TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
3ème chambre
1ère section
No RG 21/07529
No Portalis 352J-W-B7F-CURKK
No MINUTE :
Assignation du :
28 mai 2021
JUGEMENT
rendu le 16 mars 2023
DEMANDERESSE
S.A.R.L. DEUX MILLE TREIZE
[Adresse 3]
[Localité 5]
représentée par Me François GAILLARD, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #E0898
DÉFENDEURS
Monsieur [X] [V]
[Adresse 2]
[Localité 8]
Monsieur [A] [V]
[Adresse 1]
[Localité 8]
représentés par Me Pascal WINTER de la SELARL CABINET MONTMARTRE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J0009
Monsieur [D], [W], [J], [G] [R]
[Adresse 6]
[Localité 7]
représenté par Me Alexandre BIGOT JOLY de l'AARPI INFLUXIO, AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #E2164
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Nathalie SABOTIER, 1ère vice-présidente adjointe
Elodie GUENNEC, Vice-présidente
Malik CHAPUIS, Juge,
assistés de Caroline REBOUL, Greffière,
DÉBATS
A l'audience du 10 janvier 2023 tenue en audience publique devant Nathalie SABOTIER et Elodie GUENNEC, juges rapporteurs, qui, sans opposition des avocats, ont tenu seules l'audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l'article 805 du Code de Procédure Civile.
Avis a été donné aux avocats que la décision serait rendue le 16 mars 2023.
JUGEMENT
Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
EXPOSÉ DU LITIGE :
1. La société Deux Mille Treize exploite, dans des locaux situés [Adresse 3], un restaurant à l'enseigne "Le Kebab des [Adresse 3]". Les associés de la société Deux Mille Treize sont, depuis le 19 mars 2021, MM. [C] et [S] [V] (fils de M. [I] [V]).
2. La société Deux Mille Treize expose que, le 1er mars 2021, elle a découvert la création par deux de ses salariés, MM. [A] et [X] [V] (également cousins des précédents) en 2020, de la société Kebab des [Adresse 3], pour exploiter un restaurant situé [Adresse 4]. Elle a également découvert que M. [X] [V] avait déposé à l'INPI, le 31 octobre 2018, une marque semi-figurative "Kebab des [Adresse 3] " enrregistrée sous le no 18 4 496 085 pour désigner en classes 30, 32 et 43, notamment, les pains, les boissons sans alcool et les services de restauration;
3. Avait également été déposée à l'INPI, le 2 octobre 2018, par M. [D] [R], en charge du compte Instagram du restaurant exploité par la société Deux Mille Treize, la marque verbale française "Kebab des [Adresse 3]" no4487600 pour désigner en classes 29 et 43, notamment, les viandes et les services de restauration.
4. Aussi, la société Deux Mille Treize a, par une lettre du 8 avril 2021, convoqué MM [A] et [X] [V] à un entretien préalable en vue de leur licenciement pour faute lourde.
5. M. [A] [V] a alors déposé, le 12 avril 2021, la marque semi-figurative française "Kebab des [Adresse 3] Depuis 1991 Meilleur Kebab de [Localité 10]" enregistrée sous le no 21 4 754 372 pour désigner en classes 29, 30, 32 et 43, les viandes, les pains, les boissons sans alool et les services de restauration.
6. La société Deux Mille Treize a également obtenu du tribunal de commerce de Paris, par une ordonnance de référé du 10 mai 2021, qu'il soit enjoint à la société Kebab des [Adresse 3] de changer sa raison sociale et qu'il lui soit interdit d'exploiter le fonds de commerce situé [Adresse 4].
7. Par des actes d'huissier des 28 mai et 2 juin 2021, la société Deux Mille Treize a fait assigner MM. [R] et [V] devant le tribunal judiciaire de Paris aux fins d'obtenir le transfert des 3 marques "Kebab des [Adresse 3]" à son profit en raison de leur dépôt frauduleux.
8. M. [R] a cédé ses droits sur la marque no4487600 à la société Deux Mille Treize, la cession étant publiée en avril 2021. La société Deux Mille Treize s'est donc désistée de ses demandes à son égard par ses conclusions du 11 mars 2022.
9. Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 11 mars 2022, la société Deux Mille Treize demande au tribunal de :
- La DIRE recevable et bien fondée en ses demandes ;
- DIRE parfait son désistement à l'égard de M. [R] ;
- JUGER que l'enregistrement par M. [A] [V] de la marque française "Kebab des [Adresse 3]" no 21 4 754 372 a été effectuée en fraude de ses droits;
- ORDONNER le transfert de la marque "Kebab des [Adresse 3]" no 21 4 754 372 frauduleusement déposée, au profit de la société Deux Mille Treize ;
- CONDAMNER M. [A] [V] à payer à la société Deux Mille Treize la somme de 10.000 euros au titre du dépôt frauduleux de la marque "Kebab des [Adresse 3]" no 21 4 754 372 ;
- JUGER que l'enregistrement par M. [X] [V] de la marque française "Kebab des [Adresse 3] " no 18 4 496 085 a été effectuée en fraude des droits de la société Deux Mille Treize ;
- PRONONCER la nullité du dépôt de la marque "Kebab des [Adresse 3]" no 18 4 496 085 frauduleusement déposée ;
- CONDAMNER M. [X] [V] à payer à la société Deux Mille Treize la somme de 10.000 euros au titre du dépôt frauduleux de la marque "Kebab des [Adresse 3]" no 18 4 496 085 ;
- DIRE que le présent jugement, une fois devenu définitif, sera transmis à l'INPI par la partie la plus diligente pour inscription au Registre national des marques ;
- CONDAMNER MM. [A] [V] et [X] [V] à payer chacun à la société Deux Mille Treize la somme de 4.000 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile ;
- CONDAMNER solidairement MM. [A] [V] et [X] [V] aux entiers dépens de l'instance, en ce compris les frais d'assignation et les frais éventuels d'exécution.
10. Aux termes de leurs dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 14 avril 2022, MM. [A] [V] et [X] [V] demandent au tribunal de :
- Débouter la société Deux Mille Treize de l'ensemble de ses demandes à l'encontre d'[X] [V], le dépôt de la marque française "Kebab des [Adresse 3]" no 18 4 496 085 étant régulier,
- Débouter la société Deux Mille Treize de l'ensemble de ses demandes à l'encontre d'[A] [V], le dépôt de la marque française figurative "Kebab des [Adresse 3]" no 21 4 754 372 étant régulier,
Subsidiairement concernant la marque française figurative "Kebab des [Adresse 3] " no 21 4 754 372,
- Dire que la demande de transfert est irrecevable en l'absence dans la procédure du créateur du logo et du graphisme de ladite marque, M. [F] [N],
- Dire les concluants bien fondés en leurs demandes reconventionnelles et en conséquence condamner la société Deux Mille Treize à payer :
- la somme de 10.000 € à [X] [V] pour utilisation sans autorisation de la marque no 18 4 496 085,
- la somme de 10.000 € à [A] [V] pour utilisation sans autorisation de la marque no 21 4 754 372,
- Faire interdiction à la société Deux Mille Treize d'utiliser les marques " Kebab des [Adresse 3] " no 18 4 496 085 et " Kebab des [Adresse 3] " no 21 4 754 372 à compter du prononcé du jugement et ce sous astreinte de 1.000 € par jour de retard,
- Juger que le dépôt de la marque no18 4 487 600 par M. [R] est frauduleux et donc dire nuls tous les actes subséquents concernant cette marque,
- Condamner solidairement la société Deux Mille Treize et M. [R] à payer à [X] [V] et [A] [V], à chacun, la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- Ordonner l'exécution provisoire du jugement nonobstant appel et dans caution,
- Condamner la société Deux Mille Treize aux entiers dépens.
11. L'instruction a été close par une ordonnance du 19 avril 2022 et plaidée à l'audience du 10 janvier 2023, pour être mise en délibéré par mise à disposition au greffe le 16 mars 2023.
MOTIFS DE LA DÉCISION
1o) Sur le désistement à l'égard de M. [R]
12. Selon l'article 395 du code de procédure civile, le désistement n'est parfait que par l'acceptation du défendeur ; toutefois, l'acceptation n'est pas nécessaire si le défendeur n'a présenté aucune défense au fond ou fin de non-recevoir au moment où le demandeur se désiste.
13. Ces dispositions sont constamment interprétées en ce sens que le desistement qui n'a pas besoin d'être accepté produit un effet extinctif immédiat (2e Civ., 22 septembre 2005, pourvoi no 04-13.036, Bull. 2005, II, no 232).
14. Ni M. [R], ni MM. [X] et [A] [V] à l'égard de M. [R], n'avait présenté de défense au fond, non plus qu'une fin de non recevoir au moment où est intervenu le désistement de la société Deux Mille Treize. Il y a donc lieu de déclarer parfait le désistement de la société Deux Mille Treize de ses demandes dirigées contre M. [R] et de dire irrecevables les demandes de MM. [V] dirigées contre M. [R], celles-ci étant postérieures au dessaisissement du tribunal de l'instance engagée contre ce dernier.
