mais il importe que la matérialité de l'accident soit établie.
En l'espèce, il est constant que Mme [M] a rencontré son supérieur hiérarchique M. [S] [G] sur son lieu de travail et pendant le temps du travail, le matin du 14 décembre 2016, et qu'elle a échangé avec lui ne serait-ce que quelques mots, avant de quitter l'entreprise à 9h30. Il est également constant que personne n'a été témoin de cet entrevue.
Mme [M] rapporte la preuve qu'elle a déposé plainte au cours de cette même matinée, à 10h10, auprès de la gendarmerie nationale, en signalant que M. [G] était venu la voir dans son bureau vers 9h15, qu'il avait fermé la porte, lui avait demandé si elle avait « parlé au patron de [ses] vacances », ce à quoi elle avait répondu non, en lui demandant d'ouvrir la porte pour que tout le monde entende ce qui se passe, et en précisant que s'il avait quelque chose à lui dire il devait le faire « en présence du patron ». Elle a ajouté que M. [G] avait bloqué la porte sans rien dire, qu'elle lui avait demandé de l'ouvrir, se sentant coincée, qu'il tenait la poignée pour qu'elle ne puisse pas sortir et qu'elle avait réussi à ouvrir la porte après quelques secondes. Elle a ensuite indiqué qu'ils étaient tous deux allés voir M. [P], le patron, à qui ils avaient expliqué la situation, M. [G] affirmant qu'il n'avait pas tenu la porte ; que M. [P] avait considéré qu'il s'agissait d'une parole contre l'autre et qu'il n'y avait donc rien à faire.
M. [G], qui a d'abord renseigné un questionnaire à destination de la caisse, puis a été entendu par les gendarmes en avril 2017, admet implicitement (dans le premier document) puis explicitement (lors de son audition) qu'il a effectivement fermé la porte, justifiant ce geste par la volonté que « l'ensemble de l'atelier n'entende pas Mme [M] car je sais qu'elle a tendance à parler fort ». Il indique qu'ensuite, Mme [M], énervée par ses propos relatifs aux congés de fin d'année, a saisi la poignée de la porte qui a buté dans son pied droit, son handicap ne lui ayant pas permis de reculer en une fraction de seconde (selon le questionnaire) ou que Mme [M] a voulu quitter la pièce, a eu du mal à ouvrir la porte car lui-même était dos à cette dernière, qui butait dans son pied, sans cependant qu'il la retienne volontairement, et que Mme [M] était arrivée à sortir après quelques secondes (selon son audition).
Il est donc établi, à tout le moins, qu'à l'occasion d'une discussion sur les congés de fin d'année, dont la teneur importe peu, Mme [M] s'est retrouvée dans une pièce fermée avec M. [G], qui se trouvait devant la porte et donc, de fait, sur le passage permettant de sortir de cette pièce ; qu'elle n'a pu en sortir immédiatement, ne pouvant ouvrir la porte qui butait dans le pied de M. [G] ; qu'il lui a fallu plusieurs secondes pour parvenir à quitter la pièce.
La cour relève en outre qu'il n'est aucunement justifié d'une réponse de l'employeur au courrier daté du 21 décembre 2016 de Mme [M] (qui justifie de sa réception le 22 décembre 2016), dans lequel celle-ci conteste tout abandon de poste, et expose les faits suivants : « ...le 14 décembre, Mr [G] est entré dans le local où je travaillais (seule) et a fermé la porte, tenant d'une main la clenche pour ne pas que je puisse sortir et bloquant la porte avec son pied. Il s'est adressé à moi de façon agressive en me reprochant d'être venu vous voir [M. [P]] la veille pour me plaindre et en me demandant si je vous avais parlé des congés. J'ai répondu simplement que non et, puisque ce n'était pas le sujet de notre entrevue et que s'il voulait intervenir il devait le faire directement auprès de vous.
J'ai tenté à plusieurs reprises de sortir et lui ai réclamé d'ouvrir la porte, sans succès. J'ai paniqué et j'ai pris peur.
