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29/06/2023 | FRANCE | N°21/02152

France | France, Cour d'appel de Rouen, Chambre sociale, 29 juin 2023, 21/02152


N° RG 21/02152 - N° Portalis DBV2-V-B7F-IY7O





COUR D'APPEL DE ROUEN



CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE



ARRET DU 29 JUIN 2023











DÉCISION DÉFÉRÉE :





Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DE LOUVIERS du 05 Mai 2021





APPELANTE :





S.A.S. AAF FRANCE

[Adresse 4]

[Localité 2]



représentée par Me Laurent MASCARAS de l'ASSOCIATION D'AVOCATS MASCARAS CERESIANI - LES AVOCATS ASSOCIES, avo

cat au barreau de TOULOUSE substituée par Me Jean-Michel REY, avocat au barreau du TARN-ET-GARONNE









INTIME :





Monsieur [F] [M]

[Adresse 3]

[Localité 1]



représenté par Me Céline VERDIER de la SELAS BART...

N° RG 21/02152 - N° Portalis DBV2-V-B7F-IY7O

COUR D'APPEL DE ROUEN

CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE

ARRET DU 29 JUIN 2023

DÉCISION DÉFÉRÉE :

Jugement du CONSEIL DE PRUD'HOMMES DE LOUVIERS du 05 Mai 2021

APPELANTE :

S.A.S. AAF FRANCE

[Adresse 4]

[Localité 2]

représentée par Me Laurent MASCARAS de l'ASSOCIATION D'AVOCATS MASCARAS CERESIANI - LES AVOCATS ASSOCIES, avocat au barreau de TOULOUSE substituée par Me Jean-Michel REY, avocat au barreau du TARN-ET-GARONNE

INTIME :

Monsieur [F] [M]

[Adresse 3]

[Localité 1]

représenté par Me Céline VERDIER de la SELAS BARTHELEMY AVOCATS, avocat au barreau de l'EURE substituée par Me Caroline LEGRAS-DEZELLUS, avocat au barreau de l'EURE

COMPOSITION DE LA COUR  :

En application des dispositions de l'article 805 du Code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 11 Mai 2023 sans opposition des parties devant Madame POUGET, Conseillère, magistrat chargé du rapport.

Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :

Madame BIDEAULT, Présidente

Madame ALVARADE, Présidente

Madame POUGET, Conseillère

GREFFIER LORS DES DEBATS :

Mme WERNER, Greffière

DEBATS :

A l'audience publique du 11 Mai 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 29 Juin 2023

ARRET :

CONTRADICTOIRE

Prononcé le 29 Juin 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile,

signé par Madame BIDEAULT, Présidente et par Mme WERNER, Greffière.

EXPOSÉ DU LITIGE 

Le 2 novembre 2009, M. [F] [M] (le salarié) a été engagé en qualité d'ingénieur généraliste par la société AAF France (la société), selon un contrat à durée indéterminée, régi par la convention collective des ingénieurs et cadres de la métallurgie.

Au dernier état de la relation contractuelle, il était responsable méthodes / planification / ordonnancement (MPO) à compter du 1er octobre 2016.

En octobre 2018, il a été élu au comité social et économique (CSE) et désigné secrétaire, le 8 novembre suivant.

Le 29 mai 2020, il a pris acte de la rupture de son contrat de travail aux torts exclusifs de son employeur et saisi, le 4 août 2020, le conseil de prud'hommes de Louviers, lequel par jugement du 5 mai 2021 a :

- constaté que M. [M] bénéficiait d'un mandat de représentant élu au sein du CSE,

- dit que la prise d'acte était justifiée et s'analysait en un licenciement dénué de cause réelle et sérieuse,

- fixé son son salaire mensuel brut à la somme de 3 887 euros brut,

- condamné la société à lui payer les sommes suivantes :

11 661 euros brut à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre 1 166,60 euros au titre des congés payés y afférents,

14 964,95 euros au titre de l'indemnité de licenciement,

23 208 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

112 712 euros à titre de dommages-intérêts pour violation du statut protecteur d'un salarié protégé,

1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- ordonné la remise de documents de fin de contrat conformes au jugement,

- débouté M. [M] de sa demande fondée sur le harcèlement moral et la société de toutes les siennes,

- condamné la société aux dépens.

