Motifs
LE TRIBUNAL SUPRÊME
Siégeant et délibérant en assemblée plénière
Vu la requête, enregistrée au Greffe Général le 11 juin 2018 sous le numéro TS 2018-16, par laquelle M. A.P. demande l'annulation pour excès de pouvoir de la décision du Directeur du Travail du 23 janvier 2018 ayant refusé de délivrer un permis de travail à M. A.P. et annulé le permis qui lui avait été délivré le 22 mai 2017 et de la décision du 12 avril 2018 par laquelle le Conseiller de Gouvernement-Ministre de l'Intérieur a rejeté le recours hiérarchique formé par M. P., ainsi que la condamnation de l'État à lui payer la somme de 14 334 euros en réparation du préjudice subi du fait de ces décisions.
CE FAIRE :
Attendu que M. P., exerçant la fonction de valet de chambre au sein de la Société des Bains de Mer sur la base du permis de travail qui lui avait été délivré par la Direction du Travail le 22 mai 2017, a présenté une nouvelle demande de permis en vue d'être autorisé à assurer la fonction d'extra hôtelier au sein de la même société ; qu'à cette occasion, le Directeur du Travail lui a notifié le 23 janvier 2018 une décision par laquelle, au motif qu'il ne présente « pas les garanties appropriées à l'exercice de l'emploi sollicité », a rejeté sa demande et procédé à l'annulation du permis délivré le 22 mai 2017 ; que, par décision du 12 avril 2018, le Conseiller de Gouvernement-Ministre de l'Intérieur a rejeté le recours hiérarchique formé le 29 janvier 2018 par M. P. ;
Attendu que, selon la requête, ces décisions sont d'abord illégales en ce que, en violation des articles 1er et 2 de la loi n° 1.312 du 29 juin 2006, elles sont insuffisamment motivées ; qu'en effet la décision du 23 janvier 2018 ne comporte ni les éléments de droit ni les éléments de fait qui l'ont fondée, tandis que la décision du 12 avril 2018 ne mentionne qu'une supposée erreur matérielle commise en 2017 ;
Attendu que M. P. soutient en outre que les décisions attaquées sont intervenues en violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales en ce qu'elle constitue une ingérence excessive dans sa vie privée et familiale ; qu'en effet, alors que, ainsi que le démontrent des années de travail sans incident à Monaco, M. P. ne présente aucune menace pour l'ordre public ; que, sa compagne étant enceinte à l'époque des faits, il s'est trouvé sans ressources, a dû quitter son domicile pour s'installer chez sa mère et a été contraint d'annuler son mariage ;
Attendu encore que, selon la requête, les décisions attaquées violent le principe de sécurité juridique et plus spécialement la règle d'intangibilité des actes administratifs individuels créateurs de droits ; qu'il convient de s'inspirer de la jurisprudence française selon laquelle de tels actes, quand ils sont illégaux, ne peuvent être retirés ou abrogés que dans un délai de quatre mois après leur édiction et selon laquelle, s'agissant des actes légaux, ils ne peuvent être retirés ou abrogés que si leur bénéficiaire le demande ; qu'en l'espèce, le Tribunal suprême ne pourra donc que juger que l'abrogation du permis de travail du 22 mai 2017 par l'autorité administrative était impossible ;
Attendu enfin que M. P. soutient que les décisions attaquées sont entachées d'une erreur manifeste d'appréciation ; que si, en effet, le Conseiller de Gouvernement-Ministre de l'Intérieur mentionne sa condamnation en Italie pour infraction à la législation sur les stupéfiants, celle-ci remonte à 2011 ; qu'il n'y a eu aucune autre condamnation, la mesure de 2013 sur laquelle il s'appuie n'étant qu'un aménagement procédural le dispensant de toute peine ; que, depuis 2011, M. P. s'est parfaitement intégré à la vie professionnelle monégasque, n'a jamais causé le moindre trouble à l'ordre public, a donné pleine satisfaction à son employeur et est aujourd'hui un père de famille bien inséré socialement ;
Attendu que M. P., se référant aux pouvoirs conférés au Tribunal suprême par l'article 90-B-1° de la Constitution, soutient qu'il est bien fondé à demander réparation du préjudice que lui ont causé les décisions que le Tribunal ne manquera pas d'annuler ; que, sur la base de ses six derniers salaires, sa perte de revenus, à la date de la requête, doit être établie à 9 344 euros ; qu'il convient d'y ajouter 5 000 euros au titre du préjudice moral pour établir à 14 334 euros le montant de l'indemnité que l'État devra lui verser ;
Vu la contre requête enregistrée Greffe Général le 13 août 2018 au, par laquelle le Ministre d'État conclut au rejet de la requête au motif tout d'abord que, selon lui, les décisions attaquées sont suffisamment motivées ; qu'en effet, en se référant à l'enquête diligentée en application de l'arrêté ministériel n° 2016-622 du 17 octobre 2016 portant application de la loi n° 1.430 du 13 juillet 2016, elles comportent l'énoncé des considérations de droit sur lesquelles elles se fondent ; qu'en se référant aux constatations de cette enquête selon lesquelles le requérant de présente pas les « garanties appropriées », elles comportent l'énoncé des considérations de fait qui les justifient ;
