N° RG 21/00672 - N° Portalis DBV2-V-B7F-IV6I
COUR D'APPEL DE ROUEN
CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE
SECURITE SOCIALE
ARRET DU 04 MAI 2023
DÉCISION DÉFÉRÉE :
Jugement du TRIBUNAL JUDICIAIRE DU HAVRE du 28 Janvier 2021
APPELANTE :
S.A. LA POSTE
[Adresse 4]
[Localité 3]
représentée par Me Marie LESIEUR-GUINAULT de la SCP SAGON LOEVENBRUCK LESIEUR LEJEUNE, avocat au barreau du HAVRE substituée par Me Christophe LUCAS, avocat au barreau d'ANGERS
INTIMÉE :
Société CONSEIL, ÉTUDE ET DÉVELOPPEMENT APPLIQUÉ AUX ENTREPRISES ET AUX TERRITOIRES (CEDAET)
[Adresse 1]
[Localité 2]
représentée par Me Nathalie MICHEL, avocat au barreau du HAVRE substitué par Me Belal KARIMI, avocat au barreau de PARIS
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 23 Février 2023 sans opposition des parties devant Madame DE BRIER, Conseillère, magistrat chargé du rapport.
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :
Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente
Madame BACHELET, Conseillère
Madame DE BRIER, Conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme WERNER, Greffière
DEBATS :
A l'audience publique du 23 Février 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 13 Avril 2023, date à laquelle le délibéré a été prorogé au 04 Mai 2023
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé le 04 Mai 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,
signé par Madame LEBAS-LIABEUF, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.
FAITS ET PROCÉDURE
Dans le contexte d'une réorganisation de l'activité de la plateforme de préparation et de distribution du courrier (PPDC) de [Localité 5], qui employait alors 43 agents, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de [Localité 6], considérant faire face à un projet important modifiant les conditions de travail au sens de l'article L. 4612-8-1 du code du travail, a adopté le 27 juin 2018 une résolution confiant à la société coopérative de travailleurs à responsabilité à capital variable CEDAET la réalisation d'une expertise au titre des dispositions de l'article L.4614-12 du code du travail.
Le 4 juillet 2018, cette société a établi une lettre de mission détaillant les modalités pratiques et financières de son intervention, dont la présidente du CHSCT a reçu copie le 5 juillet 2018. Le montant des honoraires journaliers y était fixé à 1 450 euros hors taxes (HT) et le nombre de jours d'intervention à 30 jours, soit un coût total - hors frais de mission -de 43 500 euros HT.
Par courrier et courriel du 5 juillet 2018, La Poste a soulevé un certain nombre d'interrogations relatives notamment au coût journalier, au nombre de jours d'intervention et aux frais de mission de l'expertise. Le cabinet CEDAET y a répondu ce même jour.
La société CEDAET a remis son rapport le 10 août 2018, et le 14 août 2018 a transmis à La Poste le solde de la facture d'un montant total de 42 630 euros hors taxes, soit des honoraires correspondant à 29,4 journées de travail, auxquels se sont ajoutés 2 557,80 euros de frais.
Le 27 août 2018, La Poste a fait assigner la société de coopérative de travailleurs à responsabilité limitée à capital variable CEDAET devant le tribunal de grande instance du Havre aux fins de contestation de la facture.
Par jugement du 28 janvier 2021, le tribunal judiciaire du Havre a :
- déclaré les demandes de la SA La Poste recevables ;
- débouté La Poste de sa contestation relative à la preuve de l'impartialité et l'indépendance de l'expert,
En conséquence,
- débouté La Poste de sa demande de remboursement de la somme de 38 732,40 euros ;
- débouté La Poste de sa contestation relative au coût journalier du rapport d'expertise ;
- fixé en conséquence le coût journalier de l'expertise à 1 450 euros hors taxes ;
- débouté La Poste de sa contestation relative au nombre de journées d'intervention concernant la phase d'instruction de la demande, la phase de préparation et coordination de la mise en place de l'expertise planification et suivi, la phase de l'étude documentaire et la phase relative aux entretiens institutionnels, entretiens individuels, entretiens collectifs avec les agents, de la phase observations des situations de travail et questionnaire, la phase analyse, élaboration et rédaction du rapport ;
- fixé à 1 jour la phase 'point d'étape avec les représentants du personnel du CHSCT' évalué et la phase 'réunion préparatoire avec la RP du CHSCT',
- dit que la phase « préparation du support de restitution » est incluse dans la phase « analyse, élaboration et rédaction du rapport » ;
- dit que la phase relative à l'analyse, élaboration et rédaction du rapport d'expertise et restitution aux agents évaluée à 10,25 jours par la société est réajustée à 9 jours ;
- condamné la société La Poste à payer le solde de la facture restant due ;
- débouté La Poste du surplus de ses demandes ;
- condamné La Poste aux dépens ;
- dit que les dépens pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile ;
- condamné La Poste à payer au cabinet CEDAET la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- ordonné l'exécution provisoire ;
- rejeté toute autre demande des parties.
