Motifs
LE TRIBUNAL SUPRÊME
Siégeant et délibérant en Assemblée plénière
Vu la requête présentée par Madame J. P. S. ép. F., enregistrée au Greffe Général de la Principauté de Monaco le 13 février 2019 sous le numéro TS 2019-05, tendant à l'appréciation de la validité et, à défaut de déclaration d'illégalité, à l'interprétation des articles 17 et 18 du règlement relatif à la vente des appartements dépendant d'immeubles domaniaux aux personnes de nationalité monégasque, publié au Journal de Monaco du 16 décembre 1977 et ayant fait l'objet d'un rectificatif en son article 18 publié au Journal de Monaco du 14 mars 2014, ainsi qu'à la condamnation de l'État de Monaco aux entiers dépens ;
Vu la décision du 5 décembre 2019 par laquelle le Tribunal Suprême a invité les parties à présenter, dans un délai de trois mois, sans préjudice et sous réserve de l'appréciation des juridictions judiciaires, seules compétentes pour se prononcer sur la validité des contrats de droit privé, leurs observations sur les conséquences qu'une déclaration d'illégalité serait susceptible d'avoir sur les contrats par lesquels des Monégasques ont acquis des biens domaniaux ainsi que sur les opérations de revente à l'État en cours ou à venir ainsi qu'à communiquer tous les autres éléments de droit et de fait de nature à éclairer le Tribunal Suprême sur la revente à l'État des biens domaniaux acquis par des Monégasques, notamment le nombre de biens concernés, le nombre d'opérations de revente en cours ou à venir ainsi que l'estimation des montants financiers en cause ;
Vu le mémoire, enregistré au Greffe Général le 10 mars 2020, par lequel le Ministre d'État présente ses observations en réponse à la mesure d'instruction décidée par le Tribunal Suprême ;
Attendu que le Ministre d'État fait valoir que les conséquences d'une déclaration d'illégalité du règlement du 16 décembre 1977 seraient particulièrement graves pour les intérêts publics comme pour les intérêts privés par la précarisation de la situation des propriétaires de biens d'origine domaniale ; qu'en effet, les stipulations relatives au droit de préemption de l'État et aux modalités du prix de rachat ayant été déterminantes de son consentement pour pérenniser l'aspect social de l'habitat en évitant toute spéculation par la neutralisation des plus-values, les contrats devraient être annulés pour défaut de cause ou vice du consentement, remettant ainsi les parties en l'état où elles se trouvaient antérieurement à la cession ; qu'elles pourraient ainsi être tenues, si l'État venait à l'exiger, de restituer les appartements acquis, les sommes versées devant être remboursées et une indemnisation pouvant être demandée pour l'occupation des biens ;
Attendu que le Ministre d'État indique que l'État a systématiquement racheté aux conditions prévues les appartements cédés sous l'empire de ce règlement ; qu'il verse à la procédure deux tableaux, un premier des « cessions actives », soit 52 contrats de vente en cours avec indication des superficies, dates et prix d'achat des appartements, un second des « reventes à l'État » intervenues depuis 2014 avec indication des prix de revente ; que le Ministre d'État précise qu'environ 100 appartements domaniaux ont été cédés à des nationaux en vertu du règlement du 16 décembre 1977, principalement au sein des immeubles le « Bel Air », les « Caroubiers » et les « Mandariniers » ; qu'aucune opération de revente n'est en cours pour les 13 appartements du « Bel Air » relevant du règlement dont la démolition/reconstruction est inscrite au plan national du logement des Monégasques annoncé le 11 mars 2019 ; qu'enfin, une personne de nationalité française, qui a hérité d'un appartement dans l'immeuble les « Mandariniers », en remet actuellement en cause le prix de rachat ;
Attendu, enfin, que le Ministre d'État sollicite une modulation prétorienne dans le temps, à la date de la décision, des effets d'une éventuelle déclaration d'illégalité pour ne pas affecter les contrats conclus avant celle-ci ; que pour le cas où, par extraordinaire, le juge du contrat ne considérerait pas les stipulations contractuelles en cause comme déterminantes de son consentement, seules celles reprenant les articles 17 et 18 du règlement du 16 décembre 1977 seraient privées d'effet, entrainant, au détriment de l'intérêt général, la perte définitive d'une cinquantaine d'appartements car, en une telle hypothèse, les acquéreurs - ou leurs ayants droit - de biens cédés par l'État à un prix très inférieur à celui du marché pourraient librement les revendre au détriment de l'accession à la propriété des familles monégasques et du logement des nationaux ;