Le 25 mai 2021, la société a interjeté appel de cette décision et par conclusions remises le 12 avril 2023, demande à la cour de :

- infirmer le jugement en ce qu'il a :

dit qu'elle avait procédé à une modification du contrat de travail sans l'accord du salarié,

constaté que le salarié bénéficiait d'un mandat de représentant élu au sein du CSE,

dit que la prise d'acte était justifiée et s'analysait en un licenciement sans cause réelle et sérieuse,

fixé le salaire moyen mensuel à 3 887 euros brut,

condamné la société à payer à M. [M] les sommes suivantes :

11 661 euros brut au titre de l'indemnité compensatrice de préavis,

1 166,60 euros brut au titre des congés payés afférents au préavis,

14 964,95 euros au titre de l'indemnité de licenciement,

23 208 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

112 172 euros à titre de dommages-intérêts en réparation de la violation du statut protecteur d'un salarié protégé,

1 500 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

ordonné la remise d'un bulletin de salaire, d'une attestation Pôle emploi et d'un certificat de travail conformes à la décision ;

débouté la société de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée aux entiers dépens, y compris les frais d'exécution et honoraires d'huissier.

- confirmer le jugement en ce qu'il a débouté M. [M] de sa demande au titre du harcèlement moral et de voir déclarer la prise d'acte en un licenciement nul,

Et statuant à nouveau de voir :

A titre principal,

- débouter le salarié de l'ensemble de ses demandes,

- qualifier la prise d'acte en démission ;

- le condamner à lui payer à la somme de 11 661 euros correspondant aux trois mois de préavis non exécuté ;

A titre subsidiaire, si la cour venait à considérer que la modification du poste de M. [M] est substantielle,

- dire et juger que le salarié n'a pas été réellement maintenu dans ses fonctions à l'issue de la période temporaire de trois mois ;

En toute état de cause,

- le condamner à lui payer la somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens d'appel et de première instance.

Par conclusions remises le 10 octobre 2022, M. [M] demande à la cour de :

- confirmer le jugement en ce qu'il a jugé que la société avait procédé à une modification de son contrat de travail sans son accord, constaté qu'il bénéficiait d'un mandat de représentant élu au sein du comité social et économique et jugé que sa prise d'acte était justifiée,

- l'infirmer en ce qu'il a jugé que la prise d'acte s'analysait en un licenciement sans cause réelle et sérieuse et, statuant à nouveau, la requalifier en un licenciement nul,

- confirmer le jugement précité pour les sommes mises à la charge de la société sauf en ce qui concerne celle de 23 208 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et, statuant à nouveau, condamner la société à lui payer la somme de 46 416 euros nets au titre de l'indemnité pour licenciement nul,

- infirmer le jugement précité en ce qu'il l'a débouté de sa demande fondée sur un harcèlement moral et, statuant à nouveau, condamner la société à lui verser la somme de 25 000 euros nets à titre de dommages et intérêts pour harcèlement moral,

- confirmer les autres dispositions du jugement déféré,

- condamner la société au paiement de la somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens,

- débouter la société de l'ensemble de ses demandes.

L'ordonnance de clôture a été fixée au 13 avril 2023.

Il est renvoyé aux conclusions des parties pour l'exposé détaillé de leurs moyens et arguments.

MOTIFS DE LA DÉCISION

1) Sur la prise d'acte

La prise d'acte est un mode de rupture du contrat par lequel le salarié met un terme à son contrat en se fondant sur des manquements qu'il impute à l'employeur. Il convient d'apprécier les griefs reprochés par le salarié et de s'assurer qu'ils sont suffisamment graves pour empêcher la poursuite du contrat de travail. Si les faits justifient la prise d'acte et que celle-ci émane d'un salarié protégé, elle produit les effets d'un licenciement nul pour violation du statut protecteur, à défaut, elle s'analyse en une démission.

