Cassation sur le pourvoi formé par Aa Af et la compagnie d'assurances « L'Afrique Française » contre un jugement rendu le 7 décembre 1959 par le tribunal de première instance de An qui a condamné Aa Af, sous la substitution de la compagnie d'assurances précitée, à payer diverses indemnités aux héritiers de Rongeat Robert.
24 novembre 1960
Dossier n° 4725
L a Cour,
SUR LE PREMIER MOYEN DE CASSATION, pris de la contrariété de jugements, défaut de
motifs et manque de base légale en ce que la décision attaquée a alloué aux héritiers de la victime une indemnité afférente à tous les chefs de préjudice invoqués, alors que l'expertise médicale ordonnée par le jugement du 19 septembre 1956 n'ayant pu être effectuée par suite du décès de la victime survenu pour une cause étrangère à l'accident, le tribunal, à la date où il a rendu la décision déférée, n'était pas d'avantage éclairé qu'à celle du 19 septembre 1956 et ne pouvait en conséquence statuer que sur les chefs de demande assortis de pièces justificatives (salaires et frais)à l'exclusion de tous autres ;
Attendu que s'il est de principe que le juge ne peut statuer au fond tant qu'il n'a pas été procédé
à la mesure d'instruction ordonnée par un jugement avant dire doit, il n'en est pas ainsi lorsque l'exécution de cette mesure est devenue impossible ; que le décès de As Am empêchant l'exécution de l'expertise médicale ordonnée dans une matière où cette mesure d'instruction est facultative, le jugement d'appel attaqué avait la possibilité, sans se trouver en contradiction avec le jugement du 19 septembre 1956 et sans violer aucune dispositions légale, de statuer sur les divers chefs de demande qui lui étaient soumis ;
Attendu d'autre part que les juges du fond, bien que n'étant pas tenus de motiver leur évaluation du montant de l'indemnité à allouer, ont néanmoins indiqué les éléments ayant contribué à déterminer leur appréciation, parmi lesquels l'opération chirurgicale du 31 octobre 1956 qui précisait l'importance et la persistance des blessures de la victime ; que le défaut de motifs leur est donc imputé à tort ;
SUR LE MOYEN DE CASSATION, pris de la violation de l'article 98 du dahir formant Code des obligations et contrats, défaut de motifs et manque de base légale ;
Attendu que reprenant et continuant l'instance en réparation introduite par la victime d'un accident, les héritiers de celle-ci sont fondés à poursuivre et à obtenir la réparation de l'entier préjudice subi par leur auteur ; que ce préjudice ayant pris fin à la date du décès de la victime, il ne peut être tenu compte pour le réparer de la période postérieure au décès ;
Attendu que As Am, blessé le 27 février 1954 par l'automobile conduite par Thomas, est décédé le 9 mars 1957 d'une cause présumée étrangère à l'accident ; que ses héritiers ont repris l'instance qu'il avait engagée, et ont demandé à titre de dommages-intérêts une somme de 5 492 000 francs, dont 3 600 000 francs en réparation de l'incapacité permanente partielle, d'un taux qu'ils évaluaient à 60%, subie par leur auteur du fait de l'accident ;
Attendu que, pour justifier l'allocation à ces demandeurs d'une indemnité globale de 3 821 000 francs, le jugement confirmatif attaqué énonce que les héritiers de la victime peuvent « réclamer tout ce que feu Rongeat aurait pu réclamer » ; qu'en utilisant une telle formule, qui permet de supposer qu'ils entendait accorder aux héritiers toute l'indemnisation à laquelle leur auteur aurait pu prétendre s'il avait continué à vivre après le 9 mars 1957, ce qui impliquerait qu'ils auraient étendu la réparation audelà du préjudice éprouvé par As Am du 27 février 1954 au 9 mars 1957, les juges d'appel ont privé leur décision de base légale ;
PAR CES MOTIFS
Casse et annule entre les parties au présent arrêt le jugement rendu le 7 décembre 1959 par le
tribunal de première instance de An, et pour être statué à nouveau conformément à la loi, renvoi la cause et les parties devant le tribunal de première instance de An autrement composé.
Président : M. Deltel-Rapporteur : M. M. Zehler- Avocat général ;M. Rulot.- Avocats : MM. Reynier et Pautesta, Au Ar.r.
Observations
I.- Sur le premier point : S'il est exact de dire que « l'interlocutoire ne lie pas le juge », c'est uniquement en ce sens que la juridiction qui a ordonné, une mesure d'instruction n'est pas liée par ses résultats (Req. 3 août 1896, D.P. 1896.I.562 ; 10 juill. 1900, D.P.1900.1.471, S.1901.1.79 ; Civ.23 déc.1925, S. 1926.I.125).
En effet, lorsque, par exemple, un jugement est « mixte », il lie le juge quant aux points qui ont été tranchés au fond (Civ. 9 mai 1922, D.P. 1925.1.158).
Sur les jugements mixtes, v. Rép. Pr. Civ., V° Jugement, par Av Ap, n° 17 ; Eép. Crim., V° Cassation, par AndréPéy, n° 104 ; Nouv., rép., V°Jugement avant dire droit, n° 3 ; Morel, n° 552 ; Cuche et Vincent, nos 74, 354 et 424 bis ; René Meurisse, Les dispositions définitives et avant dire droit d'un même jugement, Gaz. Pal.1951.1.doctr., p. 10 ;Aq Ao, Les jugements dits « mixtes », Rev. Trim.dr.civ., 1960, pp.5 à 32.