J'ai finis par réussir à sortir en criant que je voulais sortir, sans doute par peur que l'on m'entend, il m'a laissé partir. J'ai bien tenté de lui expliquer que ce qu'il venait de faire était interdit, dégradant et humiliant, ce à quoi il n'a trouvé à répondre qu'un ironique « c'est une menace ' » ».
L'absence de réponse à ce courrier, alors que des faits graves sont rapportés à l'employeur, tend à conforter encore les allégations de la salariée.
Il est également établi que Mme [M] était à ce moment-là dans un état psychologique altéré, M. [G] indiquant lui-même qu'elle s'est « emportée de façon brutale » ou qu'elle lui a dit « ça ne va pas se passer comme ça » et la décrivant comme « énervée, », « très énervée », « hystérique », et M. [P] indiquant qu'elle était en colère en quittant l'entreprise.
Par ailleurs, il est constant que Mme [M] a été placée en arrêt de travail ce même 14 décembre 2016, pour une durée initiale d'un mois, ensuite prolongée.
Certes, le certificat médical établi le 14 décembre 2016 l'a été sur un formulaire d'arrêt maladie « simple ». Ce n'est manifestement qu'en 2018, à la demande de la caisse qui avait reçu un certificat AT/MP de janvier 2018 faisant état d'un accident du travail au 14 décembre 2016 et prolongeant l'arrêt de travail, que le médecin traitant de Mme [M] a rédigé un nouveau certificat daté du 14 décembre 2016, « annulant et remplaçant » le premier, établi cette fois-ci sur un formulaire AT/MP. Mais l'utilisation première d'un certificat médical pour maladie 'simple' ne suffit pas à établir que la salariée n'aurait pas évoqué le 14 décembre 2016 un fait précis à l'origine de sa souffrance ou ses conditions de travail. Ces circonstances ne permettent pas d'exclure la preuve de la matérialité d'un accident du travail, celle-ci n'étant pas conditionnée à la rédaction d'un certificat médical sur le formulaire idoine.
Ces certificats, complétés par ceux établis mois après mois en 2017, établissent la réalité d'une altération de l'état de santé de Mme [M] dans les suites immédiates de la scène avec M. [G], et corroborent ainsi son allégation selon laquelle elle a subi un choc émotionnel et des troubles psychologiques en conséquence de l'altercation dénoncée. Le certificat du 25 janvier 2018 évoque à cet égard un « syndrome subjectif post-traumatique à la suite de violence harcèlement sur son lieu de travail (enfermée dans une pièce par son supérieur) depuis anxio-dépressive avec troubles du sommeil, phobies », et le certificat médical initial rédigé en 2018 fait état d'un « état de stress post-traumatique à la suite de violences sur le lieu de travail (séquestration et harcèlement) Depuis anxiété généralisée ['] troubles du sommeil / phobie sociale / sentiment d'insécurité) ».
Ces éléments, qui corroborent les déclarations de la salariée, caractérisent un événement soudain subi par Mme [M] au temps et au lieu du travail, événement soudain qui a généré chez elle une lésion psychologique.
Il en résulte une présomption d'accident du travail, que l'employeur - qui n'établit ni même n'allègue l'existence d'une cause extérieure - ne renverse pas.
Il convient donc d'infirmer le jugement et de qualifier l'accident du 14 décembre 2016 déclaré par Mme [M] d'accident du travail, devant comme tel être pris en charge au titre de la législation sur les risques professionnels.
3. La caisse, partie perdante, est condamnée aux dépens de première instance et d'appel, ainsi qu'à payer à Mme [M] la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Infirme le jugement rendu le 14 mai 2020 par le pôle social du tribunal judiciaire d'Evreux,
Statuant à nouveau et y ajoutant,
Dit que Mme [F] [M] a été victime d'un accident du travail le 14 décembre 2016,
Condamne la CPAM de l'Eure aux dépens de première instance et d'appel,
Condamne la CPAM de l'Eure à payer à Mme [F] [M] la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LA PRESIDENTE