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13/04/2023 | FRANCE | N°21/01328

France | France, Cour d'appel de Rouen, Chambre sociale, 13 avril 2023, 21/01328


N° RG 21/01328 - N° Portalis DBV2-V-B7F-IXIA





COUR D'APPEL DE ROUEN



CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE



ARRET DU 13 AVRIL 2023











DÉCISION DÉFÉRÉE :





Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DE ROUEN du 24 Février 2021





APPELANT :





Monsieur [I] [T]

[Adresse 1]

[Localité 4]



représenté par Me Philippe DUBOS de la SCP DUBOS, avocat au barreau de ROUEN









INTIMEE :





S.A.S. LUBRIZOL FRANCE

[Adresse 2]

[Localité 3]



représentée par Me Emmanuelle DUGUÉ-CHAUVIN de la SCP EMO AVOCATS, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Dalila MESNATA, avocat au barreau de PARIS


















...

N° RG 21/01328 - N° Portalis DBV2-V-B7F-IXIA

COUR D'APPEL DE ROUEN

CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE

ARRET DU 13 AVRIL 2023

DÉCISION DÉFÉRÉE :

Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DE ROUEN du 24 Février 2021

APPELANT :

Monsieur [I] [T]

[Adresse 1]

[Localité 4]

représenté par Me Philippe DUBOS de la SCP DUBOS, avocat au barreau de ROUEN

INTIMEE :

S.A.S. LUBRIZOL FRANCE

[Adresse 2]

[Localité 3]

représentée par Me Emmanuelle DUGUÉ-CHAUVIN de la SCP EMO AVOCATS, avocat au barreau de ROUEN substituée par Me Dalila MESNATA, avocat au barreau de PARIS

COMPOSITION DE LA COUR  :

En application des dispositions de l'article 805 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 23 Février 2023 sans opposition des parties devant Madame DE BRIER, Conseillère, magistrat chargé du rapport.

Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :

Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente

Madame BACHELET, Conseillère

Madame DE BRIER, Conseillère

GREFFIER LORS DES DEBATS :

Mme WERNER, Greffière

DEBATS :

A l'audience publique du 23 Février 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 13 Avril 2023

ARRET :

CONTRADICTOIRE

Prononcé le 13 Avril 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

signé par Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.

FAITS ET PROCÉDURE

M. [I] [T] (le salarié) a effectué différentes missions d'intérim via la société Samsic Interim Rouen Industrie à compter du mois de février 2017 jusqu'en août 2018, en qualité de conducteur d'appareils chimiques, coefficient K185, au sein de la société Lubrizol France (la société).

La société Lubrizol France et M. [T] ont ensuite conclu un contrat de professionnalisation à durée déterminée, du 24 septembre 2018 au 17 novembre 2019, portant sur l'emploi de conducteur d'appareil chimique, coefficient 150, et visant la qualification d'opérateur extérieur des industries pétrolières.

Le 14 août 2020, M. [T] a saisi le conseil de prud'hommes de Rouen de diverses demandes relatives notamment à l'obligation de sécurité de l'employeur, à la requalification des contrats de travail temporaire et du contrat de professionnalisation en un unique contrat de travail à durée indéterminée, et à la rupture du contrat de travail.

Par jugement du 24 février 2021, le conseil de prud'hommes de Rouen a :

- condamné la société à verser au salarié les sommes suivantes :

5 380,74 euros à titre de rappel de salaire ;

538,08 euros au titre des congés payés afférents ;

1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- débouté le salarié de ses autres demandes ;

- débouté la société de sa demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné la société Lubrizol France aux dépens.

