TRIBUNAL SUPRÊME
TS 2023-03
Affaire :
SOCIÉTÉ CIVILE PARTICULIÈRE PLATA
Contre :
État de Monaco
DÉCISION
Lecture du 16 février 2023
Conclusions de la SOCIETE ANONYME MONÉGASQUE (S.A.M.) DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS tendant à la récusation de Monsieur Didier LINOTTE, Président du Tribunal Suprême, dans la procédure tendant à l'examen de la requête de la SOCIETE CIVILE PARTICULIÈRE (S.C.P.) PLATA tendant à l'annulation pour excès de pouvoir de l'arrêté n° 2022-492 du 20 septembre 2022 portant permis de construire modificatif.
En la cause de :
LA SOCIÉTÉ CIVILE PARTICULIÈRE (S.C.P.) PLATA, dont le siège social est sis 41, boulevard des Moulins, à Monaco, prise en la personne de ses gérants en exercice, domiciliés ès qualité audit siège ;
Ayant élu domicile en l'étude de Maître Patricia REY, Avocat-Défenseur près la Cour d'appel de Monaco, et plaidant par la SARL Cabinet BRIARD, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France ;
Contre :
L'État de Monaco, représenté par le Ministre d'Etat, ayant pour Avocat-Défenseur Maître Christophe SOSSO et plaidant par la SCP PIWNICA-MOLINIE, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France ;
En présence de :
LA SOCIÉTÉ ANONYME MONÉASQUE (S.A.M.) DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS , dont le siège social est sis 25, chemin des Révoires, à Monaco, prise en la personne de son Président en exercice, domicilié ès qualité audit siège, intervenant au soutien de l'État ;
Ayant élu domicile en l'étude de Maître Charles LECUYER, Avocat-Défenseur près la Cour d'appel de Monaco, et plaidant par ledit Avocat-Défenseur ;
Visa
LE TRIBUNAL SUPRÊME
Siégeant et délibérant en Section administrative
Vu la requête, présentée par la SOCIETE CIVILE PARTICULIÈRE (S.C.P.) PLATA, enregistrée au Greffe Général de la Principauté de Monaco le 18 novembre 2022 sous le numéro TS 2023-03, tendant à ce que le Tribunal Suprême ordonne au Ministre d'État de produire une copie intégrale de l'arrêté n° 2022-492 du 20 septembre 2022 portant permis de construire modificatif, annule cet arrêté, enjoigne à la SOCIETE ANONYME MONÉGASQUE (S.A.M.) DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS de démolir les parties de constructions réalisées sur le terrain du 12, rue Plati à Monaco en exécution du même arrêté et de remettre en état tant le terrain que l'entière bâtisse préexistante à ses frais ou, subsidiairement, constate que le maître d'ouvrage est tenu à une telle obligation et condamne l'État aux entiers dépens ;
Vu l'ordonnance de soit-communiqué du 22 novembre 2022, par laquelle le Président du Tribunal Suprême a ordonné la communication de la procédure à la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS;
Vu les observations, enregistrées au Greffe Général le 20 janvier 2023, présentées par la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS au soutien de l'État ;
Vu le mémoire, enregistré au Greffe Général le 25 janvier 2023, par lequel la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS demande la récusation de Monsieur Didier LINOTTE, Président du Tribunal Suprême, dans la procédure tendant à l'examen de la requête de la S.C.P. PLATA ;
Vu les observations, enregistrées au Greffe Général le 9 février 2023, par lesquelles Monsieur Didier LINOTTE s'oppose à la demande de récusation ;
Vu les observations, enregistrées au Greffe Général le 14 février 2023, par lesquelles le Ministre d'État estime que la société intervenante n'est pas recevable à demander la récusation de M. LINOTTE ;
SUR CE,
Vu les pièces produites et jointes au dossier ;
Vu la Constitution, notamment son article 90 ;
Vu l'Ordonnance Souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963 modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, ensemble ses protocoles additionnels rendus exécutoires par Ordonnances Souveraines n^os 408 et 411 du 15 février 2006 ;
Vu l'Arrêté n° 2019-7 du 28 novembre 2019 du Directeur des Services Judiciaires approuvant la Charte de déontologie des membres du Tribunal Suprême de la Principauté de Monaco ;