Par courrier du 29 mai 2020, le salarié a pris acte de la rupture de son contrat de travail reprochant à son employeur de lui avoir fait une proposition de poste en lui demandant de choisir entre celle-ci et son mandat d'élu, puis, le 12 novembre 2019, de l'avoir informé « que quelqu'un d'autre allait prendre son poste pour un essai de trois mois, pour des motifs qui n'étaient pas clairement exprimés », de lui avoir attribué un poste de gestion administrative qu'il qualifie de « voie de garage », lui faisant perdre ses responsabilités d'encadrement d'un groupe de plus de 30 personnes, sans formation, sans aide et sans les connaissances nécessaires pour certains aspects, d'avoir prolongé unilatéralement au-delà du mois de février 2020, cette organisation temporaire pour une durée d'un mois et de l'avoir plongé et maintenu dans une situation d'incertitude quant à son avenir et de n'avoir « trouvé aucun écho » à ses demandes de rupture conventionnelle. Il considère également que ces faits ont porté atteinte à son statut de représentant élu du personnel et ce, d'autant qu'il n'était pas réglé de ses heures de délégation effectuées en dehors de son temps de travail et qu'il n'a pas disposé d'une information fiable pour exercer son mandat. Il ajoute qu'il a effectué de nombreuses heures supplémentaires, a travaillé les dimanches et jours fériés sans contrepartie. Il conclut que « les modifications de son contrat de travail totalement incompatibles avec son mandat qu'il a été empêché d'exercer, l'autorisent » à prendre acte de la rupture de son contrat de travail.

Aux termes de ses conclusions, le salarié reprend la plupart de ses griefs et ajoute qu'aucun poste ne lui a été attribué du 12 novembre au 9 décembre 2019, qu'il a signé, sous la pression, l'avenant temporaire au contrat de travail, qu'après le mois de février 2020, il n'a pas été réintégré dans son ancien poste malgré son insatisfaction dans le poste attribué, qu'il n'a pas donné son accord explicite pour une prolongation de la période dite temporaire et, enfin, réfute avoir pris acte de la rupture en raison d'un nouvel emploi.

L'employeur conteste l'ensemble de ces faits et fait valoir qu'aucune modification des éléments essentiels du contrat de travail n'est intervenue ou n'a été imposée au salarié, celui-ci conservant ses fonctions de responsable d'un département, que ce dernier a accepté le poste provisoire sans contestation et qu'il a également accepté de le conserver, après fin février et jusqu'à la saisine du CSE concernant sa demande de rupture conventionnelle, comme cela résulte de ses déclarations. Il rappelle que le salarié a été engagé dans le cadre du « LOOP Programme », lequel lui a assuré une période d'apprentissage multi-métiers pendant 3 ans, de sorte qu'il maîtrisait les différentes fonctions.

Concernant la modification unilatérale et brutale du contrat de travail, il résulte des pièces produites que le 12 novembre 2019, M. [M] a appris à l'issue d'un entretien avec les ressources humaines qu'il était remplacé, pour trois mois (de décembre à février 2020), sur son poste de responsable RPMO, en raison d'une réorganisation temporaire de la production. M. [O] témoigne avoir vu le salarié, à la mi-novembre 2019, « sortir du bureau de [P] [N] (DRH) complètement abattu voir désorienté, puis il n'est pas revenu travaillé pendant +/- 2 semaines ». En effet, M. [M] a été en arrêt de travail du 18 novembre au 1er décembre 2019.

Il est également établi par les attestations de salariés que la direction n'a pas donné d'explications claires à ce changement de poste, intervenu brusquement et sans aucune préparation du salarié. D'ailleurs, le procès-verbal de la réunion du CSE du 28 novembre 2019, lors de laquelle le salarié était absent, reprend les interrogations des témoignages produits sur les véritables raisons de ce changement indiquant qu'il « est hypocrite de s'appuyer sur le départ de M. [M] en congé de paternité pour restructurer son service », étant précisé que ledit congé se déroulait du 10 au 20 décembre et que son remplaçant, M. [Z] [E], était aussi en congé au cours de ce mois. Ce dernier point est corroboré par les attestations fournies, si bien que le changement opéré dans les fonctions du salarié ne peut s'expliquer par son absence et son caractère temporaire n'en étant pas une en soi.

