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02/03/2023 | FRANCE | N°20/03499

France | France, Cour d'appel de Rouen, Chambre sociale, 02 mars 2023, 20/03499


N° RG 20/03499 - N° Portalis DBV2-V-B7E-IS4W





COUR D'APPEL DE ROUEN



CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE



ARRET DU 02 MARS 2023











DÉCISION DÉFÉRÉE :





Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DE ROUEN du 30 Septembre 2020





APPELANT :





Monsieur [I] [Z]

[Adresse 1]

[Localité 4]



présent



représenté par Me Bertrand FISCEL, avocat au barreau de ROUEN




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INTIMEE :





S.A.S. TISSOT INDUSTRIE

[Adresse 2]

[Localité 3]



représentée par Me Eric DI COSTANZO de la SELARL ACT'AVOCATS, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Maryline LE DIMEET, avocat au barreau de BORDEAUX


















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N° RG 20/03499 - N° Portalis DBV2-V-B7E-IS4W

COUR D'APPEL DE ROUEN

CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE

ARRET DU 02 MARS 2023

DÉCISION DÉFÉRÉE :

Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DE ROUEN du 30 Septembre 2020

APPELANT :

Monsieur [I] [Z]

[Adresse 1]

[Localité 4]

présent

représenté par Me Bertrand FISCEL, avocat au barreau de ROUEN

INTIMEE :

S.A.S. TISSOT INDUSTRIE

[Adresse 2]

[Localité 3]

représentée par Me Eric DI COSTANZO de la SELARL ACT'AVOCATS, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Maryline LE DIMEET, avocat au barreau de BORDEAUX

COMPOSITION DE LA COUR  :

En application des dispositions de l'article 805 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 04 Janvier 2023 sans opposition des parties devant Madame DE BRIER, Conseillère, magistrat chargé du rapport.

Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :

Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente

Madame BACHELET, Conseillère

Madame DE BRIER, Conseillère

GREFFIER LORS DES DEBATS :

M. GUYOT, Greffier

DEBATS :

A l'audience publique du 04 Janvier 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 02 Mars 2023

ARRET :

CONTRADICTOIRE

Prononcé le 02 Mars 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

signé par Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.

FAITS ET PROCÉDURE

La société Tissot industrie a embauché M. [I] [Z] à compter du 1er octobre 1979, dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée.

Au dernier état de la relation contractuelle, il occupait un emploi de chaudronnier.

Le 25 septembre 2017, la société Tissot industrie, employant 99 salariés en contrat à durée indéterminée, 3 en contrat à durée déterminée, 2 apprentis outre 31 intérimaires à sa disposition, envisageant le licenciement pour motif économique des 17 salariés employés sur le site de [Localité 4] sur une même période de 30 jours, a transmis à la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (la Direccte) de Nouvelle-Aquitaine un document unilatéral fixant le contenu d'un plan de sauvegarde de l'emploi. Ce document a été homologué par décision de la Dirrecte du 24 octobre 2017.

Par courrier recommandé envoyé le 15 décembre 2017, la société Tissot industrie a notifié à M. [Z] son licenciement pour motif économique à défaut d'acceptation d'un contrat de sécurisation professionnelle, en ces termes :

« A la suite de l'entretien préalable qui s'est déroulé le 29 novembre 2017, nous sommes au regret de vous notifier votre licenciement pour motif économique.

Celui-ci est justifié par la réorganisation de la Société, rendue nécessaire pour sauvegarder sa compétitivité.

En effet, depuis 2010, la société TISSOT INDUSTRIE SAS rencontre d'importantes difficultés économiques ['].

En dépit des mesures de réorganisation qui ont été mises en 'uvre ces dernières années, la situation économique de la société TISSOT INDUSTRIE s'est encore aggravée en 2017 au constat :

- De difficultés économiques caractérisées par l'évolution significative d'un indicateur économique dont la baisse des commandes.

Ainsi, sur les trois derniers trimestres (septembre 2016 à mai 2017), comparés aux trois trimestres de l'année précédente (septembre 2015 à mai 2016), les commandes enregistrées ont chuté de 16%, cette baisse ayant un impact direct sur l'activité de l'année 2018 qui sera donc réduite.

