Abstract
Banques
1° Compte dépôt : Communication de chèques au déposant - Refus - Refus injustifié - 2° Succession : Héritiers continuateurs de la personne du défunt - Compte en banque - Élément des biens du défunt - Communication de chèques aux héritiers - Refus - Refus injustifié
Résumé
Une banque ne peut refuser à un client, titulaire d'un compte-dépôt, communication des chèques émis par lui et qui ont pour objet essentiel le paiement immédiat pur et simple d'une somme déterminée (1).
Les héritiers, saisis des biens, droits et obligations du défunt, sont continuateurs de la personne de celui-ci. Ils sont fondés à obtenir communication des chèques émis par lui sur un compte en banque qui est un élément des biens du défunt (2).
Motifs
LE TRIBUNAL,
Attendu que suivant exploit de Me Marquet, Huissier, en date du 22 septembre 1972, la dame S. E. épouse L., les sieurs R. E. et W. E. assignent le Crédit Foncier de Monaco pour :
* s'entendre ordonner la remise des copies authentiques des comptes de feu E. E. leur père et des photocopies, tant à l'endroit qu'à l'envers, des chèques établis sur le compte du défunt au cours des 5 années ayant précédé le décès ;
* s'entendre requis de s'exécuter dès le prononcé du jugement à intervenir sous peine d'une astreinte comminatoire de 500 F par jour de retard, le jugement à intervenir étant assorti de l'exécution provisoire ;
* s'entendre condamner à leur payer la somme de 10 000 F à titre de dommages-intérêts ;
Attendu qu'ils exposent :
* qu'ils sont les seuls héritiers de leur père E. E., de nationalité autrichienne, domicilié à Monte-Carlo et décédé intestat à Vienne (Autriche) où il se trouvait momentanément le 17 août 1970 ;
* qu'après le décès de leur père ils n'ont trouvé qu'un avoir de faible importance eu égard aux ressources dont il disposait et qu'au surplus ils ont été l'objet de revendications fondées sur de prétendues reconnaissances de dettes souscrites par le défunt peu avant sa mort ;
* qu'ils ont constaté que des chèques anormalement importants avaient été tirés sur les comptes de leur père à l'époque correspondant aux dettes prétendument reconnues ;
* qu'il est donc essentiel pour eux, afin de reconstituer la fortune de leur père et faire échec le cas échéant aux demandes qui leur sont faites de savoir si les dettes prétendument reconnues ne sont pas en réalité éteintes et si le défunt n'a pas été amené, à consentir des avantages non causés et peut être involontaires ;
* qu'il est également essentiel pour eux d'obtenir éventuellement restitution des sommes indûment perçues et pour ce de savoir au bénéfice de qui et par qui ont été établis les chèques importants dont s'agit ;
* que le Crédit Foncier de Monaco ayant opposé un refus catégorique aux démarches en ce sens de leur notaire, ils ont sollicité et obtenu de M. le Président du Tribunal de céans une ordonnance en date du 28 mars 1972 aux mêmes fins ;
* que le Crédit Foncier de Monaco ayant persisté dans son refus, ils se trouvent dans l'obligation de l'assigner ;
Attendu que le Crédit Foncier de Monaco fait valoir :
* qu'aucune mesure d'instruction n'a été ordonnée par le Tribunal de Grande Instance de Paris à l'occasion de la procédure dont il a été saisi ;
* que le Tribunal de céans n'est pas saisi au fond ;
* que sa bonne foi est entière même si par impossible il était démontré qu'il a erré alors qu'il croyait se conformer à ses obligations et à son éthique professionnelle ;
* qu'il a depuis longtemps communiqué au notaire chargé de liquider la succession de feu E. E. le compte bancaire de son client ;
* que le litige ne porte donc que sur les mentions portées au recto et au verso des chèques émis par le défunt au cours des 5 années ayant précédé son décès ;
* que ses obligations ne sont pas devenues caduques du fait du décès du titulaire du compte ;
* que si l'article 308 du Code pénal ne vise pas expressément le banquier, il n'est pas contestable que ce dernier, en raison même de sa profession, entre dans la catégorie des personnes qui sont dépositaires des secrets qu'on leur confie ;
* que la confiance du public cesserait si le titulaire d'un compte pouvait penser que son banquier n'est pas tenu de l'obligation de se taire et de s'abstenir de laisser copier les mentions portées sur les chèques au verso et au recto ;
* que cette obligation résulte, outre les usages, d'un mandat tacite du titulaire du compte qui ne cesse pas en raison du décès du mandant ;
* qu'il a fallu des textes spéciaux pour obliger les banques à fournir des renseignements à certaines administrations (douane, office des changes, service des impôts) ou au bâtonnier devant vérifier les « comptes clientèle » des avocats ;
* que la photocopie du verso des chèques ne serait pas communiquée, selon les usages bancaires, même au client qui en ferait la demande, le verso pouvant révéler l'identité de la personne ayant acquitté le chèque ou celle des endosseurs ;
* que vainement les hoirs E. soutiennent qu'ils ne doivent pas être considérés comme des tiers ; qu'une différence essentielle existe entre le domaine patrimonial et celui de la vie privée qui doit demeurer inviolable surtout après le décès ; qu'un titulaire de compte laisse souvent entre les mains du banquier des informations intéressant sa vie privée qu'il entend voir demeurer confidentielles même et surtout à l'égard de sa famille ;
* qu'il aurait manqué gravement à ses devoirs s'il avait obtempéré à l'ordonnance précitée et laissé prendre copie des chèques, ce qui aurait constitué un redoutable précédent ;