Vu le mémoire, enregistré au Greffe Général le 17 mars 2020, par lequel Mme S. épouse F. présente ses observations en réponse à la mesure d'instruction ;
Attendu qu'elle souligne, en premier lieu, qu'une décision rendue sur le fondement de l'article 90, B, 3° de la Constitution par voie d'exception dans le cadre d'un recours en appréciation de validité d'un acte administratif, sur question préjudicielle de la juridiction judiciaire, n'a qu'une autorité relative de chose jugée, inter partes et non, comme lorsque Tribunal Suprême est juge de l'action, erga omnes ; qu'il n'y a donc pas lieu à s'interroger sur les conséquences erga omnes d'une éventuelle déclaration d'illégalité ;
Attendu que Mme S. épouse F. relève, en second lieu, que le Ministre d'État ne fait état que des conséquences économiques d'une éventuelle déclaration d'illégalité, lesquelles sont sans lien avec le débat sur la validité du règlement et ne sauraient permettre le maintien de modalités contractuelles fondées sur un acte administratif illégal ; qu'elle émet, de plus, des réserves sur la modulation, sans base légale, des effets dans le temps d'une éventuelle déclaration d'illégalité alors que les conséquences résultant d'une telle déclaration, rendue par voie incidente et/ou préjudicielle, ne sont pas celles induites par une « annulation » pour excès de pouvoir ; qu'en effet, la possibilité de différer les effets d'un constat d'illégalité est réservée au juge du plein contentieux ou au juge de l'excès de pouvoir en tant que juge de l'action au principal et non au juge de l'exception, saisi sur renvoi en appréciation de validité ; qu'elle ajoute qu'en droit monégasque, la question de la légalité d'un règlement dans le cadre d'un recours en appréciation de validité ne saurait être conditionnée par l'analyse des effets potentiels sur l'ordre juridique d'un constat d'illégalité, l'appréciation des conséquences de la déclaration d'illégalité sur les contrats relevant de la compétence du juge judiciaire ;
Attendu que Mme S. épouse F. souligne qu'en matière de recours en appréciation de validité, seul importe à la partie requérante la mise à l'écart de l'acte contesté dans le litige initial, lequel ne porte pas au principal sur son existence, l'objet de ce recours incident étant non d'obtenir l'annulation de cet acte mais d'influer, par une mise à l'écart occasionnelle, sur le sort de l'action principale ; qu'elle soutient que, de par la nature du contentieux en appréciation de validité, la juridiction saisie de l'exception doit d'abord constater l'illégalité objective de l'acte, son inapplicabilité inter partes et dans un second temps seulement décider si l'acte en cause doit faire l'objet d'une annulation rétroactive erga omnes et en différer les effets, voire même aux contrats en cours ;
Attendu enfin, qu'après avoir rappelé les moyens de légalité externe et interne développés dans ses précédentes écritures, Mme S. épouse F. fait valoir, sur les conséquences invoquées par l'État, qu'il ne saurait, dans le cadre du litige contractuel, obliger les particuliers à une restitution forcée des appartements pour être seul responsable de l'illégalité commise ; que le Tribunal Suprême ne peut que constater l'illégalité et l'inconstitutionnalité du règlement et le priver d'applicabilité par une décision valant inter partes mais peut aussi neutraliser l'illégalité des dispositions relatives aux modalités de fixation du prix en émettant des réserves d'interprétation ; que s'il choisit d'étendre le périmètre de sa saisine, il peut soit annuler le règlement erga omnes pour illégalité et en moduler les effets mais en maintenant impérativement, au nom du droit au recours juridictionnel effectif, l'effet utile du recours incident à la partie demanderesse qui se prévaut de l'exception d'illégalité, soit l'abroger, toujours sous réserve de préserver l'effet utile du recours incident ;
Vu le mémoire, déposé au Greffe Général le 1er avril 2020 et enregistré le 18 mai 2020, par lequel le Ministre d'État demande que soit écarté des débats le mémoire de la requérante déposé hors du délai imparti et qui ne répond pas à la mesure d'instruction ;
