TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
3ème chambre
2ème section
No RG 22/02412
No Portalis 352J-W-B7G-CWEHG
No MINUTE :
Assignation du :
16 Février 2022
JUGEMENT
rendu le 08 Décembre 2023
DEMANDERESSE
S.A.S. LABORATOIRES CEORA
[Adresse 2]
[Localité 3]
représentée par Maître Jean-didier MEYNARD de la SCP BRODU - CICUREL - MEYNARD - GAUTHIER - MARIE, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant, vestiaire #P0240
et par Maître Philippe BRIAND de la SELARL HUBERT BENSOUSSAN ET ASSOCIES, avocat plaidant, avocat au barreau de PARIS
DÉFENDERESSE
S.A.S. SYLAMED
[Adresse 1]
[Localité 4]
représentée par Maître Laurent-haim BENOUAICH de la SCP BBO, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire #R0057
Copies délivrées le :
- Maître BRIAND #P240 (exécutoire)
- Maître BENOUAICH #R57 (ccc)
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Anne BOUTRON, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge
assistés de Monsieur Quentin CURABET, Greffier,
DÉBATS
A l'audience du 23 Juin 2023 tenue en audience publique devant Irène BENAC et Arthur COURILLON-HAVY, juges rapporteurs, qui sans opposition des avocats ont tenu seuls l'audience, et après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l'article 805 du Code de Procédure Civile.
Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 6 Octobre 2023 puis prorogé en dernier lieu au 8 décembre 2023
JUGEMENT
Prononcé publiquement par mise à dipsosition au greffe
Contradictoire
En premier ressort
EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
1. La société Ceora distribue, dans un réseau de pharmacie dénommé ‘Leadersanté', qu'elle anime, différents produits rassemblés dans une gamme appelée ‘Apothicare', dont une bande adhésive dénommée ‘Apothiplast' qui lui était fournie par la société Sylamed entre 2015 et 2020. Les relations des parties se sont dégradées et tandis que la société Sylamed reproche à la société Ceora une rupture brutale de relations commerciales établies (soumise au tribunal de commerce), celle-ci reproche à la première d'avoir commencé à vendre aux pharmacies du réseau Leadersanté un produit concurrent dans un emballage constituant la reproduction servile du sien, ce qu'elle qualifie notamment de contrefaçon de droit d'auteur et de concurrence déloyale et parasitaire. C'est la présente procédure.
2. L'emballage de la société Ceora est reproduit ci-dessous à gauche, celui de la société Sylamed, ci-dessous à droite.
3. La société Ceora a assigné la société Sylamed le 16 février 2022. L'instruction a été close le 2 février 2023.
Prétentions des parties
4. Dans ses dernières conclusions (16 novembre 2022), la société Ceora demande à titre principal, au titre de la contrefaçon de droit d'auteur, 60 000 euros de dommages et intérêts pour préjudice matériel et 20 000 euros pour préjudice moral outre des mesures d'interdiction, rappel, destruction et publication, subsidiairement, au titre de la concurrence déloyale, 50 000 euros de dommages et intérêts pour préjudice matériel et 20 000 euros pour préjudice moral outre une mesure d'interdiction, en tout état de cause, 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et les dépens.
5. Dans ses dernières conclusions (31 octobre 2022), la société Sylamed résiste aux demandes et réclame elle-même 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Moyens des parties
6. La société Ceora soutient que l'emballage du produit Sylaplast de la défenderesse, presque identique au sien selon elle, reproduit les caractéristiques originales de celui de son produit Apothiplast mais aussi plus généralement de l'ensemble de sa gamme Apothicare, en reprenant ce qui fait son identité visuelle. Elle se prévaut d'un contrat de cession de droit non signé que lui a tout de même consenti, affirme-t-elle, la société qu'elle avait chargée de la conception de cette identité visuelle, mais aussi de la présomption de titularité des droits tirée de l'exploitation de l'oeuvre sous son nom. Elle invoque par ailleurs une contrefaçon de sa marque Apothiplast du fait de la « suppression » de celle-ci sur l'emballage litigieux. Elle allègue un préjudice forfaitaire de 60 000 euros et un préjudice qu'elle qualifie de moral, tenant au détournement de l'image de ses produits contribuant à la dépréciation de sa marque Apothicare.
