TRIBUNAL SUPRÊME
TS 2022-31
Affaire :
S.C.I. E.
Contre :
État de Monaco
DÉCISION
Audience du 24 février 2023
Lecture du 10 mars 2023
Recours tendant à l'annulation de la loi n° 1.530 du 29 juillet 2022 prononçant la désaffectation, sur l'Esplanade des Pêcheurs, quai Rainier I^er Grand Amiral de France et une partie du Quai Antoine I^er, d'une parcelle de terrain dépendant du domaine public de l'État.
En la cause de :
La société civile immobilière (S.C.I.) E., dont le siège social est (…), représentée par son gérant en exercice, demeurant et domicilié en cette qualité audit siège ;
Ayant élu domicile en l'étude de Maître Charles LECUYER, Avocat-Défenseur près la Cour d'appel de Monaco, substitué par Maître Christophe BALLERIO, Avocat-Défenseur près la même Cour, et plaidant par Maître Bertrand PERIER, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France et Maître Richard MALKA, Avocat au Barreau de Paris ;
Contre :
L'État de Monaco représenté par le Ministre d'État, ayant pour Avocat-Défenseur Maître Christophe SOSSO et plaidant par la SCP PIWNICA-MOLINIE, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France ;
En présence de :
1) La société anonyme monégasque (S.A.M.) C. I., dont le siège social est (…), prise en la personne de son président délégué en exercice, domicilié ès qualité audit siège ;
Ayant élu domicile en l'étude de Maître Arnaud ZABALDANO, Avocat-Défenseur près la Cour d'appel de Monaco, et plaidant par Maître François-Henri BRIARD, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France ;
2) Monsieur F. G., né le 12 août 1947, de nationalité française, demeurant 10/11 Plaza Mayor à Madrid (Espagne) ;
Ayant élu domicile en l'étude de Monsieur le Bâtonnier Thomas GIACCARDI, Avocat-Défenseur près la Cour d'appel de Monaco, et plaidant par Maître Jean-Marie BURGUBURU, Avocat au Barreau de Paris ;
Visa
LE TRIBUNAL SUPRÊME
Siégeant et délibérant en Assemblée plénière
Vu la requête présentée par la société civile immobilière (S.C.I.) E., enregistrée au Greffe Général de la Principauté de Monaco le 30 septembre 2022 sous le numéro TS 2022-31, tendant à l'annulation de la loi n° 1.530 du 29 juillet 2022 prononçant la désaffectation, sur l'Esplanade des Pêcheurs, quai Rainier I^er Grand Amiral de France et une partie du Quai Antoine I^er, d'une parcelle de terrain dépendant du domaine public de l'État ainsi qu'à la condamnation de l'État aux entiers dépens ;
CE FAIRE :
Attendu que la S.C.I. E. expose, à l'appui de sa requête, que le 5 septembre 2014, l'État a conclu avec la S.A.M. S., appartenant au groupe C., et avec M. F. G., archéologue sous-marin, un protocole d'accord relatif au Centre de l'Homme et de la Mer et à l'urbanisation du terre-plein d'enracinement de la jetée Rainier III ; que cette convention prévoyait la création d'un musée, le « Centre de l'Homme et de la Mer » (CHM), destiné à exposer en particulier les collections de M. G., et l'édification, confiée à la S.A.M. S., de bâtiments à usage de logements privés, commerces et bureaux ; que le Conseil National a été saisi en février 2015 d'un projet de loi de désaffectation du terrain d'assiette de l'opération ; que rendant toutefois impossible la tenue des Grands Prix automobiles, le projet a été abandonné et le projet de loi de désaffectation a été retiré ; que saisi par la S.A.M. C. I., nouvelle dénomination de la S.A.M. S., le Tribunal Suprême a jugé, dans une décision du 29 novembre 2018, « que dans les circonstances de l'espèce, alors même que la réalisation du projet était conditionnée par le vote par le Conseil national d'une loi de désaffectation, la société pouvait se prévaloir d'une espérance légitime de bénéficier des contreparties économiques résultant de l'exécution du protocole du 5 septembre 2014 ; que si le retrait de la signature de l'État peut être regardé comme inspiré par des considérations d'intérêt général tenant au maintien de l'organisation en Principauté de courses automobiles de renommée internationale, cette décision unilatérale, en anéantissant rétroactivement les effets produits par le contrat pendant plusieurs années et en excluant toute indemnisation de la société contractante, a porté une atteinte disproportionnée au droit de propriété et au principe de sécurité juridique garantis par la Constitution » ; que par une décision du 25 juin 2020, le Tribunal, statuant au vu de l'expertise qu'il avait ordonnée, a condamné l'État à verser à la S.A.M. C. I. la somme de 136.992.000 euros majorée des intérêts légaux capitalisés à compter du 23 février 2018 ; que l'État n'entendant pas payer cette condamnation, il a sollicité la S.A.M. C. I. afin qu'elle redimensionne son projet ; que la société a présenté un projet comportant, outre le musée destiné à abriter les collections de M. G., un bâtiment à usage de commerces, de bureaux et de logements privés d'une superficie totale de 18.100 m^2, un immeuble de commerces et de 23 logements domaniaux d'environ 3.100 m^2, des locaux de 1.500 m^2 pour le relogement des professionnels du port et de la Police maritime, une liaison par ascenseurs reliant le projet au quartier de Monaco Ville, des jardins publics et 182 places de stationnement ; que l'État a négocié avec la S.A.M. C. I. un certain nombre de contreparties comportant en particulier la dation par le promoteur des locaux du CHM, des jardins, de la liaison par ascenseur, des locaux pour le relogement des professionnels du port et pour la Police maritime, de l'immeuble de commerces et de logements domaniaux et d'un étage de l'immeuble à usage de commerces, de bureaux et de logements privés, soit un surface d'environ 1.870 m^2 ainsi que 20 places de stationnement ; que la convention ainsi conclue n'a fait l'objet d'aucune publicité ; qu'il n'est même pas certain qu'à la date à laquelle le Conseil National s'est prononcé, cette convention ait été formalisée ; que la pratique consistant à demander au Conseil National de prononcer la désaffectation d'une parcelle en considération d'un simple projet de convention – qui par nature ne présente aucun caractère définitif, ne lie pas les parties et est susceptible d'être revu postérieurement à l'adoption de la loi – ne peut être admise, puisque l'équilibre entre la désaffectation et les contreparties n'est pas cristallisé ni connu du législateur au moment du vote ; qu'il n'est pas même déterminé, de sorte que la désaffectation est décidée alors que l'intérêt général résidant dans les contreparties est purement hypothétique ; que telle qu'elle a été soumise au Conseil National, à l'état de projet, cette convention tripartite ne comporte, au profit de l'État, aucune garantie financière autre que la garantie légale à laquelle est subordonnée la délivrance de l'autorisation de construire ; que le Conseil National a interrogé le Gouvernement sur les raisons l'ayant conduit à négocier de gré à gré avec un promoteur et non de passer par un appel d'offres ; qu'il a pris acte de ce que ce choix pouvait se justifier du fait de l'ensemble des circonstances entourant ce projet et notamment par la volonté de l'Exécutif de bénéficier d'un musée pour la présentation de la collection d'archéologie sous-marine G. ; que toutefois, à supposer même que la construction d'un musée ait pu justifier que l'État contracte directement et de gré à gré avec la S.A.M. C. I. pour l'édification d'un immeuble répondant à un motif d'intérêt général, l'opération était en elle-même sécable entre la construction du musée, d'une part, et celle des immeubles à usage commercial et locatif, d'autre part, pour laquelle une mise en concurrence s'imposait de toute façon ; que si le Conseil National a invité le Gouvernement à modifier le projet immobilier sur certains aspects, il a statué sur la loi sans même attendre qu'une telle modification intervienne ; que les élus du Conseil National ont exigé que soit insérée dans l'accord conclu entre le Gouvernement et la S.A.M. C. I. une « clause de sauvegarde » permettant à l'État de percevoir une fraction des « surprofits » qui viendraient à être réalisés par le promoteur ; que cette fraction a été fixée, en l'espèce, à 30 % ; que toutefois, la détermination même des surprofits constituant l'assiette de ce reversement est impossible dès lors que les informations sur l'équilibre financier de l'opération n'ont pas été communiquées au Conseil National ;