Par déclaration au greffe le 29 mars 2021, le salarié a interjeté appel de la décision.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES 

Par conclusions remises le 20 décembre 2021, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens, M. [T] demande à la cour de réformer le jugement sauf en ce qu'il lui a accordé le rappel de salaire sollicité, les congés payés y afférents et une indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, et statuant à nouveau sur les autres chefs de décision, de :

- condamner la société à lui payer la somme de 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour manquement de l'employeur à son obligation de sécurité,

- déclarer non prescrite la demande de requalification des contrats d'intérim et du CDD en un CDI,

- requalifier les missions d'intérim et le CDD en un unique CDI ayant pris effet au 1er février 2017 et se terminant le 17 novembre 2019,

- fixer la moyenne mensuelle de rémunération du salarié à 2 649,83 euros,

- condamner la société à lui payer les sommes de :

2 649,83 euros à titre de l'indemnité de requalification,

5 299,66 euros à titre d'indemnité de préavis, outre 529,97 euros de congés payés y afférents,

1 932,18 euros à titre de l'indemnité légale de licenciement,

5 299,66 euros à titre de dommages et intérêts pour absence de motifs réels et sérieux de la rupture,

1 000,72 euros à titre de la participation pour l'année 2017,

- condamner la société à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'à supporter les dépens.

Par conclusions remises le 21 septembre 2021 auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens, la société Lubrizol France demande à la cour de :

à titre principal :

- infirmer le jugement en ce qu'il l'a condamnée à verser au salarié les sommes de 5 380,74 euros à titre de rappel de salaire, de 538,08 euros au titre des congés payés afférents et de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté le salarié de ses autres demandes ;

et par conséquent :

- débouter le salarié de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;

- le condamner à lui verser la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.

À titre subsidiaire :

- fixer la moyenne de salaire à 2 243,20 euros,

- apprécier la demande indemnitaire du salarié au titre du manquement de la société à son obligation de sécurité dans de justes proportions.

MOTIFS DE LA DÉCISION 

I. Sur la demande de dommages et intérêts pour manquement de l'employeur à son obligation de sécurité

M. [T] expose qu'il était présent sur le site le 26 septembre 2019 lors du déclenchement de l'incendie et qu'il a été fortement affecté par les événements auxquels il a été confronté ainsi que par le manque de moyens existants pour assurer sa sécurité et celle de ses collègues, qui démontre le manquement de l'employeur à son obligation de prévention. Il estime que ce dernier a également manqué à son obligation de réaction, faisant valoir que si la société Lubrizol France a fait effectuer différents examens de santé, il n'a pas eu accès à leurs résultats et ne dispose donc d'aucune information sur les conséquences de l'accident industriel dont il a été victime.

La société Lubrizol France conteste tout manquement à son obligation de sécurité, faisant valoir que le salarié n'établit la réalité d'aucun manquement ni d'aucun préjudice, qu'elle-même a mis en 'uvre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité des salariés et qu'aucun impact n'a été relevé sur la santé de M. [T] ou des personnes directement exposées.

Aux termes des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, l'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs et les met en 'uvre sur le fondement de principes généraux de prévention tels que, notamment, éviter les risques, évaluer les risques qui ne peuvent pas être évités, combattre les risques à la source, prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle, donner les instructions appropriées aux travailleurs, '

En application de l'article 1217 nouveau du code civil, la partie envers laquelle l'engagement n'a pas été exécuté, ou l'a été imparfaitement, peut demander réparation des conséquences de l'inexécution.

Ainsi, en application de ces textes et des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie avoir subi une atteinte à sa santé ou sa sécurité, ou qui justifie avoir été exposé à un risque pour sa santé ou sa sécurité et avoir personnellement subi un préjudice en résultant, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.

S'il justifie avoir pris toutes les mesures prévues par les articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail, l'employeur ne méconnaît pas son obligation légale d'assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

En l'espèce, il n'est pas contesté que M. [T] était présent sur le site de Lubrizol lors de la catastrophe industrielle du 26 septembre 2019, caractérisée notamment par un incendie de grande ampleur sur le site sur lequel il travaillait. S'il ne se prévaut pas d'une atteinte effective à sa santé ou à sa sécurité, en revanche il établit avoir été exposé, du seul fait de sa présence sur le lieu de l'incendie, à un événement traumatique susceptible de l'avoir exposé à un risque pour sa santé et sa sécurité, majoré par la présence de produits chimiques sur ce site.