Motifs
APRÈS EN AVOIR DÉLIBÉRÉ
1. Considérant qu'aux termes de l'article 25-2 de l'Ordonnance Souveraine du 16 avril 1963 modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême : « Toute partie peut, pour des motifs sérieux, récuser un membre du Tribunal Suprême, notamment lorsque son impartialité serait en cause. / La récusation est formée par l'acte motivé d'un avocat défenseur, muni d'un pouvoir spécial, qui doit être déposé au greffe général contre récépissé, avec les pièces justificatives des motifs de récusation invoqués, au plus tard avant la clôture prévue à l'article 20, à moins que les causes de récusation ne soient connues que postérieurement. / Cet acte suspend la procédure jusqu'à ce qu'il soit statué comme suit. / Le greffier en chef transmet aussitôt une copie dudit acte au Président, à l'autre partie, au procureur général, ainsi qu'au membre récusé qui dispose de huit jours pour faire connaître au Président par écrit s'il acquiesce à sa récusation ou s'il s'y oppose et pour quels motifs. / En cas d'acquiescement, le Président demande au membre récusé de s'abstenir de siéger et lui substitue un autre membre pour compléter le Tribunal. Avis en est donné par le greffier en chef aux parties et au procureur général. / En cas d'opposition, ou à défaut de réponse dans les huit jours, le Tribunal Suprême réuni en section administrative, hors le membre récusé, se prononce par décision non motivée et insusceptible de recours sur l'admission ou le rejet de la récusation. / (…)» ;
2. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que, par un arrêté n° 2022-492 du 20 septembre 2022, le Ministre d'État a délivré à la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS, représentant l'Administration des domaines, un permis de construire modificatif ayant notamment pour objet d'autoriser l'intégration dans le bloc A de l'opération immobilière Grand Ida, ayant donné lieu à un permis de construire n° 2020-139 du 6 février 2020, des immeubles situés 8, 10, 12 et 14, rue Plati ; que, par une requête du 18 novembre 2022, la S.C.P. PLATA a notamment demandé au Tribunal Suprême l'annulation de l'arrêté du 20 septembre 2022 ; que, par une ordonnance de soit-communiqué du 22 novembre 2022, Monsieur Didier LINOTTE, Président du Tribunal Suprême, a ordonné la communication de la procédure à la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS afin de lui permettre d'y faire valoir ses droits et intérêts ; que le 20 janvier 2023, la société, intervenant au soutien de l'Etat, a produit des observations ; que, le 25 janvier 2023, la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS a présenté des conclusions propres tendant à la récusation de M. LINOTTE dans cette procédure ; que M. LINOTTE n'a pas répondu à cette demande dans le délai prévu par les dispositions de l'article 25-2 de l'Ordonnance Souveraine du 16 avril 1963 ; que, dès lors, conformément aux mêmes dispositions, il appartient au Tribunal Suprême, sans instruction contradictoire et hors M. LINOTTE, de se prononcer sur la demande présentée par la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS;
3. Considérant qu'aux termes de l'article 4 de l'Ordonnance Souveraine du 16 avril 1963 modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême : « Avant d'entrer en fonction, les membres du Tribunal Suprême prêtent devant le Prince un serment dont la formule est la suivante : / “Je jure de veiller à la juste application de la Constitution et des lois de la Principauté. Je jure aussi de remplir mes fonctions en toute indépendance, avec impartialité et diligence, d'observer les devoirs qu'elles m'imposent, de garder le secret des délibérations et de me conduire en toutes circonstances avec dignité et loyauté”. / Les membres du Tribunal Suprême ont pour obligation générale de s'abstenir de tout ce qui pourrait compromettre l'indépendance et la dignité de leurs fonctions. Les obligations déontologiques qu'implique l'exercice de leurs fonctions sont