Cassation sur le pourvoi formé par Ad Ab Ah B Ao et consorts contre les dispositions d'un jugement correctionnel du tribunal de première instance de Casablanca du 17 octobre 1957 selon lesquelles il n y'a pas lieu à substitution de la compagnie d'assurances « la Protectrice » dans le paiement des réparations civiles encourues par Le Corre au profit des demandeurs au pourvoi.
10 décembre 1959
Dossier n°398-2216
La Cour,
SUR LE PREMIER MOYEN DU POURVOI, pris du défaut de motifs :
Vu les articles 163 et 195 du Code d'instruction criminelle (1):
Attendu que les jugements doivent être motivés ; que l'insuffisance de motifs équivaut au défaut de motifs ;
Attendu que pour réformer le jugement du tribunal correctionnel de paix qui avait ordonné la substitution de la compagnie d'assurances «la Protectrice » à Armand Le Corre dans le paiement des condamnations prononcées contre lui au profit de la partie civile, le tribunal de première instance se borne à constater le non-paiement de la première prime du contrat souscrit par Le Corre auprès de cette compagnie à la date du 21 mars 1955, et à faire application de l'article II des conditions générales selon lequel : "La police n'a d'effets actifs et passifs que le lendemain à midi du jour où le montant de la première prime prévue a été dûment acquittée », sans s'expliquer sur les effets de l'insertion aux conditions particulières du même contrat, de la mention «Effet du 19 mars 1955 », ni examiner s'il y avait contradiction entre ces deux stipulations et en ce cas laquelle des deux devait prévaloir, encore que les prétentions respectives des parties lui eussent fait l'obligation de rechercher si l'assureur n'avait pas renoncé à l'application de la clause de report d'effet du contrat au lendemain du paiement de la première prime et si les parties n'avaient pas entendu mettre en jeu la garantie dès le 19 mars 1955 ;
D'où il suit que le jugement déféré, entaché d'une insuffisance de motifs doit être annulé ;
(1)L'obligation de motiver les décisions de justice rendues en matière pénale est actuellement prescrite par l'article 347 du Code de procédure pénale du 1er chaabane 1378 (10 février 1959).
PAR CES MOTIFS
et sans qu'il soit besoin d'examiner le second moyen,
Casse et annule entre les parties le jugement rendu par le tribunal correctionnel de première instance de Casablanca le 17 octobre 1957 ; et pour être à nouveau statué conformément à la loi dans les limites de la cassation prononcée, renvoie la cause et les parties devant le tribunal de première instance de Rabat.
Président : M. Ac. - Rapporteur : M. Aa. - Avocat général : M. Ak. - Avocats : MM. Abittan, Pajanacci, Lafuente.
Observations
En matière de contrats, « La Cour de cassation a toujours reconnu, en principe, le pouvoir souverain des tribunaux d'interpréter ces conventions, d'en déterminer le sens d'après l'intention attribuée aux contractants. D'un autre côté, il est incontestable que, lorsque la convention a été librement consentie et qu'elle est licite, le juge ne peut, sans violer l'article 1134 du Code civil (au Maroc, l'article 230 du dahir formant Code des obligations et contrats), refuser de l'appliquer ou la modifier pour un motif d'équité ou sous tout autre prétexte » (Faye, n° 167).
La jurisprudence fait, à ce sujet, la distinction entre les contrats clairs et précis et les contrats obscurs et ambigus.