Cependant, le salarié, qui déplore des conditions rocambolesques d'intervention des secours, des ordres et contre-ordres, le manque de moyens de sécurité pour les salariés envoyés près de l'incendie pour lutter contre les flammes ou déplacer en urgence des matières entreposés, n'établit ni même ne prétend qu'il a été personnellement amené à intervenir dans ces conditions. De même, s'il évoque le déplacement en urgence du premier PC sécurité et le départ précipité des cadres et de l'administration de l'entreprise sans faire évacuer les salariés, bloqués près du sinistre et finalement récupérés par les pompiers, il ne justifie ni de ses allégations et ni avoir été personnellement concerné par cet épisode.

Il établit qu'il aurait pu être exposé à des émanations toxiques, en produisant la copie d'une page internet de la préfecture de la région Normandie datée du 3 octobre 2019 évoquant des risques induits par l'accident et la nécessité pour les employeurs de procéder à leur évaluation, en s'appuyant notamment sur les examens des prélèvements atmosphériques et surfaciques en vue de mesurer les agents chimiques tels que benzène, toluène, composés organiques volatiles, dérivés azotés ou soufrés, métaux lourds, amiante' Mais l'employeur verse quant à lui aux débats un document non contesté par le salarié, évoquant la réalisation de plus de 4 000 prélèvements et 265 000 résultats d'analyses réalisées par 39 laboratoires et organismes indépendants, qui ont conclu à l'absence de risque pour la santé humaine à court ou long-terme, ainsi que des communiqués de la préfecture de Seine-Maritime évoquant des résultats d'analyse rassurants.

En outre, l'employeur justifie de diverses mesures prises antérieurement à cet accident, telles que :

- avoir fourni à M. [T], lors de sa première mission sur le site le 6 février 2017, des équipements de protection individuelle ;

- lui avoir dispensé dès son arrivée diverses formations HSSE sur, notamment, le risque chimique, la conduite à tenir en cas d'alarme, en cas d'accident/incident, ' lui avoir présenté la démarche qualité HSSE, la circulation dans l'environnement du poste de travail, les zones à risque (risques physiques, chimiques, incendie, liés aux automatismes, électriques,'), le document unique, et lui avoir dispensé en février 2018 des formations renforcées concernant divers risques, dont le risque chimique ;

- avoir mis en place au sein de l'entreprise une organisation adaptée au risque d'incendie avec déclenchement d'une alarme, mise à disposition de matériel (extincteur, lance à mousse, ...), existence d'un PC sécurité, identification d'un « réseau incendie » avec points d'eau, ainsi que cela résulte du document portant sur la formation dispensée en 2018 aux intervenants de premier niveau ;

Ces mesures attestent d'une prise en considération sérieuse des risques liés au travail sur le site, et notamment du risque incendie, ce qui est encore corroboré, notamment, par l'absence de victime et par un document syndical félicitant les collègues et l'ensemble des intervenants qui ont réussi à contenir l'incendie, évoquant la fierté générée par la mobilisation des collègues dans la gestion de cette crise, l'ignorance des causes de l'incendie et le sentiment d'injustice résultant de la survenance de cet incendie alors que « les moyens mis en 'uvre, les contrôles réguliers des autorités, la formation et l'implication permanente des salariés sur le terrain démontrent que la sécurité est un pilier de notre culture d'entreprise ».

Par ailleurs, il ne peut reprocher à son employeur un défaut de réaction dès lors qu'il admet qu'il a bénéficié de différents examens de santé organisés par son employeur (prise de sang, radio, examens d'urine), qui s'inscrivaient dans le cadre des protocoles mis en place après l'incendie ainsi que cela ressort du communiqué du 22 novembre 2019 de la préfecture. Le fait qu'il n'ait pas eu connaissance des résultats ne caractérise pas en soi un manquement, et cela d'autant moins qu'il ne justifie pas être venu les chercher ou les avoir réclamés avant la procédure judiciaire.

Dès lors, il n'est pas caractérisé de manquement de l'employeur à son obligation de sécurité.

En outre, le salarié, qui affirme avoir été affecté par les événements et déplore le fait de ne disposer d'aucune information quant à leurs conséquences sur sa personne, n'apporte cependant aucun élément de nature à justifier une quelconque atteinte à son intégrité physique ou psychologique. En particulier, il ne justifie pas d'un quelconque préjudice d'anxiété.