Par déclaration au greffe le 17 février 2021, la société La Poste a interjeté appel de la décision.
L'ordonnance de clôture de la procédure a été prononcée le 9 février 2023.
PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par des conclusions remises le 31 janvier 2023, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens, La Poste demande à la cour de :
- infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :
débouté La Poste de sa contestation relative à la preuve de l'impartialité et l'indépendance de l'expert,
En conséquence,
débouté La Poste de sa demande de remboursement de la somme de 38 732,40 euros ;
débouté La Poste de sa contestation relative au coût journalier du rapport d'expertise ;
fixé en conséquence le coût journalier de l'expertise à 1 450 euros hors taxes ;
débouté La Poste de sa contestation relative au nombre de journées d'intervention concernant la phase d'instruction de la demande, la phase de préparation et coordination de la mise en place de l'expertise planification et suivi, la phase de l'étude documentaire et la phase relative aux entretiens institutionnels, entretiens individuels, entretiens collectifs avec les agents, de la phase observations des situations de travail et questionnaire, la phase analyse, élaboration et rédaction du rapport ;
fixé à 1 jour la phase 'point d'étape avec les représentants du personnel du CHSCT' évalué et la phase 'réunion préparatoire avec la RP du CHSCT' ;
dit que la phase « préparation du support de restitution » est incluse dans la phase « analyse, élaboration et rédaction du rapport » ;
dit que la phase relative à l'analyse, élaboration et rédaction du rapport d'expertise et restitution aux agents évaluée à 10,25 jours par la société est réajustée à 9 jours ;
condamné la société La Poste à payer le solde de la facture restant due ;
débouté La Poste du surplus de ses demandes ;
condamné La Poste aux dépens ;
condamne La Poste à payer au cabinet CEDAET la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Statuant à nouveau :
A titre principal :
- dire et juger que le cabinet CEDAET a violé les principes d'indépendance et d'impartialité de l'expert, en conséquence, dire et juger que le cabinet CEDAET n'est ni recevable ni fondé à réclamer le paiement d'honoraires et de frais, et condamner le cabinet CEDAET à restituer à La Poste la somme de 38.732,40 euros qu'elle a indûment perçue ;
A titre subsidiaire :
- fixer le tarif journalier à 1 300 euros HT et ramener en tous les cas le coût de la journée d'intervention fixé par le cabinet CEDAET à une plus juste mesure ;
- fixer le nombre de journées d'intervention à 12,75 jours, et réduire en tout état de cause le nombre de journées/intervenant, compte tenu du caractère redondant de l'expertise CHSCT avec celles déjà réalisées par le cabinet CEDAET, des éléments de connaissance documentaire pré-existants et des éléments de répétition dans la méthodologie proposée par le cabinet CEDAET ;
- réduire les frais de mission à ceux effectivement justifiés ;
- débouter le cabinet CEDAET de son appel incident et de l'ensemble de ses demandes ;
- condamner le cabinet CEDAET à verser à La Poste la somme de 5 600 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et la condamner aux entiers dépens.
La société La Poste soutient que la loi laisse le choix à l'employeur, sans aucune restriction ni limite, de contester le coût de l'expertise CHSCT aussi bien en amont qu'en aval de l'expertise ; que la contestation du coût final n'est pas subordonnée à une contestation préalable du coût prévisionnel ; qu'ainsi, la contestation après expertise peut parfaitement porter sur le tarif journalier ou le nombre de jours d'intervention. Elle considère qu'au regard de la nouvelle rédaction de l'article L. 4614-13 du code du travail, le délai de 15 jours relatif à la contestation du coût prévisionnel de l'expertise ne se justifie que dans l'hypothèse d'une contestation par l'employeur de la délibération du CHSCT sollicitant cette expertise, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. La société La Poste ajoute que cette faculté laissée à l'employeur de ne pas contester le coût prévisionnel permet de ne pas retarder la mise en place d'un projet important, et que la faculté de contester le coût final constitue une garantie du droit à un recours juridictionnel effectif. Elle indique qu'elle conteste au fond tant la réalité des prestations et des diligences de la société CEDAET au cours des opérations d'expertise que la qualité de son rapport.