Attendu que, selon le Ministre d'État, ces décisions ne violent pas l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme dès lors que ce dernier n'interdit pas l'ingérence d'une autorité publique dans la vie privée et familiale dès lors qu'elle est prévue par la loi et constitue dans une société démocratique une mesure nécessaire, notamment, à la sûreté publique et à la défense de l'ordre ; que tel est bien le cas en l'espèce dès lors que la loi n° 1.430 et l'arrêté ministériel n° 2016-622 précités subordonnent la délivrance ou le renouvellement des permis de travail au résultat d'enquêtes permettant d'apprécier si le demandeur présente ou non les « garanties appropriées » à l'exercice de l'emploi sollicité ; que les décisions attaquées, ainsi prévues par la loi, sont justifiées par la nécessité de la sauvegarde de l'ordre public ;
Attendu que le Ministre d'État conteste que les décisions attaquées porteraient une atteinte irrégulière au principe de sécurité juridique ; que le permis de travail du 22 mai 2017 était irrégulier ab initio puisque M. P. ne remplissait pas les conditions pour en bénéficier ; que les textes et la jurisprudence français ne sont pas applicables à Monaco ; qu'ainsi l'autorité administrative dispose de la possibilité, dont elle a usé en l'espèce, d'abroger à tout moment un acte administratif, même créateur de droit, lorsque le destinataire ne remplit pas ou plus les conditions pour en bénéficier ;
Attendu que, selon le Ministre d'État, les décisions attaquées ne sont pas entachées d'erreur manifeste d'appréciation ; que, ainsi qu'en témoigne la jurisprudence du Tribunal suprême, les faits de trafic de stupéfiants sont considérés à Monaco comme présentant une gravité particulière ; que, par conséquent l'administration n'a commis aucune erreur d'appréciation en se fondant, non sur une menace pour l'ordre public, mais exclusivement sur la considération que, du fait de sa condamnation en 2011 pour des faits de cette nature, M. P. ne présente pas les « garanties appropriées » pour l'exercice de fonctions hôtelières particulièrement sensibles pour l'image de marque de la Principauté ;
Attendu enfin que le Ministre d'État conclut au rejet de la requête indemnitaire, non seulement en conséquence du rejet des conclusions d'annulation par le Tribunal mais aussi du fait que le préjudice moral n'est établi ni dans son principe, ni dans son quantum ;
Vu la réplique enregistrée au Greffe Général le 12 septembre 2018 par laquelle M. P. maintient les conclusions de sa requête, ajoutant que, s'agissant de la motivation, si la décision du 23 janvier 2018 vise bien les textes sur lesquels elle se fonde, elle ne dit rien des éléments de fait qui seraient ressortis de l'enquête à laquelle elle se réfère, tandis que la décision du 12 avril 2018, elle, ne contient aucune des précisions qui permettraient au Tribunal suprême de vérifier l'exactitude et la légalité du motif invoqué ; que, s'agissant de l'atteinte à la vie privée et familiale, la loi monégasque prévoyant la réhabilitation des délits de même catégorie que celle qui a entraîné la condamnation de M. P. au bout de trois ans, il est incompréhensible de ne pas lui faire bénéficier d'un droit à l'oubli au bout de sept ans ; que, s'agissant du permis de travail délivré le 22 mai 2017, il n'était pas illégal ab initio, de sorte qu'il ne pouvait être abrogé ; que seuls les actes illégaux peuvent être retirés ou abrogés à condition que cela intervienne dans les quatre mois suivant leur édiction ; qu'il appartient au Tribunal suprême de consacrer solennellement le principe de sécurité juridique comme principe général du droit qui s'impose même sans intervention du législateur ; enfin que, s'agissant de l'erreur manifeste d'appréciation, elle résulte aussi de la considération que les casiers judiciaires français et italien de M. P. sont vierges et que, en tout État de cause, aucun texte ne prévoit de garantie particulière de moralité pour l'exercice de l'emploi de valet de chambre ;
Vu la duplique enregistrée au Greffe Général le 12 octobre 2018 par laquelle le Ministre d'État confirme l'intégralité de ses précédentes écritures, ajoutant seulement, sur le principe de sécurité juridique, que l'argumentation de M. P. repose sur une confusion entre retrait et abrogation alors que, s'agissant, comme en l'espèce, d'une décision irrégulière, elle n'a pu créer des droits au profit de son bénéficiaire et peut donc être abrogée à tout moment ;
Vu l'ordonnance du 13 mars 2019 par laquelle le Président du Tribunal suprême a décidé d'informer les parties de l'éventualité, pour le Tribunal, de relever d'office le moyen tiré de l'incompétence de l'auteur de la décision du 12 avril 2018 et de leur accorder un délai d'un mois pour faire valoir leurs observations sur ce point ;
