119 V 425
60. Arrêt du 6 septembre 1993 dans la cause L. contre 1. Caisse
cantonale neuchâteloise de compensation, 2. L. et Tribunal
administratif du canton de Neuchâtel
A.- Michel L. a été victime, en 1970, d'un accident de la
circulation qui l'a rendu invalide. Il bénéficiait mensuellement
d'une rente entière de l'assurance-invalidité de 1'800 francs, d'une
allocation pour impotence moyenne de 450 francs, d'une rente
complémentaire pour l'épouse de 540 francs, ainsi que d'une rente
simple pour enfant de 720 francs.
Son épouse, Marie L., travaille en qualité de gérante d'un kiosque;
son salaire annuel brut s'est élevé à 48'659 francs en 1991, selon
une attestation de son employeur du 31 décembre 1991. Le 25 avril
1992, Marie L. a demandé à la Caisse cantonale neuchâteloise de
compensation (la caisse) de lui verser en mains propres la rente
complémentaire pour l'épouse que son mari percevait. Elle a allégué
que les époux faisaient comptes séparés, qu'elle devait supporter
elle-même toutes ses dépenses personnelles et participer par moitié
aux frais du ménage, y compris aux frais d'études de leur fils par
740 francs, le mari refusant de lui verser "ce qu'il devait pour
elle". La caisse a accueilli sa demande.
Michel L. ayant protesté, la caisse lui a confirmé, par décision du
16 juin 1992, que la rente complémentaire pour l'épouse serait payée
à cette dernière depuis le 1er juin 1992, et non plus à lui-même. La
caisse a aussi informé l'assuré qu'il continuerait de bénéficier
personnellement des autres prestations de l'assurance-invalidité.
B.- Michel L. a recouru contre cette décision devant le Tribunal
administratif du canton de Neuchâtel, en concluant à son annulation
et à ce que la caisse fût condamnée à continuer de lui verser la
rente complémentaire pour l'épouse.
Par jugement du 2 octobre 1992, la Cour cantonale a admis le
pourvoi et annulé la décision attaquée.
C.- Marie L. interjette recours de droit administratif contre ce
jugement dont elle demande l'annulation, en concluant au
rétablissement de la décision administrative.
Par ordonnance du 20 novembre 1992, le Président de la IIIe Chambre
du Tribunal fédéral des assurances a accordé l'effet suspensif au
recours.
Considérant en droit:
1.- En l'occurrence, Marie L. recourt contre un jugement qui lui a
été notifié en qualité de tiers intéressé. Selon la jurisprudence,
lorsqu'un litige oppose une caisse de compensation à un assuré au
sujet de la rente complémentaire pour l'épouse, le conjoint de cet
assuré acquiert de plein droit la qualité de partie au procès aux
côtés de la caisse, même à son corps défendant (art. 84 al. 1 LAVS en
corrélation avec l'art. 69 LAI; art. 103 let. a OJ; RJAM 1969 no 51
p. 119 consid. 1; arrêts non publiés W. du 22 juin 1982, P. du 21 mai
1981 et L. du 13 novembre 1967). Michel L. est donc coïntimé.
2.- Selon l'art. 34 al. 3 LAI, en vigueur depuis le 1er janvier
1973, si le mari ne subvient pas à l'entretien de son épouse, si les
époux vivent séparés ou s'ils sont divorcés, la rente complémentaire
doit, sur demande, être versée à l'épouse. Les décisions contraires
du juge civil sont réservées.
La réglementation est identique en matière d'AVS (cf. art. 22bis
al. 2 LAVS, également en vigueur depuis le 1er janvier 1973).
3.- a) La recourante fonde son argumentation sur la première
hypothèse envisagée par l'art. 34 al. 3 LAI, soit le défaut
d'entretien marital. Selon elle, le montant que son époux lui verse
mensuellement - 450 francs - représente à peine la part de celui-ci
aux dépenses du ménage (qu'elle estime à 980 francs au moins), et ne
contribue en rien à son propre entretien.
La recourante allègue aussi qu'elle se charge des tâches ménagères,
notamment de l'entretien du logement, de la lessive, du repassage et
des courses.
b) De son côté, l'époux intimé allègue que chaque conjoint supporte
par moitié les dépenses communes du ménage, que lui-même s'occupe de
la préparation des repas, de l'administration du ménage (factures,
déclarations d'impôts, assurances, etc.), et qu'il participe
également aux divers travaux ménagers, dans la mesure de ses
possibilités
4.- a) Les rentes de l'assurance-invalidité n'ont pas uniquement
pour but d'assurer l'entretien de leurs seuls bénéficiaires, mais
aussi de subvenir à celui de leur famille. Mais si le rentier de
l'assurance-invalidité est certes le créancier de ces prestations, il
n'en demeure pas moins que les rentes complémentaires pour l'épouse
et les enfants sont destinées uniquement à permettre l'entretien de
ces derniers, ainsi que l'éducation des enfants (ATF 103 V 134
consid. 3; GEISER, Das EVG als heimliches Familiengericht?, in
Mélanges pour le 75e anniversaire du TFA, pp. 361 ss).
b) Les premiers juges ont rappelé que jusqu'à l'entrée en vigueur
de la 8e révision de l'AVS (cf. le Message du Conseil fédéral du 11
octobre 1971, FF 1971 II 1057 ss, en particulier pp. 1128 et 1141),
la femme qui faisait ménage commun avec son mari ne pouvait prétendre
pour elle-même la demi-rente de vieillesse pour couple que lorsqu'il
était manifeste que son mari ne subvenait pas à son entretien, ou
qu'il ne le faisait que dans une mesure insuffisante. Dans les cas
douteux, il appartenait à l'épouse de s'adresser au juge civil (art.