Il est donc débouté de sa demande, de sorte que le jugement est confirmé.

II. Sur la demande de requalification des contrats en contrat à durée indéterminée

M. [T], se prévalant d'un délai de prescription biennale commençant à courir au terme du dernier contrat, et signalant que les effets d'une requalification portent sur l'intégralité des contrats à durée déterminée, soutient que le délai dont il disposait pour saisir le conseil de prud'hommes de sa demande de requalification expirait le 17 novembre 2021, en précisant que cette demande de requalification est unique, porte sur l'intégralité de la période travaillée entre le 1er février 2017 et le 17 novembre 2019 sans faire de distinction entre les différents contrats.

Il fait valoir qu'il a manifestement été pourvu durablement (près de trois ans) à un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise, à savoir celui de conducteur d'appareils chimiques et que l'employeur ne rapporte pas la preuve de la réalité des absences et des accroissements temporaires d'activité. S'agissant du contrat de professionnalisation, il soutient qu'aucun texte ni aucune jurisprudence n'écarte les principes applicables en matière de CDD, notamment quant à l'interdiction d'y avoir recours pour pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise. Il fait remarquer en outre que le contrat de professionnalisation porte sur la même fonction que celle visée dans les missions d'intérim et que l'on comprend dès lors mal quelle formation a pu lui être donnée. Il ajoute que la convention de formation professionnelle porte sur une formation du 24 septembre 2018 au 20 septembre 2019, alors que le contrat de professionnalisation a pour terme le 17 novembre 2019, de sorte que la société Lubrizol France l'a fait travailler sans motif pendant plusieurs semaines.

La société Lubrizol France fait valoir que les stipulations du contrat de professionnalisation étaient conformes aux dispositions légales et conventionnelles (notamment la durée du contrat) et ont été validées par l'organisme de compétences (Opco) qui a accordé la prise en charge de la formation souhaitée par M. [T] ; que ce dernier a ainsi reçu une formation en alternance complète, jusqu'à l'obtention de la certification professionnelle « opérateur extérieur des industries pétrolières et pétrochimique (brevet d'opérateur) ». Elle soutient en outre que la demande de requalification fondée sur un motif de recours prévu à l'article L. 1242-2 du code du travail ne peut concerner que les contrats de mission. Elle en déduit que le contrat de professionnalisation n'encourt aucune requalification.

Elle estime par ailleurs que la demande de requalification des contrats de mission est irrecevable car prescrite.

1. Sur la prescription

Sur le fondement de l'article L.1471-1 du code du travail dans ses versions successivement applicables depuis le 17 juin 2013, toute action portant sur l'exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit.

Il en résulte que le délai de prescription d'une action en requalification d'un contrat précaire en contrat à durée indéterminée fondée sur le motif du recours énoncé au contrat, ou sur le défaut de formation dans le cadre d'un contrat de professionnalisation, ou de manière plus générale sur le fait que ces contrats précaires aient durablement pourvu un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise, comme c'est prétendu en l'espèce, a pour point de départ, en cas de succession de contrats précaires, le terme du dernier contrat de mission ou contrat de travail à durée déterminée.

Il en résulte que l'action en requalification portant sur l'ensemble de la relation de travail comprise entre février 2017 et novembre 2019, engagée le 14 août 2020, moins de deux ans après le terme du dernier contrat, le 17 novembre 2019, est recevable.

2. Sur le bien fondé de la demande de requalification

En vertu de l'article L.1251-5 du code du travail, un contrat de mission, quel que soit son motif, ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise.

L'article L.1251-6 précise qu'il ne peut être fait appel à un salarié temporaire que pour l'exécution d'une tâche précise et temporaire dénommée « mission » seulement dans certains cas tels notamment que le remplacement d'un salarié absent ou l'accroissement temporaire de l'activité de l'entreprise.

L'article L.1251-40 ajoute que lorsqu'une entreprise utilisatrice a recours à un salarié d'une entreprise de travail temporaire en méconnaissance de ces dispositions, le salarié peut faire valoir auprès de l'entreprise utilisatrice les droits correspondant à un contrat de travail à durée indéterminée prenant effet au premier jour de sa mission.