7. Subsidiairement, elle estime que la reprise de son emballage constitue un parasitisme et suscite un risque de confusion fautif, lui ayant causé un préjudice tenant d'une part aux économies d'investissement qu'elle évalue à 40 000 euros en se fondant sur les dépenses marketing qu'elle avait engagée pour cette gamme l'année de sa création (43 729 euros) auxquelles elle ajoute un avantage indu acquis du fait des actes déloyaux et qu'elle évalue à 10 000 euros, outre un préjudice moral tenant à la banalisation de son emballage.
8. La société Sylamed conteste que la demanderesse soit titulaire des droits d'auteur, conteste l'originalité, soutient qu'en toute hypothèse son emballage contient des éléments différents et n'est pas une reproduction servile. Elle en déduit également l'absence de concurrence déloyale.
9. Elle estime que le préjudice n'est pas démontré, souligne que les investissements allégués sont de 2015 alors que la création de la gamme en cause remonte à 2014, année où les dépenses de la demanderesse ne sont justifiées qu'à hauteur de 2 370 euros.
MOTIVATION
I . Demandes fondées sur le droit d'auteur
10. Conformément à l'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle, l'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur l'oeuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous comportant des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial.
11. En application de la directive 2001/29 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information, qui harmonise la notion d'oeuvre conditionnant la protection exigée par ce texte, une oeuvre implique un objet original, c'est-à-dire une création intellectuelle propre à son auteur, qui en reflète la personnalité en manifestant ses choix libres et créatifs ; et cet objet doit être identifiable avec suffisamment de précision et d'objectivité, ce qui exclut une identification reposant essentiellement sur les sensations de la personne qui reçoit l'objet (CJUE, 12 septembre 2019, Cofemel, C-683/17, points 29 à 35).
12. Par ailleurs, la propriété littéraire et artistique ne protège pas les idées ou concepts, mais seulement la forme originale sous laquelle ils se sont exprimés (Cass. 1re Civ., 29 novembre 2005, no04-12-721 ; 1re Civ., 16 janvier 2013, no12-13.027).
13. Au cas présent, les caractéristiques invoquées par la demanderesse pour caractériser l'originalité de l'emballage en cause sont le choix de « quatre coloris » (non précisés, mais seuls trois sont visibles sur les images communiquées, à savoir blanc, gris et vert), une bande verticale (grise) à droite, un bandeau en haut portant la mention de la marque « Apo... » dans « un coloris spécifique » avec une alternance de caractères gras et non gras, un fond avec des liserés fins obliques gris clair, l'indication des dimensions dans une pastille ronde en blanc sur noir, la mention des « caractéristiques principales du produit regroupées en deux ou trois lignes dans la partie supérieure gauche et précédées d'un trait vertical dans la couleur dominante », les « éléments caractéristiques du conditionnement », les « segmentations de gamme opérées », outre la photographie centrale montrant le produit et plus généralement le fait que les signes de reconnaissance de tous les emballages de sa gamme Apothicare « sont suffisamment nombreux et spécifiques pour que le packaging [de ces produits] soit tenu pour une création originale. »
14. Ces caractéristiques relèvent soit de caractéristiques commerciales ou techniques insusceptibles de protection par le droit d'auteur (le conditionnement, le segment de gamme), soit de caractéristiques banales qui ne traduisent aucun choix créatif. Leur combinaison n'est que l'agencement efficace et attendu de ces caractéristiques visuelles et ne porte ainsi pas davantage l'empreinte de la personnalité de son auteur. La photographie du produit, dont l'originalité n'est pas même décrite, n'est pas davantage originale. Quant au fait que plusieurs emballages de la gamme aient une « identité visuelle », il s'agit d'un argument indifférent pour apprécier leur originalité.
15. L'objet invoqué n'est donc pas protégé par le droit d'auteur et les demandes formées à ce titre sont par conséquent rejetées.