De plus, la lettre du 9 décembre 2019 adressée par l'employeur au salarié démontre que le salarié n'était, certes, pas préparé à ce changement, mais surtout qu'il n'y était pas favorable puisqu'il a aussitôt sollicité une rupture conventionnelle de son contrat de travail, ledit courrier constituant une réponse à cette demande.

Ainsi, par celui-ci, la société lui propose « d'essayer un poste dont les activités seraient la gestion administrative de l'ensemble des commandes AAF France (première montée et après-vente), lequel implique la gestion de l'équipe actuelle et surtout la mise en place de Salesforce dans l'organisation avec pour objectif premier, l'implantation de systèmes informatiques, l'amélioration en termes de qualité coûts et délais du traitement des commandes et l'harmonisation des traitements ainsi que leur traçabilité ».

Il est avéré que le salarié a accepté explicitement ce changement de poste puisqu'il a apposé sa signature sous la mention « bon pour accord » sur ledit courrier. Pour autant, il est constant que cet essai avait pour terme « la fin du mois de février 2020 », comme la lettre considérée le spécifiait.

Or, le 28 février 2020, le directeur de site, M. [Y], a prolongé cette organisation pour un mois sans recueillir l'accord exprès de M. [M].

Pourtant, dès le 2 mars, celui-ci lui écrivait dans ces termes : « comme discuté ensemble semaine dernière semaine précédente la situation ne me conviens pas : (') j'ai perdu mon autonomie et mes tâches réelles actuelles ne correspondent pas à ma qualification/formation initiale, certains aspects de ma fonction nécessitent des connaissances que je n'ai pas, les relations que j'entretiens avec toi reste compliquées au quotidien (...) ». Il réitérait à cette occasion sa demande de rupture conventionnelle, en vain.

En outre, et contrairement à ce que soutient la société, il ne s'évince aucunement des mails échangés entre les parties que le salarié a accepté expressément son maintien prolongé au poste considéré. En effet, le fait que M. [M] écrive le 3 d'avril 2020, qu'il a informé son équipe qu'il «restait avec eux jusqu'à nouvel ordre », ne peut constituer un tel accord d'autant que ce mail intervient en plein confinement lié à la Covid-19, plus d'un mois après la décision unilatérale de son employeur de le maintenir à ce poste et qu'il ajoute qu'il se « pose pas mal de question sur son départ en ce moment notamment du fait de la crise Covid 19 et comme nous l'avions dit le mieux est de laisser passer la vague, il y a plus important à gérer pour l'instant ». Il en est de même du mail du 14 avril suivant, rappelé par l'employeur, dans lequel le salarié indique effectivement qu'il « accepte de travailler à l'ADV », mais ce, après avoir demandé à la société de « réinitialiser sa rupture conventionnelle » et en ajoutant qu'il y travaille « sans faire de vague uniquement parce qu'[il a] un accord de principe pour ce départ ». Enfin, sur ce point encore, il est constant que l'acceptation par un salarié d'une modification du contrat de travail ou d'un changement des conditions de travail ne peut résulter ni de l'absence de protestation de celui-ci ni de la poursuite par l'intéressé de son travail.

Par ailleurs, le salarié fait valoir que l'affectation décidée par l'employeur sur le poste de responsable ADV constitue une modification de son contrat de travail.

En tant responsable RMPO, poste occupé jusqu'en novembre 2019, M. [M] était responsable des départements production, méthodes et planning, qu'il avait sous sa responsabilité 4 chefs d'îlots ainsi que 25 à 30 opérateurs voire plus, qu'il était la personne « qui avait le plus de responsabilités dans l'atelier » et bénéficiait pour ce faire d'une réelle autonomie. Or, il ressort des pièces produites que le poste de responsable ADV, confié temporairement à M . [M] à compter de décembre 2019, était un poste crée par scission du département des ventes, relevant de la responsabilité de Mme [T] (en congé au moment de l'affectation de M. [M] et jusqu'en février 2020), que le périmètre dudit poste n'était pas défini comme cela ressort des divers témoignages de salariés indiquant que l'intimé « a pâti d'une absence totale de soutien de la part de sa hiérarchie locale et de celle du groupe, d'une absence de définition du périmètre d'action et de ses responsabilités et d'un manque de ressources aussi bien humaines que matérielles pour pouvoir être véritablement responsable ADV ». Ce manque de clarté était également relevé par Mme [T], lors de son retour fin février 2020, puisqu'elle a aussi demandé des éclaircissements sur les missions de chacun, étant observé que le salarié était en poste depuis près de trois mois.