Sur le fond, la société La Poste conteste l'indépendance et l'impartialité de la société CEDAET, en violation de l'article 237 du code de procédure civile et des règles déontologiques applicables aux experts, en relevant que cette société d'expertise a pris l'initiative d'organiser en 2016 une pétition, avec sept autres experts, contre elle-même, et qu'il existe une collusion entre le CHSCT et la société CEDAET, en ce que l'expert connaît personnellement cette partie à l'expertise, agit dans l'ombre pour son compte et affiche son parti pris contre l'autre partie qu'est la société La Poste ; que la société CEDAET a manqué au principe du contradictoire. Elle ajoute que le gérant de la société CEDAET, M. [H] [K], auteur du rapport litigieux, est également auteur d'un ouvrage intitulé « le cache de la Poste » dans lequel il « tire à boulets rouges » sur la direction et l'organisation de la société, et assume un point de vue militant et partial. Elle estime que le manquement de la société CEDAET à ses obligations d'indépendance et d'impartialité la prive, sur le fondement de l'article 1219 du code civil, de tout droit à réclamer quoi que ce soit au titre de son intervention et justifie l'annulation de son rapport.
Subsidiairement, elle justifie sa demande de réduction du coût de l'expertise par le caractère excessif des honoraires. Elle dénonce en premier lieu le caractère excessif du prix journalier, dont elle conteste tout caractère réglementaire et toute contractualisation, et souligne que le juge a en tout état de cause le pouvoir de procéder à une réduction de leur montant au vu du travail effectivement réalisé. Elle dénonce également le caractère excessif du nombre de jours d'intervention facturés, évoquant les dérives de facturation des sociétés commerciales qui se sont spécialisées dans l'expertise CHSCT, et soutenant que l'agrément ministériel donné à la méthodologie de l'expert ne saurait interdire la contestation des honoraires, sauf à priver d'effet l'article L. 4614-13 du code du travail. Elle fait remarquer que la société CEDAET a déjà effectué une vingtaine d'expertises en son sein, connaît donc parfaitement sa situation et ses problématiques. Elle ajoute que le projet objet de l'expertise est d'une importance relative, ne prévoyant ni baisse d'effectif, ni suppression ou regroupement de site. Elle considère que le nombre de jours facturés pour chaque phase d'intervention (instruction de la demande et préparation de l'intervention, analyse documentaire, entretiens, observations de travail, questionnaire, point d'étape, analyse et rédaction du rapport, préparation et restitution du rapport) est excessif ; qu'il en est de même du nombre d'intervenants étant relevé que lors de plusieurs phases, les deux intervenants ont effectué deux fois exactement le même travail. Enfin, elle considère que le travail effectivement réalisé par la société CEDAET est de qualité contestable, compilant des constats généraux sur la société, des considérations générales n'apportant aucune plus-value, comprenant des copier-coller d'un rapport établi pour un autre site, remettant en cause des outils techniques nationaux ce qui sort du champ de la mission confiée à l'expert.
La société La Poste soutient par ailleurs que seuls les frais réels peuvent être réclamés.
Elle propose ainsi de ramener le tarif journalier à 1300 euros HT, le nombre de jours d'intervention à 12, 75 et les frais à ceux réellement justifiés.
Par des conclusions remises le 27 janvier 2023, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des moyens, la société CEDAET demande à la cour de :
- confirmer le jugement en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a :
déclaré les demandes de la société La Poste recevables ;
fixé à 1 jour la phase 'point d'étape avec les représentants du personnel du CHSCT' et 'réunion préparatoire avec les représentants du personnel du CHSCT' ;
dit que la phase 'préparation du support de restitution' est incluse à la phase 'analyse, élaboration et rédaction du rapport' ;
dit que la phase relative à l'analyse, l'élaboration et rédaction du rapport d'expertise et restitution aux agents évaluée à 10,25 jours par le cabinet CEDAET sera réajustée à 9 jours ;
Statuant de nouveau :
A titre principal :
- constater que la société La Poste n'a pas respecté le délai prévu à l'article L. 4614-3 du code du travail pour contester le coût prévisionnel de l'expertise effectuée au centre de [Localité 5],
- déclarer irrecevables les demandes formées par La Poste ;
A titre subsidiaire :
- constater l'absence de manquements professionnel et déontologique du cabinet CEDAET,
- débouter La Poste de l'ensemble de ses demandes ;
En tout état de cause :
- condamner La Poste à verser au cabinet CEDAET la somme de 15 492,96 euros au titre de la facture de solde émise le 14 août 2018 ;
- condamner La Poste à verser au cabinet CEDAET la somme de 5 400 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure de première instance ;
- condamner La Poste au versement des éventuels dépens de l'instance sur le fondement des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile, dont recouvrement par Me Jérôme Borzakian avocat aux offres de droit.
