TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
No RG 22/53942 - No Portalis 352J-W-B7G-CXB4M
No : 2/MC
Assignation du :
29 octobre 2019
JUGEMENT RENDU EN ETAT DE REFERE
(article 487 du Code de procédure civile)
le 28 février 2023
par le Tribunal judiciaire de Paris, composé de :
Fabrice VERT, Premier Vice-Président
Violette BATY, Vice Président
Karine THOUATI, Juge
Assistés de Marion COBOS, Greffier.
DEMANDERESSES
L'Association "LES AMIS DE LA TERRE FRANCE"
[Adresse 2]
[Adresse 2]
L'Association "THE NATIONAL ASSOCIATION OF PROFESSIONNAL ENVIRONMENTALISTS" (NAPE)
Association de droit ougandais ayant son siège social
[Adresse 5]
[Adresse 5]
[Localité 3] - OUGANDA
L'Association "AFRICA INSTITUTE FOR ENERGY GOVERNANCE" (AFIEGO)
Association de droit ougandais ayant son siège social
[Adresse 4]
[Adresse 4]
[Localité 3] - OUGANDA
représentées par Me Louis COFFLARD, avocat au barreau de PARIS - #A0826
DEFENDERESSE
La Société TotalEnergies SE
[Adresse 1]
[Adresse 1]
représentée par Maîtres Antonin LEVY et Ophélia CLAUDE de l'A.A.R.P.I Antonin Levy et associés, avocats au barreau de PARIS - #G0612
DÉBATS
A l'audience du 07 Décembre 2022, tenue publiquement, présidée par Fabrice VERT, Premier Vice-Président,
EXPOSE DU LITIGE
La société TotalEnergies SE est une société française fondée en 1924, mère de la firme multinationale éponyme composée de 1140 filiales implantées sur cinq continents et plus de cent trente pays; elle emploie, approximativement, cent mille salariés, et exerce des activités d'exploration, de production et de distribution d'énergie. Elle est soumise, depuis le 28 mars 2017, à la loi no2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, laquelle a introduit les articles L. 225-102-4 et -5 au sein du code de commerce.
La société TotalEnergies SE détient, en totalité, la société TotalEnergies Holdings International BV, laquelle détient, également en totalité, la société TotalEnergies EP Uganda, d'une part, et la société TotalEnergies Holdings EACOP SAS, qui détient elle-même à 62% la société anglaise East African Crude Oil Pipeline Ltd ou EACOP Ltd (8% étant détenu par la société chinoise China National Offshore Oil Cooperation, ou CNOOC, 15% par la société ougandaise Compagnie Pétrolière Nationale d'Ouganda ou UNOC, et 15% par la société tanzanienne Compagnie Pétrolière Nationale de Tanzannie, ou TPDC).
La filiale TotalEnergies EP Uganda est l'opérateur d'un projet de développement pétrolier, d'une usine de traitement du brut, des canalisations enterrées et des infrastructures dans les districts de Buliisa et de Nwoya en Ouganda, dénommé Tilenga, et réalisé en collaboration avec la société chinoise CNOOC dans le cadre d'une coentreprise ("joint-venture") au sein de laquelle les partenaires détiennent, individuellement, une licence d'exploitation octroyée par l'Etat ougandais.
La société EACOP Ltd est l'opérateur d'un autre projet, dit EACOP, également mené en collaboration avec la société CNOOC, et consistant en la construction d'une canalisation enterrée de transport d'hydrocarbures d'une longueur de 1.147 kilomètres dont les extrémités sont situées en Ouganda et en Tanzanie, ainsi qu'en la création d'un terminal de chargement en mer, dans la ville de Tanga.
L'association "Les amis de la Terre France", fondée en 1970 selon les dispositions de la loi 1901, oeuvre pour la protection des êtres humains et de l'environnement, pour bâtir une société durable, et lutte à cette fin contre les excès de la société de consommation, l'iniquité dans la répartition des ressources naturelles entre les pays développés et en voie de développement, et en faveur de l'adoption d'un cadre juridique permettant de sanctionner les responsables de dégradations environnementales, la défense des victimes directes ou indirectes de ces dégradations, la promotion de l'accès des citoyens à l'information, l'exercice de leurs droits civiques et leur participation active dans les décisions relatives, notamment, à l'environnement et au cadre de vie.
L'association The National Association of Professionnal Environmentalists (NAPE) est une organisation de droit ougandais fondée en 1997 militant pour la protection de l'environnement et le développement durable, particulièrement en Ouganda. Elle intervient, à cette fin, dans les domaines politiques, économiques, sociaux, et promeut l'éducation et la recherche sur les problématiques qui la concernent.
L'association Africa Institute for Energy Governance (AFIEGO) est une organisation à but non lucratif de droit ougandais qui soutient des politiques publiques en matière énergétique favorables aux populations défavorisées ou vulnérables.
Le 20 mars 2019, la société TotalEnergies EP a publié son document d'enregistrement universel pour l'exercice clos de 2018, lequel comprenait un plan de vigilance pour l'année 2018.
Suivant un courrier en date du 24 juin 2019, six associations, dont les associations "Les Amis de la Terre France", "NAPE" et "AFIEGO" ont dénoncé ce plan de vigilance concernant, spécifiquement, les projets Tilenga et EACOP et mis en demeure la société TotalEnergies EP "de satisfaire à ses obligations en matière de vigilance eu égard tant aux insuffisances de son plan que de sa mise en oeuvre effective ainsi que de sa publication".
Suivant courrier en réplique en date du 24 septembre 2019, la société TotalEnergies EP a défendu son plan, arguant de ce qu'il contenait tous les éléments nécessaires à une information adéquate de ses destinataires, que les risques d'atteintes graves envers les personnes et l'environnement avaient été correctement identifiés au sein du plan, et des mesures adéquates déployées afin de les prévenir ou de les atténuer, sans que celles-ci, spécifiques à chaque projet, n'aient à être détaillées dans ce document, précisant toutefois qu'elles étaient accessibles au public par le biais des études d'impacts disponibles en ligne.
C'est dans ces circonstances que les associations "Les Amis de la Terre France", "NAPE" et "AFIEGO" ont, par acte d'huissier du 29 octobre 2019, fait assigner la société TotalEnergies EP par devant le président du tribunal judiciaire de Nanterre statuant en référé, aux fins, principalement, d'enjoindre, cette société, à exécuter ses obligations en matière de vigilance.
Par ordonnance du 30 janvier 2020, cette juridiction, retenant l'exception d'incompétence matérielle soulevée par la société TotalEnergies EP, s'est déclarée incompétente au profit du tribunal de commerce de Nanterre ; les associations demanderesses ont interjeté appel de cette décision par déclaration du 16 mars 2020.
