133-63/64 11 février 1964 8 633
Compagnie Asiatique et Africaine c/Marcel Ab.
Rejet du pourvoi formé contre un arrêt de la Cour d'appel de Rabat du 7 mars 1961.
(Extrait)
La Cour,
SUR LE PREMIER MOYEN :
Attendu qu'il résulte de la procédure et des énonciations de l'arrêt attaqué (Rabat 7 mars 1961 qu'attribuant le dépérissement irrémédiable de son vignoble à la mise en eau d'une rizière appartenant à la Compagnie Asiatique et Africaine, Ab a assigné cette dernière en réparation du dommage devant le tribunal de première instance de Casablanca et obtenu sa condamnation au paiement d'une partie du préjudice subi; que sur appel de la Compagnie, la Cour de Rabat a confirmé le jugement déféré;
Attendu qu'il est fait grief à la Cour d'appel d'avoir, en violation de l'article 6 du dahir de procédure civile, retenu sa compétence pour connaître d'une action tendant à obtenir le paiement de dommages causés à un vignoble, alors que selon ce texte les tribunaux de paix connaissent des actions pour dommages causés aux champs fruits et récoltes et que, les moyens intéressant l'ordre des juridictions étant d'ordre public, la Cour d'appel devait d'office se déclarer incompétente;
Mais attendu que si un moyen d'incompétence ratione materiae intéressant l'ordre des juridictions est d'ordre public et peut en principe être soulevé pour la première fois devant la Cour suprême, c'est à la condition que ce moyen ne soit pas mélangé de fait et de droit;
Que, la compétence des tribunaux de paix pour connaître des dommages aux champs, fruits et récoltes ne s'étendant pas aux actions qui ont pour objet la réparation du dommage causé au fonds lui-même, le moyen d'incompétence est lié à la question de savoir si le dommage allégué par Ab avait atteint ses récoltes ou son fonds, question dont la solution ne peut être trouvée dans les seules énonciations de l'arrêt;
D'où il suit que le moyen n'est pas recevable;
PAR CES MOTIFS
Rejette le pourvoi.
Président : M. Bourcelin.__Rapporteur : M. Tanchot.__Avocat général : M. Guillot.__Avocats : MM. Lorrain, Hodara.
Observations
I.-Le tribunal de première instance (devenu tribunal régional) étant juge du droit commun en matière civile (art. 18 C. proc. civ.), les dispositions qui attribuent compétence à une autre juridiction, et notamment au tribunal de paix (devenu tribunal du sadad), sont d'interprétation stricte. Il en est ainsi en particulier des dispositions de l'art. 6, 1°, C. proc. civ. selon lesquelles le juges de paix connaît des «actions pour dommages causés aux champs, fruits et récoltes, soit par le fait, la négligence ou l'imprudence de l'homme, soit par le fait des animaux qui sont à son usage ou placés sous sa garde» .
Ce texte ne vise expressément que les dommages nés d'un délit ou d'un quasi-délit et causés
aux «champs, fruits et récoltes ». Il ne s'applique donc ni aux dommages résultant de la violation d'un contrat, par exemple de l'inexécution par le défendeur de travaux qu'il s'était engagé à effectuer, ni, comme le décide l'arrêt rapporté, aux dommages causés au fonds lui-même (sur l'interprétation des dispositions identiques du droit français, v. notamment Rép. pr. civ. V° Compétence civile des juges de paix, par Ac Aa, n. 125 et s.).
II.-Aux termes de l'art. 124 C. proc. civ., l'incompétence territoriale doit être invoquée «préalablement à toute autre exception ou défense », tandis que «l'incompétence en raison de la matière peut être soulevée par les parties et doit être au besoin déclarée d'office par le juge en tout état de cause ». Les parties peuvent donc invoquer en cassation la violation d'une règle de compétence ratione materiae même si elles ne se sont pas prévalues de cette règle devant les juges du fond. Mais encore faut-il que le moyen nouveau ainsi présenté ne soit pas mélangé de fait et de droit.
Cela signifié qu'un moyen de cassation fondé sur l'incompétence à raison de la matière n'est recevable que dans l'une des trois hypothèses suivantes :
1° Quand l'incompétence avait été soulevée en cause d'appel.
2° Quand l'incompétence peut être tirée des constatationsde fait de la décision attaquée (Besson, n. 1232, 1294 et 1295).
3° Enfin quand, malgré l'absence de contestation sur la compétence de la juridiction saisie, soit l'objet de la demande, soit les faits exposés dans les conclusions des parties, soit encore les documents retenus par le juge «étaient de nature à solliciter en quelque sorte son attention» sur l'éventualité de son incompétence (Faye, n.128), et que dès lors le juge était tenu d'indiquer les raisons de fait et de droit qui le déterminaient à se déclarer compétent; en pareil cas, en effet, le moyen ne prend pour base que des faits qui avaient été expressément soumis à l'appréciation du juge, il n'est nouveau que dans la forme où il est présenté, au fond il a été implicitement invoqué; «les parties en précisant l'objet de leur demande et en exposant les faits qui lui servent de fondement ont mis le juge en demeure de se prononcer conformément à la loi en lui laissant le soin de rechercher lui- même comme c'était son devoir le texte applicable» (Faye, n. 126; Besson, n. 1263 et s.).
En l'espèce aucune des parties n'avait soulevé l'incompétence du tribunal de première instance; d'autre part il ne résultait pas de l'arrêt attaqué que le dommage avait été causé aux récoltes; enfin l'attention des juges n'avait pas été attirée sur la nécessité de justifier leur compétence en spécifiant que le dommage avait été causé au fonds lui-même : en effet ce fait résultait précisément de la demande dont ils étaient saisis, laquelle visait «le dépérissement irrémédiable du vignoble» consécutif à la mise en eau d'une rizière qui venait d'être aménagée sur le terrain voisin. Par application des principes ci-dessus exposés, le moyen était donc irrecevable.