2o) Sur la fraude
Moyens des parties
15. La société Deux Mille Treize rappelle que M. [X] [V] a procédé au dépôt litigieux alors qu'il était salarié de la société Deux Mille Treize, la marque désignant les produits et services commercialisés par elle, en pleine connaissance de ce qu'elle utilisait le signe "Kebab des [Adresse 3]" et que la notoriété de l'établissement est basée sur son ancienneté, des recettes "de père en fils", que ne peuvent en aucun cas revendiquer MM. [X] et [A] [V], ce que ces derniers savent selon elle parfaitement.
16. MM. [X] et [A] [V] exposent qu'ils étaient les réels animateurs de la société Deux Mille Treize, dont ils ont, par leur travail, développé la notoriété dans les médias et sur les réseaux sociaux. Ils ajoutent que c'est en toute transparence et avec l'accord du reste de la famille qu'ils ont fait l'acquisition du fond voisin de celui de la société Deux Mille Treize, mais qu'ils ont subi une volte face brutale de leur oncle, M. [I] [V], réel propriétaire de la société Deux Mille Treize. Ils précisent également que le restaurant est et a toujours été exploité par la société Deux Mille Treize sous l'enseigne "Bodrum" et non "[Adresse 9]". S'agissant de la marque no 18 4 496 085, les défendeurs font valoir qu'elle a été créée par M. [N], de sorte que tout transfert en est exclu celui-ci n'ayant pas été attrait à la présente procédure. Ils concluent encore à l'absence de fraude, ayant concédé gratuitement l'usage des marques à la société Deux Mille Treize, avant leur licenciement brutal, et n'ayant ensuite, par le dernier dépôt, cherché qu'à préserver leurs droits.
Appréciation du tribunal
17. Il est rappelé que la validité du droit attaché à une marque s'apprécie à la date à laquelle est né ce droit selon la loi applicable à cette date (Cass. Com., 13 janvier 2009, pourvois no 07-19.056, 07-19.571).
18. Selon l'article L. 712-6, alinéa 1, du code de la propriété intellectuelle, « Si un enregistrement a été demandé soit en fraude des droits d'un tiers, soit en violation d'une obligation légale ou conventionnelle, la personne qui estime avoir un droit sur la marque peut en revendiquer sa propriété en justice. »
19. Depuis l'entrée en vigeur de l'ordonnance no2019-1169 du 13 novembre 2019, l'article L. 711-2 prévoit que "Ne peuvent être valablement enregistrés et, s'ils sont enregistrés, sont susceptibles d'être déclaré nuls :(...) 11o Une marque dont le dépôt a été effectué de mauvaise foi par le demandeur." Aucune disposition du code de la propriété intellectuelle n'envisageait, avant l'entrée en vigueur de cette disposition le 15 décembre 2019, la fraude autrement que dans le cadre de l'action en revendication. En vertu toutefois de l'adage selon lequel "la fraude corrompt tout", l'enregistrement frauduleux d'une marque pouvait toujours être annulé et il était à cet égard constamment jugé « qu'un dépôt de marque est entaché de fraude lorsqu'il est effectué dans l'intention de priver autrui d'un signe nécessaire à son activité » (Cass. Com., 25 avril 2006, pourvoi no 04-15.641).
20. De même, selon la Cour de Justice de l'Union européenne, aux fins de l'appréciation de l'existence de la mauvaise foi du déposant, il convient de prendre en considération tous les facteurs pertinents propres au cas d'espèce et existant au moment du dépôt de la demande d'enregistrement d'un signe en tant que marque de l'Union européenne et, notamment, premièrement, le fait que le demandeur sait ou doit savoir qu'un tiers utilise un signe identique ou similaire pour un produit ou un service identique ou similaire prêtant à confusion avec le signe dont l'enregistrement est demandé, deuxièmement, l'intention du demandeur d'empêcher ce tiers de continuer à utiliser un tel signe ainsi que, troisièmement, le degré de protection juridique dont jouissent le signe du tiers et le signe dont l'enregistrement est demandé (CJUE, 11 juin 2009, Chocoladefabriken Lindt et Sprüngli, C-529/07, point 53 ; TUE, 21 avril 2021, Hasbro, Inc., T-663/19, point 35).