Attendu que la S.C.I. E. fait valoir qu'elle a pour objet, en tous pays, notamment « l'acquisition de tous terrains, immeubles ou droits immobiliers et l'édification de toutes constructions », « l'administration et la gestion de ces immeubles ou droits immobiliers par bail, location, ou autrement » et « la transformation et la promotion de tous terrains et immeubles, leur gestion ou leur vente, en bloc ou par lots » ; qu'elle est en particulier propriétaire d'un immeuble dénommé « Le Quai Kennedy », situé 1, boulevard Louis II à Monaco dont elle loue les appartements ; que cet immeuble est situé en bordure du port Hercule à l'opposé du quai / terre-plein concerné par l'opération dont la loi attaquée doit permettre la réalisation ; que l'immeuble dispose d'une vue sur mer qui sera considérablement affectée par le projet visé par la loi de déclassement, avec des conséquences sur sa valorisation ; que cette atteinte portée aux conditions de jouissance de l'immeuble confère, à elle seule, intérêt à agir à la S.C.I. E. ; qu'en outre, cette société est un acteur majeur du développement le plus important en cours sur le territoire monégasque, le projet Mareterra ; qu'elle participe régulièrement à des concours, réalise des opérations immobilières de grande importance et siège au sein du Syndicat des promoteurs de Monaco ; qu'à ce titre, elle aurait été évidemment éligible à candidater à la réalisation d'un projet sur la parcelle désaffectée, et l'absence de mise en concurrence lui cause un second grief qui justifie de plus fort son intérêt à agir ; qu'enfin, conformément à l'article 13 des statuts de la S.C.I. E., Monsieur P. P., gérant de la société, dispose des pouvoirs de gestion les plus étendus pour agir au nom de la société ; qu'il a ainsi qualité à agir au nom de la requérante ;
Attendu que la S.C.I. E. soutient liminairement qu'il résulte de la décision n° 2018-08 du 29 novembre 2018 que le Tribunal Suprême, de façon prétorienne, contrôle la constitutionnalité des lois non seulement au regard des droits fondamentaux consacrés par le titre III de la Constitution mais également au regard des principes participant à la garantie de ces droits, notamment au principe de sécurité juridique ; qu'à cet égard, en raisonnant par analogie avec le droit français, le droit de la domanialité publique a partie étroitement liée avec des principes de valeur constitutionnelle ; que dans sa décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003, le Conseil constitutionnel a jugé que les exigences constitutionnelles qui s'attachent à la protection du domaine public « résident en particulier dans l'existence et la continuité des services publics dont ce domaine est le siège, dans les droits et libertés des personnes à l'usage desquelles il est affecté, ainsi que dans la protection du droit de propriété que l'article 17 de la Déclaration de 1789 accorde aux propriétés publiques comme aux propriétés privées » ; que le Conseil constitutionnel a également jugé à plusieurs reprises que « la Constitution s'oppose à ce que des biens ou des entreprises faisant partie de patrimoines publics soient cédés à des personnes poursuivant des fins d'intérêt privé pour des prix inférieurs à leur valeur ; que cette règle découle du principe d'égalité (…) ; qu'elle ne trouve pas moins un fondement dans les dispositions de la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789 relatives au droit de propriété et à la protection qui lui est due ; que cette protection ne concerne pas seulement la propriété privée des particuliers mais aussi, à titre égal, la propriété de l'État et des autres personnes publiques » ; qu'il a ainsi estimé, à propos du déclassement du domaine public des biens d'Aéroports de Paris, que ce déclassement n'affectait pas « les exigences constitutionnelles qui résultaient de l'existence et de la continuité des services publics auxquels il est affecté » (décision n° 2005-513 DC du 14 avril 2005) ; qu'en outre, le Conseil constitutionnel a également conféré une valeur constitutionnelle aux principes qui gouvernent l'accès à la commande publique ; qu'il a en effet jugé que « les dispositions relatives à la commande publique devront respecter les principes qui découlent des articles 6 et 14 de la Déclaration de 1789 et qui sont rappelés par l'article 1^er du nouveau code des marchés publics » ; que, dès lors, l'exigence d'une mise en concurrence pour l'attribution d'un marché ou pour l'acquisition d'un bien est une condition du respect des principes d'égalité devant la loi et de bonne utilisation des deniers publics ; que, selon la requérante, il résulte de la combinaison de ces règles que, en premier lieu, la protection de la domanialité publique contre les déclassements n'obéissant pas à une exigence d'intérêt général est un principe de valeur constitutionnelle attaché aux droits et libertés des utilisateurs de ce domaine, notamment les usagers qui y jouissent de la liberté d'aller et venir, qui participe à la garantie des droits fondamentaux consacrés par le titre III de la Constitution, notamment du principe de garantie de la liberté individuelle posé par l'article 19 de la Constitution, en deuxième lieu, la protection de la domanialité publique contre les cessions à prix trop faible des biens dépendant du domaine public est un principe de valeur constitutionnelle qui découle du droit de propriété protégé par l'article 24 de la Constitution et, en dernier lieu, l'égal accès aux contrats publics est une composante du principe de valeur constitutionnelle d'égalité énoncé par l'article 17 de la Constitution ;
Attendu que la S.C.I. E. relève, ensuite, que le Tribunal Suprême a déjà été saisi, dans le cadre d'un recours pour excès de pouvoir contre une Ordonnance Souveraine portant délimitation, plan de coordination et règlement particulier d'urbanisme, de construction et de voirie du quartier ordonnancé du Port Hercule, d'un moyen de violation de l'article 33 de la Constitution par la loi ayant préalablement désaffecté des parcelles ; que le requérant faisait valoir que l'opération pour les besoins de laquelle la désaffectation était intervenue, à savoir la réalisation d'un complexe destiné aux loisirs de la jeunesse, présentait un bilan coûts-avantages négatif et n'était en réalité destiné qu'à satisfaire l'intérêt privé d'un promoteur ; que, dans sa décision du 1^er décembre 2008, le Tribunal a écarté le moyen en estimant de manière extrêmement lapidaire « qu'il n'est pas contesté que la désaffectation des parcelles du domaine public maritime de l'Anse du Portier destinées à accueillir un complexe de loisirs pour les jeunes, dont la réalisation figure au nombre des constructions autorisées par l'Ordonnance attaquée, a été prononcée par une loi » ; qu'une telle réponse n'épuise pas la possibilité de contester, dans le cadre d'un recours constitutionnel, une loi portant désaffectation d'une parcelle du domaine public ;
Attendu que la S.C.I. E. allègue, en premier lieu, que la loi attaquée procède à la désaffectation d'une dépendance du domaine public sans constater que les conditions factuelles d'une telle désaffectation sont remplies ; qu'à cet égard, en droit français, la cession d'un bien dépendant du domaine public d'une collectivité suppose, d'une part, la constatation de fait de la désaffectation du bien, c'est-à-dire la constatation de ce que ce bien n'est plus affecté à un service public ou à l'usage direct du public et, d'autre part, la décision proprement dite de désaffectation du bien, qui permet de passer le bien du domaine public au domaine privé de la collectivité et d'ouvrir la voie à sa cession ; que s'il résulte de l'article 33 de la Constitution que la désaffectation et le déclassement procèdent d'une seule décision, il n'en demeure pas moins que la désaffectation ne peut être « prononcée par une loi » que si et seulement si elle correspond à la situation de fait de la parcelle ; que c'est en effet à cette condition que la désaffectation ne portera pas atteinte au droit de propriété collectif des usagers ; qu'or, la loi attaquée prononce la désaffectation sans constater que la parcelle en question n'est plus affectée à un service public ou à l'usage direct du public ; qu'au contraire, la parcelle apparaît toujours accessible au public, qui jouit sur son emprise de sa liberté d'aller et venir ; que par suite, la loi attaquée méconnaît le principe de la liberté individuelle garanti par l'article 19 de la Constitution ;