Vu les observations, enregistrées au Greffe Général le 11 avril 2019, par lesquelles M. P. expose qu'il a formé son recours hiérarchique dans le délai de deux mois à compter de la décision attaquée ; que ce recours hiérarchique a été formé devant le Ministre d'État ; que le Ministre d'État était l'autorité compétente pour statuer sur ce recours hiérarchique ; que la mention du « Conseiller de gouvernement pour le département de l'Intérieur » qui figure aussi dans ce recours n'affecte donc pas sa régularité ; que, si le rejet exprès de ce recours hiérarchique a été décidé par une autorité incompétente, à savoir le Conseiller de gouvernement-Ministre de l'Intérieur, le Ministre d'État a, du fait de son silence conservé pendant plus de quatre mois, pris pour sa part une décision implicite de rejet ; que, en tout État de cause, le recours hiérarchique a conservé le délai du recours contentieux ; que, déposé le 11 juin 2018, ce dernier est parfaitement recevable ; qu'au surplus, le Conseiller de gouvernement-Ministre de l'Intérieur étant tenu de transmettre le recours hiérarchique au Ministre d'État, cette obligation de transmission à l'autorité compétente a conservé le délai du recours contentieux ; qu'en conséquence, la requête en annulation de la décision du 23 janvier 2018 demeure recevable ;
Vu le mémoire, enregistré au Greffe Général le 5 juin 2019, par lequel le Ministre d'État demande au Tribunal suprême de décider qu'il n'y a pas lieu de statuer sur la requête de Monsieur A.P. en raison de la décision de retrait de la décision du 23 janvier 2018, prise le 29 mai 2019 par le Directeur du Travail ;
SUR CE,
Vu la décision attaquée ;
Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ; Vu la Constitution, notamment son article 90-B ;
Vu l'Ordonnance souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963 sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal suprême, modifiée ;
Vu la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et notamment son article 8 ;
Vu la loi n° 629 du 17 juillet 1957 tendant à réglementer les conditions d'embauchage et de licenciement en Principauté, modifiée, et notamment son article 2 ;
Vu la loi n° 1.430 du 13 juillet 2016 portant diverses mesures relatives à la préservation de la sécurité nationale, et notamment son article 3 ;
Vu l'Ordonnance n° 16.675 du 18 février 2005 portant création d'une direction du travail, modifiée, et notamment son article 1er ;
Vu l'Arrêté ministériel n° 2016-622 du 17 octobre 2016 portant application de l'article 3 de la loi n° 1.430 du 13 juillet 2016 portant diverses mesures relatives à la préservation de la sécurité nationale, modifié, et notamment son article 1er ;
Vu l'ordonnance du 12 juin 2018 par laquelle le Président du Tribunal suprême a désigné Monsieur Jean-Michel LEMOYNE de FORGES, Vice-président, comme rapporteur ;
Vu le procès-verbal de clôture de la procédure du 22 octobre 2018 ;
Vu l'ordonnance du 26 avril 2019 par laquelle le Président du Tribunal suprême a renvoyé la cause à l'audience de ce Tribunal du 6 juin 2019 ;
Ouï Monsieur Jean-Michel LEMOYNE de FORGES, Vice-président du Tribunal suprême, en son rapport ;
Ouï Maître Thomas GIACCARDI, Avocat-défenseur, Substituant Maître Jean-Charles S. GARDETTO, Avocat-défenseur, pour M. A.P. ;
Ouï Maître Jacques MOLINIE, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France, pour l'État de Monaco ;
Ouï le Procureur Général en ses conclusions ;
La parole ayant été donnée en dernier aux parties ;
APRÈS EN AVOIR DÉLIBÉRÉ
1° Considérant que, par décision du 12 avril 2018, le Conseiller de Gouvernement-Ministre de l'Intérieur a rejeté le recours hiérarchique formé le 29 janvier 2018 par M. P. contre la décision prise le 23 janvier 2018 par le Directeur du Travail ayant refusé de délivrer un permis de travail à M. P. et annulé un précédent permis de travail qui lui avait été délivré le 22 mai 2017 ;
2° Considérant que, par décision du 29 mai 2019, le Directeur du Travail a retiré sa décision de refus du 23 janvier 2018 ; que, par suite, le Ministre d'État est fondé à soutenir qu'il n'y a plus lieu pour le Tribunal suprême de statuer sur le recours formé par Monsieur P. contre les décisions qu'il attaque ;
Dispositif
DÉCIDE :
Article 1er
Il n'y a pas lieu de statuer sur la requête de Monsieur A.P.
Article 2
Les dépens sont mis à la charge de l'État.
Article 3
Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre d'État.
Composition
Ainsi jugé et délibéré par le Tribunal Suprême de la Principauté de Monaco, composé de M. Didier LINOTTE, Président, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, M. Jean-Michel LEMOYNE de FORGES, Vice-président, Commandeur de l'Ordre de Saint-Charles, rapporteur, M. Didier RIBES, membre titulaire, Mme Magali INGALL-MONTAGNIER, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles et M. Guillaume DRAGO, membres suppléants ;
Et prononcé le dix-neuf juin deux mille dix-neuf en présence du Ministère Public par M. Didier LINOTTE, assisté de Mme Virginie SANGIORGIO, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Greffier en Chef.
^