Les attestations produites par le salarié évoquent également « une mise au placard », « une rétrogradation » du salarié qui a perdu en autonomie, en autorité et n'a disposé ni de formation pour occuper ce poste crée « à la hâte », ni d'accès au logiciel Salesforce dont il était normalement le référent. Ces témoignages particulièrement développés et précis corroborent les propos tenus par M. [M] dans ces divers mails où il déplore cet état de fait et évoque son mal être ainsi que sa rétrogradation. Ainsi, pour exemple, par mail du 27 mai, il écrit à son employeur en ces termes : « j'exerce mes fonctions de responsable ADV en remplacement d'une personne qui a des dizaines d'années d'expérience sans aucune formation ni même passation, je n'ai réalisé ni PDP ni entretien annuel individuel, je n'ai aucun objectif et personne n'est capable d'expliquer clairement quel est mon rôle dans l'entreprise d'expliquer la répartition des tâches entre [K] [T] et moi-même. Je ne sais pas chez les autres mais moi et mon équipe n'allons pas tenir longtemps ».

Si l'employeur, sans nier l'absence de formation assortissant la prise de poste, explique que le salarié disposait de la formation et des compétences nécessaires puisqu'il avait été engagé dans le cadre du Loop programme lequel prévoit des périodes de plusieurs semaines consécutives de détachement dans chaque service de l'entreprise (qualité, bureau d'études, service contrat, la présente, les services produits, financiers et achats ainsi que le laboratoire Cramlington), la cour observe que cette formation multi-tâches s'est terminée en 2014, soit plus de 5 ans avant la prise de poste, et qu'en toute hypothèse, elle ne pouvait concerner le poste considéré puisqu'il est établi qu'il n'existait pas à ce moment-là et enfin, la société ne justifie pas de la mise à disposition des codes d'accès au logiciel dont le salarié était le référent.

De plus, si la société conteste la perte d'autonomie évoquée par l'intimé, celle-ci résulte, notamment, d'un mail du 19 février 2020 du directeur de site qui lui écrit ceci : « tu n'as pas carte blanche pour ré-organiser l'after-market et tu ne dois pas oublier que c'est moi qui coordonne l'after-market dans son ensemble. D'ailleurs, tu as pris la liberté de changer [V] et [C] de bureau mais je suis le seul à décider du placement des personnes dans l'entreprise ». Il en ressort très clairement que M . [M] n'est pas autorisé à décider de l'affectation des bureaux à ses collaborateurs qui ne sont plus qu'au nombre de 6, soit une équipe excessivement réduite par rapport à celle qu'il dirigeait précédemment.

Ainsi, quand bien même le salarié a conservé, notamment, le titre de « responsable », il est établi que dans la réalité, le poste de responsable ADV dans lequel l'employeur l'a affecté brutalement et maintenu, de manière unilatérale et sans raison précise, constituait une diminution avérée et importante de ses responsabilités d'encadrement ainsi que de son autonomie et, partant, relevait d'une modification de son contrat de travail.

La cour relève que l'appelante n'explique aucunement les raisons pour lesquelles elle a maintenu le salarié audit poste après la période de trois et ne lui a pas proposé de retrouver son emploi de responsable RPMO, alors même qu'il résulte des nombreux mails adressés par le salarié que celui-ci ne supportait pas cette rétrogradation si bien qu'il souhaitait quitter la société dans le cadre d'une rupture conventionnelle, maintes fois reportées par l'employeur sans raison aucune.