Attendu que la S.C.I. E. soutient, en deuxième lieu, que la désaffection de la parcelle en question ne poursuit aucun objectif d'intérêt général mais répond majoritairement à un intérêt privé ; que, dans sa décision du 1^er décembre 2008, le Tribunal Suprême a relevé que « si le projet de complexe de loisirs pour jeunes critiqué procurera un avantage certain à un promoteur privé, cet intérêt privé coexiste avec l'intérêt public caractérisé par l'exposé des motifs de la loi de désaffectation n° 1.294 du 29 décembre 2004 ci-dessus ; que le détournement de pouvoir n'est donc pas établi » ; que le complexe pour les jeunes constituait l'unique objet de l'opération, de sorte que celle-ci obéissait intégralement à une finalité d'intérêt général ; qu'en l'espèce, si l'opération pour les besoins de laquelle la loi attaquée a été votée comporte certes un volet d'intérêt général consistant en la construction du Centre de l'Homme et de la Mer, des espaces modulables publics et des locaux pour la Police maritime ainsi qu'en l'aménagement de jardins, l'essentiel de l'opération réside dans la construction d'un immeuble de commerces et de logements qui, pour sa part, ne présente aucun caractère d'intérêt public ; que le déséquilibre entre intérêt public et intérêt privé est patent ; qu'il n'est pas compensé par les contreparties en faveur de l'État ; que ces contreparties consistent certes en la dation des éléments de service public de l'opération et d'un étage de l'immeuble de commerce et de logements ; que si le Conseil National a accepté l'insertion d'une clause de sauvegarde portant sur le reversement des surprofits à hauteur de 30 % seulement, il avait exprimé son souhait que ce reversement se fasse à hauteur de 50 % de ces surprofits ; qu'ainsi, les contreparties sont ici trop faibles pour le déclassement définitif d'une parcelle d'une telle localisation ; que l'opération litigieuse était parfaitement sécable entre, d'une côté, la construction d'un musée et des éléments annexes, opération d'intérêt général pour laquelle le déclassement d'une partie de la parcelle aurait pu être envisagé et une opération purement immobilière et spéculative pour laquelle le déclassement correspond uniquement au désir de satisfaction d'un intérêt purement privé ; que la minoration du taux de reversement des surprofits à laquelle le Conseil National a finalement consenti n'a été accepté que pour permettre à l'État de ne pas régler les condamnations mises à sa charge par la décision du Tribunal Suprême du 25 juin 2020 ; qu'un tel motif ne peut être regardé comme d'intérêt général ; qu'en outre, il n'existe aucune garantie que la convention conclue entre l'État, la S.A.M. C. I. et M. G. ne puisse à l'avenir être revue et modifiée par voie d'avenants ; qu'ainsi, la loi prononce la désaffectation, par nature définitive, d'une parcelle du domaine public au vu d'engagements nécessairement fluctuants, ne présentant aucun caractère intangible ou immuable ; que la loi attaquée n'est faite que pour le bénéfice d'une seule personne privée et plus exactement d'un seul promoteur privé ; que le principe selon lequel un bien ne peut être déclassé du domaine public et cédé qu'en considération d'un intérêt général primant sur des intérêts particuliers participe à la garantie du droit de propriété tel qu'il est garanti par l'article 24 de la Constitution ; que la loi attaquée méconnaît ce principe ;
Attendu que la S.C.I. E. fait, en dernier lieu, grief à la loi attaquée de méconnaître le principe d'égalité devant la loi ; qu'en effet, à supposer même que la désaffectation ait été possible, encore fallait-il que la cession consécutive soit soumise au principe de libre concurrence ; qu'en effet, c'est uniquement le jeu de cette libre concurrence qui aurait permis à l'État de disposer des contreparties les plus importantes et donc de satisfaire l'exigence d'une cession au prix réel, laquelle ne peut être garantie en cas de cession de gré à gré ; qu'à tout le moins pour la partie commerciale et locative privée de l'opération, aucune raison n'a été mise en avant pour faire échapper le projet à la concurrence ; que la négociation de gré à gré avec la S.A.M. C. I. s'explique par le seul fait de réparer l'erreur commise par le Gouvernement Princier dans la mise en œuvre du précédent projet et les conséquences indemnitaires de cette erreur ; que la loi attaquée porte atteinte au principe d'égalité garanti par l'article 17 de la Constitution, dès lors qu'aucun autre promoteur n'a pu proposer son offre, et à la propriété publique, dès lors que le bien n'a pas été cédé moyennant les meilleures contreparties ;
Vu la contre-requête, enregistrée au Greffe Général le 2 décembre 2022, par laquelle le Ministre d'État conclut au rejet de la requête ainsi qu'à la condamnation de la S.C.I. E. aux entiers dépens ;
Attendu que le Ministre d'État expose qu'a été conclu en 2014 par l'État un protocole d'accord avec un promoteur, la S.A.M. S., et avec M. F. G., archéologue sous-marin, portant sur un projet consistant notamment à créer un musée axé sur le monde de l'archéologie sous-marine, dénommé Centre de l'Homme et de la Mer et destiné à accueillir la collection d'œuvres et d'objets de l'archéologue sous-marin, laquelle devait faire l'objet d'une donation à titre gratuit par M. G. à l'État de Monaco ; que le projet consistait, par ailleurs, à créer des logements, des commerces, des bureaux ainsi qu'une esplanade publique, par l'intermédiaire d'une société de projet contrôlée par le groupe C., auquel appartient la société S. ; que l'État a « retiré sa signature » au motif que le projet se révélait incompatible avec les contraintes de l'organisation des Grands Prix automobiles de Monaco ; que par une décision du 29 novembre 2018, le Tribunal Suprême a déclaré ce « retrait de signature » illégal ; que par une seconde décision du 25 juin 2020, il a condamné l'État à payer à la S.A.M. C. I., venue aux droits de la S.A.M. S., une indemnité de 136.992.000 euros, majorée des intérêts légaux capitalisés ; qu'un nouveau projet, de moindre ampleur que le précédent mais garantissant la pérennité des Grands Prix automobiles de Monaco et préservant l'accès des services de secours a été élaborée par l'État, la S.A.M. C. I. et M. G. ; qu'outre la donation à titre gratuit par M. G. à l'État de Monaco de sa collection d'œuvres et objets d'archéologie sous-marine, le projet révisé permettra, s'il aboutit, tout à la fois la préservation de la bonne organisation des Grands Prix, la réalisation d'un équipement muséal, la construction de logements domaniaux et le bénéfice pour l'État de contreparties financières améliorées ; que le nouveau projet, tel que présenté dans l'exposé des motifs du projet de loi, comporte au profit de l'État d'importantes contreparties financières, sous forme de donations, de dations, de contributions financières et d'abandons de créances ; qu'à ces contreparties, a été ajoutée, à la demande du Conseil National, une clause de sauvegarde ayant pour objet « à l'issue de la réalisation de la promotion immobilière, de recalculer la marge nette réalisée par le promoteur et, le cas échéant, d'assurer le versement d'une soulte supplémentaire », laquelle « correspondra, pour ce projet, à 30 % de la part de marge supplémentaire réalisée par rapport à celle initialement évaluée » ; qu'il est prévu que simultanément à la cession au promoteur du terrain d'assiette, celui-ci renoncera à sa créance contre l'État résultant de la décision du 25 juin 2020 du Tribunal Suprême et dont le montant actualisé est d'environ 165 millions d'euros ; que, de même, M. F. G. se désistera de son action indemnitaire pendante devant le Tribunal Suprême par laquelle il réclame la condamnation de l'État à lui payer la somme de 162,82 millions d'euros majorée des intérêts de retard ; que la poursuite du projet nécessitant la désaffectation partielle de l'Esplanade des Pêcheurs, un projet de loi a été soumis en ce sens au Conseil National le 29 mars 2022 ; que ce projet de loi a été adopté par le Conseil National le 27 juillet 2022 ; que cette loi a été promulguée par le Prince Souverain le 28 juillet 2022 et publiée au Journal de Monaco le 12 août 2022 ; que l'article unique de cette loi dispose : « Est prononcée, Esplanade des Pêcheurs, Quai Rainier I^er Grand Amiral de France et partie du Quai Antoine I^er, en application de l'article 33 de la Constitution, la désaffectation d'une parcelle du domaine public de l'État d'une superficie d'environ 13.282,90 m^2, distinguée sous un liseré jaune hachuré jaune au plan parcellaire n° C2002-1501 en date du 28 mars 2022, à l'échelle du 1/500^e, ci annexé » ;