Cette analyse s'est encore aggravée puisque sur les trois derniers trimestres (novembre 2016 à juillet 2017), comparés aux trois trimestres de l'année précédente (novembre 2015 à juillet 2016), les commandes enregistrées ont chuté de 38%, cette baisse ayant un impact direct sur l'activité de l'année 2018 qui sera donc réduite.

- Du résultat déficitaire extrêmement alarmant et encore aggravé au 31 mai 2017 de l'Agence [Localité 4] par rapport au bilan clôturé le 31 décembre 2016 qui enregistrait un déficit de 947.822 €, et dont la baisse des commandes sur les trois derniers trimestres (septembre 2016 à mai 2017) par rapport à la même période l'an passé (septembre 2015 à mai 2016) est en chute de 40%.

Il est encore précisé que sur les trois derniers exercices (novembre 2016 à juillet 2017) par rapport à la même période l'an passé (novembre 2015 à juillet 2016), la chute des commandes est de l'ordre de 64%.

La situation comptable de la société TISSOT INDUSTRIE SAS est naturellement très impactée par le résultat de l'Agence [Localité 4].

Un audit a été diligenté confirmant la situation économique déficitaire de cette Agence depuis plusieurs années ; l'absence totale de perspective et une aggravation des pertes, imposant dès lors la cessation d'activité de l'Agence [Localité 4].

Dans ce contexte, pour les causes économiques ci-dessus énoncées, dont les institutions représentatives du personnel ont été informées, la société TISSOT INDUSTRIE SAS doit impérativement se réorganiser et prendre des mesures pour sauvegarder sa compétitivité.

Cette réorganisation implique notamment la cessation de l'activité de l'Agence [Localité 4] qui va permettre :

- d'arrêter les pertes annuelles récurrentes.

- de supprimer tous les frais généraux directs inhérents au fonctionnement de l'Agence et qui étaient de l'ordre de 775.657 € au 31 décembre 2016.

- de renforcer l'activité export qui représente 70% de l'activité (chaudronnerie et ingénierie).

- de recentrer l'activité sur son c'ur de métier à savoir : fabrication, montage et maintenance de réservoirs de stockage de produits liquides ou gazeux.

- d'améliorer les capacités d'investissement de la société TISSOT INDUSTRIE.

- d'améliorer sa compétitivité et de rivaliser avec la concurrence.

Ce motif nous conduit à vous proposer une modification contractuelle en votre qualité de Chaudronnier, par courrier en date du 16 juin 2017.

Vous avez refusé notre proposition de modification.

Conformément à nos obligations, nous avons informé et consulté nos représentants du personnel, et établi un Document unilatéral comportant un Plan de sauvegarde de l'emploi, qui a été homologué par le DIRRECTE Nouvelle Aquitaine le 24 octobre 2017.

En application des mesures listées dans le document précité, et dans le but d'éviter votre licenciement, nous avons procédé à une recherche active et individualisée de reclassement à l'intérieur du Groupe et à l'extérieur de celui-ci.

Nous vous avons d'ailleurs soumis plusieurs propositions de postes de reclassement que vous avez toutes déclinées.

Or, nous ne disposons plus d'autres solutions de reclassement.

Nous n'avons pas d'autre option que de prononcer votre licenciement.

Nous vous avons remis le 29 novembre 2017 une proposition de contrat de sécurisation professionnelle. ['] Nous vous rappelons que vous avez jusqu'au 20 décembre 2017 inclus pour nous donner votre réponse.

[...] ».

Le 7 décembre 2017, M. [Z] a accepté le contrat de sécurisation professionnelle, qui a mis fin au contrat de travail.

Par un arrêt du 18 juin 2018, la cour administrative d'appel de Bordeaux a annulé la décision d'homologation du document unilatéral donnant lieu à la mise en 'uvre du plan de sauvegarde de l'emploi.

M. [Z] a saisi le conseil de prud'hommes de Rouen par requête du 29 août 2018 en contestation de son licenciement et demande de réparation de divers préjudices.

Par arrêt du 12 décembre 2018, le Conseil d'État a rejeté le pourvoi formé par la société contre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Bordeaux.