Par arrêt du 10 décembre 2020, la cour d'appel de Versailles a confirmé l'ordonnance déférée en toutes ses dispositions ; les associations appelantes ont formé un pourvoi en cassation contre cette décision.
Par arrêt du 15 décembre 2021, la Cour de cassation a partiellement cassé la décision attaquée, au motif qu'il existait au bénéfice des non-commerçants un droit d'option entre le tribunal judiciaire et le tribunal de commerce pour l'action exercée sur le fondement de la loi no2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre. L'affaire a ainsi été renvoyée devant la juridiction des référés près le tribunal de Nanterre.
La loi no2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire, entrée en vigueur le 24 décembre suivant, a donné compétence exclusive pour connaître des actions introduites sur le fondement de la loi no2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, au tribunal judiciaire de Paris.
Par ordonnance du 21 avril 2022, la juridiction des référés du tribunal judiciaire de Nanterre s'est déclarée incompétente au profit de la juridiction des référés près le tribunal judiciaire de Paris.
Le 1er juin 2022, a été rendue par le juge des référés du tribunal de céans une ordonnance d'injonction de rencontrer un médiateur. Les parties ont déféré à cette injonction, mais seule la société TotalEnergies a fait part de son acceptation d'entrer en médiation.
A l'audience du 26 octobre 2022, le tribunal, compte tenu de la nature de l'affaire, a procédé à l'audition des professeurs [F] [W], [E] [Z] et [S] [T] comme amici curiae.
L'affaire a été entendue à l'audience du 7 décembre 2022.
Selon leurs dernières écritures déposées et soutenues à l'audience du 7 décembre 2022, les associations "Les Amis de la Terre France", "NAPE" et "AFIEGO", représentées par leur conseil, demandent à la juridiction des référés :
A titre principal, au visa de l'article 835 du code de procédure civile, ou à titre subsidiaire, de l'article 834 du même code :
- d'enjoindre à la société TotalEnergies SE, en vertu du II de l'article L. 225-102-4 du code de commerce sous astreinte de 50.000 euros par jour de retard et dans un délai de 15 jours à compter de l'ordonnance à intervenir :
(1) d'établir et publier dans son plan de vigilance, à inclure dans son prochain rapport de gestion l'ensemble des mesures de vigilance prévues aux 2o et 5o de l'article L.225-104 I propres à prévenir les risques identifiés dans la cartographie des risques et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi qu'à l'environnement résultant des activités des filiales de la société TotalEnergies SE, et leurs sous-traitants, dans la conduite des projets Tilenga et EACOP, incluant notamment :
une cartographie des risques conforme à l'article L. 225-102-4 I 1o, comprenant une analyse hiérarchisée des risques ainsi que les risques identifiés résultant des activités des filiales de la société TotalEnergies SE et de leurs sous-traitants et notamment :
- Les risques associés à l'expropriation des terres, dont l'atteinte au droit de propriété, au droit au logement, et aux droits à une nourriture et un niveau de vie suffisants ;
- Les risques d'atteintes à la liberté d'expression, de violences policières et d'arrestations arbitraires des personnes affectées par le projet (PAP) ou s'y opposant ;
- Les risques d'atteintes au droit à un environnement sain des populations au sein et autour des zones pétrolières ;
- Les risques pour les écosystèmes, la faune, la flore, l'eau, l'air et les sols, notamment les écosystèmes marins ;
- Les risques de fuites et déversement pétroliers, notamment une identification précise des risques résultants de fuites suite à des tsunamis et séismes, ainsi que leurs impacts sur les cours d'eaux, rivières et lacs et sur la santé et sécurité des personnes ;
- Les risques pour l'air et l'atmosphère et notamment l'identification de la totalité des émissions de gaz à effet de serre des projets : les émissions liées au transport maritime, du pétrole par les navires, celles provenant du raffinage du pétrole brut, et enfin, les émissions liées à la combustion du produit final, et leurs impacts sur le réchauffement climatique (sécheresse, inondations...) et ses conséquences pour l'environnement sain ;
- Les risques associés à l'utilisation des ressources en eau par les projets, notamment leurs impacts sur l'accès à l'eau des communautés riveraines ainsi que sur les écosystèmes.
Une procédure d'évaluation régulière conforme à l'article L. 225-102-4 I 2o, de la situation des filiales susvisées et leurs sous- traitants avec lesquels une relation commerciale est établie et au regard des risques identifiés dans la cartographie des risques conforme à l'article L. 225- 102-4 I 1o dans la conduite des projets Tilenga et EACOP ;
Les actions adaptées d'atténuation des risques ou de prévention des risques identifiés dans la cartographie des risques conforme à l'article L. 225-102-4 I 1o, notamment ceux listés ci-dessus, résultant des activités des filiales susvisées et leurs sous-traitants, dans la conduite des projets Tilenga et EACOP, notamment celles contenues dans les EIES, le LARF et les RAP ainsi que celles listées ci-dessous. Ces mesures de prévention doivent être élaborées après une consultation publique effective des parties prenantes, experts et personnes concernées. Elles devront également être rendues publiques, facilement accessibles, et ceci avant le début des travaux :
- En premier lieu, afin d'éviter tout dommage grave et irréparable à l'environnement, la société TotalEnergies SE se devra d'inclure, dans son plan de vigilance, la mise en place d'un moratoire sur le développement des projets Tilenga et EACOP, jusqu'à ce que soient identifiés les risques listés ci-dessus, et mises en oeuvre de manière effective toutes les actions adaptées de prévention ou d'atténuation des risques ou de prévention correspondantes, ainsi que les actions de prévention et atténuation suivantes :
- Exclure les aires naturelles protégées et les écosystèmes fragiles, en particulier le parc national des Murchison Falls et les zones avoisinantes (zones tampons) du périmètre des projets, et donc n'y entreprendre aucun travaux ni forage, afin de préserver ces écosystèmes et éviter des dommages irréversibles ;
- S'assurer que les installations et le tracé des projets n'affectent pas les corridors de migration de la faune, notamment les éléphants ;
- Préparer un plan de prévention et de gestion des fuites, prenant notamment en compte les risques de séismes et tsunamis, incluant les mesures adéquates visant à prévenir les risques qui y sont associés ;
- Prendre des mesures de prévention adaptées visant à prévenir les impacts des projets sur les ressources en eau, notamment en excluant l'utilisation d'eau du Lac Albert ou d'autres sources d'eau essentielles pour les populations de la région ;