La société CEDAET soutient que la société n'est pas recevable à contester la facture finale dès lors qu'elle n'a pas contesté dans les délais requis son coût prévisionnel. Elle fait valoir que le code du travail ne laisse pas à l'employeur le choix de saisir une juridiction au stade de la délibération du CHSCT ou au stade de la facturation de l'expertise, mais qu'il prévoit deux saisines dans deux situations très distinctes : d'une part, une saisine a priori permettant de contester la nécessité de l'expertise, la désignation de l'expert, le coût prévisionnel de l'expertise, son étendue ou son délai, d'autre part, une saisine a posteriori permettant de contester le coût final de l'expertise au vu des diligences réellement effectuées. Elle précise qu'en cas de contestation de l'employeur postérieure à la délibération du CHSCT et antérieurement au démarrage de l'expertise, pour ne pas retarder la mise en place d'un projet important, la loi prévoit une procédure urgente dans le cadre de laquelle le juge saisi statue dans les 10 jours. La société CEDAET soutient qu'en l'occurrence, la société La Poste ne conteste pas le travail effectivement réalisé, mais le contenu de la lettre de mission, alors même que le coût prévisionnel de l'expertise (nombre de jours d'intervention, coût journalier) lui avait été communiqué dès le 4 juillet 2018 et que les points de contestation évoqués par la société (connaissance approfondie de la société, importance relative du projet, surévaluation de l'importance et de la durée de chaque étape, caractère excessif du nombre d'intervenants) étaient traités dès la lettre de mission. Elle fait en outre remarquer que le coût final de l'expertise était moindre que le coût prévisionnel.
Sur le fond, la société CEDAET conteste tout manquement au principe d'impartialité de l'expert. Elle conteste toute pétition mais admet une « lettre ouverte » cosignée par huit experts indépendants et impartiaux attirant l'attention du PDG de La Poste sur la dégradation du dialogue social dans l'entreprise, cela plus d'un an avant la réalisation de l'expertise litigieuse. Elle dénie toute collusion avec le CHSCT, assumant d'avoir apporté une réponse technique légitime à ce dernier relativement à la mission qui lui était confiée et souligne que le principe du contradictoire ne s'applique pas dans le cadre d'une expertise votée par le CHSCT. S'agissant du livre publié sous le nom de « [H] [G] » (le nom « [K] » étant un nom d'usage, utilisé à titre professionnel), la société CEDAET soutient que les initiatives individuelles exercées en dehors du cadre de l'activité professionnelle ne peuvent être retenues pour soutenir une prétendue partialité du cabinet dans le cadre de l'expertise, et qu'il s'agit d'un ouvrage de sciences économiques et sociales reconnu.
La société CEDAET défend le coût journalier de son intervention, en évoquant notamment une commande de la Poste à un prix supérieur, l'agrément reçu du ministère du travail concernant ce tarif indicatif, et une pratique majoritaire dans ce secteur d'activité concurrentiel, et souligne que ce montant rémunère différents postes de dépenses tels que le loyer commercial de la société, les charges et frais de gestion quotidienne. Elle défend le nombre de jours d'intervention facturés en évoquant la spécificité de chaque mission d'expertise, et notamment pour l'expertise litigieuse un climat social difficultueux et l'analyse d'un nouveau logiciel d'optimisation des tournées postales et de la livraison des colis. Elle met en avant l'importance du projet de réorganisation, ainsi que des éléments de méthodologie immuables et identiques quelle que soit la taille du site concerné. Elle estime que le travail accompli justifie les jours facturés pour chaque phase, que l'intervention en binôme et en pluridisciplinarité est un choix méthodologique. Enfin, elle défend la singularité de son rapport.
Par ailleurs, elle fait valoir que la lettre de mission prévoyait expressément une facturation forfaitaire des frais, que la société La Poste n'a jamais contestée.