Par jugement du 30 septembre 2020, le conseil de prud'hommes de Rouen a :

- dit que la moyenne mensuelle des salaires de M. [Z] est de 2 898 euros ;

- condamné la société à verser à M. [Z] les sommes suivantes :

17 388 euros au titre des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

800 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- prononcé l'exécution provisoire ;

- débouté M. [Z] de ses autres demandes ;

- débouté la société de ses demandes ;

- mis les dépens de l'instance à la charge de la société.

Le 30 octobre 2020, M. [Z] a fait appel du jugement en ce qu'il :

- l'a débouté de sa demande de réparation à hauteur de 8 000 euros de son préjudice d'anxiété lié à l'amiante et à la crainte de développer une maladie liée à l'amiante,

- l'a débouté de sa demande de réparation à hauteur de 8 000 euros de son préjudice d'anxiété lié aux risques chimiques et au développement d'une maladie qui y serait liée,

- n'a pas reconnu la nullité du licenciement ; subsidiairement, a limité à l'équivalent de 6 mois de salaire le montant accordé à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse du fait de l'absence d'homologation du plan de sauvegarde de l'emploi. Subsidiairement, estimant que le motif économique n'était pas réel et sérieux, que les recherches de reclassement n'étaient pas sérieuses et que le plan de sauvegarde de l'emploi était insuffisant, il sollicite la confirmation du jugement en ce qu'il a condamné la société à lui verser une indemnité de préavis et de congés payés y afférents.

L'ordonnance de clôture de la procédure a été rendue le 15 décembre 2022.

PRÉTENTIONS DES PARTIES 

Par conclusions remises le 13 juillet 2022, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens, M. [Z] demande à la cour de :

- infirmer le jugement en ce qu'il l'a débouté de sa demande au titre de son préjudice d'anxiété lié à l'amiante et de sa demande au titre de son préjudice d'anxiété lié à l'inhalation de substances dangereuses et chimiques CMR, et condamner la société à lui verser les sommes de :

8 000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice d'anxiété lié à la crainte de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante ;

8 000 euros à titre de dommages et intérêts pour préjudice d'anxiété lié à la crainte de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'inhalation de substances dangereuses et chimiques CMR ;

- infirmer le jugement en ce qu'il l'a débouté de ses demandes liées à la nullité de son licenciement, juger le licenciement nul et condamner la société à lui verser les sommes de :

69 552 euros (24 mois) au titre de la nullité du licenciement ;

5 796 euros (2 mois) en rappel de préavis et 579,60 euros de congés payés y afférents ;

- subsidiairement, confirmer le jugement en ce qu'il a jugé son licenciement irrégulier en raison de l'annulation de l'homologation du PSE mais l'infirmer sur le montant accordé et condamner la société à lui verser les sommes de :

69 552 euros (24 mois) au titre de l'absence de cause réelle et sérieuse de son licenciement prononcé en application d'une homologation annulée du PSE ;

5 796 euros (2 mois) en rappel de préavis et 739,44 euros de congés payés y afférents ;

- très subsidiairement, juger le licenciement sans cause réelle et sérieuse et condamner la société à lui verser les sommes de :

69 552 euros (24 mois) au titre de l'absence de cause réelle et sérieuse de licenciement ;

5 796 euros (2 mois) en rappel de préavis et 739,44 euros de congés payés y afférents ;

- se prononcer sur les conséquences du présent arrêt pour la société auprès de Pôle Emploi ;

- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné la société à lui verser la somme de 800 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour la première instance, et condamner cette même société à lui verser la somme de 1 200 euros sur ce même fondement pour la procédure d'appel.