- Mettre en conformité la totalité des installations pétrolières de Tilenga et EACOP avec les meilleures pratiques de l'industrie (BAT), notamment (mais pas seulement) en ce qui concerne les traversées de zones humides et rivières en utilisant la technique du forage directionnel horizontal (HDD), en rajoutant des valves de blocage, et en évitant de couper le flux des cours d'eau, et également, plus généralement, en réduisant le passage autour des tranchées (RoW) de 30 à 15 mètres, et à un maximum de 10 mètres dans les zones sensibles, afin de minimiser les impacts ;
Le mécanisme d'alertes et de recueil des signalements relatifs à l'existence ou à la réalisation des risques identifiés dans la cartographie des risques conforme à l'article L.255-102-4 I 1o, résultant des activités des filiales sus visées et de leurs sous-traitants dans la conduite des projets Tilenga et EACOP ;
Le dispositif de suivi des mesures de mises en oeuvre et d'évaluation de leur efficacité résultant des activités des filiales de la société TotalEnergies SE et de leurs sous traitants dans la conduite des projets Tilenga et EACOP ; ce suivi doit être continu, transparent, public, contenir des critères objectifs permettant de mesurer l'efficacité des mesures et inclure la consultation effective des parties prenantes notamment les populations affectées ainsi que la prise en compte effective de leurs retours. Des actions immédiates doivent être prises lorsque le dispositif mis en place identifie des mesures non mises en oeuvre ou inefficaces pour prévenir et remédier aux atteintes aux droits humaines et à l'environnement ;
(2) de mettre en oeuvre de manière effective son plan de vigilance conformément aux dispositions du I de l'article L.225-102-4 du code de commerce et plus particulièrement les mesures de vigilance raisonnable afférentes aux projets Tilenga et EACOP telles qu'identifiées au (1) le cas échéant via un ordre donné aux filiales de la société TotalEnergies SE et leurs sous- traitants, et particulièrement :
le principe no10 du LARF en garantissant que les populations qui ont été privées du droit de cultiver leurs terres reçoivent une nourriture suffisante avant qu'elles ne puissent restaurer leurs moyens de subsistances par l'exploitation de terres grâce à la compensation octroyée ; à ce titre, il est demandé à la société TotalEnergies SE de procéder dès maintenant à des livraisons de nourriture en qualité suffisante (adaptée à la taille des foyers) aux PAP jusqu'à ce qu'elles retrouvent des moyens de subsistance grâce à la compensation octroyée, c'est à dire pendant au moins 18 mois après le versement de la compensation ; pour les personnes n'ayant pas encore reçu de compensation, fournir de la nourriture immédiatement et jusqu'à 18 mois après le versement de la compensation ;
les principes no6 et 7 du LARF en garantissant que les populations reçoivent une juste et préalable compensation avant qu'elles ne soient privées du droit de cultiver leurs terres ; à ce titre (a) autoriser immédiatement les PAP toujours en attente de compensation à utiliser librement leurs terres pour y semer les cultures de leurs choix et réparer leurs habitations si nécessaire, et mettre en oeuvre les moyens afin de réduire l'impact des restrictions dues à la date limite d'éligibilité notamment via la planification des activités de développement afin que les agriculteurs touchés puissent récolter les cultures avant le déplacement; (b) verser immédiatement la compensation ; (c) réviser les taux de compensation des terres et des cultures pour s'adapter aux prix actuels du marché et inclure un dédommagement pour les dommages et les pertes subies depuis l'évaluation de leurs terres, du fait de leur incapacité à utiliser leurs terres librement ; (d) verser une compensation complémentaire correspondante à tous les PAP, y compris ceux qui ont déjà reçu leur compensation;
le principe no8 du LARF en garantissant que le choix d'option pour une compensation en nature soit effectif et que les compensations en espèces permettent l'acquisition de terres assurant aux population expropriées des revenus équivalents ;
le principe no4 du LARF en garantissant une participation effective des populations affectées aux prises de décisions aux projets Tilenga et EACOP ;
des mécanismes de traitement des plaintes indépendants des projets Tilenga et EACOP conformément aux stipulations du LARF, notamment en révisant le mécanisme de plaintes associés à Tilenga et EACOP et en remédiant aux insuffisances pointées par les communautés et les experts (manque de transparence, d'impartialité, d'indépendance ...)
(3) de suspendre les travaux afférents aux projets Tilenga et EACOP, le cas échéant via un ordre donné aux filiales et leurs sous- traitants jusqu'à ce que les mesures de vigilance définies au (1) et leur mise en oeuvre définie au (2) soient respectées ;
A titre infiniment subsidiaire :
- accueillir la demande de passerelle fondée sur l'article 837 du code de procédure civile ;
- ordonner le renvoi de l'affaire à une audience afin qu'il soit statué au fond ;
En tout état de cause :
- condamner la société TotalEnergies SE à verser aux associations demanderesse la somme de 5.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société TotalEnergies SE aux entiers dépens.
Les associations demanderesses exposent, en substance :
Sur la recevabilité de leur action
Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt pour agir:
? Que l'action qu'elles exercent est ouverte, selon la loi relative au devoir de vigilance des entreprises, à toute personne justifiant d'un intérêt pour agir ;
? Qu'il suffit, d'une part que leur objet social vise à lutter contre certaines des atteintes et risques graves liés aux projets en cause et non qu'il vise, expressément, ces projets ; d'autre part, qu'elles aient été dûment autorisées à introduire l'action, par leurs représentants respectifs ;
? Qu'il est en revanche indifférent qu'elles ne soient pas mandatées, spécifiquement, par des personnes se déclarant victimes des atteintes liées aux projets en cause ;
Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité pour défendre :
? Que les obligations reposant sur la défenderesse ne concernent pas seulement ses propres activités, mais encore celles de ses filiales, et de l'ensemble des partenaires commerciaux avec lesquels elle entretient, pour ces projets, des relations établies, tels que ses sous-traitants ;
? Qu'il existe, de par l'effet de la loi sur le devoir de vigilance, un dépassement de la distinction des personnalités morales ;
? Que la société défenderesse, en sa qualité de société mère, peut donc, sans s'ingérer dans la gestion de ses filiales, leur ordonner de respecter des obligations de vigilance dont elle est personnellement comptable, ce incluant, donc, d'exécuter les principes du LARF, auquel ses filiales opérationnelles sont parties ;
? Que les considérations liées aux personnalités morales distinctes que sont ses filiales sont indifférentes car elle dispose, sur ces dernières, d'un droit de vote majoritaire direct ou indirect, lui octroyant un contrôle exclusif.
