Dossier n° 1589
82-59/69
Al Ag c/ An Ah et autres
Cassation d'un arrêt de la Cour d'appel de Rabat du 30 mai 1958.
La Cour,
SUR LE TROISIEME MOYEN:
Attendu qu'il résulte des énonciations de l'arrêt attaqué et des productions que le 24 septembre 1950, le taxi n°29 appartenant à Lopez, assuré de la compagnie «Rhin et Moselle» a été laissé par son conducteur Aa parmi les taxis en stationnement dans le parking» de la place de France a Casablanca a la surveillance d'Abitbol qui devait pousser ces véhicules à la main » afin qu'ils gardent «leur place dans la file» ; que profitant de l'absence momentanée de Aa et de ce que «les clefs de contact étaient demeurées sur le tableau de bord», Abitbol, non muni du certificat de capacité, «s'est mis au volant» et a conduit «dans une course folle, tous feux éteints», le véhicule hors du «parking», rue du Capitaine Ihler, où, montant sur le trottoir, il a renversé Ak Ac qui est décédée des suites de Cet accident ;
Qu'un jugement correctionnel du 4 février 1952, a définitivement jugé qu'Abitbol était coupable du délit d'homicide par imprudence, a relaxé Aa de la même prévention au motif qu'il n'était pas établi qu'il eût «confié » les clefs à Abitbol, ni eût conscience que celui-ci mettrait la voiture en marche, et, d'autre part, a mis Lopez, cité comme civilement responsable, hors de cause, motif pris de ce qu'il «avait donné» son taxi «en location» à Aa et qu'en conséquence celui-ci n'était «pas son préposé aux termes du dahir du 24 décembre 1934 mais au contraire conduisait le taxi pour son propre compte» ; que les consorts An, ayants droit de la victime, ne se sont pas portés partie civile à cette instance ;
Attendu que l'arrêt attaqué a condamné solidairement Abitbol, selon l'art 78 du dahir des obligations et contrats, Aa en qualité de commettant d'Abitbol aux termes de l'art 85 du dahir des obligations et contrats, et Lopez, comme gardien du véhicule en vertu de l'art 88 du dahir des obligations et contrats, à payer aux consorts An une indemnité l'éparatrice ; que d'autre part l'arrêt attaqué a prononcé la mise hors de cause de la compagnie «Rhin et Moselle», au motif que la garantie ne s'étend pas aux accidents survenus lorsque la personne tenant le volant ne justifie pas du permis de conduire ;
Attendu que le pourvoi soutient que les juges du fond n'ont pu mettre l'assureur hors de cause qu'au prix d'une dénaturation de la clause de la police qui stipule que «reste toutefois garantie la responsabilité civile de l'assuré au cas où il serait reconnu responsable d'un accident causé par un véhicule volé», que l'interprétation de cette clause claire et précise n'exigeait pas la preuve de l'intention délictuelle d'Abitbol, puisque «l'abus de fonctions» qu'il avait commis, constaté par les juges du fond, constituait une voie de fait s'apparentant au vol ;
Mais attendu que la Cour d'appel, a souverainement estimé qu'Abitbol n'avait jamais eu l'intention de commettre un vol et que son comportement s'analysait en un abus de fonctions ;
Que le moyen n'est pas fondé ;
SUR LE PREMIER MOYEN PRIS EN SES DEUX BRANCHES
Attendu que le pourvoi soutient encore que les juges du fond ne pouvaient attribuer à Abitbol la qualité de préposé de Aa alors qu'il recevait des ordres de la collectivité des chauffeurs avec pour seule mission de surveiller l'ensemble des «taxis» en stationnement suivant les constatations du jugement correctionnel que d'autre part Aa eut-il été le commettant d'Abitbol, l'arrêt attaqué a retenu sa responsabilité en violation de l'art 85 du dahir des obligations et contrats, l'abus de fonctions Commis par ce préposé et constaté par l'arrêt lui-même devant exonérer le commettant ;