Par conclusions remises le 20 décembre 2021, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens, la société demande à la cour de :

- s'agissant de la rupture du contrat de travail, confirmer le jugement en son intégralité en ce qu'il a :

jugé que le licenciement n'encourt aucune nullité,

jugé que seules les dispositions de l'article L. 1235-16 trouvent à s'appliquer et que l'annulation de la décision d'homologation du document unilatéral portant plan de sauvegarde de l'emploi ne rend pas le licenciement nul mais sans cause réelle et sérieuse,

condamné la société à payer à M. [Z] une indemnité d'un montant de six mois de salaire en application de l'article L. 1235-16 du code du travail,

débouté le salarié du surplus de ses demandes,

- et y ajoutant, juger que la cause économique du licenciement était bien réelle et sérieuse en application de l'article L. 1233-3 du code du travail, que la société a respecté son obligation de reclassement, que les mesures insérées dans le document unilatéral valant plan de sauvegarde de l'emploi étaient suffisantes, et débouter le salarié de ses demandes,

- s'agissant des autres demandes, confirmer en son intégralité le jugement en ce qu'il a :

jugé que l'action de M. [Z] en reconnaissance du préjudice d'anxiété lié à l'amiante est prescrite,

jugé que M. [Z] ne démontre pas le bien-fondé de sa demande de réparation d'un préjudice d'anxiété lié aux risques chimiques,

débouté le salarié de ses demandes,

- en toute hypothèse, condamner M. [Z] à lui payer la somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'à supporter les dépens.

MOTIFS DE LA DÉCISION

I. Sur les demandes afférentes à l'exécution du contrat de travail

1. Sur la demande de dommages et intérêts au titre du préjudice d'anxiété lié à l'amiante

M. [Z] conteste toute prescription de la demande en soutenant que le délai quinquennal applicable a commencé à courir à la date à laquelle son exposition à l'amiante a cessé. Il précise que l'arrêté de 2001, constatant que la société Tissot industrie est un établissement dans lequel ont été fabriqués des matériaux contenant de l'amiante depuis 1973, ne précise pas la date à laquelle la société aurait cessé de le faire. Faisant valoir que cette exposition a duré bien après la publication de l'arrêté, et qu'aucun arrêté n'est venu fixer de date de fin d'exposition, il considère que le point de départ du délai de prescription est nécessairement le dernier jour de son contrat de travail.

Sur le fond, il se prévaut de l'arrêté précité pour soutenir qu'il est présumé avoir été exposé de manière anormale au risque de l'amiante, pendant plus de 38 ans. Il fait valoir que l'employeur ne rapporte pas la preuve contraire.

La société Tissot industrie soutient que M. [Z] ne pouvait agir que jusqu'au 18 juin 2013, de sorte que sa demande est prescrite. Elle fait valoir que le point de départ du délai de prescription correspond au moment où les salariés ont eu connaissance du risque à l'origine de l'anxiété, c'est-à-dire à compter de la publication de l'arrêté ministériel de 2001 ayant classé l'établissement sur la liste des établissements ouvrant droit au bénéfice de la préretraite amiante. Elle considère qu'il importe peu que l'arrêté ne mentionne pas expressément la date de fin d'exposition à l'amiante en son sein, et que le point de départ du délai ne saurait être la date de la rupture du contrat de travail, sauf à ajouter une condition à la position constante de la Cour de cassation pour les salariés relevant de l'ACAATA.

L'action d'un salarié en réparation du préjudice d'anxiété résultant de ce qu'il se trouve, du fait de l'employeur, dans un état d'inquiétude permanente généré par le risque de déclaration à tout moment d'une maladie liée à l'amiante, se rattache à l'exécution du contrat de travail.

Le délai de prescription applicable à une telle action était de trente ans avant la loi n°2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile, qui l'a réduit à cinq ans à compter du jour où le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer (article 2224 du code civil), avant que la loi n°2013-504 du 14 juin 2013 ne réduise encore ce délai à deux ans (nouvel article L.1471-1 du code du travail).

Dans le cas d'un salarié ayant travaillé dans un établissement mentionné à l'article 47 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel, pendant la période d'exposition au risque mentionné à l'arrêté, il est admis que la connaissance du risque à l'origine de l'anxiété est fixée à la date de publication de cet arrêté ministériel.

En l'espèce, l'arrêté du ministère de l'emploi et de la solidarité du 1er août 2001 modifiant la liste des établissements susceptibles d'ouvrir droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante est venu inscrire sur cette liste l'établissement « Tissot » situé avenue du 11 novembre à [Localité 4], en mentionnant comme période « depuis 1973 », sans indiquer de date de fin d'exposition.