Sur les fins de non-recevoir tirées, d'une part, de la disparition du plan de 2018, et d'autre part, de l'absence de mise en demeure préalable pour les plans postérieurs :
? Que le litige porte sur le respect par la société défenderesse de ses obligations en matière de vigilance, et non pas, spécifiquement, sur les plans de vigilance qui ne sont que les supports par lesquels elle doit rendre compte des diligences effectuées ;
? Qu'ainsi, le plan de vigilance de 2018, pour avoir disparu et été remplacé par trois plans successifs, n'a pas vidé le litige de son objet, et ne l'a pas même modifié, puisque ces plans sont également insuffisants ;
? Que les obligations en matière de vigilance sont de nature continue et n'appellent donc pas de réitérer les mises en demeure à chaque nouveau plan, sauf à priver la loi de toute sa portée, dès lors qu'un nouveau plan est publié chaque année et qu'elles sont tenues de respecter un délai de trois mois avant d'intenter une action en justice ;
? Qu'aucune demande nouvelle n'a été formée dans le cadre de la présente instance, seules les anciennes demandes ont été précisées en considération de l'évolution de la situation locale et des nouveaux éléments de preuves s'y rapportant, dont l'obtention est difficile ;
Sur le bien-fondé de l'action :
? Que les projets en cause sont à l'origine de graves atteintes ou risques d'atteintes aux droits des personnes et de l'environnement; et particulièrement :
- des atteintes liées à l'éviction forcées des PAP, en ce que 118.000 personnes ont été expropriées des terres sur lesquelles elles habitaient et qu'elles exploitaient afin d'en tirer leurs moyens de substance, ces personnes ayant bénéficié d'une indemnisation tardive, alors qu'elles étaient empêchées de les cultiver ou d'y réaliser quelques constructions à compter de la "cut off date", d'un montant insuffisant pour permettre l'acquisition de parcelles équivalentes, et monétaire, et sans possibilité d'opter pour une indemnisation en nature, ou d'obtenir des aliments de quantité et de qualité suffisante ;
- des atteintes liées à la liberté d'expression :
? Que les PAP, et plus généralement, toute personne souhaitant s'opposer aux projets en cause ou à leurs conditions de mises en oeuvre sont contraintes au silence par des procédés autoritaires, tels que l'intimidation ou la répression ; au moyen, notamment, d'arrestations arbitraires ou de menaces contre les personnes et les biens ;
- des atteintes à l'environnement :
? Que les projets en cause seront à l'origine d'émissions massives de gaz à effet de serre, participant du dérèglement climatique ;
? Que le projet Tilenga implique, au surplus, le forage de centaines de puits de pétrole dont certains à l'intérieur du parc national des Murchison Falls, ainsi que la construction, en ce lieu, de routes gouronnées, et le pompage d'importantes quantité d'eau en provenance du lac Albert ;
? Que le projet EACOP suppose de faire passer l'oléoduc par des zones protégées, et des corridors fauniques, ainsi que par des lacs, rivières et autres cours d'eau dont dépendent les populations locale;
*
? Que les plans de vigilance successivement adoptés par la société défenderesse sont insuffisants pour prévenir ou atténuer les atteintes graves ou risques d'atteintes graves sus mentionnés :
Sur la cartographie des risques :
? Que cette section du plan ne répond pas aux exigences légales puisqu'elle ne comprend qu'une liste descriptive incomplète des risques d'atteintes, sans analyse ou hiérarchie ;
? Que, dès lors, les risques d'atteintes ne sont pas correctement identifiés ;
Sur les procédures d'évaluation régulière de la situation des filiales, sous-traitants et fournisseurs :
? Que les filiales, sous-traitants ou fournisseurs qui présentent, par leurs activités, comme c'est le cas pour les projets en cause, des risques particuliers, ne sont pas identifiées ;
? Que les procédures décrites le sont de manière générique ou abstraite ce qui rend impossible de lier aux risques susvisés ;
Sur les actions adaptées d'atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves :
? Que cette section ne précise pas, pour chaque risque susvisé, les mesures adoptées pour les prévenir ou les atténuer ;
Sur le dispositif de suivi des mesures mises en oeuvre et l'évaluation de leur efficacité :
? Que cette section fait état d'un dispositif de suivi imprécis, en renvoyant à des audits internes ou externes ou à des listes d'indicateurs ou à un cahier des charge dont les contenus ne sont pas développés ;
Sur le compte rendu de mise en oeuvre du plan :
? Que cette section, pour être plus étoffée dans le plan de 2021 que dans celui de 2018, demeure lacunaire, puisqu'elle ne comprend des indicateurs chiffrés que pour certains risques ;
? Qu'elle ne permet pas, en l'état, de comprendre les mesures effectivement mises en oeuvres, ou le cas échéant, les difficultés d'application de ces mesures rencontrées ;
Selon ses dernières conclusions déposées et soutenues oralement à l'audience du 7 décembre 2022, la société TotalEnergies SE, représentée par son conseil, demande à la juridiction des référés :
A titre principal :
- de déclarer irrecevable l'action des associations demanderesses à son encontre s'agissant de la publication du plan de vigilance 2018 en raison de la disparition de son objet ;
- de déclarer irrecevable l'action des associations demanderesses à son encontre s'agissant de la publication des plans de vigilance 2019, 2020 et 2021 en raison de l'absence de mise en demeure préalable ;
- de déclarer irrecevables les demandes formées à son encontre par les associations demanderesses en raison de leur absence d'intérêt à agir ;
- de déclarer irrecevables les demandes no2 et no3 formées à son encontre par les associations demanderesses, en raison de son défaut de qualité à se défendre ;
A titre subsidiaire :
- de dire n'y avoir lieu à référé ;
- de rejeter la demande de passerelle ;
En tout état de cause :
- de débouter les associations demanderesses de l'ensemble de leurs demandes ;
- de condamner "solidairement" les associations demanderesses à lui verser la somme de 5.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens.