En l'espèce, le premier contrat de mission au profit de l'entreprise utilisatrice Lubrizol France est celui du 6 au 9 février 2017, qui vise un « accroissement temporaire d'activité / lié à la formation module 0 interne à la société Lubrizol à réaliser avant prise de poste ». Les deux suivants évoquent également, notamment, une formation pour accéder au poste de travail. Les contrats ultérieurs évoquent en majorité le remplacement d'un salarié absent pour maladie, congés ou formation, parfois un accroissement temporaire d'activité et/ou un retard sur l'unité C2 nécessitant un renfort exceptionnel de personnel.

L'employeur, qui supporte la charge de la preuve de la licéité du recours au contrat de mission, ne développe aucun moyen à ce sujet et n'établit donc pas que le recours à l'intérim répondait aux critères légaux.

Il ne conteste pas non plus que les contrats litigieux ont pourvu durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise.

Il y a donc lieu de requalifier les contrats de mission, et par suite l'ensemble de la relation contractuelle entre la société Lubrizol France et M. [T] en contrat de travail à durée indéterminée, sans qu'il soit nécessaire d'examiner de manière distincte le contrat de professionnalisation puisque ce dernier contrat s'inscrit dans la relation contractuelle entamée le 6 février 2017 par la conclusion de contrats de mission et qui a pris fin le 17 novembre 2019 à l'expiration du contrat de professionnalisation. Le jugement est infirmé en ce sens.

III. Sur le rappel de salaire et les congés payés afférents

M. [T] soutient que le coefficient 150 (taux horaire de 11,86 euros puis 12,14 euros) qui lui a été appliqué dans le cadre du contrat de professionnalisation ne correspond pas à la réalité des fonctions exercées, puisqu'il occupait les mêmes fonctions de conducteur d'appareils chimiques que lors des contrats de mission dans le cadre desquels il bénéficiait du coefficient K 185 (taux horaire de 14,82 euros).

La société Lubrizol France soutient qu'il a toujours été appliqué à M. [T] le coefficient 185 de la grille de salaires spécifique à l'entreprise, plus favorable que la convention collective nationale des industries chimiques, étant précisé que le coefficient 185 de l'entreprise correspond au coefficient 190 de la convention collective. Elle fait néanmoins valoir que dans le cadre du contrat de professionnalisation, M. [T] a perçu 85 % du salaire correspondant au coefficient 185 de la grille Lubrizol.

Les grilles de salaire de l'entreprise, versées aux débats par l'employeur et non contestées, établissent qu'il n'existe pas de coefficient 150 au sein de la société, et que le premier coefficient est le 185, qui d'une part correspond au coefficient 190 L1P1 de la convention collective, d'autre part donnait lieu au paiement d'un salaire mensuel de 2 015 euros en 2017, 2 056 euros en 2018 et 2 104 euros en 2019.

La rémunération de M. [T], engagé dans le cadre d'un contrat de professionnalisation à partir de septembre 2018 et alors âgé de 27 ans, ne pouvait être inférieure à 85 % de la rémunération minimale prévue par les dispositions de la convention ou de l'accord collectif de branche dont relevait l'entreprise, conformément aux dispositions de l'article D. 6325-18 du code du travail. Les contrat et bulletins de paie produits établissent qu'il a en l'occurrence perçu 85 % du salaire minimum prévu dans l'entreprise (plus important que le salaire minimum prévu par la convention collective) pour un salarié au coefficient 185.

De fait, M. [T] s'est donc bien vu appliquer, dans le cadre du contrat de professionnalisation, le coefficient 185 correspondant à l'emploi de conducteur d'appareils chimiques dont il bénéficiait déjà dans le cadre des contrats d'interim, en dépit de la mention d'un coefficient 150 dans le contrat.

Il ne peut prétendre, comme le suggèrent les calculs contenus dans ses conclusions, au paiement de 100 % du salaire dû à un salarié hors contrat de professionnalisation.