Le fait que cette inscription ne fasse pas état d'une fin d'exposition au risque, ou que l'exposition au risque ait pu perdurer bien après l'arrêté (ce qui est contesté) est en tout état de cause indifférent, seule important la date de publication de l'arrêté, de laquelle découle la connaissance du risque, génératrice d'anxiété.

Ayant engagé son action aux fins de réparation du préjudice d'anxiété en 2018, alors que la prescription était acquise en juin 2013, cette action est irrecevable. Le jugement, qui a statué au fond en déboutant le salarié de sa demande, est infirmé.

2. Sur la demande de dommages et intérêts au titre du préjudice d'anxiété lié à l'inhalation de substances dangereuses et chimiques CMR (« cancérigène, mutagène et reprotoxique »)

M. [Z] soutient avoir été exposé pendant ses années de travail au sein de la société Tissot industrie à des substances insalubres et dangereuses ainsi qu'à des agents chimiques CMR, précisant que les ateliers n'étaient pas équipés de dispositifs de ventilation générale ou de captage à la source permettant d'éliminer les substances nocives et dangereuses pour la santé des travailleurs. Il soutient que cette exposition, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, entraîne présomption de préjudice d'anxiété. Il précise que la prescription applicable est de cinq ans.

La société Tissot industrie conteste toute présomption, estimant qu'hors exposition à l'amiante, la demande du salarié est soumise au régime de droit commun lui imposant de rapporter la preuve d'un préjudice en lien avec une faute de l'employeur. Elle fait valoir que M. [Z], qui n'a jamais émis la moindre revendication, ne précise pas à quelle substance, sur quelle période ni à quel degré il aurait été exposé, et ne justifie pas le montant de 8 000 euros réclamé.

En application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à une substance générant un risque élevé de développer une pathologie grave, potentiellement autre que l'amiante, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.

Le salarié doit justifier d'un préjudice d'anxiété personnellement subi résultant d'un tel risque, étant précisé que le préjudice d'anxiété ne résulte pas de la seule exposition au risque créé par une substance nocive ou toxique, mais est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance, par lui, du risque élevé de développer une pathologie grave.

En l'espèce, M. [Z] se prévaut :

- d'une lettre d'un inspecteur du travail au directeur général de la société Tissot en date du 7 novembre 2017 énonçant diverses infractions aux dispositions relatives aux risques chimiques ainsi que cancérigène, mutagène et reprotoxique, relevées lors de contrôles réalisés en janvier, juillet et août 2017 sur un chantier de rénovation et dans l'atelier à [Localité 4]. Cependant, cette lettre qui mentionne le nom des salariés concernés par les infractions, ne cite pas M. [Z].

- d'une fiche individuelle d'exposition établie par l'employeur en octobre 2017, dont il résulte qu'il a été exposé, jusqu'en décembre 2017, à des fumées de soudage sur acier carbone (à partir de février 2001), à des fumées de soudage sur inox (à partir de janvier 2013), au fuel (à partir de février 2001), à de la peinture à base de xylène (à partir de février 2001), et au plomb (à partir de mars 2017).

Il justifie donc d'une exposition au risque créé par une substance nocive ou toxique.

Mais par ailleurs, il n'apporte aucun élément de nature à justifier l'existence d'un trouble psychologique engendré par la connaissance de ce risque.

Il est donc débouté de sa demande. Le jugement est donc confirmé en ce sens.

II. Sur les demandes afférentes à la rupture du contrat de travail

M. [Z] soutient, au visa de l'article L. 1235-10 du code du travail, que son licenciement est nul dès lors qu'il repose sur un plan de sauvegarde de l'emploi dont l'homologation a été annulée par la cour administrative d'appel de Bordeaux, et cela quand bien même l'annulation aurait été justifiée par une insuffisance de motivation de la décision d'homologation. Il dénonce par ailleurs l'insuffisance du plan lui-même, pour en déduire la nullité des licenciements.