Au soutien de ses prétentions, la société défenderesse réplique :
Sur la recevabilité de l'action :
Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut d'intérêt pour agir :
? Que l'action est irrecevable pour défaut d'intérêt pour agir des associations demanderesses dont l'objet social est insuffisamment précis et ne leur permet pas, selon la jurisprudence, d'exercer des actions en justice ;
? Que ces associations ne justifient pas, au surplus, représenter des personnes se déclarant victimes des atteintes ou risques d'atteintes dénoncés ;
Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité pour défendre :
? Que l'action est irrecevable s'agissant des demandes no2 et no3 en raison de son défaut de qualité pour se défendre ;
? Qu'en effet, la demande no2 concerne ses seules filiales, et leurs sous traitants ou fournisseurs, et vise les principes du LARF, convention à laquelle elle n'est pas partie,
? Que la demande no3, consistant dans la suspension des travaux, concerne une mesure qui ne peut être adoptée que par les Etats, souverains, de l'Ouganda et de la Tanzanie ;
Sur les fins de non-recevoir tirées, d'une part, de la disparition du plan de 2018, et d'autre part, de l'absence de mise en demeure préalable pour les plans postérieurs :
? Que l'action exercée par les associations demanderesses est dorénavant dépourvue d'objet puisqu'elle repose sur le plan de 2018, lequel a disparu, trois plans successifs ayant été, depuis, publiés ;
? Que le contenu de ces plans a significativement évolué comparativement à celui qui était dénoncé dans la mise en demeure de 2019 ;
? Que les demandes formées sont également nouvelles comparativement à celles exposées dans cette mise en demeure ;
? Or, qu'aucune nouvelle mise en demeure, diligence obligatoire, ne lui a été adressée concernant les plans postérieurs à celui de 2018 ;
Sur le bien-fondé de l'action :
? Qu'à titre liminaire, la loi fondant l'action ne s'impose qu'aux sociétés mères et ne crée par d'obligations envers les sociétés tierces, même si le plan doit être décliné au sein des filiales du groupe ;
? Qu'il en résulte que seuls l'établissement, la publication et la mise en oeuvre du plan par les sociétés mères sont soumis au contrôle du présent juge ;
Sur la cartographie des risques :
? Que cette section est conforme aux prescriptions légales en ce qu'elle identifie, analyse et hiérarchise les différents risques liés à ses activités, et notamment ceux liés aux projets en cause ;
? Que l'ampleur de ses activités, qui ne se limitent aucunement aux projets en cause, ne permet pas de lister toutes les déclinaisons et toutes les hypothèses dans lesquelles un risques est susceptible de se manifester, sauf violer les dispositions du code de commerce qui lui impose de rédiger les documents extra-financiers, parmi lesquels compte le plan de vigilance, en termes clairs et concis ;
? Qu'elle n'est pas tenue d'y inclure les risques liés aux atteintes causés par un Etat de sorte qu'il ne peut lui être reproché d'avoir omis les éventuels risques correspondant ;
Sur les procédures d'évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs :
? Que cette section est également conforme aux prescriptions légales ;
? Qu'il est impossible de publier, au sein du plan de vigilance, des informations concernant l'identité des filiales, sous-traitants ou fournisseurs présentant des risques particuliers sans dévoiler au public la stratégie commerciale de ces sociétés ;
? Que les procédures d'évaluation y sont suffisamment développées, deux pages y étant d'ailleurs consacrées ;
Sur les actions d'atténuation des risques ou de prévention des atteintes :
? Que cette section est elle aussi conforme aux prescriptions légales, et en aucun cas lacunaires, puisque les différentes actions mises en oeuvre y sont explicitées ;
? Qu'il ne peut lui être reproché de renvoyer à des documents extérieurs ou à d'autres sections du même document, pratique courante destinée à éviter de surcharger le plan d'information non significatives, conformément aux préconisation, notamment, de la Commission européenne ;
Sur le mécanisme d'alerte et de recueil des signalements :
? Que cette section est également conforme aux prescriptions légales ;
? Qu'un mécanisme, d'ailleurs efficace, a été mis en place, même si elle concède qu'aucun développement n'est consacré aux mesures prises pour assurer l'éthique, l'indépendance ou la neutralité des personnes chargées de la gestion des alertes et des signalements, aucune norme n'imposant de telles mentions ;
Sur le dispositif de suivi :
? Que le compte-rendu de la mise en oeuvre effective du plan est la traduction concrète du dispositif de suivi de sorte qu'elle a ainsi fait le choix, comme d'autres sociétés soumises au même devoir de vigilance, de consacrer cette section au plan de gouvernance par renvoi à d'autres sections du document d'enregistrement universel;
? Qu'elle s'est notamment dotée d'un comité de pilotage des droits humains qui se réunit plusieurs fois par an, ainsi que d'un département des droits humains et d'éthique, qui s'appuie sur des responsables répartis dans les pays où le groupe opère, avec pour mission de promouvoir les valeurs du code de conduite auprès des collaborateurs des filiales, et veiller à leur mise en oeuvre au niveau local ;
? Qu'elle fait régulièrement diligenter des audits internes et externes, y compris concernant les projets en cause ;
? Que ce dispositif de suivi est efficace et a permis de mettre en oeuvre les actions afin de remédier concrètement aux difficultés identifiées ;
Sur le compte-rendu de mise en oeuvre effective :
? Que cette section est également conforme et que les griefs exprimés par les associations demanderesses sur ce point sont de pure forme ;
Sur la mise en oeuvre effective du plan :
? Que l'effectivité du plan de vigilance s'analyse au regard des mesures déployées par la société mère dans le cadre notamment de son dispositif de suivi pour s'assurer du respect de son plan au niveau local ;
? Que l'obligation de vigilance est de moyens, et non de résultat, et que l'ensemble des moyens ont été mis en place, les atteintes ou risques d'atteintes au droit humains et à l'environnement n'étant soit pas avérées, soit ayant été prises en considérations et atténuées autant que de possible, par des mesures adaptées ;
? Que les mesures sollicitées par les associations demanderesses pour pallier à sa carence alléguée présentent un caractère définitif échappant au juge des référés, et sont au surplus contradictoires entres elles puisqu'elles ne peuvent être exécutées simultanément;
? Qu'au surplus, elles tendent à prévenir ou atténuer des risques qui ne sont pas avérés, et sérieusement contestés, et ne caractérisent pas les dommages imminents ou troubles manifestement illicites et ne se justifient pas davantage par l'existence d'un différend.
En application de l'article 446-1 du code de procédure civile, il est renvoyé aux dernières écritures des parties pour un plus ample exposé des moyens qui y sont contenus .
A l'issue des débats, il a été indiqué aux conseils des parties que la décision serait rendue par mise à disposition au greffe le 28 février 2023.
MOTIFS
Sur le devoir de vigilance
Ces dernières années, plusieurs Etats ont adopté des législations devant permettre de mettre en oeuvre les principes des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme ou ceux de l‘Organisation de coopération et de développement économique.
La responsabilité sociale des entreprises, qui participe de cette évolution, désigne un concept selon lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec les parties prenantes, initialement à partir d'une démarche volontaire progressivement complétée par un cadre légal et réglementaire visant à mieux encadrer les mesures déployées et à l'évaluation de leur efficacité.
En s'intéressant aux chaînes d'approvisionnement mondiales, ces législations sont nécessairement dotées d'effets extraterritoriaux compatibles avec une certaine interprétation de l'obligation de l'État de faire respecter par les tiers les droits de l'homme, aucune règle ne prohibant à l'État d'édicter des règles à portée extraterritoriale régissant les activités d'entreprises présentes sur son territoire.