précisées par une Charte de déontologie élaborée par les membres du Tribunal Suprême et approuvée par Arrêté du Directeur des Services Judiciaires»; que l'article 1^er de la Charte de déontologie des membres du Tribunal Suprême de la Principauté de Monaco précise que « conformément aux dispositions de l'article 4 de l'Ordonnance Souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963 sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême, modifiée, les membres du Tribunal Suprême exercent leurs fonctions en toute indépendance, impartialité, objectivité, dignité et probité. Ils se comportent de manière à prévenir tout doute légitime à cet égard » ; qu'aux termes de l'article 2 de la même Charte : « Dans l'instruction ou le jugement des affaires dont il a à connaître, chaque membre du Tribunal Suprême se détermine librement, sans parti pris ni volonté de favoriser une partie ou un intérêt particulier, et sans céder aux pressions extérieures. / Il s'abstient de participer à l'instruction ou au jugement de toute affaire dans laquelle sa situation serait de nature à faire naître un doute légitime sur sa capacité à exercer sa fonction de manière indépendante, impartiale et objective » ; que l'article 5 de la même Charte prévoit que : « Les membres du Tribunal Suprême se conduisent de manière à entretenir la confiance des justiciables dans l'indépendance, l'intégrité et l'impartialité du Tribunal. / Ils veillent à ce que les relations qu'ils entretiennent dans leur vie privée comme dans leur vie professionnelle ne soient pas de nature à faire naître, chez les justiciables, un soupçon raisonnable de partialité, à les rendre vulnérables à une influence extérieure ou à porter atteinte à la dignité de leurs fonctions. / Ils ne se placent pas ou ne se laissent pas placer dans une situation de nature à les contraindre à accorder en retour une faveur à une personne, physique ou morale, susceptible d'être en relation avec le Tribunal Suprême » ; qu'en vertu de l'article 6 de la même Charte, « les membres du Tribunal Suprême ne sollicitent ni n'acceptent, dans l'exercice de leurs fonctions, pour eux-mêmes ou pour des tiers, aucun avantage qui puisse exercer ou paraître exercer une influence sur leur indépendance ou l'impartialité de leurs décisions, ou sur la façon dont ils exercent leurs fonctions. Ils ne tirent de leur position officielle aucun avantage indu » ;
4. Considérant que si tout justiciable partie à un litige est recevable à demander au Tribunal Suprême la récusation d'un membre de la formation de jugement devant se prononcer sur une requête lorsqu'il le suspecte de partialité, il appartient à l'intéressé de faire état de motifs sérieux et étayés ;
5. Considérant que la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS entend fonder sa demande de récusation sur le contenu d'un site internet anonyme publiant notamment des courriels de M. Didier LINOTTE et d'autres personnes et formulant des allégations sur la probité de ces personnes ainsi que sur l'évocation du contenu de ce site par certains organes de presse ; que si elle indique que son Président n'est pas l'auteur de ce site internet, il y a lieu de constater que les éléments sur lesquels se fonde la société ont été obtenus dans des conditions ayant donné au dépôt de plusieurs plaintes pénales et à l'ouverture d'enquêtes préliminaires ; qu'une telle circonstance n'est toutefois pas de nature à faire obstacle à la prise en compte, dans la présente procédure, de ceux des éléments dont la véracité n'est pas discutée ;
6. Considérant, d'une part, que la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS se borne, pour justifier sa suspicion, à invoquer la participation de M. Didier LINOTTE au jugement de litiges qui auraient été tranchés par le Tribunal Suprême en faveur d'une partie représentée par Maître François-Henri BRIARD ; que, toutefois, la circonstance que M. LINOTTE ait participé aux formations collégiales de jugement du Tribunal Suprême statuant en assemblée plénière qui ont rendu les décisions en cause n'est pas susceptible de mettre en doute son impartialité dans la présente procédure ;