Attendu que le Ministre d'État fait valoir, à titre liminaire, que la requête feint de considérer que la loi attaquée prononçant la désaffectation de l'Esplanade des Pêcheurs aurait d'ores et déjà donné à la S.A.M. C. I. l'autorisation de réaliser l'opération immobilière envisagée sur la parcelle domaniale ; qu'une telle argumentation dénature totalement l'objet de la loi qui n'est ni d'approuver un projet immobilier, ni d'autoriser un constructeur privé à réaliser un tel projet, ni d'autoriser la cession d'une dépendance domaniale ; que la loi attaquée a pour seul objet de prononcer la désaffectation du domaine public de l'État de parcelles de terrain précisément répertoriées ; qu'en vertu de l'article 33 de la Constitution, elle a pour seul effet de « faire rentrer le bien désaffecté dans le domaine privé de l'État » ; que la loi n'a aucunement pour objet d'autoriser l'aliénation de la parcelle transférée au domaine privé de l'État, cette aliénation ne pouvant relever que d'une loi distincte ou d'une décision de l'État « prise conformément à la loi » en application de l'article 35 de la Constitution relatif à l'aliénation des biens immobiliers du domaine privé de l'État ; que la distinction entre désaffectation et aliénation est parfaitement faite dans l'exposé des motifs de la loi attaquée qui indique que « dès lors que la désaffectation, objet du présent projet de loi, sera intervenue et que les autorisations administratives requises auront été obtenues et seront devenues définitives, l'État cèdera au promoteur, en toute propriété, par acte authentique, l'assiette du projet (…), le promoteur cédant, dans le même temps, en l'état futur d'achèvement, les biens objet des dations » ; qu'aucune des décisions du Conseil constitutionnel citées par la requérante ne concerne une loi ayant exclusivement pour objet la désaffectation des biens du domaine public ;
Attendu que le Ministre d'État soutient, à titre principal, que la requête de la S.C.I. E. est irrecevable à un double titre ; que, d'une part, la société n'établit pas que son action aurait été régulièrement autorisée par l'organe auquel ses statuts attribuent compétence pour décider de former une action en justice ; qu'elle se borne, en effet, à indiquer qu'elle serait représentée par son gérant en exercice, mais ne produit aucune décision autorisant celui-ci à introduire une requête devant le Tribunal Suprême ; que, d'autre part, la requête est irrecevable, faute pour la société requérante d'établir qu'elle disposerait d'un intérêt à agir à l'encontre de la loi de désaffectation ; qu'aucun des arguments qu'elle invoque n'est fondé ; que, tout d'abord, la société requérante n'établit pas que la vue dont dispose actuellement l'immeuble dont elle est propriétaire serait affectée par la réalisation du projet en vue duquel la loi attaquée a été adoptée ; qu'ensuite et en tout état de cause, même si elle était établie, la circonstance que l'éventuelle mise en œuvre ultérieure du projet puisse affecter la vue dont bénéficie l'immeuble ne serait pas de nature à conférer à la requérante un intérêt à agir à l'encontre de la loi du 29 juillet 2022, cette loi ayant pour unique objet de prononcer la désaffectation d'une parcelle du domaine public et non de délivrer une autorisation de construire ; qu'il n'est pas acquis, à ce stade, que le projet en cause sera mis en œuvre, sa réalisation étant subordonnée à la délivrance de l'ensemble des autorisations administratives nécessaires, au caractère définitif de ces autorisations et à la cession du terrain d'assiette des constructions ; qu'ainsi, la loi attaquée n'est pas, par elle-même, susceptible d'affecter la jouissance de son bien par la S.C.I. E. ; que, par ailleurs, la circonstance que la société requérante aurait été éligible, en sa qualité de promoteur monégasque, à proposer un projet de construction sur la parcelle en cause ne saurait davantage lui conférer un intérêt à agir à l'encontre d'une loi de désaffectation ; que la loi de désaffectation n'a pas pour objet d'autoriser la réalisation d'une opération immobilière ; que la désaffectation de l'Esplanade des Pêcheurs ne cause par elle-même aucun grief à la S.C.I. E. ; que cette société a d'autant moins intérêt à agir qu'elle se prévaut, pour justifier la recevabilité de sa requête, de sa qualité de promoteur monégasque en capacité de proposer un projet de construction concurrent ; que toutefois, elle aurait du mal à expliquer comment, en sa qualité de candidat promoteur, elle pourrait avoir intérêt à critiquer une désaffectation qui constitue un préalable obligatoire à toute possibilité de construction sur l'Esplanade des Pêcheurs et qui lui aurait été nécessaire pour pouvoir réaliser utilement un projet concurrent ; que cette contradiction intrinsèque dans l'argumentation de la S.C.I. E. exclut tout intérêt à agir, de sa part, contre la loi de désaffectation ;
Attendu que le Ministre d'État soutient, à titre subsidiaire, que la requête doit être rejetée dès lors qu'aucun des moyens soulevés n'est fondé ;
Attendu que, selon le Ministre d'État, en faisant application du principe de sécurité juridique dans sa décision du 29 novembre 2018, le Tribunal Suprême n'a pas créé un nouveau droit qui serait venu s'ajouter prétoriennement à la liste des droits et libertés garantis par le titre III de la Constitution mais l'a consacré comme un principe dont le respect par les autorités publiques « participe à la garantie des droits fondamentaux consacrés par le titre III de la Constitution » ; qu'en outre, dans sa décision du 1^er décembre 2008, le Tribunal Suprême a jugé que, dès lors que la désaffectation de la parcelle était formellement intervenue par une loi, conformément à l'article 33 de la Constitution, le grief d'inconstitutionnalité devait être écarté ; qu'implicitement mais nécessairement, le Tribunal a ainsi jugé qu'il n'exerce aucun contrôle sur les lois de désaffectation qui ne portent pas atteinte au droit de propriété de l'État dès lors qu'elles se bornent à transférer des biens de son domaine public à son domaine privé ;
Attendu que le Ministre d'État estime, en premier lieu, que le moyen tiré de ce que la loi méconnaîtrait la liberté individuelle garantie par l'article 19 de la Constitution dans la mesure où elle procéderait à la désaffectation d'une dépendance du domaine public sans avoir préalablement constaté que celle-ci n'était plus affecté au service public ou à l'usage direct du public devrait être écarté ; qu'un tel moyen prend appui sur les règles applicables en France à la désaffectation des biens des collectivités locales ; qu'or, non seulement ces règles ne sont pas applicables à Monaco mais, même en France, elles ne s'appliquent pas au législateur, lequel peut parfaitement déclasser un bien qui n'a pas été préalablement désaffecté ; qu'il en va a fortiori ainsi en droit monégasque puisque l'article 33 de la Constitution prévoit expressément que c'est une loi qui « prononce » la désaffectation d'un bien du domaine public et que c'est cette désaffectation qui « fait entrer le bien désaffecté dans le domaine privé de l'État ou de la Commune, selon le cas » ; que la loi ne porte donc pas atteinte à la liberté individuelle garantie par l'article 19 de la Constitution ;