21. Il résulte en l'occurrence des pièces produites aux débats, en particulier le procès-verbal de constat dressé le 9 avril 2021 par Me [K], huisier de justice, que la société Deux Mille Treize exploite, sinon l'enseigne, à tout le moins le signe "Kebab des [Adresse 3]", depuis au moins septembre 2018, époque à laquelle M. [X] [V], son salarié a procédé au dépôt, à son nom et pour son compte, de ce signe à titre de marque. En tant que salarié de cette société, et ainsi qu'il l'indique lui-même son principal "animateur", M. [X] [V] avait une parfaite connaissance de l'exploitation de ce signe par son employeur pour désigner les services de vente à emporter de plats à base de viande grillée de type kebab.
22. Ce dépôt visait manifestement à priver son employeur des signes nécessaires à son activité puisque les défendeurs ont créé une société, établie dans des locaux immédiatement voisins de ceux de la société Deux Mille Treize, dans lesquels ils exploitent d'ailleurs (en violation de l'injonction qui leur a été délivrée par le tribunal de commerce) un restaurant proposant des services de vente à emporter de plats à base de viande grillée de type kebab.
23. La fraude apparaît donc établie s'agissant du signe "Kebab des [Adresse 3]" enregistré le 31 octobre 2018, et plus encore s'agissant du signe complexe "Kebab des [Adresse 3] Depuis 1991 Meilleur Kebab de [Localité 10]", vu la date, les circonstances (après la réception de la convocation à l'entretien préalable à son licenciement) et les termes ("depuis 1991" alors que les défendeurs sont nés respectivement en 1987 et 1989) de son dépôt. La défense de MM. [X] et [A] [V] ne peut en effet être suivie sauf à faire abstraction de la personnalité morale distincte de la société Deux Mille Treize.
24. Il y a donc lieu de faire droit à la demande d'annulation de la marque semi-figurative française no184496085 "Kebab des [Adresse 3]", ainsi qu'à la demande de transfert de la marque semi-figurative française no214754372 "Kebab des [Adresse 3] Depuis 1991 Meilleur Kebab de [Localité 10]".
25. La fraude est à l'origine d'un préjudice moral pour la société Deux Mille Treize, résultant de l'atteinte à ses éléments d'identification, lequel sera réparé par le versement de la somme de 5.000 euros à titre de dommages-intérêts (2.500 euros à la charge de chacun des défendeurs).
26. Le sort des marques commande de rejeter les demandes reconventionnelles de MM. [X] et [A] [V] fondées sur la contrefaçon de ces marques.
27. Parties perdantes au sens de l'article 699 du code de procédure civile, MM. [X] et [A] [V] seront condamnés aux dépens, ainsi qu'à payer à la société Deux Mille Treize la somme de 4.000 euros chacun par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
28. Aucune circonstance ne justifiant d'y déroger, il sera rappelé que la présente décision est assortie de plein droit de l'exécution provisoire, conformément aux dispositions de l'article 514 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
LE TRIBUNAL,
DÉCLARE parfait le désistement de la société Deux Mille Treize de ses demandes dirigées contre M. [R] et constate l'extinction partielle de l'instance à son égard dès le 11 mars 2022;
DIT par conséquent irrecevables les demandes de MM. [X] et [A] [V] dirigées contre M. [R] ;
ORDONNE le transfert de la propriété de l'enregistrement de la marque semi-figurative française "Kebab des [Adresse 3] Depuis 1991 Meilleur Kebab de [Localité 10]" no 21 4 754 372 de M. [A] [V] au profit de la société Deux Mille Treize ;
CONDAMNE M. [A] [V] à payer à la société Deux Mille Treize la somme de 2.500 euros à titre de dommages-intérêts réparant le préjudice causé par cette fraude ;
DECLARE nul l'enregistrement de la marque "Kebab des [Adresse 3]" no 18 4 496 085 frauduleusement déposée par M. [X] [V] ;
CONDAMNE M. [X] [V] à payer à la société Deux Mille Treize la somme de 2.500 euros à titre de dommages-intérêts réparant le préjudice causé par cette fraude ;
DIT que le présent jugement, une fois passé en force de chose jugée, sera transmis à l'INPI à l'initiative de la partie la plus diligente pour inscription au Registre national des marques ;
REJETTE les demandes reconventionnelles de MM. [A] [V] et [X] [V] ;
CONDAMNE in solidum MM. [A] [V] et [X] [V] aux dépens ;
CONDAMNE MM. [A] [V] et [X] [V] à payer chacun à la société Deux Mille Treize la somme de 4.000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
RAPPELLE que la présente décision est assortie de l'exécution provisoire de plein droit.
Fait et jugé à Paris le 16 mars 2023.
LA GREFFIERE LA PRESIDENTE