Subsidiairement, il se prévaut de l'article L. 1235-16 pour justifier sa demande d'indemnité, en précisant qu'elle ne peut être inférieure au salaire des six derniers mois. Il considère que l'éventuelle responsabilité de l'Etat, alléguée par l'employeur, ne lui est pas opposable, et ajoute qu'en tout état de cause, le Conseil d'Etat a rejeté le recours formé par la société à l'encontre de la décision de la cour administrative d'appel.

Plus subsidiairement encore, il soutient que son licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse, dès lors que le motif économique invoqué n'est pas réel, que l'employeur n'a pas procédé à des recherches loyales et sérieuses de reclassement et que le plan de sauvegarde de l'emploi était insuffisant au regard des moyens de la société et du groupe auquel elle appartient.

La société Tissot industrie souligne que la décision d'homologation du Plan de Sauvegarde de l'Emploi n'a été annulée qu'en raison d'une insuffisance de motivation, et soutient que la seule conséquence en résultant est l'absence de cause réelle et sérieuse du licenciement, mais non sa nullité, cela en application de l'article L. 1235-16 du code du travail. Elle estime que la responsabilité de l'Etat est d'ailleurs engagée, puisque la Dirrecte n'a pris aucune nouvelle décision d'homologation dans le délai de 15 jours à compter de l'arrêt de la cour administrative d'appel.

1. Sur la qualification du licenciement et l'indemnité afférente

a/ sur la nullité du licenciement

En vertu des articles L. 1235-10 et L. 1235-11 du code du travail, en cas d'annulation d'une décision d'homologation du document élaboré par l'employeur fixant le contenu du plan de sauvegarde de l'emploi, en raison d'une absence ou d'une insuffisance de ce plan, la procédure de licenciement est nulle. Le juge peut, en ce cas, prononcer la nullité du licenciement, et si la réintégration du salarié est devenue impossible, lui octroyer une indemnité à la charge de l'employeur qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois.

En l'espèce, la cour administrative d'appel de Bordeaux a annulé la décision de la Dirrecte homologuant le plan de sauvegarde de l'emploi en raison d'une insuffisance de motivation de la décision d'homologation, et non en raison d'une absence ou d'une insuffisance du plan lui-même. M. [Z] ne peut donc qu'être débouté de sa demande principale de nullité du licenciement, étant précisé qu'il n'appartient pas au juge judiciaire d'apprécier le caractère suffisant ou non du plan dès lors que les contestations relatives à la procédure de licenciement pour motif économique d'au moins 10 salariés dans les entreprises d'au moins 50 salariés relèvent de la compétence du juge administratif.

b/ sur l'« irrégularité » du licenciement

Sur le fondement de l'article L. 1235-16 du même code dans sa version en vigueur depuis le 8 août 2015, l'annulation de la décision d'homologation pour un motif autre que celui mentionné au dernier alinéa du présent article [insuffisance de motivation de la décision d'homologation] et au deuxième alinéa de l'article L. 1235-10 [absence ou insuffisance du plan de sauvegarde de l'emploi] donne lieu, sous réserve de l'accord des parties, à la réintégration du salarié dans l'entreprise, avec maintien de ses avantages acquis.

A défaut, le salarié a droit à une indemnité à la charge de l'employeur, qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois. Elle est due sans préjudice de l'indemnité de licenciement prévue à l'article L. 1234-9.

En cas d'annulation d'une décision d'homologation mentionnée à l'article L. 1233-57-3 en raison d'une insuffisance de motivation, l'autorité administrative prend une nouvelle décision suffisamment motivée dans un délai de quinze jours à compter de la notification du jugement à l'administration.

Dès lors que l'autorité administrative a édicté cette nouvelle décision, l'annulation pour le seul motif d'insuffisance de motivation de la première décision de l'autorité administrative est sans incidence sur la validité du licenciement et ne donne lieu ni à réintégration, ni au versement d'une indemnité à la charge de l'employeur.

En l'espèce, aucune nouvelle décision d'homologation suffisamment motivée n'étant intervenue dans le délai de quinze jours, et la réintégration du salarié étant impossible, il convient de faire droit à la demande en paiement d'une indemnité sur le fondement de l'article L. 1235-16 du code du travail en réparation du préjudice subi à raison du caractère illicite du licenciement. Une éventuelle responsabilité de l'État liée à l'absence de nouvelle décision suffisamment motivée prise par la Dirrecte dans le délai requis est indifférente à cet égard.