Attendu, en deuxième lieu, que selon le Ministre d'État, le moyen de la requérante selon lequel la loi méconnaîtrait le droit de propriété de l'État que garantit l'article 24 de la Constitution est inopérant dans ses deux branches ; que, d'une part, la loi de désaffectation n'entraîne pour l'État aucune amputation de propriété ; que les parcelles désaffectées sont seulement soustraites au régime de la domanialité publique pour rejoindre le domaine privé, mais elles restent toujours la propriété de l'État tant qu'elles ne sont pas cédées à une personne privée ; que le titre de propriété de l'État n'est donc en rien affecté, ni dans son principe, ni dans sa consistance, par cette désaffectation ; que la loi attaquée ne saurait ainsi méconnaître l'article 24 de la Constitution ; que, de façon surabondante, le projet d'aménagement de l'Esplanade des Pêcheurs comporte de nombreuses contreparties qui constituent des garanties appropriées ; que, d'autre part, est également inopérant le moyen de la requête qui reproche au législateur le caractère excessif des surfaces déclassées alors que l'opération envisagée aurait été « sécable » et nécessiterait seulement la désaffectation des parcelles nécessaires à l'édification du musée et de ses établissements annexes ; que le grief est, en tout cas, infondé en ce qu'il tente de remettre en cause la volonté du législateur ; qu'or, ainsi que l'énonce le Conseil constitutionnel français, le juge constitutionnel ne dispose pas « d'un pouvoir général d'appréciation identique à celui du législateur » ;
Attendu que le Ministre d'État soutient, en dernier lieu, que le moyen tiré de la méconnaissance du principe d'égalité garanti par l'article 17 de la Constitution est également inopérant en tant qu'il est dirigé contre une loi de désaffectation qui, compte tenu de son objet, ne prend aucunement parti sur les modalités techniques de réalisation ultérieure et éventuelle du projet de construction envisagé ; qu'aucune méconnaissance du principe d'égalité devant la loi ne peut être reprochée au législateur ;
Vu les observations, enregistrées au Greffe Général le 6 décembre 2022, présentées par la S.A.M. C. I., anciennement S., intervenant au soutien de l'État ; qu'il sollicite du Tribunal Suprême qu'il rejette la requête de la S.C.I. E. et statue ce que de droit sur les dépens ;
Attendu que la S.A.M. C. I. fait valoir qu'elle n'a pas rédigé la loi approuvée par le Conseil National, pas plus qu'elle n'en est l'inspiratrice ; qu'elle n'est qu'indirectement concernée par le litige engagé par la S.C.I. E. en ce qu'elle a conclu avec l'État et M. F. G. un protocole d'accord tripartite portant sur la réalisation d'une opération immobilière dont l'exécution impose la promulgation d'une telle loi de désaffectation ;
Attendu que la S.A.M. C. I. fait entièrement siennes les observations en défense du Ministre d'État qui démontrent, d'une part, que la société requérante est, en dépit de ses qualités alléguées de propriétaire d'un immeuble voisin et d'opérateur économique concurrent, manifestement dépourvue d'intérêt à agir contre cette loi de déclassement d'une dépendance du domaine public, qui n'en autorise pas la cession, pas plus qu'elle n'autorise la réalisation d'une opération immobilière sur cette parcelle ou ne valide ni ne ratifie le protocole d'accord tripartite et, d'autre part, que les moyens d'annulation invoqués sont en toute hypothèse inopérants et infondés, donc impropres à établir une quelconque contrariété aux droits et libertés consacrés par le titre III de la Constitution et aux principes participant à la garantie de ces droits et libertés ; qu'est en particulier dépourvu de tout caractère sérieux le moyen tiré de ce que la loi du 29 juillet 2022 porterait atteinte au droit de propriété collectif des usagers, s'agissant d'une dépendance domaniale dont l'État reste et demeure seul propriétaire après l'adoption de la loi attaquée ; qu'ainsi, le rejet de la requête s'impose ;
Vu les observations, enregistrées au Greffe Général le 7 décembre 2022, présentées par Monsieur F. G., intervenant au soutien de l'État ; qu'il sollicite du Tribunal Suprême qu'il rejette la requête de la S.C.I. E. et la condamne aux entiers dépens ;
Attendu que M. G. fait valoir que l'intérêt public de la promotion de l'Esplanade des Pêcheurs est incontestable ; qu'il a été mis en exergue tant par le Gouvernement Princier que par le Conseil National ; que la société requérante en convient elle-même pour le Centre de l'Homme et de la Mer, cherchant seulement à distinguer artificiellement plusieurs lots pourtant indissociables dans une opération d'ensemble ; que M. G. se dit étranger aux polémiques ;
Vu la réplique, enregistrée au Greffe Général le 3 janvier 2023, par laquelle la S.C.I. E. tend aux mêmes fins que la requête et par les mêmes moyens ; qu'elle conclut, en outre, à titre subsidiaire, à ce que le Tribunal Suprême, avant-dire droit, en premier lieu, ordonne une mesure d'instruction et invite le Ministre d'État à produire, dans le délai d'un mois à compter de la notification de la décision à intervenir, la convention tripartite signée avec la S.A.M. C. I. et M. F. G. pour la réalisation de l'Esplanade des Pêcheurs ainsi que les échanges intervenus avec le Conseil National et les éléments qui lui ont été communiqués au cours de la discussion du projet de loi, en deuxième lieu, fasse injonction à la S.A.M. C. I. et à M. F. G. de produire, dans le délai d'un mois à compter de la notification de la décision à intervenir, la convention tripartite signée entre eux et l'État, en troisième lieu, de surseoir à statuer dans l'attente de la communication de ces pièces et, en dernier lieu, de lui octroyer un délai afin de pouvoir déposer une triplique à la suite de la communication des pièces demandées ;
Attendu que la S.C.I. E. entend relever, en premier lieu, que, par une ordonnance du 3 octobre 2022, le Président du Tribunal Suprême a cru devoir faire application en l'espèce de l'article 26 de l'Ordonnance Souveraine du 16 avril 1963 et réduire à quinze jours le délai de réplique ; que l'Ordonnance Souveraine subordonne une telle réduction des délais à la constatation d'une « urgence » et exige que l'ordonnance de réduction des délais soit motivée ; qu'il s'en déduit que cette ordonnance doit comporter les raisons circonstanciées, de fait et de droit, qui sont de nature, selon le Président, à caractériser une urgence particulière justifiant qu'il soit dérogé aux délais de droit commun d'un mois pour la production de la réplique et de la duplique ; que l'ordonnance du 3 octobre 2022 se borne à viser l'urgence sans aucunement la caractériser ; que dès lors ne sont pas connus les motifs concrets qui, en l'espèce, justifient une réduction des délais dont disposent les parties pour présenter leurs écritures ; qu'or, les droits procéduraux des parties ne peuvent être contraints que s'il existe effectivement une urgence à ce qu'il soit statué sur le recours, urgence qui ne saurait être décidée de façon purement arbitraire et sans aucune justification ; que l'absence de caractérisation de l'urgence en l'espèce fait peser sur les parties une charge disproportionnée, portant une atteinte excessive aux droits de la défense, en ne permettant pas la tenue d'un procès équitable au sens de l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ; que l'impossibilité d'exercer tout recours contre l'ordonnance par laquelle le Président du Tribunal Suprême fait usage de la possibilité de réduire les délais pose difficulté au regard du droit d'accès au juge garanti par le même article 6 ; qu'en outre, la possibilité offerte au Président du Tribunal Suprême, sans recours ni contrôle, de communiquer la procédure à des tiers sur la seule considération, qu'il n'a pas à motiver, que leurs « droits lui semblent susceptibles d'être affectés par le recours » n'apparaît pas conforme au droit à un procès équitable alors que ces tiers peuvent venir au soutien des défendeurs, ce qui fait nécessairement grief au demandeur ; qu'enfin, la demande de M. G. tendant à la condamnation de la S.C.I. E. aux dépens est irrecevable s'agissant non d'une partie au litige mais d'une « personne intéressée » à laquelle la juridiction a ordonné la communication de la procédure ;