MOTIFS DE LA DÉCISION
I - Sur la recevabilité de la demande
L'article L. 4614-13 du code du travail applicable au présent litige dispose que l'employeur qui entend contester la nécessité de l'expertise, la désignation de l'expert, le coût prévisionnel de l'expertise tel qu'il ressort, le cas échéant, du devis, l'étendue ou le délai de l'expertise saisit le juge judiciaire dans un délai de quinze jours à compter de la délibération du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), et que le juge statue, en la forme des référés, en premier et dernier ressort, dans les dix jours suivant sa saisine, étant précisé que cette saisine suspend l'exécution de la décision du CHSCT jusqu'à la notification du jugement.
L'article L. 4614-13-1 également applicable dispose que l'employeur peut contester le coût final de l'expertise devant le juge judiciaire, dans un délai de quinze jours à compter de la date à laquelle l'employeur a été informé de ce coût.
La loi permet ainsi la contestation du coût de l'expertise tant avant (coût prévisionnel) qu'après l'expertise (coût définitif), sans conditionner la recevabilité de la contestation postérieure à l'expertise à l'exercice préalable d'une contestation du coût prévisionnel, et sans conditionner non plus cette recevabilité à une contestation des seules diligences accomplies à l'occasion de la réalisation de l'expertise.
Il en résulte que l'absence de recours de la société La Poste dans le délai de quinze jours à compter de la délibération du CHSCT ne la prive pas de son droit de contester le coût final de l'expertise sur le fondement de l'article L. 4614-13-1.
En tout état de cause, les conclusions des parties démontrent que le débat sur le coût de l'expertise porte non seulement sur des éléments présentés dans le devis mais également sur la qualité du travail accompli, qui ne peut être contestée qu'a posteriori.
La présente action est donc parfaitement recevable.
II - Sur le bien fondé de la demande
Il résulte des articles L. 4612-1, L. 4612-2 et L. 4612-3 du code du travail, demeurés applicables à La Poste, que la mission du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail est notamment de contribuer à la prévention et à la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs ainsi qu'à l'amélioration des conditions de travail, de procéder à l'analyse des risques professionnels auxquels peuvent être exposés les travailleurs de l'établissement ainsi qu'à l'analyse des conditions de travail et de contribuer à la promotion de la prévention des risques professionnels dans l'établissement.
Selon L. 4612-8-1 du même code, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail est consulté avant toute décision d'aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail et, notamment, avant toute transformation importante des postes de travail découlant de la modification de l'outillage, d'un changement de produit ou de l'organisation du travail, avant toute modification des cadences et des normes de productivité liées ou non à la rémunération du travail. En application de l'article L. 4614-12, 2°, du même code, il peut alors, avant d'émettre un avis, recourir à un expert agréé.
Il résulte de ces dispositions que le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail peut recourir à un expert en application de l'article L. 4614-12, 2°, pour l'éclairer sur la nouvelle organisation du travail et lui permettre d'avancer des propositions de prévention.
1. Sur l'annulation du rapport
Il ressort des dispositions précitées que le rapport d'expertise ainsi obtenu ne constitue qu'un avis technique destiné à éclairer le CHSCT dans sa mission, et non une mesure d'instruction judiciaire.
La demande d'annulation d'un tel rapport n'est donc pas soumise aux dispositions qui régissent la nullité des actes de procédure, ou au principe du contradictoire.
Par suite, c'est vainement que La Poste invoque l'article 237 du code de procédure civile à l'appui de sa demande d'annulation du rapport rédigé par l'expert agréé par l'administration, cet article exigeant conscience, objectivité et impartialité du technicien commis par le juge.
Certes, conformément aux dispositions de l'article R. 4614-9 du code du travail et de l'article 3 de l'arrêté du 23 décembre 2011 fixant les obligations des experts agréés auxquels le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail peut faire appel et les modalités d'instruction des demandes d'agrément, la qualité des expertises doit être conforme à un certain nombre d'obligations professionnelles et méthodologiques d'intervention et l'expert lui-même doit apporter aux différents acteurs toutes les garanties nécessaires en matière de déontologie.
Mais la violation de ces exigences, qui peut être sanctionnée par la suspension ou le retrait de l'agrément délivré par le ministre chargé du travail, ou peut être invoquée à l'appui d'une contestation du projet de réorganisation litigieux, ne saurait en revanche ni justifier une annulation du rapport litigieux dans le cadre d'un litige portant sur le seul coût de l'expertise hors la présence du CHSCT qui aurait bénéficié de la partialité dénoncée, ni justifier une exception d'inexécution privant le cabinet de toute rémunération au visa de l'article 1219 nouveau du code civil.
