Motifs
Principauté de Monaco
TRIBUNAL SUPRÊME
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TS 2016-13
Affaire :
Monsieur f. MI.
Contre :
Ministre d'État
DÉCISION
Audience du 23 juin 2017
Lecture du 30 juin 2017
Recours en annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté ministériel n° 2016-162 du 9 mars 2016 prononçant la suspension du permis de conduire de M. f. MI. pour une durée de deux ans et la décision du 18 juillet 2016 du Ministre d'État rejetant son recours gracieux contre cet arrêté.
En la cause de :
Monsieur f. MI., né le 24 mai 1964 à Monaco, de nationalité monégasque, demeurant X1, MONACO.
Ayant élu domicile en l'étude de Maître Joëlle PASTOR-BENSA, Avocat-Défenseur près la Cour d'appel de Monaco et plaidant par ledit avocat-défenseur.
Contre :
L'État de Monaco, représenté par S. E. M. le Ministre d'État, ayant pour Avocat-Défenseur Maître Christophe SOSSO et plaidant par la SCP PIWNICA-MOLINIE, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France.
LE TRIBUNAL SUPRÊME
Siégeant et délibérant en Assemblée Plénière
Vu la requête présentée par Monsieur f. MI., enregistrée au Greffe Général de la Principauté de Monaco le 19 septembre 2016 sous le numéro TS 2016-13, tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de la décision du 9 mars 2016 de la Commission technique spéciale prononçant la suspension de son permis de conduire pour une durée de deux ans ainsi que la condamnation de l'État de Monaco aux entiers dépens ;
CE FAIRE :
Attendu que M. MI. a été condamné le 24 juillet 2015 par le Tribunal correctionnel de Monaco pour conduite sous l'empire d'un état alcoolique et blessures involontaires, à 45 jours d'emprisonnement avec sursis et 45 euros d'amende ; qu'après avis de la Commission technique spéciale prévue par l'article 128 du Code de la route, le Ministre d'État a, par arrêté du 9 mars 2016, prononcé la suspension du permis de conduire de M. MI. pour une durée de deux ans ; que M. MI. a formé un recours gracieux contre cet arrêté ; que par une décision expresse du 18 juillet 2016, le Ministre d'État a rejeté ce recours ;
Attendu qu'à l'appui de sa requête, M. MI. soutient, tout d'abord, que les faits qu'il a commis n'entrent pas dans le champ d'application de l'article 123 du Code de la route, lequel prévoit que le Ministre d'État peut prononcer la suspension du permis de conduire lorsque son titulaire a fait l'objet d'un procès-verbal constatant « qu'il conduisait dans un état d'ivresse manifeste ou sous l'empire d'un état alcoolique au sens de l'article 391-1 du Code pénal » ; que l'article 391-1 du Code pénal définit les actes de terrorisme ; que, les faits reprochés à M. MI. étant évidemment étrangers aux actes de terrorisme, l'arrêté prononçant la suspension de son permis de conduire est entaché d'erreur de droit ; que si le Tribunal Suprême a déjà jugé que le renvoi à l'article 391-1 du Code pénal résultait d'une erreur matérielle, celui-ci n'a pas le pouvoir de rectifier un texte de loi ; que dès lors, l'illégalité de la décision attaquée ne peut qu'être constatée ;
Attendu que M. MI. fait ensuite grief à la décision qu'il attaque de méconnaître les stipulations de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors qu'elle a été prise par une commission administrative ; qu'il soutient en effet qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qu'une suspension de permis de conduire constitue une sanction entrant dans le champ d'application de l'article 6 § 1 de la Convention et qu'elle ne peut être prononcée, par suite, que par un tribunal indépendant et impartial ;
Attendu que M. MI. soutient, enfin, que la décision attaquée méconnaît également les stipulations de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors que la Commission technique spéciale était présidée par un substitut du Procureur général ; que la méconnaissance de ces stipulations résulte, d'une part, de ce que le Parquet n'est pas une autorité judiciaire au sens de ces stipulations et, d'autre part, que ce substitut du Procureur général avait requis contre lui devant le Tribunal correctionnel au sujet des mêmes faits ;
Vu la contre-requête enregistrée au Greffe général de la Principauté le 18 novembre 2016 par laquelle le Ministre d'État conclut au rejet de la requête, ainsi qu'à la condamnation du requérant aux entiers dépens ;
Attendu que le Ministre d'État soutient, tout d'abord, que le renvoi opéré par l'article 123 du Code de la route à l'article 391-1 du Code pénal résulte d'un défaut de mise en concordance des textes lors d'une modification législative et doit être regardé comme un renvoi à l'article 391-13 du même code, ainsi que l'a déjà jugé le Tribunal Suprême ;