De même, lorsqu'une décision a admis, après contestation, un moyen de preuve, il ne peut plus être décidé que cette preuve n'est pas admissible (Rép. Pr.civ., V° Jugement avant dire droit, par Al Ad, n° 80).
Enfin, le tribunal qui a ordonné une mesure d'instruction ne peut juger le fond de l'affaire avant qu'elle ait été exécutée. La Chambre des requêtes a décidé que « si les juges n'étaient pas liés par (1') interlocutoire, en ce sens que, quel que fût le résultat de la mesure prescrite, ils restaient libres sur la décision du fond, ils ne pouvaient néanmoins ni modifier l'interlocutoire, ni statuer au fond tant qu'il n'avait pas été exécuté » (Req. 26 juin 1893, D.P. 1895.1.47 ; également : Civ. 4866 ; 10 nov. 1937, S.1938.1.21). il n'en est autrement que lorsque les parties ont renoncé à l'exécution de la mesure (Civ. 22 août . 1854. 1.391 ; Req.5 mars 1973, D.P.1973.1.285 ; Civ. 20 janv. 1908, D.P.1909.1.231 ; Iijuin 1925, D.P. 1927.1.125), ou lorsque, ayant été exécutée, elle est nulle (Civ. 5 déc. 1904, D.P.1905.1.200 et la note, S. 1905.1.326) ou, enfin, lorsqu'elle est devenue impossible (Req. 26 juin 1893 et Civ. 5 déc. 1904 précités).
Sur cette question, v. Garsonnet et Cézar-Bru, Traité théorique et pratique de procédure civile et commerciale, t.3, n° 713 ; Glasson, Tissier et Morel, t.3, n° 734 ;Rép.pr. civ., V° Jugement avant dire droit, par Al Ad, nos 79 s. ; Nouv. rép., V °Jugement avant dire droit, n° 552 ; Cuche et Vincent, n° 96 ; Ch. Cézar-Bru, note sous Req. 26 juil. 1926, D.P1927.1.41 ;Crim.29oct.1953, D.1954.381 et le rapport de M.Maurice Patin ; 21 févr.1952, B.C.51.Lyon, 27 mai 1948, S.1948.2.138, Rev.trim.dr.civ.1949, p.301, n° 15, observations de M. Ah.h.
L'arrêt ci-dessus rapporté a admis que le tribunal, après avoir ordonné l'expertise médicale de la victime l'ayant rendue impossible.
II.- sur le deuxième point : Aux termes de l'art. 7 C. proc.pén. « l'action civile en réparation du dommage causé par un crime, un délit ou une contravention appartient à tous ceux qui ont personnellement subi un dommage corporel, matériel ou moral, directement causé par l'infraction ».
Les héritiers de la victime d'un accident peuvent intenter deux actions en indemnité ;
a) une action personnelle en réparation du préjudice qui leur a été causé par le décès de leur
auteur ;
b) une action en réparation du préjudice causé à la victime elle-même.
Lorsque la victime avait intenté une action, et qu'elle décède en cours d'instance, comme c'était
le cas dans l'espèce soumise à la Chambre criminelle, son action se transmet aux héritiers, qu'elle tende à la réparation du préjudice matériel ou du préjudice moral (Civ. 2 août 1933, S. 1933.1.365 ; Req. 8 mars 1937, D.P.1.76 et la note de M.René Savatier, S.1937.1.241 avec le rapport de M. pal.1937.1.917 ; 3 mai 1939, Gaz. Pal. 1939.2.132 ; Req. 30 sept. 1941, S.941.1.213 ; Civ. 18 janv. 1943, J.C.P.1943.11.2203, S. 1943.1.44Crim. 24 nov.1955, B.C.902 ; 30 oct. 1957, D. 1958, somm.118, B.C.681 ; 27 nov. 1957, B.C.760).
Mais dans ce cas, le juge doit tenir compte du décès de la victime, car le préjudice dont il est demandé réparation ayant pris fin à la date de ce décès, la période postérieure ne doit pas être pris en considération (Crim.9 déc. 1937, S. 1942. 1. 41 et la note de M. Ab,Gaz. Pal. 1937.1.128 ; 3 févr.1938, D.H. 1938. 310, Gaz. Pal. 1938. 1.466 ; Civ. 24 nov. 1942, Gaz. Pal. 1943. 1.50 ; 15 juil.1943, D.A.1944.3, Gaz. Pal. 1944. 3, Gaz. Pal. 1944.3,Gaz.Pal.1944.1.86 ; 26 oct.1949, J.C.P.1950.11.5310 et la note de M. Af Ai ; 24 mars 1953, D.1953. 336, Gaz. Pal. 1953.1.376).
Sur cette question, v.Mazeaud, nos 1901 s. ; 2414, 2419-2 ; Savatier, n° 606 ; Ak, nos 111 bis et 113 bis ; Rép. Civ., V° Responsabilité civile, par Reni Rodière, n os
285 s. ; Rép. Crim., V° Action civile, par Aj Ag, nos 42 s., Jurisclasseur de la responsabilité civile, Fasc. 111e, nos 5,53 s. ; René Savatier, le dommage mortel et ses conséquence au point de vue de la responsabilité civile, Rev.
Trim.dr. civ. 1938.187 ; Ac Ae, De la transmission de l'action en responsabilité civile en cas d'accident dont le testateur a été victime, Jurisprudence automobile, 1958. 357 ; At Aw, les actions que possèdent les héritiers de la victime, Rev. Trim. Dr. Civ. 1960, p. 643, n° 7 ; André Perraud-Charmantier, Des actions en indemnité intentées par les héritiers de la victime d'un accident de la circulation, Gaz, Pal. 1960. 2, doctr., p.14.