Enfin, il est surabondamment relevé que La Poste n'a pas jugé nécessaire de contester la désignation de l'expert, alors que dès le stade de la lettre de mission, elle était en mesure de déplorer la pétition ou lettre ouverte datant de 2016 révélant selon elle la partialité du cabinet CEDAET.
Il en résulte que le rapport n'encourt aucune annulation.
2. Sur les honoraires
Il est rappelé lorsque le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail décide de faire appel à un expert agréé en application de l'article L. 4614-12 du code du travail, les frais de l'expertise demeurent à la charge de l'employeur, qui en application de l'article L. 4614-13-1 peut les contester.
Selon la délibération du CHSCT, la société CEDAET devait :
- analyser et établir à partir d'un diagnostic sur les situations de travail actuelles, les conséquences du projet de réorganisation et des transformations prévues sur les conditions de travail, notamment sur le plan de l'organisation du travail et la quantification de toutes les tâches, de l'organisation des tournées, de l'aménagement ergonomique des postes de travail et de la charge de travail,
- analyser la réalité et les conséquences de la baisse de trafic arguée par La Poste pour la mise en 'uvre du projet,
- analyser et vérifier les fondements de la méthode employée pour mesure la charge de travail et construire l'organisation projetée,
- établir les effets que pourra avoir le projet sur la santé en incluant notamment la dimension des risques psychosociaux et des troubles musculo-squelettiques,
- aider le CHSCT à élaborer des propositions d'amélioration des conditions de travail, d'hygiène et de sécurité,
- analyser les conséquences de la réduction d'emploi à la cabine ainsi que les conséquences sur la santé des personnels concernés,
- analyser si les moyens de remplacement ont été correctement re-dimensionnés, préciser le devenir du facteur d'équipe et du facteur qualité qui perdent leur équipe,
- procéder à une restitution du rapport aux agents par le cabinet CEDAET.
Il est rappelé, ce qui n'est d'ailleurs pas contesté par la société CEDAET, que le coût provisionnel de la journée d'intervention, fixé par elle à 1 450 euros HT dans sa lettre de mission, n'a aucune nature réglementaire, ni contractuelle, et qu'en tout état de cause le juge n'est pas lié par le tarif indiqué par l'expert dans son dossier de demande d'agrément ou dans sa lettre de mission.
L'appréciation du coût de l'expertise doit prendre en considération notamment le niveau de technicité de la mission confiée, la qualification des intervenants, ainsi que les charges d'exploitation du cabinet d'expertise, en particulier le coût de la rémunération des intervenants qui n'est donc pas le seul paramètre d'appréciation. Il apparaît en outre justifié qu'une société privée comme la société CEDAET puisse dégager une certaine marge bénéficiaire.
Les missions qui lui sont confiées, qui portent sur des projets de réorganisation liés à des enjeux économiques et sociaux importants, présentent une certaine technicité qui justifie l'emploi de consultants qualifiés, en l'occurrence M. [H] [K] et M. [M] [S], le premier étant docteur en sociologie et diplômé de l'IEP de [Localité 7], le second titulaire d'un Master 2 sociologie d'enquête ' sociologie du travail.
Le tarif annoncé par la société CEDAET correspond à celui qui était mentionné dans son dossier de demande de reconduction d'agrément, versé aux débats, et a donc été reconnu acceptable par l'administration. Il résulte par ailleurs des différentes décisions de justice versées aux débats que ce tarif se situe dans la moyenne des honoraires pratiqués habituellement par les cabinets d'expertise pour ce type de mission, sans que soit caractérisé une entente entre eux. Enfin, La Poste ne conteste pas avoir elle-même désigné la société CEDAET dans le contexte de la crise sanitaire, en acceptant un tarif journalier de 1 550 euros HT, ainsi que cela résulte du document relatant la mission d'accompagnement du CHSCT de Gennevilliers.
La cour considère ainsi que le tarif de 1 450 euros HT par jour d'intervention est justifié, étant observé au surplus que La Poste n'a pas jugé pertinent de contester devant un juge le tarif annoncé par l'expert début juillet 2018, ce qui certes ne l'empêche pas de contester le coût final de l'opération mais affaiblit sa critique.