Mais attendu que la Cour d'appel a relevé que de l'enquête de police il ressortait que Aa avait chargé Abitbol de surveiller sa voiture et «au besoin de la pousser à la main» que de cette énonciation, qui n'est pas entachée de dénaturation, la Cour d'appel, en présence de plusieurs personnes employant un préposé dans un intérêt commun, a pu déduire que Aa était, parmi elles, aussi le commettant d'Abitbol ; que d'autre part, si la circonstance qu'Abitbol avait commis un abus de fonctions impliquait nécessairement qu'il n'existait, entre l'acte dommageable et les fonctions, aucun lien de connexité et que ce préposé avait accompli un acte de caractère purement personnel et indépendant du rapport de préposition qui l'unissait à son employeur, ce dernier, en revanche, était le gardien du véhicule ; qu'il résulte des autres constatations de l'arrêt que les clefs de contact ayant été laissées «sur le tableau de bord», Aa n'avait pas fait tout le nécessaire pour éviter le dommage qui ne provenait ni de la faute de la victime ni d'un cas de force majeure et qu'ainsi, malgré sa relaxe prononcée par le jugement pénal, il ne s'était pas exonéré de la présomption de responsabilité que faisait peser sur lui l'art 88 du dahir des obligations et contrats ;
D'où il résulte, abstraction faite du motif critiqué par la seconde branche, auquel à été substitué un moyen de pur droit tiré des seuls éléments de faits constatés par l'arrêt, que le grief ne peut être accueilli
MAIS SUR LE DEUXIEME MOYEN
Vu l'art 88 du dahir des obligations et contrats
Attendu que le locataire, à moins de convention contraire, est gardien de la chose louée
Attendu que la location du véhicule par Lopez à Aa a été expressément relevée par le jugement correctionnel ; qu'en l'absence de partie civile à ce procès la mise hors de cause de Lopez ne s'imposait pas aux juges du fond avec l'autorité de la chose jugée, mais qu'il n'en demeurait pas moins que la location ainsi consentie avait eu pour effet de transférer de Lopez à Aa la garde du véhicule; que ce transfert s'opérait, même à supposer que la location ne fut pas rigoureusement conforme aux prescriptions de l'arrêté municipal invoqué par les juges du fond ; qu'en statuant comme elle l'a fait, la Cour d'appel a violé le texte susvisé ;
Que de ce fait la critique du pourvoi, dans son quatrième moyen, tirée de la condamnation aux dépens d'appel de Lopez et de Aa, chacun pour moitié, se trouve justifiée ;
PAR CES MOTIFS
Casse et annule, mais seulement en ce que l'arrêt attaqué a retenu la responsabilité de Lopez en tant que gardien du taxi n°29 et l'a condamné ainsi que Aa, divisément aux dépens d'appel, toutes autres dispositions de l'arrêt du 30 mai 1958 demeurant expressément maintenues.
Président: M Mazoyer-Rapporteur: Mme C général: M XA B Ai, Braudo-Coudon, Bayssière.
Observations
I. Les Clauses des polices d'assurance sont d'interprétation stricte (VRép civ, V° Assurance terrestres, n 187), et «l'assureur ne doit la garantie que dans la mesure établie par la police» (notamment Civ I, 1er mars 1954 et 31 mai 1954, D 1954729, note Am Af ; 25 mai 1965, B 337). Dès lors, même si les agissements d'Abitbol avaient reçu la qualification pénale d'abus de confiance, la Cour d'appel n'aurait pu sans dénaturation faire application de la clause de la police qui ne visait que le vol.
II-Attribuer à une personne les qualités de «commettant» ou de «préposé» constitue une appréciation de droit dont le juge de cassation a le contrôle en fonction des constatations de fait des juges du fond. Ces qualités sont caractérisées par l'existence d'un lien de dépendance et de subordination du préposé vis-à-vis du commettantRep civ, V° Responsabilité du fait d'autrui, par Ab Af, n 213 et s Mazeaud, n 882 et s).
Il résulte des dispositions de l'article 85, al. 3, C obl contr (rédigé dans les mêmes termes que l'art 1384, al 5, C civ Français) que le commettant n'est responsable des conséquences dommageables de la faute de son préposé qu'à la condition que cette faute ait été commise par celui-ci dans l'exercice de ses fonctions ou qu'elle ait avec ses fonctions un lien suffisant ; et le contrôle du juge de cassation s'exerce également sur ce point.