Attendu ensuite, selon le Ministre d'État, qu'il ne résulte pas de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qu'une décision de suspension du permis de conduire ne pourrait être prise que par une juridiction ; que la Cour a estimé que le contrôle exercé par le juge pénal lors du prononcé de la condamnation pénale et la possibilité d'introduire un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif permettent d'assurer le respect des stipulations de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que la décision de suspension du permis de conduire, prise par le Ministre d'État après avis de la Commission technique spéciale, est susceptible de faire l'objet, comme en l'espèce, d'un recours pour excès de pouvoir devant le Tribunal Suprême; que, par suite, la décision attaquée, prise après une condamnation pénale prononcée par le Tribunal correctionnel, ne méconnaît pas l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Attendu, enfin, que la circonstance que la Commission technique spéciale était, en l'espèce, présidée par le substitut du Procureur général ayant requis devant le Tribunal correctionnel la condamnation pénale du requérant n'est pas davantage contraire à l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dès lors, d'une part, que le Parquet général ne dépend pas du pouvoir exécutif et, d'autre part, que le substitut du Procureur général a été désigné par le Directeur des services judiciaires pour siéger au sein de la Commission en qualité de magistrat et non de membre du Parquet, comme l'a déjà jugé le Tribunal Suprême ;
Vu l'Ordonnance rendue le 23 novembre 2016 par le Président du Tribunal Suprême et portant mesure d'instruction ;
Vu le mémoire de production déposé au Greffe général le 20 décembre 2016 par Maître Christophe SOSSO, Avocat-Défenseur au nom du Ministre d'État ;
Vu la réplique, enregistrée au Greffe général le 21 décembre 2016 par laquelle M. MI. tend aux mêmes fins que la requête et par les mêmes moyens ;
Attendu qu'il ajoute que l'article 90 B de la Constitution, qui définit la compétence d'attribution du Tribunal Suprême, ne lui permet pas de rectifier une erreur matérielle dont serait affectée la loi ;
Attendu que M. MI. soutient, par ailleurs, que le raisonnement tenu par la Cour européenne des droits de l'homme concernait la législation française sur le retrait de points du permis de conduire, mesure qui n'existe pas à Monaco ;
Attendu que, selon M. MI., le membre du Parquet qui siège au sein de la Commission technique spéciale est désigné par le Directeur des services judiciaires, autorité administrative relevant du pouvoir exécutif ; qu'une telle situation est de nature à générer un doute légitime sur l'impartialité de la juridiction administrative qui a prononcé la décision attaquée ;
Attendu que M. MI. soulève enfin un nouveau moyen tiré de ce que, l'État n'ayant pas produit la décision attaquée dans le délai imparti par le Tribunal Suprême, celle-ci doit être regardée comme dépourvue de motif et, par suite, annulée ;
Vu la duplique, enregistrée au Greffe général le 19 janvier 2017, par laquelle le Ministre d'État conclut au rejet de la requête par les mêmes moyens que la contre-requête ;
Attendu que le Ministre d'État ajoute qu'il appartient au Tribunal Suprême, chargé d'appliquer la loi, de l'interpréter lorsque celle-ci comporte une incohérence, notamment lorsqu'elle est entachée d'une erreur matérielle ;
Attendu que, selon le Ministre d'État, une mesure de suspension concernant une autorisation de nature administrative peut être régulièrement prononcée par une autorité administrative, l'intervention de l'autorité judiciaire résultant de la décision de condamnation pénale ;
Attendu que le Ministre d'État soutient, par ailleurs, que la Commission technique spéciale, instance consultative, n'étant pas l'auteur de la mesure de suspension, M. MI. ne saurait utilement soutenir que la circonstance que cette commission ne serait pas indépendante entacherait d'irrégularité la mesure de suspension ;
Attendu, enfin, que le Ministre d'État précise qu'il a versé aux débats, dans le délai qui lui était imparti, la notification individuelle de la mesure de suspension ;
SUR CE :
Vu la décision attaquée ;
Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Vu la Constitution, notamment son article 90-B ;
Vu l'Ordonnance Souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963 modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;
Vu la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, ensemble ses protocoles additionnels rendus exécutoires par Ordonnances Souveraines n° 408 et 411 du 15 février 2006 ;
Vu le Code de la route, notamment ses articles 123 et 128 ;
Vu le Code pénal, notamment ses titres III et IV ;
Vu l'Arrêté ministériel n° 2000-404 du 15 septembre 2000 portant désignation des membres de la Commission technique spéciale instituée par l'article 128 de l'Ordonnance n° 1.691 du 17 décembre 1957 ;
Vu l'Arrêté n° 2015-5 du 5 février 2015 du Directeur des Services judiciaires portant désignation d'un magistrat en qualité de président de la Commission technique spéciale instituée par l'article 128 de l'Ordonnance n° 1.691 du 17 décembre 1957 ;
Vu l'Ordonnance du 21 septembre 2016 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a désigné Monsieur Didier RIBES, Membre titulaire, comme rapporteur ;
Vu le procès-verbal de clôture de Madame le Greffier en Chef en date du 20 février 2017 ;
Vu l'Ordonnance du 10 mai 2017 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a renvoyé la cause à l'audience de ce Tribunal du 23 juin 2017 ;
Vu l'Ordonnance du 21 juin 2017 modificative de la composition de la formation de jugement du Tribunal Suprême à l'audience du 22 juin 2017 ;