S'agissant du nombre de jours d'intervention prévus, la lettre de mission prévoyait :
- 1 jour d'intervention pour l'instruction de la demande (réunion du 4 juillet 2018, élaboration du périmètre et de la lettre de mission),
- 1 jour pour la préparation et la coordination de la mise en place de l'expertise (planification et suivi),
- 3 jours pour l'étude documentaire (analyse du projet, données sociales, santé, évolution du trafic, référencement géographique des tournées, évaluation de la charge de travail, documents restituant le mode d'élaboration des cadences, etc.),
- 3 jours pour les entretiens institutionnels (6 entretiens au total ; 4 entretiens par jour par intervenant),
- 2 jours pour les entretiens individuels avec les encadrants et facteurs qualité (4 entretiens au total ; 4 entretiens par jour par intervenant),
- 3,33 jours pour les entretiens collectifs avec les agents (5 entretiens au total ; 3 entretiens par jour par intervenant),
- 6 jours pour les observations des situations de travail (pendant 3 jours),
- 0,5 jour pour le questionnaire (conception, élaboration, passation, traitement et analyse),
- 0,5 jour pour le point d'étape avec les représentants du personnel au CHSCT,
- 8 jours pour le rapport d'expertise et les préconisations (analyse, élaboration et rédaction),
- 0,5 jour pour la préparation du support de restitution,
- 1 jour pour la réunion préparatoire avec les représentants du personnel au CHSCT et la présentation en séance plénière de CHSCT,
- 0,25 jour pour la restitution auprès des agents.
Il est souligné qu'un jour facturé correspond à un jour de travail réalisé par un seul intervenant du CEDAET, selon les termes de la lettre de mission.
En premier lieu, il n'est pas justifié de remettre en cause l'intervention en binôme, cette caractéristique répondant à une exigence méthodologique assumée, ainsi que cela ressort du dossier de demande de renouvellement d'agrément, et permettant un échange professionnel sur les situations, gage de qualité.
Il n'est pas non plus justifié d'opérer des distinctions selon la nature et l'objet du temps passé chaque jour, la fixation d'un taux journalier moyen étant tout à fait pertinente pour servir de base au calcul du coût global de l'expertise.
En revanche, les débats mettent en évidence que la société CEDAET, lors de la réalisation de l'expertise litigieuse au cours de l'été 2018, avait déjà réalisé de nombreuses expertises commandées par divers CHSCT de La Poste (28 expertises entre 2012 et 2019 selon ses propres conclusions), ce dont il résulte qu'elle avait déjà acquis une connaissance approfondie de l'activité, de l'organisation et du fonctionnement de cette entreprise, sans pour autant qu'il s'agisse de nier l'existence de certaines tâches incompressibles ou les spécificités de chaque expertise, liées aux problématiques locales, que l'expert doit analyser, telles en l'occurrence que l'analyse d'un nouveau logiciel d'optimisation des tournées postales et de livraison des colis (Géoroute), notamment.
Ainsi, au regard du projet de réorganisation considéré, qui portait sur un site sur lequel travaillaient 43 agents, avec suppression de 4 tournées (quartiers-lettres) sur 29, sans baisse d'effectif ou regroupement de site, avec par ailleurs mise en place d'une pause méridienne pour l'ensemble des facteurs, une prise de service retardée et une réduction d'emploi en cabine (poste sédentaire caractérisé par la réalisation de tâches variées telles que tri et flashage des recommandés, traitement des réclamations, service des clients, '), au regard également de la qualité du travail accompli, critiquée par La Poste sans que cela ne soit justifié au vu du rapport versé aux débats, il y a lieu de retenir les chiffres suivants :
- 1 jour d'intervention pour l'instruction de la demande et 1 jour pour la préparation et la coordination de la mise en place de l'expertise : si la méthodologie du cabinet est effectivement la même d'une expertise à une autre, que des trames sont manifestement utilisées lors de la rédaction des documents, l'organisation et la tenue ' justifiées ' d'une réunion préparatoire, l'élaboration d'une lettre de mission adaptée à la problématique locale, les échanges avec la direction, la programmation des opérations d'expertise, justifient pleinement les deux jours retenus ;
- 3 jours pour l'étude documentaire : au regard de la connaissance qu'avait la société CEDAET de l'organisation et des problématiques de La Poste, lui permettant d'appréhender plus rapidement les données communiquées, cette phase est ramenée à 2 jours.
- 6,5 jours (au lieu de 7,67 jours) pour les entretiens (10 entretiens individuels institutionnels et 4 entretiens collectifs), étant considéré que la combinaison d'entretiens individuels et d'entretiens collectifs est pertinente méthodologiquement, mais que pouvaient être tenus plus de 4 entretiens individuels ou 3 entretiens collectifs par jour, y compris en tenant compte de la nécessité de pratiquer de tels entretiens dans le respect des pratiques admises en sciences humaines et sociales ainsi que de préparer et d'analyser ensuite les entretiens.