II . Demandes fondées sur la contrefaçon de marque
16. En substance, la société Ceora estime que l'emballage de la société Sylamed est si proche du sien que la seule différence serait en définitive la modification de la marque (Apothiplast remplacé par Sylaplast), ce qui s'analyserait en une suppression de la marque, prohibée par le 7o de l'article L. 713-3-1 du code de la propriété intellectuelle.
17. Toutefois, la suppression prohibée d'une marque implique que la marque figurât initialement sur le produit ou son emballage. Ici il est constant que ce sont ses propres produits que la société Sylamed a vendu, dans un emballage sur lequel la marque Apothiplast n'a jamais figuré. Ce que critique en fait la demanderesse n'est pas une suppression de marque, mais une imitation fautive de l'emballage (examinée ci-dessous au titre de la concurrence déloyale). Il ne s'agit pas d'une contrefaçon de marque.
III . Concurrence déloyale
18. La concurrence déloyale, fondée sur le principe général de responsabilité civile édicté par l'article 1240 du code civil, consiste en des agissements s'écartant des règles générales de loyauté et de probité professionnelle applicables dans la vie des affaires tels que ceux créant un risque de confusion avec les produits ou services offerts par un autre. L'appréciation de la faute doit résulter d'une approche concrète et circonstanciée des faits.
19. Constitue également une concurrence déloyale et est ainsi fautif au sens de l'article 1240 du code civil le fait, pour un agent économique, de se placer dans le sillage d'une entreprise en profitant indument des investissements consentis ou de sa notoriété, ou encore de ses efforts et de son savoir-faire ; qualifié de parasitisme, il résulte d'un ensemble d'éléments appréhendés dans leur globalité (Cass. Com., 4 février 2014, no13-11.044 ; Cass. Com., 26 janvier 1999, no 96-22.457), et qu'il faut interpréter au regard du principe de liberté du commerce et de l'industrie.
20. Au cas présent, il ressort de la représentation des emballages en cause (cf point 2) que celui de la société Sylamed imite tous les éléments visuellement marquants de celui de la demanderesse d'une façon si complète, jusqu'à l'indication de la dimension dans une petite pastille ronde de même couleur, qu'il est manifeste que l'acheteur de ces produits, en en voyant un sur un présentoir, peut croire acheter l'autre, ou à tout le moins que le produit de la défenderesse fait partie de la gamme de la demanderesse, ce qui caractérise un risque de confusion.
21. Cette imitation est donc fautive. Le fait qu'elle soit constitutive également d'un parasitisme économique n'est pas susceptible de causer un préjudice distinct et est donc indifférent.
22. À défaut de preuve d'un préjudice économique (étant précisé que comme le souligne la défenderesse sans être contredite, la société Ceora s'appuie sur des dépenses marketing de 2015 alors qu'elle affirme par ailleurs que la gamme d'emballage dont elle se prévaut a été créée en 2014), seul un préjudice moral a été causé par les faits litigieux, qui peut être estimé à à 10 000 euros.
23. Il est également nécessaire, pour mettre fin au préjudice, d'interdire la poursuite de la vente des produits dans l'emballage fautif, sous astreinte.
IV . Dispositions finales
24. Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. L'article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu'il détermine, en tenant compte de l'équité et de la situation économique de cette partie.
25. La société Sylamed perd le procès dès lors qu'elle avait contesté toute faute. En équité, l'indemnité qu'elle doit à la société Ceora au titre des frais exposés peut être limitée à 6 000 euros.
26. L'exécution provisoire est de droit et rien ne justifie de l'écarter au cas présent.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal :
Rejette les demandes en contrefaçon (dommages et intérêts, rappel, destruction, interdiction, publication) ;
Condamne la société Sylamed à payer 10 000 euros de dommages et intérêts à la société Ceora au titre de la concurrence déloyale ;
Ordonne à la société Sylamed de cesser de vendre ou d'offrir à la vente l'emballage litigieux ou des produits dans cet emballage, sous astreinte de 150 euros par jour qui commencera à courir passés 5 jours suivant la signification du jugement puis pendant 180 jours.
Condamne la société Sylamed aux dépens ainsi qu'à payer 6 000 euros à la société Ceora au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Fait et jugé à Paris le 08 Décembre 2023
Le Greffier La Présidente
Quentin CURABET Irène BENAC