Le lien de rattachement entre l'État législateur et l'entreprise visée ne se limite pas à une conception stricte de la nationalité de la maison mère de l'entreprise, mais aux critères beaucoup plus larges du « domicile » des entreprises.
Parmi les pays européens à l'origine de législations imposant aux entreprises d'adopter un comportement vigilant du point de vue des droits de l'homme et de la protection de l'environnement, se singularise, en particulier, la France avec sa législation sur le devoir de vigilance.
En France, la loi no2017-399 du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance a pour objectif de renforcer les obligations des sociétés françaises en matière de prévention des atteintes graves aux droits humains, à l'environnement, à la santé et à la sécurité des personnes et afin d'éviter la survenance de dommages s'y rapportant. La loi instaure une obligation de vigilance à l'égard des sociétés-mères avec un périmètre étendu qui inclut non seulement les activités de la société mère, mais également celles de ses filiales et celles de ses sous-traitants et fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie.
Cette législation a été codifiée par les articles L. 225-102-4 et 5 du code de commerce qui disposent :
« I.-Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l'étranger, établit et met en oeuvre de manière effective un plan de vigilance.
Les filiales ou sociétés contrôlées qui dépassent les seuils mentionnés au premier alinéa sont réputées satisfaire aux obligations prévues au présent article dès lors que la société qui les contrôle, au sens de l'article L. 233-3, établit et met en oeuvre un plan de vigilance relatif à l'activité de la société et de l'ensemble des filiales ou sociétés qu'elle contrôle.
Le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu'elle contrôle au sens du II de l'article L. 233-16, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation.
Le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, le cas échéant dans le cadre d'initiatives pluripartites au sein de filières ou à l'échelle territoriale. Il comprend les mesures suivantes :
1o Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;
2o Des procédures d'évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, au regard de la cartographie des risques ;
3o Des actions adaptées d'atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;
4o Un mécanisme d'alerte et de recueil des signalements relatifs à l'existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société ;
5o Un dispositif de suivi des mesures mises en oeuvre et d'évaluation de leur efficacité.
Le plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en oeuvre effective sont rendus publics et inclus dans le rapport de gestion mentionné au deuxième alinéa de l'article L. 225-100 (1).Un décret en Conseil d'État peut compléter les mesures de vigilance prévues aux 1o à 5o du présent article. Il peut préciser les modalités d'élaboration et de mise en oeuvre du plan de vigilance, le cas échéant dans le cadre d'initiatives pluripartites au sein de filières ou à l'échelle territoriale.
II.- Lorsqu'une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n'y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d'un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les
respecter.Le président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins. »
« Article L225-102-5
Dans les conditions prévues aux articles 1240 et 1241 du code civil, le manquement aux obligations définies à l'article L. 225-102-4 du présent code engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice que l'exécution de ces obligations aurait permis d'éviter. L'action en responsabilité est introduite devant la juridiction compétente par toute personne justifiant d'un intérêt à agir à cette fin. La juridiction peut ordonner la publication, la diffusion ou l'affichage de sa décision ou d'un extrait de celle-ci, selon les modalités qu'elle précise. Les frais sont supportés par la personne condamnée. La juridiction peut ordonner l'exécution de sa décision sous astreinte. »
La loi pose un principe de devoir de vigilance à certaines entreprises qui sont rattachées territorialement à la France, ce principe se concrétisant par l'obligation faite à ces sociétés d'adopter un plan de vigilance comportant 5 catégories de mesures.
Le contenu de ces mesures de vigilance demeure général, étant observé que le décret prévu par les dispositions susvisées pouvant apporter des précisions sur le contenu de ces mesures de vigilance n'est pas paru à ce jour.
La loi ne vise directement aucun principe directeur, ni aucune autre norme internationale préétablie, ni ne comporte de nomenclature ou de classification des devoirs de vigilance s'imposant aux entreprises concernées.
Le droit positif ne prévoit aucun référentiel, aucune typologie précise des droits concernés ou des mesures au sens des dispositions susvisées.
Il n'est pas davantage prévu de modus operandi, de schéma directeur, d'indicateurs de suivi, d'instruments de mesure devant présider à l'élaboration, à la mise en oeuvre et à l'évaluation par l'entreprise des mesures générales de vigilance pesant sur elle du chef des dispositions susvisées.
Aucun organisme de contrôle indépendant, ou moniteur, ou d'indicateurs de performance ne sont davantage prévus par la loi pour évaluer ex ante le plan de vigilance adopté par l'entreprise ou pour vérifier la réalité de l'exécution de ce plan ex post, le seul contrôle prévu étant dévolu au juge qui pour opérer ce contrôle devra s'appuyer sur une notion standard « le caractère raisonnable » des mesures de vigilances contenues dans le plan de vigilance de l'entreprise, notion imprécise, floue et souple .
Cette législation assigne ainsi des buts monumentaux de protection des droits humains et de l'environnement à certaines catégories d'entreprise précisant à minima les moyens qui doivent être mis en oeuvre pour les atteindre.
Sur le modus operandi de l'élaboration du plan, il convient cependant de relever que les dispositions susvisées prévoient que : « Le plan a vocation à être élaboré en association avec les parties prenantes de la société, », étant observé que le champ des parties prenantes concernées n'est pas davantage précisé, ni le processus de désignation de ces parties prenantes, à l'exception du mécanisme d'alerte et de recueil des signalements relatifs à l'existence ou à la réalisation des risques, qui doit être établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société.
Il y a lieu de considérer que si le législateur n'a pas entendu donner un contour précis aux mesures générales qui s'imposent à certaines entreprises dans le cadre du devoir de vigilance, il a par contre expressément manifesté son intention de voir ce plan de vigilance élaboré dans le cadre d'une co-construction et d'un dialogue entre les parties prenantes de l'entreprise et l'entreprise.
En respectant la pluralité des points de vue des parties prenantes et en les associant à l'élaboration du plan, cette concertation, d'une part, est de nature à assurer une meilleure définition du périmètre de vigilance et, d'autre part, à réduire considérablement les risques de contentieux mettant en cause la pertinence du plan, si celui-ci a été défini et validé avec les parties prenantes.
Cette méthode voulue de collaboration ex ante entre la société et les parties prenantes à l'occasion de l'élaboration du plan de vigilance a pour objectif d'assurer au mieux l'effectivité du respect de la règlementation sus visée mais aussi de l'efficacité du plan au regard des buts monumentaux fixés par cette réglementation (essentiellement de nature politique en matière de protection de l'environnement et des droit humains).