- 6 jours d'observation des situations de travail, au regard des spécifiques locales, des temps de préparation puis d'analyse des observations, mais aussi de la connaissance par l'expert du fonctionnement de La Poste.
- 0,5 jour pour le questionnaire, étant considéré que la société CEDAET admet avoir utilisé un formulaire déjà conçu, mais que cette phase de travail implique la distribution, la collecte, et surtout la saisie et le traitement statistiques des données recueillies.
- 0,5 jour pour le point d'étape avec les représentants du personnel au CHSCT, qui apparaît justifié en son principe et non excessif en sa durée.
- 8 jours pour le rapport d'expertise, en ce compris les préconisations (analyse, élaboration et rédaction), au regard de l'expérience acquise lors des précédentes expertises réalisées auprès de La Poste, mais aussi du temps nécessaire à l'élaboration d'un document de 159 pages, qui certes comprend des considérations de contexte reproductibles à l'identique d'une expertise à une autre (« présentation de La Poste et de sa branche courrier, ...), des développements dénués de véritable apport intellectuel (rappel de la demande du CHSCT, description de la méthodologie et des opérations effectuées,') mais également une adaptation fine aux particularités du site de Criquetôt (effectifs, organisation, problématiques), un travail intellectuel d'agencement des analyses effectuées et d'élaboration des préconisations.
- 1 jour (et non 1,75) pour la restitution, étant précisé qu'il est justifié de comptabiliser le temps d'élaboration d'un document de synthèse et d'une restitution aux membres du CHSCT, mais que par ailleurs, il n'y a pas lieu de retenir le temps d'une restitution aux agents, que la société CEDAET admet ne pas avoir finalement réalisé, ni le temps d'une réunion préparatoire, non explicitée, ou encore d'un accompagnement des membres du CHSCT pour permettre une transmission du contenu du rapport aux agents en compensation de l'absence de réunion.
Soit un total de 26,5 jours.
3. Sur les frais
L'absence de contestation de ce poste en première instance n'interdit pas à La Poste de soulever en cause d'appel un moyen nouveau au soutien de sa demande de réduction du coût de l'expertise.
Pour autant, la cour relève que l'évaluation a priori des frais à hauteur de 6 % était annoncée dès la lettre de mission, que La Poste a reproché au cabinet expert l'imprécision de ce forfait dans son courrier du 5 juillet 2018, ce à quoi la société CEDAET a répondu le même jour en indiquant qu'il s'agissait d'un forfait appliqué aux expertises en dehors de la région parisienne, correspondant aux déplacements en voiture (en l'absence de gare ferroviaire à [Localité 5]) et à l'hébergement rendu nécessaire par la rencontre de la semaine en cours, par les trois séjours pour entretiens et observations et par la restitution.
Ce forfait, qui aboutit en l'occurrence à 2 305,50 euros HT (6 % de 38 425 euros HT d'honoraires) n'apparaît pas excessif au regard des contraintes décrites dans le courrier précité, et se trouve donc retenu.
4. Sur le solde dû
Au regard de l'acompte déjà payé par La Poste (38 732,40 euros TTC), il y a lieu de la condamner au paiement de la somme de 10 144,20 euros TTC restant due. Le jugement est infirmé en ce sens.
III - Sur les dépens et frais irrépétibles
La Poste voyant aboutir, ne serait-ce que partiellement, sa contestation, la société CEDAET est condamnée aux entiers dépens, tant de première instance que d'appel.
En revanche, il n'apparaît pas inéquitable de débouter chaque partie de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile. Le jugement est infirmé en ce sens.
PAR CES MOTIFS
LA COUR
Statuant dans les limites de l'appel, publiquement, par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,
Confirme le jugement en ce qu'il a déclaré recevable la contestation de La Poste,
L'infirme pour le surplus,
Statuant à nouveau :
Condamne La Poste à payer à la société CEDAET la somme de 10 144,20 euros TTC restant due au titre de l'expertise diligentée par le CHSCT de [Localité 6] concernant le site de [Localité 5],
Et y ajoutant,
Condamne La Poste aux dépens, tant de première instance que d'appel,
Déboute chaque partie de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile, tant pour la procédure de première instance que pour la procédure d'appel.
La greffière La présidente