D'une part, en effet, la requalification de ce contrat en contrat à durée indéterminée n'emporte pas nécessairement d'autres modifications que celle de son terme, en particulier lorsqu'il est invoqué que l'emploi occupé pendant trois ans par M. [T] relèverait de l'activité normale et permanent de l'entreprise. En tout état de cause, il est précisé à cet égard que dans la mesure où le contrat de professionnalisation à durée déterminée relève de la politique de l'emploi, il peut, par exception au régime de droit commun des contrats à durée déterminée, être contracté pour pourvoir durablement des emplois liés à l'activité normale et permanente de l'entreprise.

D'autre part, l'employeur établit avoir respecté les spécificités du contrat de professionnalisation. Ainsi, il justifie lui avoir dispensé la formation attendue dès lors que ce contrat fait état d'un tuteur en la personne de M. [X] et qu'il produit la convention de formation professionnelle signée avec l'organisme IFP training ainsi que le document de certification de M. [T] comme opérateur extérieur en raffinage et pétrochimie, dispensé par cet organisme à l'issue d'un contrôle des connaissances par test en continu et examen final, de compte-rendu divers, d'une interrogation et d'un rapport sur le poste. En outre, il n'est pas exigé que la durée de la formation au sein de l'organisme coïncide avec la durée du contrat de professionnalisation à durée déterminée, ainsi que cela résulte de l'article L. 6325-13 du code du travail.

Par ailleurs, il ne peut prétendre, dans le cadre du contrat de professionnalisation convenu en septembre 2018 avec la société Lubrizol France, au taux horaire dont il bénéficiait antérieurement dans le cadre de contrats distincts convenus avec l'entreprise de travail temporaire, ou même à 85 % de ce taux.

Il ne peut dès lors qu'être débouté de sa demande de rappel de salaire et congés payés afférents. Le jugement est infirmé en ce sens.

IV. Sur les conséquences de la requalification

1. sur la demande d'indemnité de requalification

M. [T] forme une demande correspondant à un mois de salaire de référence, qu'il évalue à 2 649,83 euros après prise en considération du rappel de salaire (2 243,20 euros sans rappel de salaire).

La société Lubrizol France ne développe aucun moyen au soutien de sa demande de débouté. Il soutient par ailleurs qu'en l'absence de rappel de salaire, le salaire moyen de M. [T] s'élève à 2 243,20 euros.

Sur le fondement de l'article L. 1251-41 du code du travail, l'entreprise utilisatrice est débitrice, en cas de requalification d'un contrat de mission en contrat de travail à durée indéterminée, d'une indemnité qui ne peut être inférieure à un mois de salaire.

Il convient dès lors de condamner la société Lubrizol France à payer à M. [T] une indemnité d'un montant de 2 243,20 euros. Le jugement est infirmé de ce chef.

2. sur les indemnités de rupture

Du fait de la requalification de la relation contractuelle en contrat de travail à durée indéterminée, la rupture de cette relation sans mise en 'uvre de la procédure de licenciement et sans justification d'un motif s'analyse en un licenciement sans cause réelle et sérieuse, et ouvre droit pour le salarié au paiement d'une indemnité compensatrice de préavis ainsi que d'une indemnité de licenciement, outre des dommages et intérêts pour licenciement dépourvu de cause et sérieuse

Il convient dès lors de condamner la société Lubrizol France à payer à M. [T] une indemnité compensatrice de préavis correspondant à deux mois de salaire brut, soit 4 486,40 euros, outre 448,64 euros au titre des congés payés afférents, ainsi qu'une indemnité de licenciement d'un montant de 1 635,67 euros.

Par ailleurs, sur le fondement de l'article L. 1235-3 du code du travail dans sa version en vigueur depuis le 1er avril 2018, le montant de l'indemnité pour licenciement dépourvu de cause et sérieuse s'élève entre 3 et 3,5 mois de salaire brut compte tenu de l'ancienneté du salarié (2 années complètes).

Compte tenu notamment de l'effectif de l'entreprise, des circonstances de la rupture, du montant de la rémunération versée à M. [T], de son ancienneté, de son âge (29 ans à l'époque du licenciement), de sa capacité à trouver un nouvel emploi eu égard à sa formation et à son expérience professionnelle et des conséquences du licenciement à son égard, tels qu'ils résultent des pièces et des explications fournies, il y a lieu de lui allouer une somme de 6 729,60 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Le jugement est infirmé en ce sens.