En ce qui concerne les premiers, la Cour de Cassation s'est reconnue un pouvoir de contrôle, du moins lorsque, sous couleur d'interprétation, les juges du fond les ont dénaturés (Sur la dénaturation, V. Aj Al, La distinction du fait et du droit, thèse, Toulouse, 1929, n°s143 et s. ; Plaisant, Le contrôle de la Cour de cassation en matière de contrats, Gaz. Pal 1946. I, doctr. p. 26 ; Faye, n° 169 bis ; Rép. prat., V° Cassation, nos 314 et s. ; Nouv. Rép., V° Cassation, nos 122 et s. ; Rép. Civ., V° Cassation. Par Aj Al, nos 70,71 et 74 ; Rép. pr civ., V° Cassation, par Ae Ap, nos 1507 et s.). Elle décide que « s'il appartient aux juges du fait de déterminer le sens et la portée des conventions des parties et de rechercher leur intention, ce pouvoir ne saurait aller jusqu'à dénaturer les conventions lorsqu'elles sont claires et formelles et ne comportent aucune interprétation » (Civ. 30 nov. 1892, D.P. 1893. 1. 85) ou, selon une autre formule : « S'il appartient aux juges du fond d'interpréter les conventions des parties, il ne leur est pas permis, quand elles sont claires et précises, d'en méconnaître le sens et la portée sous prétexte d'interprétation » (Civ. 9oct. 1940 et 16 déc. 1940, D.A. 1941. 130 ; Soc. 22 avr. 1950.613). V. Egalement : Civ. 8 mars 1921, S. 1922. 1. 79 ; 22 déc. 1937, D.H. 1937.69 ; 14 déc. 1942, D.C. 1944. 112 et la note signée P.L.P., ainsi que les arrêts cités dans le rép. Rép. pr. Civ., V° Cassation, par Ae Ap, n° 1523 ; En matière d'assurance, V. : Req. II juill. 1933, D.H. 1933. 493 ; 4 déc. 1934, D.H. 1935. 117 ; 4 mai 1942, D.C. 1942. 131 et la note de M. Ai Ap ; 18 mars 1942, S. 1943. 1. 13 et la note de M. Aq ; Civ. 31 mai 1948, Rev. Maroc dr. 1949. 18 et la
note de MM. Bayssière et Petit ; 3 et 10 oct. 1956, D. 1957. 105 et la note de M. Ai Ap.p.
Les juges du fond ont, au contraire, un pouvoir souverain d'interprétation lorsque les clauses des conventions sont obscures ou ambiguës. Sur l'interprétation de ces clauses, V. G. Af, De l'interprétation des actes juridiques privés, thèse, Paris, 1905, Aj Al ; Le rôle du juge dans l'interprétation des contrats, Travaux de l'association Henri Capitant, t. 5, 1949, 84 et S. ; Civ. 9 oct. Et 16 déc. 1940, D.A. 1941. 130 ; 24 mars 1942,D.A. 1942. 97 ; 23 avr. 1945, D. 1945 261 et la note signée P.L.P. ; 5 janv. 1948, D. 1948. 265 et la note signée P.L.P. ; 29 juin 1948, D. 1948. 554 ; Civ. Sect. Com., 2 déc. 1952, D. 1953, 181 et la note de M. Am Copper-Royer ; Civ. 9 mars 1953, Bull. Civ. 1953. I. n° 89 p. 76, Rev. gén. Assur.terr 1953. 199; Civ. 22 juin 1953. Bull civ 1953. I. N° 211, p 175, 2° sect; 2 janv. 1957 Bull. Civ. 1957. II. N° I, D. 1957, Somm. 69).
En l'espèce, les juges du fond s'étaient bornés, pour refuser de prononcer la substitution de la compagnie d'assurances, à constater le non-paiement de la première prime et à faire application d'une clause des conditions générales sans s'expliquer sur celle, apparemment contradictoire, qui figurait aux conditions particulières de la police et sans dire laquelle des deux devait prévaloir, alors qu'ils auraient dû rechercher si l'assureur n'avait pas renoncé à l'application de la clause de report d'effet du contrat au lendemain du paiement de la première prime et si les parties n'avaient pas entendu mettre en jeu la garantie à la date portée dans les conditions particulières. Leur jugement encourait de ce fait la cassation pour manque de base légale.
La Cour suprême n'avait pas à aborder le fond et elle a laissé au juge de renvoi le soin d'interpréter le contrat. Sur La solution qui peut être donné, voir Picard et Besson, Traité général des assurances terrestres, t. I, n° 53 ; Ag An et Perraud-charmantier, Code des assurances, n° 201 ; Civ. 19 oct. 1938, Rev. gén. Ass. Terr. 1939. 45 ; 23 déc. 1940, Rev. gén. Assur. Terr. 1941. 47 ; 22 janv. 1947 et soc. 27 févr. 1947, J.C.P. 1947. II.3724 et la note de M. Ai Ap ; Civ., I° sect. Civ., 23 juin 1952, Bull. Civ. 1952 I., n° 205, p. 169, S. 1953. I. 86, Rev. gén. Assur. Terr. 1952 262 ; Civ. 10 févr. 1945, Rev. gén. Assur. Terr. 1954. 169 ; 6 févr. 1956, Bull. Civ. 1956. I., n° 59, civ. 2° sect. Civ., 10 déc. 1958, Bull. Civ 1958. II. n° 552, p. 452 ; Civ., I°sect. Civ., 5 janv. 1959, Bull. Civ. 1959. I. n° I, p. I ; 5 févr. 1959, Bull. Civ. 1959. I., n° 74, p. 61.
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