Ouï Monsieur Didier RIBES, Membre titulaire du Tribunal Suprême, en son rapport ;
Ouï le Procureur Général en ses conclusions ;
Ouï Maître Joëlle PASTOR-BENSA, Avocat-Défenseur pour M. f. MI. ;
Ouï Maître François MOLINIÉ Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France pour l'État de Monaco ;
APRÈS EN AVOIR DÉLIBÉRÉ ;
Considérant que M. f. MI. demande l'annulation pour excès de pouvoir de l'avis de la Commission technique spéciale rendu sur la suspension de son permis de conduire en raison de faits de blessures involontaires avec la circonstance aggravante de conduite sous l'empire d'un état alcoolique et défaut de maîtrise ; que ses conclusions doivent être regardées comme dirigées contre l'arrêté ministériel n° 2016-162 du 9 mars 2016 prononçant la suspension de son permis de conduire pour une durée de deux ans, ensemble la décision du 18 juillet 2016 du Ministre d'État rejetant son recours gracieux contre cet arrêté ;
Considérant que l'article 2 de la Constitution dispose : « Le principe du gouvernement est la monarchie héréditaire et constitutionnelle. La Principauté est un État de droit attaché au respect des libertés et droits fondamentaux. » ; qu'aux termes de l'article 6 de la Constitution : « La séparation des fonctions administrative, législative et judiciaire est assurée. » ; que l'article 43 de la Constitution dispose : « Le Gouvernement est exercé, sous la haute autorité du Prince, par un Ministre d'État, assisté d'un Conseil de Gouvernement. » ; qu'aux termes de l'article 46 de la Constitution : « Sont dispensées de la délibération en Conseil de Gouvernement et de la présentation par le Ministre d'État, les ordonnances souveraines : / - concernant les affaires relevant de la Direction des Services Judiciaires ; » ; qu'il résulte de ces dispositions constitutionnelles, d'une part, que la fonction administrative visée à l'article 6 de la Constitution est assurée exclusivement par le Ministre d'État assisté du Conseil de Gouvernement et, d'autre part, que le Directeur des services judiciaires, le Procureur général et les membres du Parquet ne sont pas placés sous l'autorité du Ministre d'État ;
Considérant que le principe d'impartialité s'impose à toute autorité administrative ;
Considérant qu'en vertu de l'article 123 du Code de la route, le Ministre d'État peut suspendre un permis de conduire pour une durée allant jusqu'à deux ans lorsque son titulaire a fait l'objet d'un procès-verbal constatant qu'il conduisait sous l'empire d'un état alcoolique au sens de l'article 391-13 du Code pénal ; que l'article 128 du même code prévoit que le Ministre d'État doit obligatoirement consulter une Commission technique spéciale avant de prononcer la suspension du permis de conduire ; que la composition de cette commission administrative est prévue par un arrêté ministériel n° 2000-404 du 15 septembre 2000, qui dispose que son président est un magistrat désigné par le Directeur des services judiciaires ; que par un arrêté n° 2015-5 du 5 février 2015, le Directeur des services judiciaires a désigné un substitut du Procureur général en qualité de magistrat pour assurer la présidence de la Commission ;
Considérant que la Commission technique spéciale ainsi présidée a rendu, le 12 novembre 2015, l'avis requis par l'article 128 du Code de la route à propos de la suspension du permis de M. MI. ; qu'il n'est pas contesté que le substitut du Procureur général désigné en qualité de magistrat pour présider la Commission avait auparavant requis contre M. MI. dans le cadre de la procédure pénale portant sur les mêmes faits que ceux examinés par la Commission ; qu'il avait ainsi publiquement pris position sur la matérialité et la gravité de ces faits préalablement à la réunion de la Commission ; qu'il s'ensuit que la Commission n'était pas constituée dans des conditions offrant au requérant des garanties d'impartialité ;
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que l'arrêté ministériel attaqué a été pris à l'issue d'une procédure entachée d'une irrégularité substantielle ; que, par suite, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de la requête, cet arrêté et la décision du 18 juillet 2016 du Ministre d'État doivent être annulés ;
Dispositif
DÉCIDE :
Article 1er : L'arrêté ministériel n° 2016-162 du 9 mars 2016, ensemble la décision du 18 juillet 2016 du Ministre d'État rejetant le recours gracieux contre cet arrêté sont annulés.
Article 2 : Les dépens sont mis à la charge de l'État.
Article 3 : Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre d'État.
Composition
Ainsi jugé et délibéré par le Tribunal Suprême de la Principauté de Monaco, composé de M. Didier LINOTTE, Chevalier de l'Ordre de Saint Charles, Président, M. Jean MI. LEMOYNE DE FORGES, Officier de l'Ordre de Saint Charles, Vice-président, Mme Martine LUC-THALER, M. Didier RIBES, rapporteur, Membres titulaires et Mme Magali INGALL-MONTAGNIER, Membre suppléant.
et prononcé le trente juin deux mille dix-sept en présence de, Monsieur Hervé POINOT, Procureur Général adjoint, par Monsieur Didier LINOTTE, assisté de Madame Béatrice BARDY, Greffier en Chef, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles.
Le Greffier en Chef, le Président,
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