En effet, ni les dispositions de la loi du 23 mars 2020 qui permettaient « de suspendre les processus électoraux des CSE en cours » et en aucun de reporter à l'envi les décisions de ces instances, ni le confinement, ni le refus du salarié de consulter le CSE par visioconférence, motivé par l'absence de moyen mis en 'uvre par l'employeur pour assurer la confidentialité du vote comme le prévoit l'article D.2315-1 du code du travail, ne justifiaient le report réitéré par l'employeur de la procédure de rupture conventionnelle pour laquelle il avait donné son accord de principe. De plus, et surtout, l'appelante n'explique aucunement la raison pour laquelle elle n'a pas consulté le CSE dès la fin du confinement, soit le 11 mai 2020, alors que le salarié n'a formulé sa prise d'acte que le 29 mai et que dans les derniers jours, il rappelait de manière très régulière qu'il souhaitait que le CSE soit réuni.

Il ne peut être discuté que l'ensemble de ces éléments a, bien évidemment, été source d'incertitude pour le salarié, comme il a pu l'indiquer à son employeur, sans que celui-ci en tienne compte, de sorte qu'il est mal venu à lui reprocher d'avoir chercher et trouver un emploi débutant le 15 juin 2020.

Par conséquent, et sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres griefs évoqués par le salarié concernant, notamment, les conditions difficiles d'exercice de son mandat dont la réalité n'est pas démontrée le concernant (pièce n° 53 concerne M. [J], secrétaire adjoint du CSE), les manquements ci-dessus établis sont suffisamment graves pour empêcher la poursuite du contrat de travail et ainsi, qualifier la rupture de licenciement nul, eu égard au statut protecteur bénéficiant au salarié.

En application des dispositions de l'article L. 1235-3-1 du code du travail et en considération du salaire brut de M. [M] perçu les six derniers mois et des circonstances de la rupture du contrat de travail, il y a lieu de lui accorder la somme de 24 000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement nul.

La décision déférée est infirmée sur ces chefs mais confirmée en ses autres dispositions relatives aux indemnités compensatrice de préavis (outre les congés payés), de licenciement dont les quantum ne sont pas discutés et de remise des documents de fin de contrat.

En outre, conformément aux dispositions combinées des articles L. 2411-5 et L.2422-4 du code du travail, le salarié, titulaire d'un mandat de représentant du personnel, licencié sans autorisation administrative et qui ne demande pas sa réintégration, a droit, au titre de la violation de son statut protecteur, au paiement d'une indemnité égale à la rémunération qu'il aurait dû percevoir depuis la date de prise d'effet de la rupture jusqu'à l'expiration de la période de protection résultant du mandat en cours à la date de la rupture, dans la limite de trente mois. Cette indemnité est due au salarié, peu important qu'il ait ou non reçu des salaires ou un revenu de remplacement pendant cette période.

La cour constate que tant la période de référence que le montant des salaires qu'il aurait dû percevoir ne sont pas discutés, de sorte que la décision déférée est confirmée sur ce chef.

2) Sur le harcèlement moral

L'article L. 1152-1 du code du travail dispose qu'aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale de compromettre son avenir professionnel.

L'article L. 1154-1 du même code prévoit qu'en cas de litige, le salarié présente des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement.

Au vu de ces éléments, il incombe à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.

La deuxième partie de ce texte présuppose que les éléments de fait présentés par le salarié soient des faits établis puisqu'il n'est pas offert à l'employeur de les contester mais seulement de démontrer qu'ils étaient justifiés.

M. [M] fait valoir que le 12 novembre 2019, il a été « mis au placard », que son employeur ne lui a pas confié d'autres fonctions, qu'il lui a imposé un changement temporaire de poste, qu'il a repoussé, sans motif valable et à plusieurs reprises, l'organisation de la réunion du CSE au sujet de sa demande de rupture conventionnelle et qu'il n'avait d'autre but que de le pousser à sa démission pour éviter le paiement des indemnités de rupture, d'avoir à demander l'autorisation de l'inspection du travail et afin de s'exonérer de la mise en 'uvre d'un PSE au sein de l'entreprise.

Les précédents développements ont permis d'établir que le contrat de travail du salarié avait été modifié unilatéralement par l'employeur, mais surtout que si M. [M] avait accepté, sans d'autre réel choix eu égard aux circonstances, sa nouvelle affectation, c'était pour une durée limitée de trois mois, laquelle a été prolongée par l'employeur, sans son accord mais au contraire tout en sachant qu'il y était opposé. De plus, il est également avéré d'une part, que ce changement induisait un appauvrissement des tâches et la diminution des responsabilités du salarié et d'autre part, que l'employeur a reporté à de multiples reprises la réunion du CSE concernant sa demande de rupture conventionnelle.