Ce lien ne peut être défini par une formule précise permettant de résoudre d'emblée les multiples cas d'espèce soumis aux tribunaux. On relève à cet égard dans les arrêts de la Cour de cassation française des expressions différentes. Après qui assimilé aux dommages causés dans l'exercice des fonctions ceux qui, causés à l'occasion de cet exercice, constituaient un «abus de fonctions» (notamment: Req 4 juin 1935, Gaz.Pal 1935.2.236 ; Crim 23 janv 1947, Gaz Pal 1947.1.114), la Cour de cassation française a décidé, à l'inverse, dans des termes voisins de ceux de l'arrêt rapporté, que «le préposé ne peut être réputé avoir agi pour le compte du commettant lorsque l'acte dommageable a trouvé sa source dans un abus de fonctions de la part du préposé, ledit abus supposant nécessairement que cet acte est étranger à la fonction» (Civ 11, 14 juin 1957, D 1958.63, note Savatier et Rev trim dr civ, 1957, p 684, n 9) ; abandonnant ensuite l'expression d'abus de fonctions, elle s'est efforcée de cerner davantage le problème par des formules plus explicites en décidant que la responsabilité du commettant n'est pas engagé lorsque le préposé a accompli «un acte de caractère purement personnel et indépendant du rapport de préposition l'unissant à son employeur Civ Il, 1er juil. 1954 et 17 juil. 1954, D 1954.628 ; Ch réun 9 mars 1960, D 1960.329, note Savatier, J.C.P 1960.11.11559, note Rodière ; Crim. 6 nov 1962, B 304) ; elle a enfin précisé depuis, que «Si le commettant peut, en dehors du dommage causé par le préposé dans l'exercice de ses fonctions, être également déclaré responsable des conséquences dommageables de l'activité de son employé lorsqu'elle s'exerce vers le but qu'il lui a fixé, c'est toutefois à la condition que le préposé puisse être réputé avoir agi pour le compte du commettant» (notamment Civ 11, 18 janv 1963, B 66).
Par leurs expressions plus restrictives, ces derniers arrêts réagissent contre certaine tendance de la chambre criminelle de la Cour de cassation à retenir la responsabilité du commettant du seul fait que le dommage avait été causé à l'occasion des fonctions du préposé (ainsi, l'employeur avait été déclaré responsable du viol et du meurtre d'une fillette commis par un placier de cinéma qui, à l'occasion de ses fonctions, avait été amené à conduire la victime aux toilettes-Crim. 5 nov 1953, D. 1953.698-d'un délit de chasse ou d'un délit de contrebande commis par un chauffeur au cours d'une tournée-Crim. 23 nov 1928, D.P. 1930.1.80 ; 9 juin 1944,Gaz. Pal. 1944.2.98-de l'accident causé par l'employé d'un garage qui s'était emparé de la voiture d'un client-Crim. 23 janv 1947, Gaz. Pal. 1947.1. 114 ; 18 janv 1956, D. somm. 95) ; ils décident en effet, que la responsabilité du commettant n'est pas engagée. par un vol et un incendie commis par le préposé dans une villa dont il avait la surveillance mais dans laquelle il n'avait pas le droit de pénétrer (Civ Il, 1er juil 1954, préc) par un accident de la circulation causé par un manouvre qui profitant de ce qu'il était logé par son employeur dans une remise où était entreposée la voiture de ce dernier s'était emparé de celle-ci (Civ Il, 17 juil 1954, préc) par un accident causé par un ouvrier agricole qui profitant de ce que ses fonctions lui donnaient accès au hangar où était garée la voiture de son employeur s'était emparé de celle-ci malgré les ordres et à l'insu de ce dernier (Ch réun 9 mars 1960, préc) par un accident causé par le gardien de nuit d'un garage qui s'était emparé de la voiture de son employeur (Civ Il, 18 janv 1963, préc) par un accident causé par le chauffeur d'un autocar qui avait utilisé ce véhicule pour une promenade personnelle (Crim 6nov 1962, préc).
Dans l'arrêt rapporté la Cour suprême fait preuve d'une rigueur au moins égale à celle ainsi manifestée par les arrêts récents de la Cour de cassation française.
III et IV-Pour s'exonérer de la présomption de responsabilité prévue à l'art 88 C obl Contr, le gardien de la chose dommageable doit prouver l'existence d'un cas fortuit ou de force majeure, ou une faute normalement imprévisible et irrésistible de la victime (une faute n'ayant pas ces caractères entraîne un partage de responsabilité mais non l'exonération totale du gardien), et il doit prouver, en outre, «qu'il a fait tout ce qui était nécessaire afin d'empêcher le dommages».
D'après une jurisprudence constante de la chambre civile de la Cour suprême (notamment l86-62/63 du 23 févr 1963 ; 43-63/64 du 3 nov 1964 82-64/65 du 1er déc 1964; 302-64/65 du 1er juin 1965; 92-65/66 du 1er déc.1965), l'acquittement du gardien d'un véhicule automobile poursuivi devant la juridiction répressive pour homicide involontaire ou blessures involontaires établit que ce gardien n'a commis aucune faute mais ne suffit pas à démontrer qu'il a fait tout le nécessaire pour éviter le dommage. Cette thèse paraît se heurter au principe de l'identité de la faute civile et de la faute pénale (sur ce principe, v notamment Mazeaud, n 639 et s) et au fait qu'en visant la maladresse, l'imprudence, la négligence, l'inattention et l'inobservation des règlements, les art 432 et 433 C pén. paraissent englober dans la définition des infractions qu'ils répriment toutes les abstentions fautives possibles. Mais l'interprétation de la Cour suprême est justifiée par les termes mêmes de l'art 88 en effet, les rédacteurs de ce texte ne se sont pas bornés, comme ils auraient pu le faire, à imposer au gardien de prouver son absence de faute et, en prenant soin d'exiger qu'il démontre avoir «fait tout ce qui était nécessaire afin d'éviter le dommage», ils ont manifesté leur volonté de subordonner son exonération à la preuve d'un acte positif supplémentaire dont le non accomplissement ne suffirait pas à constituer une faute-en la cause, la précaution de retirer la clef de contact du tableau de bord.