* que les hoirs E. doivent être déboutés des fins de la demande ;
* à titre très subsidiaire, qu'il n'y a lieu ni à allocation de dommages-intérêts ni à condamnation sous astreinte, ni à exécution provisoire,
Sur ce,
Attendu qu'il est constant qu'E. E., titulaire d'un compte dépôt à l'agence de Monte-Carlo du Crédit Foncier de Monaco, est décédé intestat le 17 août 1970, laissant pour seuls héritiers ses enfants, - les demandeurs à l'instance - qui ont accepté la succession ;
Attendu que le Crédit Foncier de Monaco ne saurait être suivi lorsqu'il raisonne a contrario à partir des dispositions de l'article 308 du Code pénal qui sanctionnent la révélation de secrets, dispositions qui ne peuvent trouver application en l'espèce ;
Attendu d'ailleurs qu'en l'absence de texte législatif l'existence du secret professionnel au profit du banquier reste discutée tant en doctrine qu'en jurisprudence ;
Attendu que le présent litige doit être examiné sous le seul aspect de l'obligation civile de discrétion du banquier dont le principe est nettement établi en droit positif ;
Attendu que les rapports entre le banquier et le déposant s'analysent ainsi : en contrepartie du droit de disposer des fonds déposés pour son activité propre, le banquier a la charge d'assurer au déposant un service de caisse, notamment en payant tous ordres de disposition donnés par lui par chèques, virements ou de toute autre façon en sa faveur ou en faveur des tiers et également en recevant pour les joindre au dépôt toutes sommes qu'il aura à encaisser pour le déposant ;
Attendu que ces rapports impliquent notamment deux conséquences :
* d'une part, le fait pour un banquier de recueillir les confidences du déposant touchant à sa vie privée n'entre pas à l'évidence dans le cadre de ses obligations contractuelles ;
* d'autre part, le banquier ne saurait, ainsi que le soutient à tort le Crédit Foncier de Monaco, s'arroger le droit de refuser à son client communication des chèques émis par lui qui ont pour objet essentiel le paiement immédiat pur et simple d'une somme déterminée ; un tel refus priverait le déposant des moyens de contrôler l'exécution par le banquier, de ses obligations, de vérifier sa propre comptabilité voire de s'assurer de la régularité de l'endossement ; qu'ainsi la prétention de dissocier artificiellement le verso et le recto du chèque ne saurait être admise ;
Attendu que vainement au surplus le Crédit foncier de Monaco tente de se retrancher derrière les règles de son éthique professionnelle puisqu'il ressort des pièces produites aux débats que d'autres banques, parmi lesquelles l'un des plus importants établissements français, ont normalement, sur simple demande, communiqué à leurs clients la copie intégrale des chèques émis par eux ;
Attendu qu'aux termes de l'article 607 du Code civil dans sa rédaction en vigueur lors du décès d'E. E., il convient de constater que les demandeurs ont été saisis des biens, droits et actions du défunt dont ils sont les héritiers légitimes, sous l'obligation d'acquitter les charges de la succession ;
Attendu que le compte au Crédit Foncier de Monaco dont s'agit est un élément essentiel des biens du de cujus et non pas un droit personnel susceptible d'être intransmissible ;
Attendu que continuateurs de la personne de leur père défunt, auquel ils sont substitués au double point de vue actif et passif, les demandeurs doivent être en mesure de pouvoir apprécier tous les éléments de cet actif et de ce passif ;
Attendu que leur demande est donc fondée en son principe ;
Attendu toutefois qu'il ressort des documents visés aux débats que le Crédit Foncier de Monaco a effectivement communiqué le relevé du compte d'E. E. pour la période considérée ;
Attendu que seule doit donc être ordonnée la production des photocopies des chèques dans leur intégralité, émis par le défunt durant la même période et ce à compter du prononcé du jugement sous astreinte de 500 F par jour de retard ;
Attendu que les demandeurs n'établissent pas que le refus opposé par le Crédit Foncier de Monaco a procédé d'une intention malicieuse à leur égard ;
Attendu qu'il n'y a pas lieu dès lors à allocation de dommages-intérêts du chef de résistance abusive ;
Attendu qu'en raison du retard, même non dommageable, apporté à la liquidation des opérations successorales il convient d'ordonner l'exécution provisoire du présent jugement ;
Attendu que l'intégralité des dépens doit être laissée à la charge du Crédit Foncier de Monaco,
Dispositif
PAR CES MOTIFS,
Rejetant tous moyens contraires ou plus amples des parties comme mal fondés ;
Constate que le Crédit Foncier de Monaco a communiqué le relevé du compte de feu E. E. durant les 5 années ayant précédé le décès de celui-ci ;
Dit et juge que la S.A.M. Crédit Foncier de Monaco remettra à compter du prononcé du présent jugement à dame S. E. épouse L., aux sieurs R. E. et W. E., agissant en qualité de seuls héritiers d'E. E., les photocopies intégrales recto-verso des chèques émis par ledit E. E. sur son compte au Crédit Foncier de Monaco durant les 5 années ayant précédé son décès et ce sous astreinte de 500 F par jour de retard ;
Déboute les consorts E. du surplus de leur demande ;
Ordonne l'exécution provisoire du présent jugement nonobstant appel et sans caution :
Composition
M. de Monseignat pr., Mme Margossian subst. gén., MMe Sanita et Marquet av. déf.
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