22 al. 2 LAVS, dans sa teneur valable jusqu'au 31 décembre 1972; ATFA
1955 p. 105).
Or, si la 8e révision de l'AVS a certes permis à l'épouse d'obtenir
- sur sa demande - le versement entre ses mains de la demi-rente
d'invalidité pour couple (art. 33 al. 3 LAI), on doit en revanche
constater que les conditions qui prévalaient auparavant dans l'ancien
5.- a) La loi s'interprète en premier lieu selon sa lettre. Selon
la jurisprudence, il n'y a lieu de déroger au sens littéral d'un
texte clair par voie d'interprétation que lorsque des raisons
objectives permettent de penser que ce texte ne restitue pas le sens
véritable de la disposition en cause. De tels motifs peuvent découler
des travaux préparatoires, du but et du sens de la disposition, ainsi
que de la systématique de la loi (ATF 118 Ib 452 consid. 3c, 118 II
342 consid. 3e, 117 III 45 consid. 1, 117 V 5 consid. 5a et les
arrêts cités; IMBODEN/RHINOW/KRÄHENMANN, Schweizerische
Verwaltungsrechtsprechung, no 21 B IV). Si le texte n'est pas
absolument clair, si plusieurs interprétations de celui-ci sont
possibles, il convient de rechercher quelle est la véritable portée
de la norme, en la dégageant de tous les éléments à considérer, soit
notamment des travaux préparatoires, du but de la règle, de son
esprit, ainsi que des valeurs sur lesquelles elle repose ou encore de
sa relation avec d'autres dispositions légales (ATF 118 Ib 191
consid. 5a, 117 V 109 consid. 5b, VSI 1993, p. 73 consid. 3 et les
références; cf. aussi ATF 116 II 415 consid. 5b, 527 consid. 2b et
578 consid. 2b).
b) L'art. 34 al. 3 LAI de même que l'art. 22bis al. 2 LAVS sont
entrés en vigueur le 1er janvier 1973 lors de la 8e révision de
l'AVS, alors que l'entretien de la famille se concevait encore selon
l'esprit et les dispositions du Code civil dans sa version originale.
Or, si le mari devait, à l'époque, pourvoir en principe seul à cette
tâche (art. 160 aCC), l'art. 163 al. 1 CC prescrit désormais que mari
et femme contribuent, chacun selon ses facultés, à l'entretien
convenable de la famille.
Il s'ensuit que le terme "entretien" figurant dans les dispositions
précitées ne doit plus être interprété comme relevant d'une tâche
dévolue uniquement au mari (cf. FF 1971 II 1129, ad art. 22bis LAVS,
et 1141 ad art. 34 al. 3 LAI), mais bien comme un devoir légal
incombant dorénavant à chaque époux (art. 163 CC; ATF 117 V 196-198
consid. 4b, 290 consid. 3a, 114 II 15-16 consid. 3 et 4;
HAUSHEER/REUSSER/GEISER, Kommentar zum Eherecht, Berne 1988,
6.- S'agissant par ailleurs des décisions contraires du juge civil
qui sont réservées aux art. 22bis al. 2 LAVS et 34 al. 3 LAI, la Cour
cantonale a exposé à juste titre, en se référant à l'arrêt ATFA 1955
p. 105 (cf. consid. 3b du jugement attaqué), qu'il n'appartient pas
aux organes de l'AVS ou de l'AI et pas davantage au juge des
assurances sociales de statuer sur des questions relevant du droit de
la famille (RCC 1965 p. 54 consid. 4 et 5; KOLLER, AHV und Eherecht -
Standortbestimmung und Ausblick, in RJB 1985 p. 315).
Il est par conséquent loisible aux parties de saisir le juge civil,
si elles entendent faire fixer le montant des contributions
pécuniaires prévues à l'art. 173 CC. Sur ce point, le droit des
assurances sociales (art. 22bis al. 2 LAVS et 34 al. 3 LAI) renvoie
aux règles du droit de la famille et donc implicitement aux art. 177
et 291 CC, ces dispositions conférant au juge civil la possibilité de
prescrire aux débiteurs de l'époux d'opérer tout ou partie de leurs
paiements entre les mains du conjoint ou de celles du représentant
légal de l'enfant (GEISER, op.cit., pp. 361 ss).
7.- (Dépens)