Cette volonté du législateur d'un processus collaboratif d'élaboration du plan de vigilance se manifeste et est concrétisée par le mécanisme de la mise en demeure, préalable à la saisine du juge, prévu par les dispositions susvisées selon lesquelles : « Lorsqu'une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n'y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d'un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter?. ».
Cette mise en demeure ne peut avoir pour objet que de permettre à l'entreprise de se mettre en conformité dans le cadre d'un dialogue comme cela ressort des travaux préparatoires de loi sur le devoir de vigilance, et doit nécessairement dès lors être regardée comme une condition nécessaire préalable à la délivrance d'une injonction par le juge.
En effet, l'envoi de cette mise en demeure a pour objectif d'instituer une phase obligatoire de dialogue et d'échange amiable au cours de laquelle la société pourra répondre aux critiques formulées à l'encontre de son plan de vigilance et lui apporter les modifications nécessaires. Cette phase de dialogue est d'autant plus importante et nécessaire, pour parvenir à l'objectif fixé par la loi, que cette loi ne comporte aucune méthodologie précise concernant son établissement, ni aucun référentiel précis concernant les droits à préserver, cette configuration étant au surplus source de complexité dans l'élaboration du plan de vigilance.
Cette mise en demeure, dont l'exigence poursuit un objectif de sécurité juridique et de développement des alternatives amiables de résolution des litiges, doit être suffisamment ferme et précise pour permettre d'identifier les manquements imputés au plan et permettre la phase de négociation amiable préalable à la saisine du juge.
Le défaut de mise en demeure prévue par les dispositions susvisées antérieurement à la saisine du juge, ne peut ainsi qu'entraîner l'irrecevabilité de la demande d'injonction formée auprès du juge fondée sur ces mêmes dispositions.
Lorsqu'une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n'y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, « toute personne justifiant d'un intérêt à agir, bénéficie d'une option de juridiction, entre la juridiction et la juridiction des référés pour demander la délivrance d'une injonction aux fins de les faire respecter.Le président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins. »
Ce texte offre ainsi une option entre le juge du fond et le juge des référés.
Sur les pouvoirs du juge des référés
Le référé est un dispositif judiciaire permettant un examen rapide du contentieux. Le juge des référés est chargé d'apporter une réponse urgente à un litige en prononçant des mesures d'attente, afin de préserver les droits des parties avant leur appréciation par le juge du fond.
Aux termes de l'article 484 du Code de procédure civile, l'ordonnance de référé est une décision provisoire rendue dans les cas où la loi confère au juge, qui n'est pas saisi du principal, le pouvoir d'ordonner immédiatement les mesures nécessaires.
Au sens de l'article 488, l'ordonnance de référé n'a pas, au principal, autorité de la chose jugée. Le terme provisoire du référé contrairement au terme principal, ne concerne pas le fond du litige.
Les mesures prises en référé sont provisoires parce qu'elles sont susceptibles d'être modifiées ou rapportées par une juridiction du fond, qui n'est jamais liée par la décision de référé, en cas de circonstances nouvelles.
Aux termes de l'article 835, alinéa 1er, du code de procédure civile, le président peut toujours, même en présence d'une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite.
Le dommage imminent s'entend du dommage qui n'est pas encore réalisé, mais qui se produira sûrement si la situation présente doit se perpétuer et le trouble manifestement illicite résulte de toute perturbation résultant d'un fait qui directement ou indirectement constitue une violation évidente de la règle de droit.
Le juge des référés doit se placer, pour ordonner ou refuser des mesures conservatoires ou de remise en état, à la date à laquelle il prononce sa décision.
Il s'ensuit, pour que la mesure sollicitée soit prononcée, qu'il doit nécessairement être constaté à la date à laquelle le juge statue et, avec l'évidence qui s'impose à la juridiction des référés, l'imminence d'un dommage. Un dommage purement éventuel ne saurait donc être retenu pour fonder l'intervention du juge des référés. La constatation de l'imminence du dommage suffit à caractériser l'urgence afin d'en éviter les effets.
Aux termes de l'article 835, alinéa 2 du code de procédure civile, dans les cas où l'existence de l'obligation n'est pas sérieusement contestable, le président du tribunal judiciaire peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l'exécution de l'obligation même s'il s'agit d'une obligation de faire.
Une contestation sérieuse est caractérisée lorsque l'un des moyens de défense opposé aux prétentions du demandeur n'apparaît pas immédiatement vain et laisse subsister un doute sur le sens de la décision au fond qui pourrait éventuellement intervenir par la suite sur ce point si les parties entendaient saisir les juges du fond.
Si aucune contestation n'apparaît sérieusement opposable, la provision peut être octroyée ou l'obligation ordonnée, quelle que soit l'obligation en cause. La nature de l'obligation sur laquelle est fondée la demande de provision ou d'exécution d'une obligation de faire est indifférente, qui peut être contractuelle, quasi-délictuelle ou délictuelle.
En outre, la juridiction des référés ne peut se livrer à l'interprétation d'un acte sans outrepasser ses pouvoirs ; elle peut, en revanche tirer les conséquences d'un acte clair. Enfin, il est rappelé que le caractère sérieux de la contestation s'apprécie à la date de la décision et non à celle de la saisine.
Si la loi sur le devoir de vigilance, lorsqu'une société mise en demeure de respecter les « obligations prévues au I n'y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure » prévue par les dispositions susvisées, ouvre la possibilité à toute personne justifiant d'un intérêt à agir, de demander au juge des référés la délivrance d'une injonction aux fins de les faire respecter, encore faut-il que les conditions posées par les articles 834 et 835 du code de procédure civile soient réunies.
S'il entre dans les pouvoirs du juge des référés de délivrer une injonction en application des dispositions susvisées lorsque la société, soumise au régime du devoir de vigilance n'a pas établi de plan de vigilance, ou lorsque le caractère sommaire des rubriques confine à une inexistence du plan, ou lorsqu'une illicéité manifeste est caractérisée, avec l'évidence requise en référé, en revanche, il n‘entre pas dans les pouvoirs du juge des référés de procéder à l'appréciation du caractère raisonnable des mesures adoptées par le plan, lorsque cette appréciation nécessite un examen en profondeur des éléments de la cause relevant du pouvoir du seul juge du fond .
Sur les demandes formées par les associations Les Amis de la Terre France, NAPE et AFIEGO aux fins, principalement, d'enjoindre, la société TotalEnergies SE, d'exécuter ses obligations en matière de vigilance et tendant à voir suspendre les travaux afférents aux projets Tilenga et EACOP
Il est constant que la société TotalEnergies SE est soumise, depuis le 28 mars 2017, à la loi no2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, codifié aux articles L. 225-102-4 et -5 du code de commerce.
