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30. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour civile du 7 avril 1994 dans
la cause Tekel contre Yeni Raki SA (recours en réforme)
A.- Tütün, Tütün Mamulleri, Tuz ve Alkol Isletmetleri Genel
Müdürlügü (ci-après: Tekel ou le demandeur), à Istanbul, est un
établissement public de droit turc qui détient le monopole de la
vente et de la distribution en Turquie de différents produits, dont
l'alcool. En 1973, cette société a fait enregistrer en Suisse la
marque "Yeni Raki". La société Yeni Raki SA, dont le siège est à
Fribourg, a été constituée le 21 septembre 1990; elle a pour but
l'importation, la fabrication et la commercialisation en Suisse de
raki turc. Le 8 avril 1991, elle a requis l'enregistrement de la
marque "Yeni Raki".
Par ordonnance du 24 décembre 1991, le Président de la Cour civile
du Tribunal cantonal de l'Etat de Fribourg, agissant sur requête de
Tekel, a fait défense à Yeni Raki SA, ainsi qu'à ses organes,
d'utiliser la dénomination "Yeni Raki" dans sa raison sociale, dans
sa publicité ou comme marque. L'intimée a déposé par la suite la
marque "Eski Raki" que Tekel a tenté en vain de faire interdire par
une nouvelle requête de mesures provisionnelles.
B.- Le 29 janvier 1992, Tekel a ouvert action contre Yeni Raki SA.
Il a demandé à l'autorité de jugement de constater que la raison
sociale Yeni Raki SA est illicite et d'ordonner, en conséquence, aux
organes de la défenderesse de la modifier dans un délai de trente
jours dès l'entrée en force de l'arrêt cantonal. Le demandeur a
encore requis que soit constatée la nullité de la marque "Yeni Raki"
déposée par la défenderesse et que les organes de celle-ci soient
invités à la faire radier dans le même délai.
Extrait des considérants:
1.- La cour cantonale a rendu son arrêt sur la base des
dispositions de la loi fédérale du 26 septembre 1890 concernant la
protection des marques de fabrique et de commerce (LMF). Cette loi a
été abrogée par la loi fédérale du 28 août 1992 sur la protection des
marques et des indications de provenance, qui est entrée en vigueur
le 1er avril 1993, à l'exception de son art. 36 (LPM; RS 232.11; RO
1993 p. 274 ss). En vertu de l'art. 76 al. 1 LPM, les marques déjà
déposées et les marques encore enregistrées au jour
2.- Dans un premier moyen, le demandeur fait grief à la Cour
civile d'avoir violé l'art. 52 LPM.
a) Aux termes de cette disposition, a qualité pour intenter une
action en constatation d'un droit ou d'un rapport juridique prévu par
la présente loi toute personne qui établit qu'elle a un intérêt
juridique à une telle constatation. En règle générale, cet intérêt
fait défaut lorsque le demandeur peut immédiatement exiger une
prestation exécutoire en sus de la simple constatation (dans ce sens,
à propos de la disposition citée, cf. HEINZELMANN, Der Schutz der
berühmten Marke, in AJP/PJA 1993, p. 532, note 6). Il peut exister,
en revanche, lorsqu'une incertitude plane sur les relations
juridiques des parties et qu'une constatation judiciaire touchant
l'existence et l'objet du rapport de droit pourrait l'éliminer. Il ne
suffit pas cependant d'une quelconque incertitude. Encore faut-il que
la persistance de celle-ci entrave le demandeur dans sa liberté de
décision au point d'en devenir insupportable pour lui (ATF 114 II 253
consid. 2a et les arrêts cités; voir aussi: GUYET, Les voies de droit
et les sanctions, in La nouvelle loi fédérale sur la protection des
marques, CEDIDAC 1994, p. 105 à 107).