Cette indemnité dont le montant ne peut être inférieur aux salaires des six derniers mois a pour objet d'assurer aux salariés une indemnisation minimale de la perte injustifiée de leur emploi.

Compte tenu notamment de l'effectif de l'entreprise, des circonstances de la rupture, du montant de la rémunération versée à M. [Z] (environ 2 900 euros brut), de son ancienneté (38 ans et 2 mois), de son âge (56 ans à l'époque du licenciement), de sa capacité à trouver un nouvel emploi eu égard à sa formation et à son expérience professionnelle et des conséquences du licenciement à son égard, tels qu'ils résultent des pièces et des explications fournies, il y a lieu de lui allouer la somme de 28 000 euros, à titre d'indemnité sur le fondement de l'article L. 1235-16 précité.

c/ sur le défaut de cause réelle et sérieuse au licenciement

Il n'y a pas lieu de faire droit, en tout état de cause, à la demande infiniment subsidiaire d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse dès lors que M. [Z] a vu aboutir sa demande subsidiaire tendant au constat de l'illicéité du licenciement et au paiement d'une indemnité au titre de l'article L. 1235-16, laquelle indemnité a pour objet d'assurer aux salariés une indemnisation minimale de la perte injustifiée de leur emploi en cas de licenciement non suivi d'une réintégration, et répare donc le même préjudice que l'indemnité prévue à l'article L. 1235-3 du code du travail en cas de licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse. Le jugement est donc infirmé de ce chef.

2. Sur la demande en paiement d'un 'rappel' de préavis et congés payés afférents

La déclaration d'appel, qui sur le fondement de l'article 901 du code de procédure civile, doit contenir les chefs de jugement expressément critiqués auxquels l'appel est limité, en l'occurrence ne vise pas le chef de jugement par lequel le conseil de prud'hommes a débouté le salarié de ses autres demandes, dont sa demande d'indemnité compensatrice de préavis et congés payés afférents. M. [Z] y formule une demande subsidiaire de confirmation du jugement en ce qu'il a condamné la société à lui verser ces indemnités.

La cour, prenant acte de l'absence de demande d'infirmation, considère ne pas être saisie du chef de décision ayant débouté le salarié de sa demande d'indemnité compensatrice de préavis et congés payés afférents. Il n'y a donc pas lieu de statuer de ce chef.

III. Sur les dépens et les frais irrépétibles

M. [Z] voyant aboutir une partie de ses demandes, il convient de condamner la société Tissot industrie aux dépens, tant de première instance que d'appel.

Par suite, la société Tissot industrie est condamnée à payer à M. [Z] la somme de 1 200 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, en supplément de la somme allouée en première instance. La société Tissot industrie est déboutée de sa demande sur ce même fondement.

PAR CES MOTIFS

LA COUR

Statuant contradictoirement et en dernier ressort, dans les limites de l'appel,

Confirme le jugement rendu le 30 septembre 2020 par le conseil de prud'hommes de Rouen, sauf en ce qu'il a :

- débouté M. [Z] de sa demande de dommages et intérêts au titre du préjudice d'anxiété lié à l'amiante,

- condamné la société Tissot industrie à payer à M. [Z] des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;

Statuant à nouveau de ce chef :

Déclare irrecevable la demande de M. [Z] de dommages et intérêts au titre du préjudice d'anxiété lié à l'amiante,

Condamne la société Tissot industrie à payer à M. [Z] la somme de 28 000 euros à titre d'indemnité sur le fondement de l'article L. 1235-16 du code du travail,

Déboute M. [Z] de sa demande d'indemnité pour licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse,

Et y ajoutant,

Condamne la société Tissot industrie aux dépens d'appel,

Déboute la société Tissot industrie de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamne la société Tissot industrie à payer à M. [Z] la somme de 1 200 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, au titre de la procédure d'appel.

La greffière La présidente


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rouen
Formation : Chambre sociale
Numéro d'arrêt : 20/03499
Date de la décision : 02/03/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-03-02;20.03499 ?
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