Le 20 mars 2019, la société TotalEnergies SE a publié son document d'enregistrement universel pour l'exercice 2018, lequel comprend le plan de vigilance 2018.
Le plan de vigilance comporte les rubriques correspondant aux cinq mesures exigées par la loi.
Par une lettre en date du 24 juin 2019, les associations « Les Amis de la Terre France », « The National Association of Professional Environmentalists », « Africa Institute for Energy Governance », « SURVIE », « Civic Response to Environment and Development » (CRED) et « Navigators of development association » (NAVODA) ont mis en demeure TotalEnergies « de satisfaire à ses obligations en matière de vigilance eu égard tant aux insuffisances de son plan que de sa mise en oeuvre effective ainsi que de sa publication ».
Aux termes de cette mise en demeure, ces associations ont formulé trois séries de critiques contre le plan de vigilance 2018 de la société TotalEnergies SE invoquant notamment que :
-"La cartographie des risques serait incomplète, car les risques causés par les activités de la maison-mère, par celles de ses filiales et celles de ses sous-traitants et fournisseurs, au sens de la Loi Vigilance, ne seraient pas identifiés ou insuffisamment identifiés, analysés et hiérarchisés, en particulier s'agissant des projets TILENGA et EACOP ;
- Le plan de vigilance ne comporterait aucune rubrique spécifique s'agissant des risques des projets TILENGA et EACOP ;
-Les mesures de vigilance raisonnable concernant les risques d'atteintes graves non identifiées ou insuffisamment identifiées dans le Plan de vigilance mais dont l'existence se trouverait rapportée par les associations demanderesses ne seraient assorties d'aucune mise en oeuvre effective".
Par lettre du 24 septembre 2019, la société TotalEnergies a répondu de manière détaillée à la mise en demeure des associations .
C'est dans ces conditions que les demanderesses ont introduit la présente instance par une assignation en référé délivrée le 29 octobre 2019 devant le président du Tribunal judiciaire de Nanterre, aux fins, principalement, d'enjoindre, cette société, d'exécuter ses obligations en matière de vigilance, les associations demanderesses ayant choisi l'option procédurale de la juridiction des référés et non l'option procédurale de la juridiction du fond .
Suite à cette assignation, la société TotalEnergies a publié de nouveaux plans de vigilance pour les années 2019, 2020 et 2021 apportant de nombreuses modifications au premier plan de vigilance, étant observé qu'au jour des débats c'est le plan de vigilance de l'année 2021 qui fait l'objet des critiques et des demandes formées par les demanderesse devant le juge des référés du tribunal de céans.
Sur le défaut de mise en demeure
Il ressort de la lecture des griefs et demandes allégués dans la mise en demeure du 24 juin 2019, des associations « Les Amis de la Terre France », « The National Association of Professional Environmentalists », « Africa Institute for Energy Governance », « SURVIE », « Civic Response to Environment and Development » (CRED) et « Navigators of development association » (NAVODA) adressée à la société TotalEnergies « aux fins de satisfaire à ses obligations en matière de vigilance eu égard tant aux insuffisances de son plan que de sa mise en oeuvre effective ainsi que de sa publication » que ces derniers sont différents de manière substantielle des demandes et griefs formés au jour des débats devant le juge des référés du tribunal de céans, (étant observé que les présentes demandes se fondent sur plus de deux cents nouvelles pièces par rapport à celles annexées à la mise en demeure de 2019) de sorte qu'il y a lieu de considérer que les griefs, objet des demandes formées par les demanderesses relativement au plan de vigilance pour l'année 2021 n'ont pas été notifiés à la société TotalEnergies SE par une mise en demeure préalable à la saisine du juge, en violation des dispositions susvisées .
Faute de mise en demeure préalable à la saisine du juge des référés, il s'en infère qu'il y a lieu de déclarer irrecevables les demandes formées par les demanderesses tendant à voir enjoindre la société TotalEnergies SE d'exécuter ses obligations en matière de vigilance et de suspendre les travaux afférents aux projets Tilenga et Eacop formées par les demanderesses, sans qu'il soit nécessaire d'examiner les autres moyens.
De manière surabondante, il sera relevé, en premier lieu, que la société TotalEnergies a établi formellement un plan de vigilance comportant les 5 items prévus par la loi sur le devoir de vigilance suffisamment détaillés pour ne pas être regardés comme sommaires, en second lieu, que de très nombreuses pièces contradictoires sont versées aux débats concernant des opérations spécifiques d'une grande complexité, objet du plan de vigilance litigieux, en troisième lieu, qu'il n'existe aucune règlementation précisant les contours du standard d'une entreprise normalement vigilante, de sorte que les griefs et les manquements reprochés à la société TotalEnergies SE du chef de son devoir de vigilance, au cas présent, doivent faire l'objet d'un examen en profondeur des éléments de la cause excédant les pouvoirs du juge des référés.
Il s'en infère qu'il n'appartient qu'au seul juge du fond, le cas échéant, de dire si les griefs reprochés à la société TotalEnergies sont caractérisés ou si cette dernière apporte la preuve du respect de son devoir de vigilance au regard des éléments contenus dans le plan de vigilance de la société TotalEnergies pour l'année 2021, et de procéder au contrôle des outils prévus et mis en oeuvre dans le cadre du plan de vigilance litigieux en en évaluant l'efficacité et l'effectivité au regard des buts monumentaux relatifs aux droits humains à préserver et à l'environnement à protéger relevant de la réglementation du devoir de vigilance, étant observé qu'aucune illicéité, en l'état, n'est caractérisée avec l'évidence requise en référé ou de manière manifeste.
Sur la demande tendant à voir accueillir la demande de passerelle fondée sur l'article 837 du code de procédure civile;
Il n'y a pas lieu de faire droit à cette demande, les conditions de l'article 837 du code de procédure civile n'étant pas réunies.
Sur les demandes accessoires
Les associations demanderesses échouant dans leurs demandes, elles supporteront la charge des dépens.
L'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Par jugement, rendu en état de référé, contradictoirement, en premier ressort, par mise à disposition au greffe.
Déclarons irrecevables les demandes formées par les associations "Les Amis de la Terre France", NAPE et AFIEGO aux fins d'enjoindre la société TotalEnergies SE, d'exécuter ses obligations en matière de vigilance et tendant à voir suspendre les travaux afférents aux projets Tilenga et EACOP ;
Disons n'y avoir lieu à l'application de l'article 837 du code de procédure civile.
Rejetons les demandes du chef de l'article 700 du code de procédure civile .
Condamnons in solidum les demanderesses au paiement des dépens de l'instance.
Fait à Paris le 28 février 2023
Le Greffier, Le Président,
Marion COBOS Fabrice VERT