V Bien que la décision attaquée soit fondée sur des motifs de droit erronés, le juge de cassation rejette le pourvoi lorsque le dispositif de cette décision se trouve justifié par d'autres considérations de pur droit qui peuvent être tirées des éléments de fait constatés par les juges du fond (v Besson, n 2180 et s). La théorie de «la peine justifiée» consacrée en matière pénale par l'article 589 C proc. pén. est une application de ce principe général.
VI Le gardien d'une chose est celui qui dispose à son égard des pouvoirs d'usage, de contrôle et de direction ; ces pouvoirs appartiennent normalement au propriétaire et c'est en ce sens qu'on a pu dire que le propriétaire est présumé gardien ; mais il s'agit là d'une présomption de fait plutôt que d'une présomption de droit. Il est certain, en tout cas, comme le décide l'arrêt rapporté, que lorsque la chose dommageable a été remise volontairement à un tiers, par exemple à titre de prêt ou de location, c'est l'emprunteur ou le locataire qui en devient gardien puisque, par l'effet
du contrat, il en acquiert l'usage, la direction et le contrôle (pour la location d'une automobile sans chauffeur, v notamment Civ 8 mai 1944, D.C1944.158 sur la notion de garde, v notamment: Rép civ, V° Responsabilité du fait des choses, par Ae Aj, n 15 et s. ; Mazeaud, n 1155 et s).
La jurisprudence française décide d'autre part depuis l'arrêt Ad (Ch réun 2 déc 1941, D.C.1942.25) que la garde se perd également par l'effet d'une dépossession involontaire résultant d'un vol ou d'un abus de fonctions commis par un préposé infidèle (Rép civ, ibid n 118 et s Mazeaud, n 1172) ; dans ces hypothèses, la présomption de responsabilité cesse de peser sur le gardien ainsi dépossédé et sa responsabilité peut seulement être engagée sur le fondement d'une faute prouvée, par exemple la faute ayant consisté à laisser les clefs de contact sur le tableau de bord (Rép civ, ibid n 120 et 123). Une faute de ce genre n'étant pas facile à établir, et le voleur ou le préposé infidèle étant généralement insolvables, cette jurisprudence rendait aléatoire la réparation du préjudice subi par la victime et inconvénient a disparu depuis l'institution en France d'un Fonds de garantie automobile.
En accord avec le droit français sur le transfert de la garde en cas de dépossession volontaire, l'arrêt rapporté en prend donc le contre-pied en ce qui concerne l'effet d'une dépossession involontaire bien que dépossédé matériellement de la voiture par l'abus de fonction de son préposé, et bien qu'aucune faute ne puisse lui être reprochée en raison de son acquittement par la juridiction répressive, Aa est déclaré responsable du dommage en qualité de gardien du véhicule ; il ne faut cependant pas attribuer sur ce point à cet arrêt la valeur d'une décision de principe en effet, il a été rendu à propos d'un accident survenu avant la création au Maroc d'un Fonds de garantie automobile et la Cour suprême n'a pas eu depuis à se prononcer sur la question.
VII-A la différence de l'autorité de la chose jugée au civil, l'autorité de la chose jugée au pénal est d'ordre public et à effet à l'égard de tous. Mais cet effet se limite à ce qui en fait l'objet ou à ce qui en est la conséquence nécessaire, c'est-à-dire à l'existence du fait incriminé, sa qualification, l'innocence ou la culpabilité de celui auquel il est imputé. Les autres dispositions de la décision pénale ne bénéficient donc pas de cette autorité absolue et elles ne s'imposent aux autres juridictions que dans les limites et suivant les règles applicables à la chose jugée au Civil. C'est pourquoi la décision de la juridiction répressive mettant hors de cause ou déclarant civilement responsable la personne citée en cette qualité par le ministère public n'a autorité de chose jugée devant la juridiction civile ni à l'encontre ni au profit de la victime qui n'avait pas été partie à l'instance pénale (Vinfra, arrêt n°148).