Vu le mémoire, enregistré au Greffe Général le 18 juin 2020, par lequel Mme S. épouse F. conclut au rejet de la demande du Ministre d'État tendant à ce que son précédent mémoire soit écarté des débats ; qu'en effet, le délai imparti par le Tribunal Suprême n'était pas impératif ; qu'une telle demande se heurte, en outre, aux principes du contradictoire et de l'égalité des armes ; qu'elle précise que les éléments sollicités ne pouvant être rapportés que par l'État, elle a dû attendre pour pouvoir répliquer ;
Sur ce,
Vu l'acte dont il est demandé au Tribunal Suprême d'apprécier la validité ; Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Vu la Constitution, notamment le 3° du B de son article 90 ;
Vu l'Ordonnance Souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963 modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;
Vu l'Ordonnance Souveraine n° 8.019 du 26 mars 2020 portant suspension des délais de recours et de procédure par-devant le Tribunal Suprême pour faire face aux conséquences des mesures prises pour lutter contre la pandémie de virus COVID-19 ;
Vu les Ordonnances Souveraines n° 6.012 du 19 février 1977 et n° 4.801 du 28 avril 2014 portant création d'une Direction de l'Habitat ;
Vu l'Ordonnance du 18 févier 2019 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a désigné Madame Magali INGALL-MONTAGNIER, Membre suppléant, comme rapporteur ;
Vu le procès-verbal de clôture de Madame le Greffier en Chef en date du 22 juin 2020 ;
Vu l'Ordonnance du 14 août 2020 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a renvoyé la cause à l'audience de ce Tribunal du 28 septembre 2020 ;
Ouï Madame Magali INGALL-MONTAGNIER, Membre suppléant du Tribunal Suprême, en son rapport ; Ouï Monsieur le Bâtonnier Régis BERGONZI, Avocat-Défenseur, pour Madame S. épouse F. ;
Ouï Maître Jacques MOLINIÉ, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France, pour l'État de Monaco ;
Ouï Madame le Procureur général en ses conclusions ;
La parole ayant été donnée en dernier aux parties ;
Après en avoir délibéré,
1° Considérant que, par jugement du 13 décembre 2018, le Tribunal de première instance a renvoyé les parties devant le Tribunal Suprême en appréciation de validité et, à défaut de déclaration d'illégalité, en interprétation des articles 17 et 18 du règlement du 16 décembre 1977 relatif à la vente des appartements dépendant d'immeubles domaniaux aux personnes de nationalité monégasque ; que, par décision avant dire droit du 5 décembre 2019, le Tribunal Suprême a invité les parties à présenter, sans préjudice et sous réserve de l'appréciation des juridictions judiciaires, seules compétentes pour se prononcer sur la validité des contrats de droit privé, leurs observations sur les conséquences qu'une déclaration d'illégalité serait susceptible d'avoir sur les contrats par lesquels des Monégasques ont acquis des biens domaniaux ainsi que sur les opérations de revente à l'État en cours ou à venir ainsi qu'à communiquer tous les autres éléments de droit et de fait de nature à éclairer le Tribunal Suprême sur la revente à l'État des biens domaniaux acquis par des Monégasques, notamment le nombre de biens concernés, le nombre d'opérations de revente en cours ou à venir ainsi que l'estimation des montants financiers en cause ;
2° Considérant que le Ministre d'État demande que soit écarté des débats le mémoire présenté par la requérante le 1er avril 2020 au motif qu'il aurait été déposé hors du délai imparti et qu'il ne répondrait pas à la mesure d'instruction ; que ce mémoire a été présenté avant la clôture de l'instruction ; que, dès lors, il n'y a pas lieu de faire droit à la demande du Ministre d'État ;
3° Considérant que l'article 16 du règlement du 16 décembre 1977 relatif à la vente des appartements dépendant d'immeubles domaniaux aux personnes de nationalité monégasque énonce : « Si les acquéreurs ou leurs ayants-causes désirent céder leur appartement, ils devront en proposer la vente en priorité à l'État. Ce dernier disposera d'un délai de 2 mois, à compter de la date de réception de l'offre de vente, pour faire connaître son intention de racheter ou de ne pas racheter l'appartement considéré » ; que l'article 17 du même règlement dispose que : « Si l'État décide de racheter l'appartement, le prix de ce rachat sera calculé sur la base du prix de cession initial, réajusté en tenant