b) Si la violation de son droit à la marque était avérée - question
qui sera examinée plus loin -, le demandeur reprocherait certes avec
raison aux premiers juges d'avoir méconnu l'art. 52 LPM en ne
constatant pas la nullité de la marque enregistrée par la
défenderesse. C'est le lieu d'observer, à cet égard, que l'art. 54
LPM prescrit aux tribunaux de transmettre à l'Office fédéral de la
propriété intellectuelle les jugements exécutoires qui entraînent la
modification d'un enregistrement, de sorte que la conclusion du
demandeur tendant à ce que l'autorité de jugement ordonne aux organes
de la défenderesse de requérir eux-mêmes la radiation dans un certain
délai est sans objet. Dans la même hypothèse, c'est-à-dire une fois
constatée la violation de son droit à la marque, le demandeur
3.- Les premiers juges ont admis l'exception de nullité de la
marque "Yeni Raki" soulevée par la défenderesse, motif pris du
caractère générique de cette marque. Le demandeur leur reproche
d'avoir violé, ce faisant, le droit fédéral.
a) Toute personne ayant un intérêt digne de protection peut
invoquer la nullité absolue de l'enregistrement d'une marque, par
voie d'action ou d'exception. Tel est le cas, notamment, du titulaire
d'une marque plus récente recherché pour violation du droit à la
marque par le titulaire
4.- Le demandeur invoque, par ailleurs, l'art. 6bis CUP, qui
prescrit aux pays de l'Union d'assurer la protection des marques
notoirement connues.
a) Selon la cour cantonale, cette disposition ne serait pas
applicable à la Turquie. Il n'en est rien. Contrairement à son avis,
le fait que ce pays n'a pas adhéré à la CUP revisée à Lisbonne le 31
octobre 1958 (RS 0.232.03) et n'a ratifié que les art. 13 à 30 de la
CUP revisée à Stockholm le 14 juillet 1967 (RS 0.232.04) n'impose
nullement une telle conclusion. Les deux parties en conviennent du
reste. Il a, en effet, échappé aux premiers juges que l'art. 6bis
figurait déjà dans la CUP revisée à Londres le 2 juin 1934 (RS
0.232.02), qui a été ratifiée par la Turquie et qui reste en vigueur
dans sa totalité à l'égard de ce pays en vertu de l'art. 27 al. 2
let. b CUP revisée à Stockholm (à ce sujet, cf. BODENHAUSEN, Guide
d'application de la CUP, p. 219 let. b).
La défenderesse objecte que l'art. 6 let. B al. 1 ch. 2 CUP revisée
à Londres s'opposerait à l'application de l'art. 6bis CUP, dans la
mesure où il permet à un pays de l'Union d'exclure la protection
d'une marque enregistrée dans le pays d'origine, mais dépourvue de
tout caractère distinctif. L'objection ne sera pas retenue. D'abord,
contrairement à ce que soutient la défenderesse dans sa réponse au
recours, la disposition qu'elle cite n'oblige pas le pays où la
protection d'une marque générique est réclamée à la refuser, mais lui
accorde simplement le droit de le faire (BAUMBACH/HEFERMEHL,
Warenzeichenrecht, 12e éd., n. 5 in fine ad art. 6quinquies CUP
revisée à Stockholm, disposition qui est le pendant de la disposition
en cause). Ensuite, cette disposition précise - ce que la
défenderesse passe sous silence - que, dans l'appréciation du
caractère distinctif d'une marque, on devra tenir compte de toutes
les circonstances de fait, notamment de la durée de l'usage de la
marque. Enfin et surtout, la jurisprudence constante du Tribunal
fédéral interprète la disposition similaire de l'art. 6quinquies let.
B ch. 2 et 3 CUP de la même manière que la disposition correspondante
du droit interne (ATF 117 II 327 consid. 1a). Or, le droit suisse des
marques protège même le signe relevant du domaine public, s'il s'est
imposé comme étant la marque d'une entreprise déterminée. Il y aurait
donc une certaine contradiction à adopter la
5.- Le demandeur invoque enfin la loi sur la concurrence déloyale
de même que la CUP, en tant qu'elles interdisent de prendre des
mesures qui sont de nature à faire naître une confusion avec les
marchandises d'autrui (art. 3 let. d LCD; art. 10bis al. 3 ch. 1 CUP).
a) Pour le même motif que celui qui a été indiqué à propos de
l'art. 6bis CUP, la cour cantonale a refusé à tort au demandeur le
droit de se prévaloir de l'art. 10bis CUP revisée à Londres.