Il résulte aussi de l'historique professionnel de l'intimé qu'à son retour de congés maladie le 2 décembre 2019, celui-ci n'avait plus aucune affectation puisque son poste avait été attribué à un autre salarié et que la proposition de poste de responsable ADV lui a été faite le 9 décembre.

Enfin, le salarié produit des pièces médicales démontrant qu'il a été arrêt de travail après l'annonce de son changement de poste, qu'il a pris un traitement médicamenteux et a eu une consultation d'un psychologue. Il produit également des mails adressés à son employeur tout au long de ses mois concernant son vécu de la situation dans lesquels il écrit : « je ne peux plus rester dans l'incertitude », « j'ai besoin de savoir que ce cauchemar va s'arrêter, il faut bien comprendre que la seule source de motivation que j'ai aujourd'hui est la perspective de mon départ », « désolé d'insister mais la situation n'est plus tenable pour moi il me faut une porte de sortie », « merci de votre email de cet après-midi qui me rappelle pourquoi il faut que je quitte cette entreprise afin de préserver ma santé mentale ».

Par conséquent, les pièces produites permettent d'établir l'existence matérielle de faits précis et concordants qui pris dans leur ensemble, permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral à l'encontre du salarié. Comme à nouveau rappelé, il appartient, par conséquent, à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

Concernant le changement unilatéral et brutal de poste, la société, au-delà de ses négations, n'avance aucune raison claire et objective justifiant, principalement, le caractère soudain et non préparé de cette décision, le caractère unilatéral de celle-ci étant établi. Elle n'apporte pas plus d'élément expliquant que le salarié se soit retrouvé sans poste précis la première semaine de décembre 2019, son congé de paternité n'ayant débuté que le 10 décembre.

De même, comme précédemment rappelé, l'employeur n'apporte aucun explication pertinente justifiant de l'absence de saisine du CSE pour se prononcer sur la demande de rupture conventionnelle, notamment dans la période post-confinement, alors que rien ne l'en empêchait et qu'il avait donné son accord de principe pour cette procédure.

Enfin, la société ne peut sérieusement soutenir que le salarié n'a pas fait état de la dégradation de ses conditions de travail (page 36 de ses conclusions), alors que les extraits de mails ci-dessus repris sont très explicites sur son mal être et son vécu relatif au changement d'affectation. Dans ces conditions, l'appelante ne peut utilement critiquer les éléments médicaux produits pour la seule raison qu'ils sont peu nombreux.

Dans ces conditions, les faits reprochés à l'employeur ne sont pas justifiés par des raisons objectives, de sorte qu'il peut être retenu l'existence d'un harcèlement moral à l'encontre de M. [M], lequel sera pleinement réparé, eu égard à sa durée et ses répercussions sur son état de santé, par l'octroi d'une somme de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts.

Le jugement entrepris est infirmé sur ce chef.

3) Sur les dépens et les frais irrépétibles

En qualité de partie succombante, la société est condamnée aux dépens d'appel et déboutée de sa demande formée au titre des frais irrépétibles.

Pour la même raison, elle est condamnée à payer à M. [M] la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

LA COUR

Statuant par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

Confirme le jugement du conseil de prud'hommes de Louviers du 5 mai 2021, sauf en ce qu'il a dit le licenciement dénué de cause réelle et sérieuse et pour la somme allouée à ce titre ainsi qu'en ce qu'il a rejeté la demande formée au titre du harcèlement moral,

Statuant dans cette limite et y ajoutant,

Dit nul le licenciement de M. [F] [M],

Condamne la société AAF France à payer à M. [M] les sommes suivantes :

24 000 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement nul,

3 000 euros à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral,

2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Déboute les parties du surplus de leurs demandes,

Condamne la société aux dépens d'appel.

La greffière La présidente


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Rouen
Formation : Chambre sociale
Numéro d'arrêt : 21/02152
Date de la décision : 29/06/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 26/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2023-06-29;21.02152 ?
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