Attendu que la S.C.I. E. ajoute, en deuxième lieu, que le Ministre d'État n'est pas fondé à soutenir que les moyens qu'elle soulève tirés de la méconnaissance des droits et libertés consacrés par le titre III de la Constitution seraient inopérants dès lors que la loi attaquée a pour seul et unique objet de prononcer la désaffectation du domaine public de l'État ; qu'en effet, la loi de désaffectation a pour unique raison d'être de permettre la cession de la parcelle transférée au domaine privé à la S.A.M. C. I. pour la réalisation d'un projet immobilier ; que le transfert au domaine privé s'inscrit dans un processus logique dans lequel la désaffectation de la parcelle est le préalable à sa cession, ainsi que l'énonce clairement l'exposé des motifs du projet de loi ; que le rapport sur le projet de loi se conclut en indiquant que « les élus peuvent désormais considérer comme équilibrées et équitables les conditions dans lesquelles sera réalisé le projet d'aménagement conséquence du vote du présent projet de loi » ; que la désaffectation et l'aliénation sont indissociables, de sorte que la loi doit être regardée comme ayant pour finalité réelle la cession du terrain, quand bien même cette cession se ferait par le biais d'un acte authentique ultérieur ; que la S.C.I. E. sera nécessairement tiers à l'acte authentique de cession des terrains en cause, ce qui rendra plus difficile une action judiciaire destinée à contester cet acte ; que c'est donc bien au stade de la loi de désaffectation qu'il convient d'apprécier le respect des droits et libertés garantis par le titre III de la Constitution et notamment le point de savoir si l'opération pour les besoins de laquelle la loi a été votée répond à un intérêt général suffisant ; que la communication de la requête à la S.A.M. C. I. et à M. G. démontre que la désaffectation et l'aliénation constituent un continuum unique ; que la S.A.M. C. I. et M. G. y ont bien vu leur intérêt puisqu'ils ont conclu au rejet de la requête ; que si le Tribunal Suprême jugeait les moyens de la présente requête prématurés, il faudrait en tirer toutes les conséquences pour permettre à la S.C.I. E. de contester ultérieurement l'ensemble des décisions nécessaires à la réalisation de l'opération (acte authentique de cession, dations, autorisations d'urbanisme, etc.) ;
Attendu, en troisième lieu, que, selon la S.C.I. E., la qualité pour agir résulte de l'article 13 de ses statuts qui ont été produits au soutien de la requête ; quant à l'intérêt urbanistique à agir de la société, il résulte du fait que la désaffectation de la parcelle s'inscrit dans une opération unique destinée à permettre la réalisation d'une opération de construction dont les contours essentiels sont déjà définis et qui portera atteinte aux conditions de jouissance par la société de son immeuble « Le Quai Kennedy » ;
Attendu que la S.C.I. E. estime, en quatrième lieu, qu'elle a fait valoir ses moyens de façon complète dans sa requête et que lesdits moyens sont opérants ; que l'État n'apporte pas de réponse aux questions relatives à la modification de la convention tripartite, à sa signature et à sa publicité ; qu'ainsi, la loi votée constitue un « chèque en blanc » donné à l'État et à la S.A.M. C. I. pour modifier l'équilibre économique et juridique de l'opération ; qu'il ne saurait exister de procès équitable sans que l'État soit contraint de produire la convention tripartite conclue avec la S.A.M. C. I. et M. G. et plus généralement l'ensemble des éléments et documents remis au Conseil National à propos de l'opération litigieuse ; qu'aucune décision ne peut valablement intervenir sur la requête sans que le Tribunal Suprême et la S.C.I. E. aient connaissance de l'ensemble de ces éléments et documents ; que la société ne peut se défendre équitablement sans disposer de cette convention dont l'économie ne peut être discutée alors qu'elle constitue le cœur du litige ; qu'il est de même indispensable que soient versés au dossier de la procédure les échanges intervenus entre l'État et le Conseil National au cours de la discussion du projet de loi ainsi que les éléments communiqués par l'État au Conseil National qui ont in fine convaincu le Conseil National et qui sont visés dans le rapport de la Commission des Finances et de l'Economie nationale ; qu'il y aura lieu pour le Tribunal Suprême d'ordonner la communication de ces pièces et de surseoir à statuer ;
Attendu que la S.C.I. E. fait valoir, en dernier lieu, qu'aucune dérogation à l'obligation de mise en concurrence n'était justifiée ; qu'en effet, la contre-requête fait état d'une donation à titre gratuit par M. G. à l'État de sa collection d'œuvres et d'objets d'archéologie sous-marine ; qu'en présence d'une donation actée, il était possible, sur le volet commercial et locatif de l'opération, d'organiser une procédure de consultation et de mise en concurrence ;
Vu la duplique, enregistrée au Greffe Général le 20 janvier 2023, par laquelle le Ministre d'État conclut au rejet de la requête par les mêmes moyens que la contre-requête ;
Attendu que le Ministre d'État ajoute, en premier lieu, que la S.C.I. E. ne se prévaut plus, dans sa réplique, de sa qualité de promoteur immobilier éligible à présenter un projet de construction sur l'Esplanade des Pêcheurs ; qu'elle reconnaît, par là même, le bien-fondé de la fin de non-recevoir invoquée sur ce point par l'État ; qu'en outre, elle ne dispose d'aucun intérêt urbanistique à agir dès lors qu'il n'est pas acquis que le projet sera poursuivi, sa réalisation étant subordonnée à diverses conditions, notamment la délivrance d'autorisations de construire dont la S.C.I. E. pourrait tenter de contester la légalité ;
Attendu, en deuxième lieu, que, selon le Ministre d'État, si la S.C.I. E. critique les conditions de l'instruction de sa requête, de tels griefs ne sont pas dirigés contre la loi de désaffectation mais contre la juridiction elle-même et sont évidemment irrecevables ; que la réduction des délais de réplique et de duplique est motivée par l'urgence qui s'attache au jugement rapide de la constitutionnalité d'une loi ; que cette réduction, identique pour les deux parties, n'a porté aucune atteinte à son droit à un procès équitable ; qu'en l'espèce, compte tenu de la suspension des délais consécutive à sa demande de récusation du Président du Tribunal Suprême, la S.C.I. E. a bénéficié de facto pour déposer sa réplique d'un délai d'un mois, double du délai dont aura disposé l'État pour déposer sa réplique ; que, par ailleurs, la communication de la procédure à la S.A.M. C. I. et M. G. est intervenue en conformité avec l'article 18 de l'Ordonnance Souveraine du 16 avril 1963 ; que la requérante est d'autant moins fondée à la critiquer que c'est elle qui a mise en cause la S.A.M. C. I. et M. G. dans sa requête ; qu'il était nécessaire, pour le respect du contradictoire, que les intéressés aient communication de la requête qui les mettaient en cause et puissent s'expliquer ;
Attendu que le Ministre d'État fait valoir, en troisième lieu, qu'ainsi qu'il l'établit dans sa contre-requête, la loi attaquée ne comporte aucune autorisation d'aliéner ; que l'argument d'opportunité de la requérante selon lequel il lui serait plus difficile d'attaquer l'acte authentique de cession des terrains n'a aucune portée juridique ; que la requérante ne saurait infléchir les règles de droit à sa seule convenance ; qu'en outre, la communication de la procédure à la S.A.M. C. I. et à M. G., justifiée par leur mise en cause par la requête, ne saurait gommer la distinction claire entre désaffectation et aliénation ;
Attendu que le Ministre d'État estime, en dernier lieu, que la demande de communication de pièces présentée par la S.C.I. E. excède les limites du litige qui porte exclusivement sur la constitutionnalité de la loi de déclassement de l'Esplanade des Pêcheurs et non sur la légalité du projet d'aménagement qui pourrait être réalisé sur le terrain déclassé ; que si le Tribunal Suprême devait faire droit à cette demande, le Ministre d'État solliciterait un délai pour répondre aux observations de la société requérante ;
SUR CE,
Vu la loi attaquée ;
Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Vu la Constitution, notamment le A de son article 90 ;
Vu l'Ordonnance Souveraine n° 2.984 du 16 avril 1963 modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, ensemble ses protocoles additionnels rendus exécutoires par Ordonnances Souveraines n^os 408 et 411 du 15 février 2006 ;
Vu l'Ordonnance Souveraine n° 7.264 du 20 décembre 2018 portant réglementation des marchés publics de l'État ;
Vu l'Ordonnance du 3 octobre 2022 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a désigné Monsieur Didier RIBES, Vice-président, comme rapporteur ;
