249-58/59 30 juin 1959 1402
Ab Elie c/ Aa Max.x.
Cassation d'un arrêt de la Cour d'appel de Rabat du 14 mars 1958.
La Cour,
SUR LE MOYEN UNIQUE PRIS EN SA PREMIERE BRANCHE
Attendu qu'ayant été condamné par arrêt du 29 octobre 1956, à lui notifié le 19 novembre, à payer une indemnité d'éviction de 2500000 francs à Aa, à qui il avait donné congé en 1953 du local dans lequel celui-ci exerçait son métier de photographe, Ab a fait connaître à son locataire par lettre recommandée du 27 novembre qu'il consentait à lui renouveler son bail, manifestant ainsi sa volonté d'exercer son droit de résipiscence ;
Que Aa lui a répondu qu'il n'acceptait pas son offre, ayant acheté un autre local et vidé les lieux ;
Que Ab l'a alors assigné devant le tribunal de première instance pour entendre dire et juger qu'il avait valablement exercé son droit de résipiscence ; que Aa a formé une demande reconventionnelle tendant a ce que Ab soit déclaré déchu de l'exercice de ce droit ;
Attendu que l'arrêt confirmatif attaqué statuant par motifs propres, a fait droit à la demande de Aa ;
Attendu que Ab fait grief à cette décision d'avoir violé l'article 32 du dahir du 24 mai 1955 en le déclarant déchu de l'exercice de son droit au seul motif que Aa s'était déjà procuré un local de remplacement, alors qu'il résulte de ce texte qu'il faut en outre, pour que le propriétaire soit déchu, que le locataire ait quitté les lieux, ce qui n'était pas établi ;
Mais attendu que l'article 32 a pour but, dans le souci de protéger le fond de commerce, de restreindre au profit des locataires de locaux à usage commercial, le droit pour le bailleur de revenir sur son refus de renouvellement ; que ce texte doit être entendu en ce sens qu'il n'est pas nécessaire que les deux conditions qu'il énonce soient réunies et qu'un locataire, à qui le renouvellement de son bail a été refusé et qui a de sérieuses raisons de penser que ce refus est définitif, peut faire échec au droit de résipiscence avant même d'avoir quitté les lieux Si, au moment où le propriétaire prétend exercer ce droit, il a déjà, en prévision de l'éviction dont il est menacé, loué ou acheté un autre local pour y transférer son fonds ;
D'où il suit que le moyen, pris en sa première branche, n'est pas fondé ;
MAIS SUR LA SECONDE BRANCHE:
Vu l'article 32 du dahir du 2 chaoual 1374 (24 mai 1955) relatif aux baux d'immeubles ou de locaux loués à usage commercial, industriel ou artisanal ;
Attendu que la seconde condition à laquelle ce texte soumet l'exercice du droit de résipiscence du propriétaire est que le locataire n'ait pas déjà loué ou acheté un autre local ; que cette condition n'est pas remplie lorsque le nouveau local a été loué ou acheté par un tiers, alors même que celui-ci aurait agi dans l'intérêt exclusif du locataire ;
Attendu que le pourvoi reproche à la Cour d'appel d'avoir considéré qu'en fait Aa avait loué un autre local dès le 8 novembre 1954, alors que le contrat de bail concernant ce local était intervenu entre les propriétaires de l'immeuble d'une part, la dame Cohen fille de Aa représentée par celui-ci d'autre part, que ce contrat était inopposable aux tiers, et qu'en tout cas ses énonciations, selon lesquelles le bail était consenti à dame Cohen et non à Aa, faisaient foi envers toutes personnes, de sorte que l'arrêt attaqué a violé l'article 32 susvisé ainsi que les articles 419, 420 et 424 du dahir formant Code des obligations et contrats en faisaient état d'un «arrangement de famille» en vertu duquel, tout en contractant au nom de sa fille, Aa aurait en réalité contracté exclusivement dans son propre intérêt, et en en déduisant qu'il était fondé à faire échec à l'exercice du droit de résipiscence de Ab ;
Attendu qu'après avoir déclaré qu'il importerait peu que Aa exerçât encore quelque activité dans l'immeuble Ab «s'il a d'ores et déjà exposé des frais en vue d'acquérir un local de remplacement», la Cour d'appel relève les circonstances de fait d'où elle conclut que «la cause de la nouvelle location est bien et ne peut être que d'abriter le commerce de Aa», dit «qu'elle ne saurait ignorer un arrangement de famille honorable» mais ajoute «qu'il serait injuste de laisser dame Cohen en possession d'un local qui lui est inutile et sur lequel elle s'est engagée à effectuer d'importantes réparations», constatant par ce dernier motif que le titulaire du bail du 8 novembre 1954 est dame Cohen et non Aa qu'il suit de là qu'en statuant ainsi qu'il 1'a fait, l'arrêt attaqué a violé l'article 32 du dahir du 24 mai 1955 ;
PAR CES MOTIFS
Casse
Président: M Denoits-Rapporteur: M Hauw-Avocat général: M CA B Ac, Sarrailh.
Observations
L'art 32, al 2, Dh 24 mai 1955 relatif aux baux d'immeubles ou de locaux loués à usage commercial, industriel ou artisanal, dispose que le droit de repentir du propriétaire qui a refusé 1e renouvellement du bail et a été condamné à payer une indemnité d'éviction, «ne peut être exercé qu'autant que le locataire est encore dans les lieux et n'a pas déjà loué ou acheté un autre local» Cet emploi de la conjonction et dans une phrase à forme négative est équivoque et ne permet pas de savoir Si les deux conditions sont cumulatives ou alternatives. L'arrêt rapporté adopte la deuxième interprétation en décidant (1°branche), conformément d'ailleurs à la jurisprudence française à propos de l'interprétation du texte similaire du droit français (V Rej.com, V° Louage Baux commerciaux, n°300), qu'il suffit que l'une des deux conditions soit remplie pour que le locataire puisse faire échec à l'exercice du droit de repentir.
La Cour suprême juge d'autre part (2°branche) que la condition relative à la location d'un nouveau local n'est remplie que Si le nouveau contrat de location est souscrit au nom du locataire évincé. L'interprétation inverse qui avait été dictée à la Cour d'appel par des considérations d'équité est contraire à la lettre du texte et ouvrirait la porte à des contestations entre les parties.