compte de critères généraux (évolution de l'indice du coût de la construction), locaux (évolution des prix sur le marché immobilier), particuliers à l'immeuble et à son environnement et enfin propres à l'appartement lui-même (prise en considération, d'une part, des éventuelles améliorations apportées à ce dernier – à l'exception des travaux à caractère décoratif ou somptuaire, ou encore de stricte convenance personnelle – et, d'autre part, des dégradations subies et de la vétusté). Ce prix de rachat devra être indiqué dans la notification prévue au 2e alinéa de l'article 16 » ; que l'article 18 du même règlement précise : « Le prix de rachat, déterminé comme indiqué ci-dessus, sera fixé par une Commission présidée par le Conseiller du Gouvernement pour les Travaux Publics et les Affaires Sociales et composée de deux représentants du Conseil Communal et de deux représentants du Département des Finances et de l'Économie, dont l'Inspecteur du Service de l'Enregistrement et du Timbre à la Direction des Services Fiscaux ; La Commission pourra s'adjoindre des experts à titre consultatif » ;
4° Considérant que Mme S. épouse F. soutient que les articles 17 et 18 du règlement du 16 décembre 1977 sont entachés d'illégalité pour avoir été édictés par une direction qui n'en avait pas la compétence ;
5° Considérant, d'une part, qu'à la date d'édiction du règlement critiqué, la Direction de l'Habitat n'était investie par aucun texte d'un pouvoir réglementaire ;
6° Considérant, d'autre part, que le Ministre d'État fait valoir que ce règlement constituerait des lignes directrices ; que, toutefois, il comporte des dispositions impératives qui conditionnent l'achat de biens domaniaux par des Monégasques et précisent les conditions et modalités de rachat de ces biens par l'État en cas de revente ; que, dès lors, il ne peut être regardé comme se bornant à fixer des lignes directrices ;
7° Considérant qu'il en résulte que les articles 17 et 18 du règlement du 16 décembre 1977 sont entachés d'incompétence ; qu'il y a donc lieu de les déclarer illégaux ; que l'incompétence de la Direction de l'Habitat pour l'édicter affecte la légalité du règlement du 16 décembre 1977 dans son ensemble ; que les articles 17 et 18 ne sont pas divisibles des autres dispositions du règlement ;
8° Considérant, cependant, qu'il résulte des documents produits qu'une centaine de biens domaniaux ont été acquis par des Monégasques sur le fondement de ce règlement ; que l'État a, jusqu'à présent, systématiquement racheté les biens proposés à la revente ; que la rétroactivité de l'illégalité des dispositions du règlement du 16 décembre 1977 est susceptible de faire naître des incertitudes graves sur la situation contractuelle des Monégasques qui ont ainsi accédé à la propriété ou de leurs ayants droit ; qu'il pourrait ainsi en résulter une atteinte au principe de sécurité juridique ; que cela serait également susceptible de faire obstacle à la possibilité, conforme à l'intérêt général, pour l'État de racheter cinquante-deux biens dans les conditions définies par le règlement ; que ces conséquences, manifestement excessives, sont de nature à justifier une limitation dans le temps des effets de la déclaration d'illégalité ; que, dans ces conditions, il y a lieu de prononcer l'illégalité du règlement du 16 décembre 1977 à la date de la décision du Tribunal Suprême, sous réserve des actions contentieuses engagées antérieurement à la date de la présente décision, dont celle de Mme S. épouse F. ;
Dispositif
DÉCIDE :
Article 1er
Il est déclaré que les articles 17 et 18 du règlement relatif à la vente par l'État d'appartements aux personnes de nationalité monégasque publié au Journal de Monaco du 16 décembre 1977 et ayant fait l'objet d'un rectificatif en son article 18 publié au Journal de Monaco du 14 mars 2014, sont entachés d'illégalité, à compter de la date de la présente décision, sous réserve des actions contentieuses engagées antérieurement à la date de cette décision, dont celle de Mme S. épouse F.
Article 2
Les autres dispositions du règlement sont déclarées illégales dans les mêmes conditions que celles prévues à l'article 1er.
Article 3
Les dépens sont mis à la charge de l'État.
Article 4
Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre d'État.
Note
À rapprocher de la décision du 5 décembre 2019. – NDLR.
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