Vu l'Ordonnance du 3 octobre 2022 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a réduit les délais de production de la réplique et de la duplique ;
Vu l'Ordonnance de soit-communiqué du 12 octobre 2022 par laquelle le Président du Tribunal Suprême a ordonné la communication de la procédure à la S.A.M. S. et à M. F. G. ;
Vu la décision du 19 décembre 2022 par laquelle le Tribunal Suprême a rejeté la demande de la S.C.I. E. tendant à la récusation de Monsieur Didier LINOTTE dans la présente procédure ;
Vu l'Ordonnance du 13 janvier 2023 modifiée, par laquelle le Président du Tribunal Suprême a renvoyé la cause à l'audience de ce Tribunal du 24 février 2023 ;
Vu le procès-verbal de clôture de Madame le Greffier en Chef en date du 31 janvier 2023 ;
Ouï Monsieur Didier RIBES, Vice-président du Tribunal Suprême, en son rapport ;
Ouï Maître Richard MALKA, Avocat au Barreau de Paris, pour la S.C.I. E. ;
Ouï Maître Jacques MOLINIE, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation de France, pour le Ministre d'État ;
Ouï Maître François-Henri BRIARD, Avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la S.A.M. C. I. ;
Oui Monsieur le Bâtonnier Thomas GIACCARDI, Avocat-Défenseur, pour Monsieur G. ;
Ouï Monsieur le Procureur Général en ses conclusions par lesquelles il s'en remet à la sagesse du Tribunal Suprême ;
La parole ayant été donnée en dernier aux parties ;
Motifs
APRÈS EN AVOIR DÉLIBÉRÉ
1. Considérant que le 5 septembre 2014, l'État de Monaco, la Société (…) Groupe C., société anonyme monégasque de projet, aujourd'hui dénommée C. I., et M. Franck G. ont conclu un protocole d'accord relatif à la conception, au financement et à la réalisation d'un vaste projet culturel et immobilier comportant la création d'un musée axé sur le monde de l'archéologie sous-marine, dénommé « Centre de l'Homme et de la Mer » et principalement destiné à présenter au public la collection d'œuvres et d'objets de M. G., ainsi que la réalisation de logements, commerces et bureaux, de parkings et d'une esplanade publique ; que toutefois, en 2017, le Ministre d'État a retiré de ce contrat la signature de l'État ; que, dans sa décision 2018-08 du 29 novembre 2018, le Tribunal Suprême a, d'une part, jugé que si le retrait de la signature de l'État pouvait être regardé comme inspiré par des considérations d'intérêt général tenant au maintien de l'organisation en Principauté de courses automobiles de renommée internationale, cette décision unilatérale, en anéantissant rétroactivement les effets produits par le contrat pendant plusieurs années et en excluant toute indemnisation de la société contractante, avait porté une atteinte disproportionnée au droit de propriété et au principe de sécurité juridique garantis par la Constitution et, d'autre part, ordonné une expertise tendant à l'évaluation de la réalité et du montant des différents préjudices allégués par la S.A.M. C. I. ; qu'alors que le collège expertal présidé par M. R. R., entouré d'experts choisis par les parties et de sapiteurs qualifiés, avait évalué le préjudice subi par cette société à 264.630.000 euros, le Tribunal a condamné l'État au versement d'une somme de 136.992.000 euros, majorés des intérêts légaux à compter du 23 février 2018, en réparation des préjudices subis ; que M. G. a formé devant le Tribunal Suprême un recours, toujours pendant, tendant, pour les mêmes motifs, à ce que l'État lui verse la somme de 162.820.000 euros en réparation des préjudices qu'il estime avoir subis du fait du retrait par le Ministre d'État de la signature de l'État ; que l'État a souhaité rechercher avec la S.A.M. C. I. et M. G. les modalités d'un nouveau projet permettant notamment de garantir la bonne organisation des Grands Prix automobiles en Principauté ; que la mise en œuvre du projet révisé requiert la désaffectation, sur l'Esplanade des Pêcheurs, quai Rainier I^er Grand Amiral de France et une partie du Quai Antoine I^er, d'une parcelle de terrain dépendant du domaine public de l'État ; que la S.CI. E. demande au Tribunal Suprême l'annulation de la loi n° 1.530 du 29 juillet 2022 prononçant la désaffectation de cette parcelle ;
Sur la procédure
2. Considérant qu'il ressort de la procédure que par une ordonnance du 3 octobre 2022, le Président du Tribunal Suprême, faisant application des dispositions de l'article 26 de l'Ordonnance Souveraine du 16 avril 1963 modifiée, sur l'organisation et le fonctionnement du Tribunal Suprême, a réduit les délais de production de la réplique et de la duplique ; qu'une telle mesure est justifiée par l'urgence tenant à ce que le Tribunal Suprême statue dans les meilleurs délais sur une demande d'annulation d'une loi en raison d'une méconnaissance alléguée aux libertés et droits fondamentaux garantis par le Constitution ; que la réduction des délais est identique pour les deux parties ; qu'au demeurant, en l'espèce, compte tenu de la suspension des délais consécutive à la demande de récusation présentée par la société requérante et, malgré cette suspension, de la communication par le Tribunal Suprême de la contre-requête à la S.C.I E., celle-ci a bénéficié d'un délai pour produire sa réplique plus long que celui qui lui était imparti par l'ordonnance du Président du Tribunal Suprême ; qu'au surplus, la société requérante a indiqué dans sa réplique qu'elle avait fait valoir ses moyens de façon complète dans sa requête ; que c'est conformément à l'article 18 de l'Ordonnance Souveraine du 16 avril 1963 que le Président du Tribunal Suprême a, par une ordonnance du 12 octobre 2022, fait communiquer la procédure à la S.A.M. C. I. et à M. G. ; que la S.C.I. E. a été mise en mesure de répondre aux observations qu'ils ont présentées ; qu'enfin, par une décision du 19 décembre 2022, le Tribunal Suprême a rejeté sans instruction contradictoire, conformément aux dispositions de l'article 25-2 de l'Ordonnance Souveraine du 16 avril 1963, la demande de récusation du Président du Tribunal présentée par la société requérante ; qu'au terme de cette procédure, conformément aux dispositions de l'Ordonnance Souveraine du 16 avril 1963 et dans le respect des droits des parties, il appartient au Tribunal Suprême de se prononcer sur le recours de la S.C.I. E. ;
Sur la demande de mesure d'instruction
3. Considérant qu'en l'état des pièces produites et jointes au dossier, il n'y a pas lieu de prescrire la mesure d'instruction sollicitée par la S.C.I. E. ;
Sur les conclusions à fin d'annulation de la loi attaquée
4. Considérant, en premier lieu, que, d'une part, au sein du titre III de la Constitution, son article 24 énonce : « La propriété est inviolable. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique légalement constatée et moyennant une juste indemnité, établie et versée dans les conditions prévues par la loi» ; que la protection du droit de propriété bénéficie tant aux personnes privées qu'à l'État et aux autres personnes publiques ;
5. Considérant que, d'autre part, au sein du titre IV de la Constitution, consacré au domaine public et aux finances publiques, l'article 33 dispose : « Le domaine public est inaliénable et imprescriptible. / La désaffectation d'un bien du domaine public ne peut être prononcée que par une loi. Elle fait entrer le bien désaffecté dans le domaine privé de l'État ou de la Commune, selon le cas. / La consistance et le régime du domaine public sont déterminés par la loi» ; qu'aux termes du premier alinéa de l'article 35 : « Les biens et droits immobiliers relevant du domaine privé de l'État ne sont aliénables que conformément à la loi» ;
6. Considérant que, conformément à l'article 90 de la Constitution, il appartient au Tribunal Suprême, saisi d'un recours tendant à l'annulation d'une loi, de se prononcer sur les moyens tirés de ce que cette loi porterait atteinte aux droits et libertés consacrés par le Titre III de la Constitution ; qu'en conséquence, les moyens tirés de ce que la loi attaquée méconnaîtrait d'autres dispositions de la Constitution sont irrecevables ; qu'ainsi, la société requérante n'est pas recevable à critiquer la procédure de désaffection de la parcelle litigieuse dans la mesure où celle-ci est régie par l'article 33 de la Constitution ;