3. sur la demande au titre de la participation

M. [T] se prévaut de la requalification de ses missions d'intérim en contrat à durée indéterminée. Il fait valoir qu'il a bénéficié de l'accord de participation lorsqu'il était en CDD mais en a été privé lorsqu'il travaillait pour Lubrizol en qualité d'intérimaire en 2017. Il s'estime dès lors en droit de réclamer pour l'année 2017 un rappel de participation correspondant à 11/12e de ce qu'il a perçu en 2018.

La société Lubrizol France considère que dans la mesure où la demande de requalification est irrecevable, M. [T] doit être débouté de sa demande de rappel de participation.

L'article L. 3322-1 du code du travail énonce que la participation a pour objet de garantir collectivement aux salariés le droit de participer aux résultats de l'entreprise, et qu'elle prend la forme d'une participation financière à effet différé, calculée en fonction du bénéfice net de l'entreprise, constituant la réserve spéciale de participation. L'article L. 3324-5 précise les modalités de répartition de la réserve spéciale de participation entre les bénéficiaires.

En l'espèce, M. [T], salarié de la société Lubrizol France depuis février 2017, est en droit de prétendre à une participation pour l'exercice 2017, de sorte que l'employeur est condamné à lui payer la somme non contestée de 1 002,72 euros. Le jugement est infirmé en ce sens.

V. Sur le remboursement des indemnités chômage

L'article L. 1235-4 du code du travail dans ses versions applicables depuis le 10 août 2016, dispose que dans le cas d'un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse, le juge ordonne le remboursement par l'employeur fautif aux organismes intéressés de tout ou partie des indemnités de chômage versées au salarié licencié, du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, dans la limite de six mois d'indemnités de chômage par salarié intéressé.

La cour, ajoutant à la décision de première instance, fait application de ces dispositions à hauteur d'un mois d'indemnité chômage.

VI. Sur les dépens et frais irrépétibles

En qualité de partie succombante pour l'essentiel, la société Lubrizol France est condamnée aux entiers dépens, tant de première instance que d'appel.

Par suite, la société Lubrizol France est condamné à payer à M. [T] la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, en supplément de la somme allouée en première instance qui est donc confirmée.

L'employeur est quant à lui débouté de sa demande d'indemnité procédurale.

PAR CES MOTIFS

LA COUR

Statuant dans les limites de l'appel, publiquement, par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,

Confirme le jugement en ce qu'il a débouté M. [T] de sa demande de dommages et intérêts au titre de l'obligation de sécurité de l'employeur et accordé au salarié une somme au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

L'infirme pour le surplus,

Statuant à nouveau :

Déboute M. [T] de sa demande de rappel de salaire et congés payés afférents,

Requalifie les contrats de mission, et par suite l'ensemble de la relation contractuelle entre la société Lubrizol France et M. [T] à partir du 6 février 2017, en contrat de travail à durée indéterminée,

Condamne la société Lubrizol France à payer à M. [I] [T] les sommes de :

2 243,20 euros à titre d'indemnité de requalification,

4 486,40 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre 448,64 euros au titre des congés payés afférents,

1 635,67 euros à titre d'indemnité de licenciement,

6 729,60 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

1 002,72 euros à titre de rappel de participation,

Et y ajoutant,

Ordonne le remboursement par l'employeur fautif aux organismes intéressés des indemnités de chômage versées au salarié licencié, du jour de son licenciement au jour du jugement prononcé, à hauteur d'un mois d'indemnités de chômage,

Condamne la société Lubrizol France aux dépens, tant de première instance que d'appel,

Condamne la société Lubrizol France à payer à M. [T] la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, au titre de la procédure d'appel,

Déboute la société Lubrizol France de sa demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La greffière La présidente


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rouen
Formation : Chambre sociale
Numéro d'arrêt : 21/01328
Date de la décision : 13/04/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-04-13;21.01328 ?
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