7. Considérant, d'autre part, que lorsqu'il doit se prononcer sur une demande de récusation d'un de ses membres fondée sur les relations entretenues par ce dernier avec un tiers, il appartient au Tribunal Suprême d'apprécier si l'ancienneté et l'intensité de ces relations sont susceptibles de faire naître, chez les justiciables, un soupçon raisonnable de partialité, compte tenu des caractéristiques géographiques et démographiques de la Principauté ;
8. Considérant, en premier lieu, que la seule circonstance que M. Didier LINOTTE ait échangé, ponctuellement et en dehors de tout litige porté devant le Tribunal Suprême, sur des questions d'intérêt général avec des personnes exerçant des responsabilités au sein de l'État ou remplissant des missions à son service et que des relations amicales se soient développées entre eux n'est pas, par elle-même, de nature à mettre en doute son impartialité ; qu'il en va de même des relations que le Président du Tribunal Suprême entretient, dans l'exercice de ses fonctions ou à titre privé, avec de nombreux avocats-défenseurs et avocats ;
9. Considérant, en deuxième lieu, qu'il ne ressort d'aucune pièce du dossier que M. LINOTTE aurait préalablement échangé avec des personnes exerçant des responsabilités au sein de l'État ou conseillant la S.C.P. PLATA sur le projet pour la réalisation duquel le permis de construire modificatif attaqué a été délivré ; que les éléments produits par la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS ne permettent aucunement de caractériser un intérêt personnel de nature à créer un doute légitime sur l'impartialité de M. LINOTTE dans la présente procédure ;
10. Considérant, en troisième lieu, que Maître François-Henri BRIARD représente la S.C.P. PLATA devant le Tribunal Suprême depuis le 18 novembre 2022 ; que la circonstance qu'une association qu'il préside ait participé en 2015 à l'organisation du déplacement aux Etats-Unis d'Amérique d'une délégation de juristes français et monégasques comprenant M. Didier LINOTTE, en sa qualité de Président du Tribunal Suprême, et répondant à l'invitation de la Cour suprême des Etats-Unis d'Amérique ne suffit pas à faire naître un doute légitime sur l'impartialité de ce dernier dans la présente procédure ;
11. Considérant, en quatrième et dernier lieu, que la circonstance qu'en 2016, M. LINOTTE a été chargé, à la demande du Gouvernement Princier, d'une mission d'arbitrage entre le groupe VINCI et le groupe MARZOCCO à propos de la construction d'un immeuble comprenant des logements domaniaux ne peut constituer un motif sérieux de le suspecter de partialité à l'égard de la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS;
12. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS ne justifie d'aucune cause légitime de récusation de M. Didier LINOTTE ; que, par suite, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la recevabilité d'une demande de récusation présentée par un justiciable intervenant au soutien d'une partie principale qui n'a pas présenté une telle demande, celle-ci doit être rejetée ;
Dispositif
DÉCIDE :
Article 1er
La demande de récusation présentée par la S.A.M. DES ENTREPRISES J.-B PASTOR & FILS est rejetée.
Article 2
Avis de la présente décision sera donné aux parties et au Procureur Général.
Composition
Ainsi délibéré et jugé à l'Ambassade de Monaco en France le quinze février deux mille vingt-trois par le Tribunal Suprême de la Principauté de Monaco, composé de Messieurs Didier RIBES, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Vice-président, présidant la Section administrative, Philippe BLACHER, Membre titulaire, et Guillaume DRAGO, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Membre suppléant, et prononcé le seize février deux mille vingt-trois en présence du Ministère public, par Monsieur Didier RIBES, assisté de Madame Bénédicte SEREN-PASTEAU, Greffier.
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