7. Considérant que l'unique objet de la loi attaquée est de prononcer la désaffectation d'une parcelle du domaine public de l'État ; qu'elle a, dès lors, pour seul effet, conformément à l'article 33 de la Constitution, de faire rentrer le bien désaffecté dans le domaine privé de l'État ; qu'ainsi, elle n'a pour objet ni d'autoriser la cession de la parcelle concernée, ni d'autoriser la réalisation d'un projet immobilier par un promoteur privé sur cette parcelle, ni d'approuver un protocole d'accord ;
8. Considérant que le projet en vue duquel la désaffectation de la parcelle concernée a été décidée par le législateur est une opération d'aménagement complexe et globale ; qu'elle tend en particulier à créer une institution muséale à vocation culturelle et scientifique d'une surface d'environ 5.400 m^2, destinée notamment à accueillir les collections d'archéologie sous-marine de M. G. ; que l'ensemble, conçu par un architecte de renommée internationale, doit comprendre également une esplanade de plain-pied d'environ 3.700 m^2 et des espaces couverts modulables d'environ 2.100 m^2 utilisables pour les Grands Prix automobiles ainsi que pour d'autres manifestations tout au long de l'année, un bâtiment à usage de commerces, de bureaux et de logements privés d'une superficie totale de 18.100 m^2, un immeuble d'environ 3.000 m^2 comprenant des commerces et, à la différence d'autres opérations immobilières, des logements domaniaux, des locaux de 1.500 m^2 pour le relogement des professionnels du port et de la Police maritime, une liaison par ascenseurs reliant le projet au quartier de Monaco Ville, des jardins publics d'une superficie d'environ 2.000 m^2 ainsi que 182 places de stationnement ; que le musée sera géré par une société créée par le promoteur pour une durée de 15 ans, sans frais pour l'État ; que la réalisation de ce projet impliquera, lorsque les autorisation administratives requises seront définitives, la cession par l'État du terrain d'assiette au promoteur ; que, dans le même temps, le promoteur remettra à l'État en dation, en l'état futur d'achèvement, les locaux affectés au Centre de l'Homme et de la Mer, l'esplanade et les espaces modulables, l'aménagement des jardins et de la liaison par ascenseurs, les locaux pour les professionnels du port et pour la Police municipale et l'immeuble de commerces et de logements domaniaux ; que M. G. fera donation à l'État de sa collection d'objets d'art et d'antiquités ; que, par ailleurs, l'État recevra en pleine propriété l'entièreté du deuxième étage de l'immeuble à usage de logements privés, d'une surface d'environ 1.870 m^2, ainsi que 20 places de parkings, pour lesquels la valorisation est estimée à 118 millions d'euros ; que le promoteur prendra également à sa charge le paiement à l'État, à titre de soulte en numéraire, d'une somme de 10 millions d'euros, la dotation à l'entité en charge de l'exploitation du pôle scientifique du Centre de l'Homme et de la Mer d'une somme de 15 millions d'euros, destinée à financer sa création et son exploitation pendant une durée de cinq ans, le paiement à cette entité d'une somme de 2,68 millions d'euros ainsi que la capitalisation à hauteur de 9 millions d'euros de la société d'exploitation du pôle muséal du Centre de l'Homme et de la Mer ; qu'en outre, la S.A.M. C. I. renoncera au versement de l'indemnité à laquelle il a droit en application de la décision du Tribunal Suprême ; que M. G. devrait, pour sa part, se désister de son action indemnitaire ; qu'enfin, à la demande du Conseil National, une clause de sauvegarde permettra à l'État, de manière inédite, de percevoir 30 % des éventuels surprofits réalisés par le promoteur ; qu'eu égard à l'ensemble des équipements à réaliser et des contreparties financières pour l'État qu'il comporte, un tel projet, dont les éléments ne sauraient être dissociés, présente un intérêt public ; que, par suite, le déclassement de la parcelle que suppose sa réalisation poursuit un but d'intérêt général ; qu'ainsi, la société S.C.I. E. n'est, en tout état de cause, pas fondée à soutenir que la loi qu'elle attaque porterait une atteinte injustifiée au droit de propriété de l'État dont elle entend se prévaloir ;
9. Considérant, en deuxième lieu, qu'aux termes de l'article 19 de la Constitution : « La liberté et la sûreté individuelles sont garanties. Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, devant les juges qu'elle désigne et dans la forme qu'elle prescrit. / Hors le cas de flagrant délit, nul ne peut être arrêté qu'en vertu de l'ordonnance motivée du juge, laquelle doit être signifiée au moment de l'arrestation ou, au plus tard, dans les vingt-quatre heures. Toute détention doit être précédée d'un interrogatoire» ; que la liberté d'aller et venir est une composante de la liberté individuelle garantie par l'article 19 de la Constitution ; que cette liberté doit être conciliée avec les règles, principes et exigences de valeur constitutionnelle applicables dans l'État monégasque ; qu'il est, en outre, loisible au législateur d'apporter à cette liberté des limitations justifiées par l'intérêt général à la condition qu'il n'en résulte pas une atteinte disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi ;
10. Considérant que, contrairement à ce que soutient la société requérante, la circonstance qu'il n'ait pas été, préalablement à l'adoption de la loi, mis fin à l'affectation de la parcelle concernée à l'usage direct du public ne saurait nullement emporter une méconnaissance, par la loi attaquée, de la liberté d'aller et venir ; qu'en outre, il n'est aucunement établi ni même allégué que la désaffectation de la parcelle par la loi attaquée emporterait une atteinte disproportionnée à la liberté d'aller et venir de tiers dont la société requérante entend se prévaloir ; qu'au demeurant, elle indique elle-même que la parcelle est toujours accessible au public ; que, par suite, le moyen tiré de ce que la loi attaquée méconnaîtrait la liberté d'aller et venir ne peut, en tout état de cause, qu'être écarté ;
11. Considérant, en dernier lieu, que le principe d'égalité, garanti par l'article 17 de la Constitution, impose que l'Administration qui procède à une mise en concurrence en vue de choisir un cocontractant veille à l'égal accès des candidats qu'elle a sollicités ou qui ont répondu à un appel d'offres ;
12. Considérant qu'ainsi qu'il a été dit, la loi attaquée se borne à faire entrer la parcelle concernée dans le domaine privé de l'État ; qu'eu égard à l'objet de cette loi, la société requérante ne peut utilement soutenir qu'elle serait contraire au principe d'égalité au motif que l'opération envisagée n'aurait pas été soumise à une mise en concurrence préalable ; qu'au demeurant, d'une part, eu égard à ses caractéristiques, cette opération n'entre pas dans le champ des marchés pour la conclusion desquels le législateur impose une mise en concurrence préalable et, d'autre part, le principe d'égalité garanti par la Constitution, dont la portée est rappelée au point précédent, n'impose pas une telle mise en concurrence ; que, dès lors, la S.C.I. E. n'est pas fondée à soutenir que la loi qu'elle attaque méconnaîtrait le principe d'égalité devant la loi ;
13. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que, sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée par le Ministre d'État et tirée du défaut d'intérêt et de qualité pour agir de la S.C.I. E., sa requête doit être rejetée ;
Dispositif
DÉCIDE :
Article 1er
La requête de la S.C.I. E. est rejetée.
Article 2
Les dépens sont mis à la charge de la S.C.I. E..
Article 3
Expédition de la présente décision sera transmise au Ministre d'État.
Composition
Ainsi délibéré et jugé par le Tribunal Suprême de la Principauté de Monaco, composé de Messieurs Didier LINOTTE, Officier de l'Ordre de Saint-Charles, Président, Didier RIBES, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Vice-président, rapporteur, Philippe BLACHER, Pierre de MONTALIVET, Membres titulaires, et Guillaume DRAGO, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Membre suppléant, et prononcé le dix mars deux mille vingt-trois en présence du Ministère public, par Monsieur Didier LINOTTE, assisté de Madame Virginie SANGIORGIO, Chevalier de l'Ordre de Saint-Charles, Greffier en chef.
Le Greffier en Chef, Le Président.
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